Claire Militch

Chapitre 15

 

Aratovse coucha de bonne heure, sans avoir réellement sommeil. Ilespérait que le calme lui reviendrait au lit. La tension de sesnerfs lui causait une fatigue beaucoup plus pénible quel’épuisement physique du voyage. Néanmoins, et en dépit de cettefatigue, il ne parvenait pas à s’endormir. Il voulut lire… mais leslignes dansaient devant ses yeux. Alors il éteignait la chandelleet les ténèbres envahirent la chambre. Il continuait à restercouché sans dormir, les yeux ouverts… et voici que tout à coup ilcrut entendre, tout près de son oreille, comme un murmure étrange…« C’est mon cœur qui bat sans doute, ce sont les pulsations demon sang que je perçois », songea-t-il… mais le murmure,d’abord indistinct, devint plus net… quelqu’un lui parlait àl’oreille, c’était sûr. C’était un discours maintenant, des phrasesprononcées rapidement, d’une voix plaintive et confuse. Iln’arrivait pas à discerner un seul mot… mais c’était la voix deClaire !

Aratov ouvrit les yeux, se souleva à demi,s’accouda sur le lit… La voix devint plus faible en ce moment maissans s’arrêter de parler de la même façon plaintive, précipitée,indistincte…

C’était la voix de Claire, pas moyen d’endouter.

Des doigts invisibles coururent sur lestouches du piano et en tirèrent des arpèges légers, presqueaériens… Ensuite la voix se mit à parler de nouveau. Les syllabesdevenaient plus nettes, plus allongées… on eût dit desgémissements… toujours les mêmes. Puis des mots entierscommencèrent à s’en dégager…

« Des roses… des roses… desroses… »

– Des roses, répéta Aratov à voix basse.– Ah, oui, ce sont les roses sans doute que j’avais vues sur latête de cette femme, dans mon rêve.

« Des roses », entendit-il denouveau.

– Est-ce toi ? demanda Aratov enchuchotant.

La voix se tut subitement.

Aratov attendit… attendit encore… et laissaretomber sa tête sur l’oreiller. « C’est une hallucination del’ouïe, se dit-il. Mais si… si elle se trouvait effectivement ici,tout près de moi ?… supposons que je l’aperçoive…m’effrayerais-je en ce cas ? ou me réjouirais-je ? Et dequoi aurais-je peur au fond ? De quoi me réjouirais-jeaussi ? Tout au plus de la preuve que j’aurais ainsi del’existence d’un autre monde, de l’immortalité de l’âme… Cependant,et en admettant même que ce soit une apparition, ne pourrait-il pass’agir d’une hallucination de la vue ?… »

Il préféra néanmoins allumer la bougie et, nonsans quelque crainte, il jeta autour de lui un regard rapide… maisn’aperçut rien d’extraordinaire dans la chambre. Il se leva,s’approcha du stéréoscope : la poupée grisâtre lui apparut denouveau, avec ses yeux regardant de côté. La crainte céda la placeau dépit dans l’âme d’Aratov. Il était comme déçu dans son attente…et cette attente lui paraissait d’ailleurs ridicule. « Quellessottises ! » murmura-t-il en se recouchant. Il éteignitla bougie et la pièce fut de nouveau envahie par les ténèbres.

Aratov résolut de s’endormir coûte que coûte.Mais voici qu’une nouvelle sensation le pénètre. Il lui semblemaintenant que quelqu’un se tient au milieu de la chambre, à deuxpas de lui, il croit percevoir une faible respiration. Il seretourne brusquement, ouvre les yeux… mais comment discerner lesobjets dans cette nuit opaque ? Il se mit à chercher uneallumette sur la table de nuit… soudain, il lui sembla percevoir unsouffle léger, comme un fluide très doux et silencieux quitraversait la chambre, l’enveloppait, le pénétrait, et lesmots : « C’est moi ! » résonnèrent nettementcette fois dans ses oreilles…

– Moi… c’est moi !…

Quelques instants passèrent avant qu’il neparvînt à allumer la bougie.

De nouveau la chambre était vide. Il ne vitpersonne et n’entendit rien, en dehors des battements précipités deson propre cœur. Il but un verre d’eau et demeura immobile, la têteappuyée sur le bras. Il attendait.

Il se dit : « J’attendrai. Ou bientout cela n’est que sottise, ou bien elle se trouve réellement ici.Elle ne va pas tout de même jouer avec moi comme le chat avec lasouris ! » Il attendit, attendit longtemps… si longtempsqu’il éprouva des fourmillements dans le bras soutenant sa tête…Cependant aucune des sensations qu’il avait éprouvées quelquesinstants plus tôt ne se reproduisit. Deux ou trois fois, ses yeuxse fermèrent et il les rouvrit immédiatement… il lui sembla dumoins qu’il les rouvrait. Peu à peu, ses yeux se fixèrent sur laporte et s’immobilisèrent dans cette direction. La bougie achevaitde se consumer, et la chambre était plongée dans unedemi-obscurité, d’où émergeait seule la longue tache blanchâtre dela porte… Et voici que cette tache se mit à osciller, s’effaçaprogressivement et disparut… tandis qu’apparaissait à sa place unesilhouette féminine, debout sur le seuil. Aratov la dévisagea…c’était Claire ! Cette fois, elle regarde droit vers lui, elles’avance vers son lit, elle porte sur la tête une couronne de rosesécarlates… Bouleversé, il se souleva sur sa couche…

Il aperçut alors devant lui, vêtue d’unecourte camisole blanche, sa tante en bonnet de nuit orné d’un largeruban rouge.

– Platocha ! articula-t-il avecpeine. Est-ce bien vous ?

– C’est moi, répondit Platonida Ivanovna,c’est moi, mon petit Yacha.

– Pourquoi êtes-vous venue ?

– Tu m’as réveillée, tu gémissais tout letemps… et puis tu as crié tout à coup : « Ausecours ! Sauvez-moi ! »

– J’ai crié, moi ?

– Oui, tu as crié, mais d’une voix sienrouée : « Au secours ! » Je me suis demandé àce moment si tu n’étais pas malade, pour l’amour du ciel !C’est pourquoi je suis venue. Tu ne te sens pas bien ?

– Mais non, je n’ai rien.

– C’est donc que tu as fait un mauvaisrêve. Veux-tu que je brûle un peu d’encens ?

Aratov regarda de nouveau sa tante fixement etpartit d’un rire bruyant… L’aspect de la bonne vieille en blouse etbonnet, avec son visage épouvanté qui semblait s’allonger, était eneffet des plus drôles. Les forces mystérieuses dont il s’étaitsenti environné et qui l’opprimaient s’évanouirent en un clind’œil, et il ne resta plus rien de ces sortilèges.

– Non, Platocha, mon ange, ce n’est pasnécessaire, répondit-il. Excusez-moi de vous avoir dérangée bieninvolontairement. Reposez en paix, et je m’endormirai moiaussi.

Platonida Ivanovna s’attarda quelques instantsencore dans sa chambre, désigna de la main la bougie consumée,murmurant : « Pourquoi ne l’as-tu pas éteinte… un malheurest si vite arrivé ! » et, en partant, ne put s’empêcherde faire, fût-ce de loin, un signe de croix sur son neveu.

Aratov s’endormit immédiatement et ne seréveilla qu’au matin. Il se leva de fort bonne humeur… bien qu’avecun vague regret dans l’âme. Il se sentait léger et libre. « Envoilà des fantaisies romantiques, mon ami ! » sedisait-il à lui-même en souriant. Il ne jeta pas un regard sur lestéréoscope, ni sur le feuillet de journal qu’il avait arraché.Après le déjeuner cependant, il se rendit chez Kupfer.

Ce qui l’attirait vers son ami, il le sentaitet le devinait obscurément.

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