Contes de Pirates

LA FLÉTRISSURE DE SHARKEY

Titre original :The Blighting of Sharkey (1911).

 

Sharkey, l’abominable Sharkey, courait encore les océans. Aprèsavoir caboté deux ans le long de la côte de Coromandel, son bateaunoir comme la mort, le Happy-Delivery, écumait la mer desAntilles : pêcheurs et commerçants prenaient le large dès quese profilait sur l’horizon violet des eaux tropicales la misaine àl’étamine sinistre.

De même que les oiseaux se blottissent quandl’ombre du faucon s’étire sur le champ qu’ils picorent, ou que lepeuple de la jungle se tapit en tremblant quand le rugissement dutigre troue la nuit obscure, de même la nouvelle de l’arrivée ducorsaire semait la perturbation dans le monde maritime, depuis lesbaleiniers de Nantucket jusqu’aux cargos de tabac de Charleston, enpassant par les exportateurs espagnols de Cadix et les sucriers desAntilles.

Quelques capitaines rasaient les côtes, prêtsà s’abriter au port le plus proche, d’autres s’écartaient deslignes traditionnelles du commerce. Mais aucun n’était assezinsouciant pour ne pas respirer plus librement quand les passagerset la cargaison arrivaient sous la protection maternelle des canonsd’un fort.

Dans toutes les îles circulaient des histoiresd’épaves carbonisées, d’embrasements nocturnes sur les lointainsespaces de l’océan, de cadavres desséchés sur le sable aride desîlots des Bahamas. À ces signes on apprenait que Sharkey avaitrecommencé son jeu sanglant.

Ces eaux tranquilles et leurs îles d’or àpalmiers souples étaient le refuge, le foyer des corsaires. D’abordon connut le gentilhomme corsaire, homme de qualité et d’honneur,qui se battait en patriote mais qui était disposé à se faire payeren butin espagnol. En moins d’un siècle sa silhouette débonnairefit place à celle des boucaniers, qui étaient tout simplement desvoleurs, mais qui cependant étaient plus ou moins régis par un codeà eux, que commandaient des chefs réputés et qui se livraient àquelques grandes entreprises collectives.

Eux aussi passèrent avec leurs escadres et lepillage des villes, mais pour être remplacés par la pire espèce,celle du pirate solitaire, indépendant, hors la loi, sanguinaire,en guerre avec tout le genre humain. Telle était l’infâmeprogéniture qu’engendra le XVIIIe siècle à sesdébuts ; le plus audacieux, le plus méchant, le plus redoutéétait l’impitoyable Sharkey.

En mai 1720 le Happy-Delivery setrouvait, avec sa voile de misaine masquée, à cinq lieues à l’ouestdu détroit du Vent ; il attendait que les alizés luiadressassent un beau navire. Depuis trois jours il était là,sinistre tache noire, au centre du grand saphir de l’océan. Auloin, vers le sud-est, les basses collines bleues de l’Hispaniolase détachaient sur l’horizon.

D’heure en heure, comme il guettaitinutilement, Sharkey sentait la colère croître ; sontempérament sauvage se levait en tempête ; il était arrogantau point de ne supporter aucune contradiction, même du destin. Àson quartier-maître Ned Galloway, il avait dit cette nuit-là, enponctuant ses paroles de son odieux rire nasillard, que l’équipagedu prochain navire capturé paierait cher pour l’avoir faitattendre.

La cabine du bateau pirate était grande,décorée de parures ternies, et elle présentait un curieux mélangede luxe et de désordre. Les boiseries de santal sculpté et verniétaient abondamment souillées et criblées de traces de balles.

Les petits sièges étaient rembourrés develours rares et de dentelles ; les œuvres de ferronnerie etde tableaux de prix garnissaient tous les espaces libres, car toutce qui avait séduit la fantaisie du pirate dans le pillage de centvaisseaux avait été disposé au petit bonheur dans sa cabine. Leplancher était recouvert d’un tapis moelleux taché de vin etbrûlé.

Une grande suspension en cuivre éclairaitd’une lumière jaune cette chambre singulière, ainsi que les deuxhommes qui, en manches de chemise, une bouteille de vin entre eux,disputaient une partie de piquet. Ils fumaient de longues pipes.Une mince fumée bleue emplissait la cabine et se dissipait par laclaire-voie au-dessus d’eux qui, à demi ouverte, révélait unetranche de ciel violet parsemé de grandes étoiles d’argent.

Ned Galloway, le quartier-maître, était ungrand vaurien de la Nouvelle-Angleterre ; le seul rameaupourri de l’arbre géant d’une bonne famille puritaine. Il avaithérité ses membres vigoureux et sa stature gigantesque d’une longuelignée d’ancêtres qui craignaient Dieu, mais son cœur de sauvage nedevait rien à personne. Barbu jusqu’aux tempes, avec de farouchesyeux bleus, une crinière de lion, des cheveux noirs crêpelés et degrands anneaux d’or aux oreilles, il était l’idole des femmes danstous les enfers du bord de l’eau, depuis l’île des Tortues jusqu’àMaracaïbo sur la mer des Antilles. Un bonnet rouge, une chemise desoie bleue, des chausses de velours marron avec des rubans criardsaux genoux, de hautes bottes montantes de marin complétaientl’extérieur de cet hercule corsaire.

Le capitaine John Sharkey ne lui ressemblaitpas du tout. Sa figure imberbe, maigre, tirée, avait une pâleurcadavérique, et tous les soleils des Indes occidentales nepouvaient qu’accentuer son aspect parcheminé. Il était presquechauve ; quelques mèches plates de couleur filassedescendaient sur son front étroit, vertical. Son nez maigrepointait en avant et, creusés tout près de chaque côté, des yeuxbleus couverts d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’unbull-terrier blanc faisaient reculer les plus braves. Ses mainsosseuses, pourvues de longs doigts minces qui frémissaientcontinuellement comme les antennes d’un insecte, tripotaient lescartes et le tas de pièces d’or qui s’empilaient devant lui. Ilétait vêtu d’une étoffe terne et malpropre, mais en vérité leshommes qui se trouvaient devant un regard aussi cruel n’avaientguère envie de s’intéresser au costume de son propriétaire.

La partie fut brusquement interrompue parl’irruption dans la cabine de deux rudes gaillards : IsraëlMartin, le maître d’équipage, et Red Foley, le canonnier. D’un bondSharkey fut sur pied, un pistolet dans chaque main et le meurtredans les deux yeux.

– Bandits ! Scélérats !cria-t-il. Je vois bien que si je n’en tue pas un de temps entemps, vous oubliez qui je suis. Que signifie cette manièred’entrer chez moi comme si c’était une brasserie ?

– Non, capitaine Sharkey ! ditMartin en fronçant maussadement le sourcil. C’est un langage commecelui-là qui nous a déjà brouillés. Nous l’avons assezentendu !

– Plus qu’assez ! renchérit RedFoley le canonnier. À bord d’un corsaire il n’y a pas de second.C’est pourquoi le maître d’équipage, le canonnier et lequartier-maître sont les officiers.

– Vous ai-je jamais dit lecontraire ? demanda Sharkey en jurant.

– Vous nous avez injuriés, maltraitésdevant les hommes. En ce moment nous nous demandons pourquoi nousrisquerions notre vie en nous battant pour la cabine contre legaillard d’avant.

Sharkey sentit que quelque chose de sérieuxplanait dans l’air. Il reposa ses pistolets et se recula sur sachaise, ses crocs jaunes étincelèrent.

– Voyons ! fit-il. Ce serait tropbête que deux types forts qui ont vidé avec moi pas mal debouteilles et coupé tant de gorges se fâchent pour des broutilles.Je vous connais bien, vous êtes deux grands gueulards quim’accompagneraient chez le diable en personne si je vous ledemandais. Dites au steward d’apporter des pots, et noyons ensemblece qui ferait tort à notre camaraderie.

– Ce n’est pas l’heure de boire,capitaine Sharkey ! répondit Martin, qui était devenu rougebrique. Les hommes sont en train de tenir conseil autour du grandmât et ils peuvent arriver ici à tout instant. Ils sont méchants,capitaine Sharkey, et nous sommes venus vous prévenir !

Sharkey sauta sur le grand sabre à poignée decuivre qui était suspendu au mur.

– Les canailles ! cria-t-il. Quandj’en aurai étripé un ou deux ils entendront raison.

Mais les autres l’empêchèrent de franchir laporte.

– Ils sont quarante qui suiventSweetlocks, le maître, expliqua Martin. Sur le pont à découvert ilsvous hacheraient menu. Ici dans votre cabine nous pourronspeut-être les tenir en respect avec nos pistolets.

À peine avait-il fini de parler qu’il y eutsur le pont un piétinement lourd. Puis rien d’autre que le silence,seulement troublé par le léger clapotis de l’eau contre les flancsdu navire. Enfin on frappa brutalement à la porte, comme avec lacrosse d’un pistolet ; un moment plus tard, Sweetlocks fit sonentrée ; c’était un grand gaillard basané, avec une tache denaissance toute rouge sur la joue. Son allure décidée flanchaquelque peu quand il regarda les yeux bleus, voilés d’une taie.

– Capitaine Sharkey, dit-il, je viens enqualité de porte-parole de l’équipage.

– C’est ce qu’on m’a dit, Sweetlocks,répondit Sharkey d’une voix douce. J’espère vivre assez pourt’ouvrir le ventre sur toute la hauteur de ta veste, histoire de teremercier pour ton joli travail de ce soir.

– Peut-être ! fit Sweetlocks. Maissi vous voulez bien regarder là-haut, capitaine Sharkey, vousverrez que derrière moi j’ai des gars qui veilleront à ce que je nesois pas maltraité.

– Tu peux le dire ! grogna au-dessusune voix grave.

Les officiers levèrent les yeux. Ilsaperçurent une rangée de têtes farouches, barbues, brûlées par lesoleil, qui les observaient par la claire-voie.

– Alors que désirez-vous ? demandaSharkey. Parle, mon bonhomme, raconte-moi ton boniment jusqu’aubout et finissons-en !

– Les hommes pensent, dit Sweetlocks, quevous êtes le démon incarné, et que vous leur portez la guigne. Ilfut un temps où nous faisions nos deux ou trois bateaux par jour,et chacun ici avait des femmes et des dollars à discrétion. Maismaintenant, depuis une longue semaine, nous n’avons pas levé unevoile. Et, en dehors de trois misérables sloops, nous n’avons rienpris depuis que nous avons dépassé la côte de Bahama. Et puis ilssavent que vous avez tué Jack Bartholomew, le charpentier, en luicassant la tête avec un seau ; chacun de nous tremble pour savie. Aussi, le rhum est épuisé et il nous faut de l’alcool. Enfin,vous restez dans votre cabine, alors que dans le règlement il eststipulé que vous devez boire et rire avec nous. Pour toutes cesraisons il a été décidé aujourd’hui dans une assembléegénérale…

Furtivement Sharkey avait armé un pistoletsous la table. Aussi fut-ce sans doute une chance pour le maîtremutin qu’il eût été empêché d’achever son discours : en effetdes pas légers coururent sur le pont et un mousse, tout fier de lanouvelle qu’il apportait, se précipita dans la cabine.

– Un navire ! hurla-t-il. Un grandnavire ! Tout près !

Du coup la dispute fut oubliée ; lespirates se ruèrent à leurs postes. C’était exact, glissantlentement sous le souffle des alizés, un grand navire gréé en troismâts, toutes voiles dehors, approchait.

Il était évident que ce navire venait de loinet qu’il ne connaissait rien des habitudes de la mer des Caraïbes,car il ne chercha nullement à éviter le bateau noir qui se tenaitsi près de son étrave ; au contraire il continua à avancercomme si sa grande taille pouvait le protéger.

Il témoignait même d’une telle audace quependant un moment les pirates, tout en se préparant au combat,crurent qu’il s’agissait d’un bâtiment de guerre qui les avaitsurpris.

Mais quand ils virent ses flancs bombés sanssabords et son équipement en navire marchand, ils poussèrent ungrand cri de joie ; en moins de temps qu’il n’en faut pourl’écrire ils firent pivoter leur voile de misaine, accostèrent deflanc, attaquèrent : tout un flot de bandits hurlants,jurants, se déversa sur le pont.

Une demi-douzaine de marins de garde furenttaillés en pièces là où ils se trouvaient, le second fut abattu parSharkey et jeté par-dessus bord par Ned Galloway. Avant que lesdormeurs eussent eu le temps de se dresser sur leurs couchettes,tout le navire était aux mains des pirates.

Leur prise portait le nom dePortobello ; le capitaine Hardy le commandait ;venant de Londres, il se dirigeait vers Kingston en Jamaïque, et ilétait chargé de balles de coton et de fer feuillard.

Après avoir désarmé leurs prisonniers, qu’ilsentassèrent dans un coin, les pirates se répandirent à travers lenavire en quête de butin ; ils passaient tout ce qu’ilstrouvaient au quartier-maître géant, qui à son tour transmettaitpar-dessus la rambarde à des hommes de garde sur leHappy-Delivery, lesquels entassaient au pied du grand mâttoutes sortes de trésors.

La cargaison était inutilisable pour lespirates, mais dans le coffre-fort il y avait mille guinées et, surles huit ou dix passagers, trois étaient de riches marchands de laJamaïque qui ramenaient de Londres des sacs bien remplis d’espècessonnantes et trébuchantes.

Quand le butin se trouva rassemblé, lespassagers et l’équipage furent traînés jusqu’à l’entre-deux desgaillards ; de là, sous le froid sourire de Sharkey, ilsfurent jetés à l’eau les uns après les autres : Sweetlocks setenait près de la rambarde et leur coupait les jarrets avec sonsabre d’abordage au fur et à mesure qu’ils étaient précipitéspar-dessus bord : précaution pour éviter qu’un bon nageur vîntun jour réclamer leur mise en jugement. Une dame majestueuse auxcheveux gris, épouse d’un planteur, figurait au nombre desprisonniers ; en dépit de ses pleurs et de ses hurlements ellepartagea le sort des autres.

– Pitié pour toi, garce ? ricanaSharkey. Tu as au moins vingt ans de trop pour que je te fassegrâce !

Le capitaine du Portobello, vieuxmarin à la barbe grise et aux yeux bleus, était resté le derniersur le pont. Il se tenait bien droit, son allure paraissaitdécidée ; Sharkey s’inclina devant lui en minaudant.

– Entre capitaines, nous nous devons bienun peu de courtoisie, n’est-ce pas ? dit-il. Que je sois pendusi le capitaine Sharkey est en retard pour les bonnesmanières ! Je t’ai gardé pour la fin ; c’est un posted’honneur pour un brave. Mais maintenant, mon ami, le spectacle estterminé ; tu peux sauter sans regret.

– J’ai bonne conscience, capitaineSharkey ! J’ai accompli mon devoir jusqu’où j’en ai eu lepouvoir. Mais avant de sauter, je voudrais vous dire un mot àl’oreille.

– Si c’est pour me séduire, tu feraismieux de garder ton dernier souffle pour autre chose ! Vousnous avez fait attendre ici pendant trois jours ; aucund’entre vous n’en réchappera !

– Non. C’est pour vous informer d’unechose que vous devriez savoir. Vous n’avez pas découvert levéritable trésor de ce navire.

– Pas découvert ? Je te découperaile foie en tranches, capitaine Hardy, si tu m’as menti ! Oùest le trésor dont tu me parles ?

– Ce n’est pas un trésor en or, maisc’est une jolie jeune fille, qui mérite toutes vosattentions !

– Où est-elle donc ? Pourquoi ne setrouve-t-elle pas avec les autres ?

– Je vais vous le dire. Elle est la filleunique du comte et de la comtesse Ramirez ; vous les avez tuéstous les deux. Elle s’appelle Inez Ramirez et elle est du meilleursang d’Espagne ; son père est gouverneur de Chagres où il serendait. Pendant le voyage elle a contracté un certain attachement(cela arrive aux jeunes filles) pour un homme très au-dessous deson rang qui était à bord. Ce que voyant, ses parents, dont lapuissance était grande et dont la parole ne supportait pas d’êtrecontredite, m’ont obligé à l’enfermer dans une cabine à l’arrière.Elle y est restée sans voir personne ; je lui portais de quoimanger. Je vous dis cela en guise de suprême cadeau.Pourquoi ? Je n’en sais rien, car en vérité vous êtes uneffroyable bandit, et je mourrai content en pensant que dans cemonde vous serez sûrement un gibier de potence et un gibier del’enfer dans l’autre.

Sur ces mots il sauta la rambarde et disparutdans l’obscurité ; tandis qu’il sombrait dans les profondeursde la mer il pria pour que sa trahison à l’égard de la jeune fillene lui fût pas comptée à un prix trop élevé pour le salut de sonâme.

Le corps du capitaine Hardy n’avait pas encoreatteint le sable qui gisait à quarante brasses de fond que lespirates se ruaient dans le couloir des cabines. Tout au bout il yavait une porte verrouillée qu’ils avaient négligée. Ils n’avaientpas la clé, mais ils l’enfoncèrent à coups de crosse depistolets ; chaque coup provoquait de l’intérieur unhurlement. À la lueur de leurs lanternes tendues à bout de bras ilsvirent une jeune fille dans la beauté et la plénitude de sajeunesse, accroupie dans un coin ; ses cheveux dénouéstraînaient jusqu’à terre, ses yeux noirs luisaient d’effroi ;tout son corps fut secoué d’horreur à la vue de ces sauvagesmaculés de sang. Des mains rudes l’empoignèrent ; elle futbrutalement remise debout et conduite en dépit de ses cris versJohn Sharkey. Le pirate éclaira le joli visage avec sa lanterne,éclata de rire, se pencha en avant et lui imprima sa main rouge surla joue.

– C’est la flétrissure des corsaires, mafille ! Pour qu’ils reconnaissent leurs brebis. Portez-la dansla cabine et traitez-la comme il faut. Maintenant, mes braves,sabordez-moi ce bateau, et en route pour une nouvellechance !

En moins d’une heure le bonPortobello avait rejoint ses passagers sur le sable de lamer des Caraïbes, tandis que le bateau pirate, dont le pont étaitjonché de butin, se dirigeait vers le nord en quête d’une autreproie.

Cette nuit-là la cabine duHappy-Delivery fut le théâtre d’une beuverie dont lestrois héros furent le capitaine, le quartier-maître, et BaldyStable le médecin. Celui-ci s’était jadis établi à Charleston, oùil avait la plus belle clientèle de la ville, mais, ayant malmenéun malade, il avait eu maille à partir avec la justice et il avaitmis sa science médicale au service des pirates. C’était un hommegras, bouffi même, avec un cou qui faisait des plis et un crâne nucomme un œuf. Pour l’heure Sharkey ne pensait plus du tout à lamutinerie, il savait qu’un animal gavé n’est jamais féroce et que,tant que le pillage du Portobello et son butinoccuperaient ses hommes, il n’aurait rien à craindre d’eux. Ils’abandonna donc au vin et à l’orgie, chantant et riant avec sesgais compagnons. Tous les trois étaient écarlates, excités, mûrspour n’importe quelle diablerie. Soudain le pirate se rappela lajeune fille. Il cria à son steward nègre de la faire venirimmédiatement.

Inez Ramirez avait à présent tout compris.Elle savait que ses parents étaient morts, et elle devinait dansquelle situation elle se trouvait parmi leurs assassins. Néanmoins,le fait de savoir lui avait permis de recouvrer son calme ;quand elle fut conduite dans la cabine, son fier visage sombren’exprimait nulle terreur ; bien plutôt on y lisait de larésolution dans sa bouche crispée et une sorte de joie dans l’éclatdu regard, comme si elle entrevoyait de grands espoirs pourl’avenir. Elle sourit au pirate quand il se leva et la saisit parla taille.

– Pardieu, voici une fille qui n’a paspeur ! cria Sharkey en l’enlaçant. Elle était née pour fairela femme d’un corsaire. Viens, mon oiseau ! Et buvons à notreentente !

– Article six ! hoqueta le médecin.Tous bona roba en commun !

– Oui ! Nous vous rappelons cela,capitaine Sharkey ! insista Galloway. C’est écrit à l’articlesix.

– Je ferai de la bouillie avec celui quis’interposera entre nous deux ! hurla Sharkey en dévisageantsuccessivement ses deux camarades. Non, ma fille, il n’est pasencore au monde, celui qui t’arrachera à John Sharkey !Assieds-toi sur mes genoux et passe ton bras autour de mon cou.Comme ça ! Ma parole, elle m’a aimé dès le premier coupd’œil ! Dis-moi, ma jolie, pourquoi as-tu été maltraitée etenfermée sur l’autre bateau ?

La jeune fille secoua la tête en souriant.

– No Inglese… NoInglese ! zézaya-t-elle.

Elle avait vidé le gobelet de vin que Sharkeylui avait tendu, et ses yeux brillaient de plus en plus. Assise surles genoux de Sharkey, elle avait passé son bras autour de son cou,et sa main jouait avec les cheveux, l’oreille, la joue du pirate.Le quartier-maître et le médecin, qui n’étaient pourtant pas desnovices, ne purent se défendre contre un sentiment d’horreur.Cependant Sharkey exultait.

– C’est une fille en or !cria-t-il.

Il la pressa contre lui et baisa des lèvresqui ne lui résistèrent pas.

Mais le regard du médecin changea soudain dutout au tout. Son visage se durcit, ses yeux se dilatèrent, commesi une idée terrifiante lui avait traversé l’esprit. Sur sa figurebovine s’installa une pâleur grise qui remplaça les couleurs vivesissues des tropiques et du vin.

– Regardez sa main, capitaineSharkey ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu, regardez samain !

Sharkey, surpris, examina la main qui lecaressait. Elle était d’une étrange pâleur cadavérique, et le tissuentre les doigts était d’un jaune brillant. Toute la main étaitrecouverte d’une poussière floconneuse blanche, comme si elle avaitété mise au contact de la farine d’un pain sortant du four. Cettepoudre s’était déposée sur le cou et la joue du Sharkey. Celui-cipoussa un cri de dégoût et chassa la jeune fille de ses genoux.Aussitôt elle bondit comme un chat sauvage et, dans un cri demalice triomphante, sauta sur le médecin qui en hurlant disparutsous la table. L’une de ses mains attrapa Galloway par la barbe,mais il se dégagea, s’empara d’une pique et la maintint à l’écarttandis qu’elle poussait de petits cris et se contorsionnait commeune démente.

Entendant le vacarme, le steward nègre étaitaccouru ; en réunissant leurs forces ils forcèrent la jeunefille à rentrer dans une cabine dont ils refermèrent la porte àclé. Ils avaient tous à la bouche le même mot ; ce futGalloway qui le prononça le premier.

– Une lépreuse ! cria-t-il. Ellenous a passé la lèpre, à tous !

– Pas à moi ! dit le médecin. Ellene m’a pas touché.

– Elle ne m’a touché que la barbe !soupira Galloway. D’ici demain il ne m’en restera pas unpoil !

– Idiots que nous sommes ! hurla lemédecin en se tapant le front. Que nous soyons contaminés ou non,nous ne connaîtrons jamais un moment de paix avant qu’une année nesoit écoulée et que tout danger soit écarté. Pardieu ! Cecapitaine du navire marchand nous a laissé un joli souvenir !Avons-nous été bêtes pour croire qu’une aussi jolie fille avait étémise en quarantaine sous le motif qu’il nous a indiqué ? Jecomprends tout, à présent ; l’infection s’est déclarée pendantle voyage, et il fallait soit jeter la fille par-dessus bord soitl’enfermer jusqu’à ce que le Portobello fût arrivé dans unport pourvu d’une léproserie.

Sharkey, livide, avait écouté le médecin. Ils’essuya le visage avec un mouchoir rouge et épousseta la poudreterrible dont il était couvert.

– Et pour moi ? cria-t-il enfin.Qu’en dites-vous, Baldy Stable ? Est-ce que j’ai unechance ? Pas de scélératesses ! Parlez, sinon je vousadministre une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou quimême vous le fera franchir ! Ai-je une chance, oui ounon ?

Le médecin secoua la tête.

– Capitaine Sharkey, lui dit-il, ceserait commettre une mauvaise action que de vous mentir. Vous êtescontaminé. Tout homme sur qui se sont posées les écailles de lalèpre ne s’en guérit jamais.

La tête de Sharkey retomba sur sa poitrine. Ilse rassit, immobile, frappé d’horreur, envisageant avec ses yeuxchassieux les perspectives d’avenir qui s’offraient à lui.Doucement le médecin et le quartier-maître se levèrent,s’échappèrent de l’atmosphère empoisonnée de la cabine, sortirentpour respirer la fraîcheur de l’aube : la brise légère,chargée de senteurs, se promena sur leurs visages blêmes ; lespremières plumes rouges des nuages qui captaient les rayons dusoleil levant commençaient à embraser le ciel.

Ce matin-là, un deuxième conseil des corsairesse tint à la base du grand mât, et une députation fut désignée pourse rendre auprès du capitaine. Au moment où les porte-parole del’équipage approchaient des cabines arrière, Sharkey avança verseux ; il avait le diable dans les yeux ; à son baudrierpendaient deux pistolets.

– Qu’y a-t-il, coquins ? cria-t-il.Oseriez-vous vous mettre par le travers de mes écubiers ? Aularge, Sweetlocks, ou je t’ouvre le ventre ! Galloway, Martin,Foley, ici ! Tenez-vous près de moi ! Nous allons chasserces chiens jusqu’à leur niche !

Mais ses officiers l’avaient abandonné.Personne ne bougea pour venir à son aide. Les pirates s’élancèrent.L’un deux s’écroula, le corps traversé d’une balle, mais Sharkeyfut réduit à l’impuissance et ficelé à son propre grand mât. Sesyeux couverts d’une taie allèrent de l’un à l’autre ; aucun nese sentit plus fier après les avoir affrontés.

– Capitaine Sharkey, dit Sweetlocks, vousavez maltraité beaucoup d’entre nous, et voici que vous venez detuer John Master, après avoir défoncé le crâne de Bartholomew àcoups de seau. Tout ceci pourrait vous être pardonné, en ce sensque vous avez été notre chef pendant plusieurs années, et que nousavons contracté l’engagement de servir sous vos ordres pour ladurée du voyage. Mais nous avons entendu parler de cette bonaroba à bord, nous savons que vous êtes empoisonné jusqu’à lamoelle. Pendant que vous pourrirez il n’y aura pas de salut pouraucun d’entre nous, mais au contraire nous serons tous transformésen ordures et excréments. En conséquence nous, corsaires duHappy-Delivery, réunis en conseil, avons décrété quependant qu’il en est temps encore, et avant que le mal ne s’étende,vous, John Sharkey, serez lancé sur un canot à la dérive afin quevous trouviez tel destin qu’il plaira au hasard de vousoctroyer.

John Sharkey ne répondit rien, mais, faisantlentement tourner sa tête, il les maudit tous de son regardsinistre. Le petit canot du bateau avait été mis à l’eau. Lui, lesmains encore liées, y fut précipité sans ménagements.

– Au large ! cria Sweetlocks. Coupezles amarres !

– Attention ! Un moment, maîtreSweetlocks ! protesta un membre de l’équipage. Et lafille ? Va-t-elle demeurer à bord et nous empoisonnertous ?

– Il n’y a qu’à l’expédier avec soncoquin ! proposa un autre. Les corsaires applaudirent. Pousséeau bout des piques, la jeune fille sauta dans le canot. Tout lesang espagnol qu’elle charriait dans son corps pourri s’enflamma.Elle lança vers ses ravisseurs un regard de triomphe.

– Perros ! PerrosIngleses ! Lepero, Lepero ! criait-elle ironiquementdu canot.

– Bonne chance capitaine ! Que Dieuvous bénisse pendant cette lune de miel ! lança un chœur devoix moqueuses.

Et le Happy-Delivery, poussé par lesvents alizés, laissa derrière lui le petit canot, qui ne futbientôt plus qu’un point minuscule sur la vaste étendue del’Océan.

EXTRAIT DU JOURNALDE BORD DE LA FRÉGATE S. M. HECATE LORS DE SACROISIÈRE EN MER DES ANTILLES

26juin 1721

Ce jour, le bœuf salé étant devenu immangeableet cinq hommes d’équipage étant atteints de scorbut, j’ai commandéque deux canots soient mis à la mer et se rendent à la pointenord-ouest d’Hispaniola pour rapporter des fruits frais et sipossible abattre quelques-uns de ces bœufs sauvages qui abondentdans l’île.

Sept heures du soir

Les canots sont rentrés avec une bonneprovision de légumes et de fruits, ainsi que deux bouvillons.M. Woodruff, le maître, rapporte que près du lieu dedébarquement, à la lisière de la forêt, gisait le squelette d’unefemme habillé à l’européenne, de telle sorte qu’il s’agit sûrementd’une personne de qualité. Elle avait eu la tête écrasée par unegrosse pierre qui était à côté d’elle. Non loin il y avait unehutte d’herbe. Plusieurs signes révélaient qu’un homme l’avaithabitée quelque temps : bois calcinés, ossements, etc. Sur lacôte le bruit court que Sharkey le Pirate a été abandonné l’andernier dans cette région ; mais il a été impossible de savoirs’il s’est réfugié à l’intérieur de l’île ou s’il a été tiré de làpar un autre navire. Si jamais il a repris la mer, je prie Dieuqu’il le fasse tomber sous nos canons.

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