Claire Militch

Chapitre 17

 

Minuitn’avait pas sonné encore qu’il fit un rêve extraordinaire etmenaçant.

Il se vit dans une riche maison depropriétaires fonciers. La maison lui appartenait, il l’avaitachetée peu auparavant, en même temps que le domaine attenant. Etil songe : « Cela va bien, cela va bien pour l’instant,mais gare au malheur ! » Un petit homme tourne autour delui, c’est son intendant. Il rit tout le temps, salue à tout proposet veut montrer à Aratov que tout a été admirablement bien organisédans la maison comme dans le domaine. « Veuillez vous donnerla peine de regarder, répète-t-il sans cesse, en ricanant à chaquemot. Voyez comme tout est bien ici ! Voici les chevaux…quelles bêtes splendides ! »

Aratov voit effectivement une série de chevauxénormes. Ils sont disposés en file dans leurs stalles d’écurie, ledos tourné vers lui. Leurs queues et leurs crinières sontmagnifiques, extraordinaires même… Mais tandis qu’Aratov passederrière les bêtes, celles-ci tournent leurs têtes vers lui enretroussant leurs mufles et montrant des dents menaçantes.« Cela va bien, songe Aratov… mais gare au malheur ! –Veuillez vous donner la peine de regarder, répète de nouveaul’intendant, donnez-vous la peine de passer au jardin ; voyezles belles pommes que nous avons là ! » Les pommesétaient effectivement merveilleuses, rouges et toutes rondes. Maisdès qu’Aratov jette un regard sur elles, leurs belles joues sefendillent, se rident et les fruits tombent… « Gare aumalheur, songe-t-il. – Voici le lac, susurre maintenantl’intendant, voyez comme il est bleu, comme il est lisse ! Etvoici un canot tout doré… ne désirez-vous pas y prendreplace ? Il avancera tout seul. – Je n’irai pas dans le canot,songe Aratov, gare au malheur ! » Pourtant, il s’yinstalle. Il aperçoit alors, au fond de l’embarcation, un petitêtre bizarre, ayant l’apparence d’un singe et qui tient dans sespattes une fiole contenant un liquide foncé. « Ne vousinquiétez pas ! crie de la rive l’intendant… ce n’est rien,c’est la mort ! Bon voyage ! » Le canot file commeune flèche… Soudain, un vent se lève. Ce n’est plus le souffleléger, silencieux et doux de la veille, c’est un cyclone terribledont les noires rafales hurlent lugubrement ! Tout se brouilledevant les yeux d’Aratov, et, dans ce tourbillon de ténèbres, ilaperçoit soudain Claire affublée comme à la scène. Elle porte lafiole à ses lèvres. On entend des cris lointains :bravo ! bravo ! Mais une voix résonne aux oreillesd’Aratov : « Ah ! tu t’imaginais que tout celas’achèverait comme une comédie ! Sache que c’est une tragédie,et quelle tragédie ! »

Aratov se réveille haletant et tremblant. Lachambre n’est pas plongée dans l’obscurité… une lumière pâle ettriste vient de quelque part et projette une clarté immobile surtous les objets. Aratov ne comprend pas d’où rayonne cette lumière…mais il sent que Claire est là dans cette chambre… il perçoit saprésence… il est en son pouvoir de nouveau et pourtoujours !

Un cri s’échappe de ses lèvres :« Claire, est-ce toi ? »

– Oui, entend-il nettement la réponseprovenant du milieu de la pièce où flotte cette clartéimmobile.

Aratov répète sa question d’une voixéteinte.

– Oui ! entend-il encore.

– Je veux te voir en ce cas, s’écrie-t-ilet saute hors de son lit.

Il demeure quelques instants debout, les piedscollés contre le plancher glacé. Son regard erre de tous les côtés.« Où donc, où donc est-elle ? » murmurent seslèvres.

Mais il ne voit rien, n’entend rien.

Il se retourne alors et se rend compte que lafaible lumière qui remplit la chambre provient d’une veilleusedissimulée derrière une feuille de papier dans un angle de la pièceoù Plato-nida l’avait probablement placée pendant qu’il dormait. Ilperçoit même une odeur d’encens… également l’œuvre de la tante,songe-t-il.

Il s’habille à la hâte. Rester au lit, dormir,lui semble impossible. Debout au milieu de la chambre, il médite,les bras croisés sur la poitrine. La sensation de la présence deClaire est en lui plus forte que jamais.

Maintenant il parle à voix haute, mais avec lalenteur solennelle que l’on met à prononcer desincantations :

– Claire, débuta-t-il, s’il est vrai quetu es ici, si tu me vois et m’entends, apparais alors !… Si lapuissance à laquelle je me sens soumis est effectivementta puissance, si elle vient de toi, apparais ! Si tucomprends quel repentir amer j’éprouve de ne point t’avoirappréciée, de t’avoir repoussée – apparais ! Si c’est bien tavoix que j’ai perçue, si le sentiment qui m’a envahi est l’amour,si tu as la certitude aujourd’hui que je t’aime – moi qui n’avaisjamais aimé encore et n’ai point connu de femme jusqu’ici –, si tuas compris que j’ai conçu pour toi, après ta mort, un amourpassionné, inguérissable, si tu ne veux pas enfin que je perde laraison, Claire, apparais !

Aratov n’avait pas eu le temps d’achever cedernier mot qu’il sentit tout à coup quelqu’un s’approcher de luipar derrière – comme autrefois sur le boulevard – et poser le brassur son épaule. Il se retourna : personne. La sensation desa présence devint si vive, si réelle en cet instant qu’ilse retourna de nouveau fébrilement…

Mais qu’est-ce donc ? À deux pas de lui,dans son fauteuil, il voit une femme assise, toute de noir vêtue.La tête est tournée de côté, comme dans le stéréoscope… c’estelle ! C’est Claire ! Pourquoi a-t-elle ce visage sisévère, cet air si désespéré ?

Aratov se laissa doucement choir à genoux. Ilavait eu raison : il n’éprouvait, en cette minute, ni terreur,ni joie… et pas même d’étonnement… Au contraire, les battements deson cœur semblaient plus paisibles. Un seul sentiment était en lui,qui l’emplissait tout entier : « Enfin, enfin,enfin ! »

– Claire, débuta-t-il d’une voix faiblemais égale, pourquoi donc ne me regardes-tu pas ? Je sais quec’est toi… cependant je pourrais penser que c’est mon imaginationqui a créé ainsi ton image, en tout point pareille àcelle-là (il fit un geste de la main dans la direction dustéréoscope)… Prouve-moi que c’est toi réellement… tourne-toi versmoi, regarde-moi, Claire !

Le bras de Claire se souleva lentement… puisretomba aussitôt.

– Claire, Claire, tourne-toi donc versmoi !

Cette fois, la tête de Claire se tournalentement, les paupières baissées s’ouvrirent et les sombrespupilles de ses yeux fixèrent étrangement Aratov.

Il recula légèrement, et poussa un seul criprolongé, frémissant : « Ah ! »

Claire le dévisageait intensément… mais sesyeux et les traits de son visage gardaient une expression pensiveet sévère, presque bourrue. C’est précisément avec cet air-làqu’elle était apparue sur l’estrade lors de la matinée littéraire,avant d’avoir aperçu Aratov. Tout comme l’autre fois, elle rougitsubitement, son visage s’anima, son regard brilla, et un sourireheureux, triomphant, entr’ouvrit ses lèvres.

– Je suis pardonné ! s’écria Aratov.Tu as vaincu… Prends-moi, prends-moi donc ! Car je suis à toi– et tu es à moi !

Il s’élança vers elle, il voulut baiser seslèvres souriantes, ses lèvres triomphantes – et il les embrassa eneffet. Il sentit la brûlure de leur contact, il sentit aussi lafraîcheur humide de ses dents – et un cri d’enthousiasme retentitdans la chambre presque obscure.

Accourue à ce cri, Platonida Ivanovna letrouva évanoui. Il était agenouillé devant le fauteuil, la têtereposant sur le siège. Les bras tendus en avant retombaient,impuissants, des deux côtés du dossier. Une expression de béatitudes’était figée sur son visage pâle.

Platonida Ivanovna s’écroula à ses côtés,étreignit sa taille, murmurant : « Yacha ! Mon petitYacha, mon Yachenka ! » Elle voulut le soulever avec sesmains osseuses… mais il demeurait inerte. Alors Platonida Ivanovnase mit à crier d’une voix éperdue. La domestique se précipita dansla chambre. À deux, elles parvinrent à le soulever tant bien quemal, le firent asseoir, l’aspergèrent d’eau… et même d’eau béniteprise à l’icône…

Il revint à lui. Mais à toutes les questionsde la tante, il se bornait à sourire, avec un air si rempli defélicité que la pauvre femme en conçut de nouvelles terreurs. Ellefaisait à tout instant le signe de croix, tantôt sur lui, tantôtsur elle-même… Aratov écarta finalement le bras de la vieille etfit, toujours avec cette expression d’étrange félicité sur levisage : « Voyons, Platocha, qu’avez-vousdonc ? »

– Qu’as-tu donc toi, mon petitYacha ?

– Moi ? Je suis heureux… pleinementheureux, Platocha… et c’est tout. Maintenant, m’aimerais me coucheret dormir un peu. Il voulut se lever, mais sentit une tellefaiblesse dans ses jambes ainsi que dans tout son corps qu’il futincapable de se dévêtir et de s’étendre dans son lit sans l’aide desa tante et de la domestique. Il s’endormit toutefois très vite engardant, sur ses traits, une expression de bonheur enthousiaste.Mais son visage était affreusement pâle.

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