Contes de Pirates

LES RAPPORTS DU CAPITAINE SHARKEY AVECSTEPHEN CRADDOCK

Titreoriginal : The Dealings of Captain Sharkey with StephenCraddock (1897).

 

Pour le corsaire d’autrefois, caréner était une opérationindispensable. Il lui fallait une vitesse supérieure, à la foispour rattraper le navire marchand et pour échapper au bâtiment deguerre. Or ses qualités maritimes ne se maintenaient que s’ildébarrassait périodiquement (au moins une fois l’an) sa carène desplantes et des bernacles qui abondent dans les mers tropicales.

À cet effet, le capitaine allégeait sonbateau, le jetait dans une petite crique étroite, où, à maréebasse, il se trouvait comme en cale sèche. Il attachait aux mâtspoulies et apparaux afin de le tirer sur sa quille, puis il lefaisait gratter soigneusement de l’étambot arrière à l’étrave.

Pendant les semaines que durait ce travail, lebateau était par conséquent hors d’état de se défendre. Il est vraique pour l’approcher il convenait de ne pas peser plus lourd qu’unecoque vide. D’autre part, le lieu de carénage demeurait secret, sibien que les risques n’étaient pas grands.

Les capitaines se sentaient tellement ensécurité qu’il leur arrivait souvent de laisser leur navire sousbonne garde et de partir en chaloupe : soit pour uneexpédition de chasse ou de pêche, soit (plus généralement) pourpasser quelques jours dans une ville peu fréquentée où ilstournaient la tête des femmes par des galanteries à la dernièremode, à moins qu’ils n’ouvrissent des pipes de vin sur la place dumarché en menaçant du pistolet tous ceux qui refusaient de trinqueravec eux.

Parfois ils apparaissaient même dans lesvilles aussi importantes que Charleston ; alors ilsdéambulaient dans les rues avec leurs armes au côté, au grandscandale de la colonie qui respectait les lois. L’impunité nerécompensait pas forcément de telles excursions. Un jour, parexemple, le lieutenant Maynard détacha la tête de Barbe-Noire etl’empala au bout de son beaupré. Mais le plus souvent les piratesse livraient sans être inquiétés à toutes sortes de débauches, debrutalités et d’horreurs, jusqu’à ce que l’heure sonnât pour eux deregagner leur bord.

Il y avait cependant un pirate qui nefranchissait jamais les frontières de la civilisation ;c’était le sinistre Sharkey, du Happy-Delivery. Peut-êtrey était-il enclin par son tempérament morose et ses habitudes desolitaire. Plus probablement, il savait que sa réputation avaitatteint un degré critique : en allant se promener sur la côteil risquait de soulever toute l’ire d’une population outragée qui,même sans aucune chance, se jetterait sur lui pour l’écharper.Jamais il ne se montrait dans une colonie.

Quand son navire était en cale sèche, il enconfiait la surveillance à Ned Galloway, son quartier-maîtreoriginaire de la Nouvelle-Angleterre, et il s’adonnait à de longuespromenades en canot, au cours desquelles, disait-on, il allaitenterrer sa part du butin. À moins qu’il ne partît chasser le bœufsauvage d’Hispaniola. Une fois assaisonnés et rôtis en entier, cesanimaux lui fournissaient de la viande pour le prochain voyage.Alors, le bateau venait le reprendre à un endroit convenu d’avanceet l’équipage chargeait à bord le gibier qu’il avait tué.

Dans les îles, on espérait toujours queSharkey serait capturé au cours de l’une de ces expéditions. Onapprit enfin à Kingston une nouvelle qui sembla justifier unetentative décisive. Elle était rapportée par un vieux bûcheron qui,en train de couper du bois de campêche, était tombé entre les mainsdu pirate et qui, par l’effet d’une bienveillance d’ivrogneimprévue, s’en était tiré au moindre prix d’un nez fendu et d’unevolée de coups de bâton. Son récit était tout frais, précis,émoustillant. Le Happy-Delivery carénait à Torbec, ausud-ouest d’Hispaniola. Sharkey et quatre hommes boucanaient surl’île de la Vache. Le sang de cent équipages assassinés criaitvengeance ; il apparut enfin que ce cri n’était pas poussé envain.

Sir Edward Compton, gouverneur au nez altieret au visage sanguin, tint un conclave solennel avec le commandantde la place et les membres les plus éminents du conseil. Il sedemandait tristement comment il pourrait profiter de l’occasion. Leplus proche bâtiment de guerre se trouvait à Jamestown, et c’étaitun vieux bateau lourd, incapable de rattraper le pirate en hautemer comme de l’atteindre dans une anse peu profonde. Certes, lesforts et l’artillerie ne manquaient ni à Kingston ni à Port Royal,mais des soldats capables faisaient défaut.

Une expédition privée pouvait évidemment êtreorganisée, car le pays ne manquait pas d’hommes qui avaient descomptes à demander à Sharkey ; mais que pourrait réussir uneexpédition privée ? Les pirates étaient nombreux, prêts àtout. La capture de Sharkey et de ses quatre compagnons seraitaisée à condition de parvenir jusqu’à eux. Toutefois, comment lesatteindre dans une île vaste et boisée, hérissée au surplus demonts sauvages et de jungles impénétrables ? Une récompensefut promise à quiconque trouverait une solution. Cette propositionamena au premier plan l’auteur d’un projet peu banal, qui étaitpersonnellement disposé à l’exécuter jusqu’au bout.

Il s’appelait Stephen Craddock. C’était unpuritain qui avait mal tourné. Issu d’une famille convenable deSalem, sa mauvaise conduite pouvait passer pour le choc en retourde l’austérité religieuse, tant il employait pour le vice la forcephysique et l’énergie dont l’avaient pourvu les vertus de sesancêtres. Il était ingénieux, rien ne lui faisait peur. Sonentêtement quand il s’était fixé un but l’avait dès son plus jeuneâge rendu célèbre sur la côte américaine.

C’était le même Craddock qui, en Virginie,avait risqué sa tête pour le meurtre du chef Seminole ; ils’en était tiré mais chacun savait qu’il avait corrompu les témoinset soudoyé le juge.

Ensuite, en tant que négrier et même, d’aprèsce qu’on chuchotait, en qualité de pirate, il s’était acquis dansle golfe du Bénin une réputation épouvantable. En fin de compte ilétait rentré à la Jamaïque avec une grosse fortune et il avait misun terme à une existence de triste dissipation. Tel était l’hommedécharné, austère, dangereux, qui attendait d’être reçu par legouverneur pour lui faire part d’un plan visant à mettre Sharkeyhors d’état de nuire.

Sir Edward l’accueillit avec un enthousiasmemitigé, car, malgré quelques bruits de conversion et de réforme, ill’avait toujours considéré comme un mouton enragé capable decontaminer tout son petit troupeau. Sous le voile mince d’unecourtoisie réservée, Craddock perça la méfiance dont il étaitl’objet.

– Vous n’avez rien à craindre de moi,monsieur ! lui dit-il. Je ne suis plus l’homme que vous avezconnu. Depuis peu j’ai revu la lumière, après m’être égaré loind’elle pendant de sinistres années. Je l’ai retrouvée grâce auministère du révérend John Simons. Monsieur, si votre flamme a unjour besoin d’être ranimée, sa conversation vous ferait le plusgrand bien !

Le gouverneur redressa son nez épiscopal.

– Vous êtes venu ici pour me parler deSharkey, monsieur Craddock ! dit-il.

– Ce Sharkey est un vased’iniquité ! soupira Craddock. Sa corne de méchanceté sedresse depuis trop longtemps ; il m’est venu à l’idée que, sije la lui coupais, si je le détruisais, ce serait une bonne action,fort louable, qui compenserait peut-être quelques-unes de meserreurs du passé. Un projet m’a été inspiré. Grâce à lui je pourraiconsommer sa perte.

Le gouverneur était vivement intéressé, car,sur le visage taché de son interlocuteur, passait un air menaçantet pratique à la fois qui montrait combien il parlait sérieusement.Après tout, ce Craddock était un marin et un chasseur ; s’ils’avérait exact qu’il tenait absolument à racheter son passé,personne ne serait plus apte à bien conclure l’affaire.

– Ce sera une entreprise dangereuse,monsieur Craddock !

– Si j’y laisse la vie, ma mort répareraainsi une existence mal conduite. J’ai beaucoup à me fairepardonner.

Le gouverneur ne voyait pas pourquoi il lecontredirait.

– Quel est votre plan ?demanda-t-il.

– Vous avez appris que le bateau deSharkey, le Happy-Delivery, est originaire de ce port deKingston ?

– Elle appartenait à M. Codrington,et Sharkey s’en est emparé après avoir sabordé son sloop, parcequ’elle était plus rapide.

– Oui. Mais vous ignorez peut-être queM. Codrington possède un deuxième bateau, exactement le mêmeque le Happy-Delivery, qui est mouillé en ce moment auport. C’est le White-Rose. Si le White-Rosen’avait pas une bande de peinture blanche, personne ne pourrait lesdistinguer l’un de l’autre.

– Ah ! Et alors ? interrogea legouverneur du ton de quelqu’un qui est juste au bord d’uneidée.

– Avec le White-Rose, Sharkeytombera entre nos mains.

– Et comment cela ?

– Je vais effacer la bande blanche duWhite-Rose, que je rendrai en tous points semblable auHappy-Delivery. Cela fait, j’appareillerai pour l’île dela Vache où Sharkey massacre des bœufs sauvages. Quand il verra leWhite-Rose, il la prendra sûrement pour son propre bateauqu’il attend, et il viendra spontanément à bord.

Le plan était simple ; le gouverneurestima qu’il pouvait être efficace. Sans hésiter il autorisaCraddock à l’exécuter et à prendre toutes mesures qu’il jugeraitutiles. Sir Edward n’était pas trop optimiste, parce que denombreuses tentatives pour capturer Sharkey avaient surabondammentprouvé qu’il était aussi rusé qu’impitoyable. Mais ce puritainamaigri avait jadis démontré qu’il ne l’était pas moins.

Une rivalité entre deux hommes tels queSharkey et Craddock chatouillait le sens sportif du gouverneur.Bien qu’il fût intérieurement convaincu que les chances n’étaientpas égales, il soutint son homme avec la même loyauté qu’il auraitsoutenu son cheval ou son coq.

Il fallait se hâter, surtout ! Car d’unjour à l’autre le carénage pouvait être terminé et les piratesreprendraient la mer. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire etles bonnes volontés s’offraient de toutes parts ; lesurlendemain le White-Rose appareilla pour la haute mer.Dans le port de nombreux matelots connaissaient bien le profilageet le gréement du bateau pirate ; nul n’aurait pu relever laplus légère dissemblance. La bande blanche avait été effacée, lesmâts et les vergues noircis de fumée afin de donner l’impressiond’un corsaire qui avait navigué par tous les temps, et un grandmorceau d’étamine noire en losange fut hissé à la hune demisaine.

L’équipage était composé de volontaires. Lamajorité avait auparavant navigué sous les ordres de StephenCraddock : le second, Joshua Hird, vieux négrier, avait étéson complice pendant de nombreux voyages ; sans hésiter ilavait répondu à l’appel de son ancien patron.

Le bateau vengeur fila toutes voiles dehorsdans la mer des Caraïbes ; à la vue de son pavillon, lespetites embarcations crochetaient à droite ou à gauche comme destruites épouvantées dans un vivier. Le quatrième soir, le capAbacou fut relevé à cinq milles sur leur nord-est.

Le cinquième soir Craddock et ses hommesmouillèrent dans la baie des Tortues à l’île de la Vache, oùSharkey et ses quatre compagnons avaient été vus en train dechasser. C’était un endroit très boisé, les palmiers et lesbroussailles descendaient jusqu’au mince croissant de sable argentéqui bordait le rivage. Ils avaient hissé au grand mât le pavillonrouge, mais rien ne bougea à terre. Craddock regardait de tous sesyeux avec l’espoir que d’un instant à l’autre il verrait sedétacher un canot avec Sharkey dans sa chambre. Mais la nuit passa,puis toute une journée, puis une autre nuit, sans lui apporter lemoindre signe des hommes qu’il cherchait à prendre au piège.C’était à croire qu’ils étaient repartis.

Le deuxième matin, Craddock descendit à terrepour trouver un indice quelconque. Ce qu’il découvrit le rassuragrandement. Près du rivage il y avait un boucan de bois vert, donton se sert pour conserver la viande, ainsi qu’une grosse provisionde filets de bœuf assaisonnés et rôtis qui pendaient à des fils. Lebateau pirate n’ayant pas emporté ses vivres, les chasseurs setrouvaient donc encore sur l’île.

Pourquoi ne s’étaient-ils pas montrés ?Était-ce parce qu’ils avaient deviné que ce n’était pas leHappy-Delivery ? Ou parce qu’ils chassaient àl’intérieur de l’île et qu’ils ne songeaient pas encore àrembarquer ? Craddock hésitait entre ces deux hypothèses quandun Indien caraïbe descendit pour le renseigner. Les pirates étaientdans l’île, affirma-t-il, et leur campement était situé à unejournée de marche de la mer. Ils lui avaient volé sa femme, et lesmarques des coups de fouet qu’il avait reçus étaient encore toutesrouges sur son dos bronzé. Leurs ennemis étaient ses amis ; illes conduirait dans leur repaire.

Craddock ne demandait rien de mieux. Aussi, debonne heure le lendemain matin, il partit avec un petit détachementarmé jusqu’aux dents, sous la conduite du Caraïbe. Tout le jour ilsdurent se frayer un chemin à travers la brousse, ils escaladèrentdes rochers, ils pénétrèrent enfin jusqu’au cœur désolé de l’île dela Vache. En route ils décelèrent des vestiges encourageants :les ossements d’un bœuf tué, des traces de pas dans une fondrière.Vers le soir, certains crurent entendre une fusilladelointaine.

Ils passèrent la nuit sous les arbres mais,dès les premières lueurs de l’aube, ils reprirent leur marche enavant. Vers midi ils arrivèrent à des huttes d’écorce qui, selon leCaraïbe, servaient de campement aux chasseurs, elles étaient vides.Sans aucun doute les occupants étaient à la chasse et ilsrentreraient dans la soirée. Autour des huttes, Craddock disposases hommes en embuscade dans les fourrés. Mais de toute la nuitpersonne ne vint. Il n’y avait rien de plus à tenter ;Craddock pensa qu’après deux jours d’absence il valait mieuxregagner le bateau.

Le voyage de retour fut moins péniblepuisqu’ils avaient déjà tracé le sentier. Avant le soir ils seretrouvèrent dans la baie des Tortues et ils aperçurent leur navireancré là où ils l’avaient laissé. Leur canot et ses avirons avaientété tirés parmi les buissons ; ils ramèrent doncvigoureusement vers le White-Rose.

– Pas de chance, alors ? cria JoshuaHird, le second, qui les regardait de la poupe avec un visageblême.

– Son campement est vide, mais il peutencore descendre par ici, dit Craddock en posant une main surl’échelle.

Quelqu’un sur le pont se mit à rire.

– Je crois, dit le second, que ces hommesferaient mieux de rester dans le canot.

– Pourquoi ?

– Si vous passez à bord, monsieur, vouscomprendrez.

Il avait parlé d’une voix hésitante,bizarre.

Le sang afflua sur la figure osseuse deCraddock.

– Que veut dire ceci, maître Hird ?s’écria-t-il en enjambant la rambarde. Allez-vous donner des ordresà l’équipage de mon bateau, maintenant ?

Il avait un pied sur le pont et un genou surla rambarde lorsqu’un marin à barbe rousse qu’il n’avait jamaisremarqué à bord lui arracha soudainement son pistolet. Craddockattrapa le poignet de l’homme, mais au même moment son second luiretira son sabre d’abordage.

– Quelle canaillerie est-ce là ?cria Craddock en jetant autour de lui des yeux furieux.

Mais l’équipage demeurait en petits groupessur le pont ; les matelots riaient et chuchotaient entre euxsans manifester le moindre désir de se porter à son secours. Dansle rapide coup d’œil qu’il leur lança, Craddock observa qu’ilsétaient bizarrement accoutrés : des capes de cavaliers, desrobes de velours, des rubans de couleur aux genoux évoquaientdavantage des élégants que des marins.

Il se frappa le front de ses poings ferméspour être sûr qu’il ne rêvait pas. Le pont semblait beaucoup plussale que lorsqu’il l’avait quitté ; autour de lui il ne voyaitque des visages brunis par le soleil. Il n’en reconnaissait aucun,sauf Joshua Hird. Le bateau avait-il été capturé en sonabsence ? Étaient-ce les hommes de Sharkey quil’entouraient ? À cette pensée il donna un violent coupd’épaule pour se libérer et essaya de dégringoler l’échelle mais ilfut empoigné par une douzaine de mains et poussé dans sa proprecabine dont la porte était ouverte.

Dans cette cabine tout était différent decelle qu’il avait quittée trois jours plus tôt. Le plancher étaitdifférent, le plafond était différent, le mobilier était différent.Il avait des meubles simples, presque austères. Ceux-ci étaient àla fois somptueux et malpropres. Les rideaux d’un beau veloursavaient des taches de vin. Les panneaux en bois rare étaientcriblés de traces de balles.

Une carte de la mer des Caraïbes était étaléesur la table, à côté, compas en main, était assis un homme toutrasé, pâle, coiffé d’un bonnet de fourrure et revêtu d’un habitclair en soie damassée. Craddock, sous ses taches de son, devintblanc comme un linge quand il aperçut le long nez maigre auxnarines plantées haut et les yeux bordés de rouge, lesquels sefixèrent sur lui avec le regard ironique du champion d’échecs quivient de faire mat son adversaire.

– Sharkey ? s’écria Craddock.

Les lèvres minces de Sharkey s’entrouvrirentdans un petit rire.

– Idiot ! s’exclama-t-il en sepenchant vers Craddock pour lui transpercer l’épaule avec la pointede son compas. Pauvre idiot ! Vous vouliez donc vous mesureravec moi ?

Ce ne fut pas sous l’effet de la douleur, maisbien parce qu’il ne put pas tolérer le mépris des intonations deSharkey que Craddock devint fou furieux. En hurlant de rage il sejeta sur le pirate ; il frappa du poing et du pied, il sedémena comme un démon, il écumait. Il ne fallut pas moins de sixhommes pour le projeter à terre parmi les débris de la table, etces six hommes reçurent tous un souvenir plus ou moins durable dela vigueur de leur prisonnier. Mais Sharkey continuait à lesurveiller du même regard dédaigneux. De l’extérieur parvint unfracas de bois brisé et des cris d’étonnement.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogeaSharkey.

– Leur canot vient d’être défoncé d’uncoup à froid, et les hommes sont tombés à l’eau.

– Qu’ils y restent ! Maintenant,Craddock, vous savez où vous êtes. Vous vous trouvez à bord de monbateau, le Happy-Delivery, et je vous tiens à ma merci. Jevous connaissais comme un bon marin, bandit, avant que vous n’ayezretourné votre veste ! Vos mains ne sont pas plus propres queles miennes. Voulez-vous signer un engagement, comme l’a fait votresecond, et vous joindre à nous, ou bien vous jetterai-je par-dessusbord pour que vous puissiez suivre vos camarades ?

– Où est mon navire ?

– Coulé dans la baie.

– Et l’équipage ?

– Au fond de la baie, aussi.

– Alors je préfère la baie !

– Empoignez-le et jetez-le à lamer ! ordonna Sharkey.

De rudes mains s’emparèrent de Craddock et letirèrent sur le pont ; Galloway, le quartier-maître, avaitdéjà tiré son crochet pour lui disloquer les membres, quand Sharkeyse précipita hors de la cabine.

– Nous pouvons faire mieux avec cechien ! s’écria-t-il. Ma parole, j’ai une idée de génie !Flanquez-le dans la voilerie, passez-lui les fers, et toi,quartier-maître, viens ici que je te dise mon idée !

Meurtri et blessé physiquement autant quemoralement, Craddock fut enfermé dans la voilerie obscure ;ses fers étaient tellement serrés qu’il ne pouvait bouger une mainni une jambe ; mais il avait le tempérament d’un homme duNord, et son esprit farouche était uniquement axé sur la nécessitéde faire une fin qui rachetât en partie son fâcheux passé. Toute lanuit il demeura étendu dans le creux du fond de la cale ; enécoutant le choc de l’eau contre les madriers qui gémissaient, ilsut que le bateau avait repris la mer et filait grand train. Trèstôt le matin quelqu’un rampa vers lui par-dessus les tas devoiles.

– Voici du rhum et des biscuits, murmurala voix de son ex-second. C’est à mes risques et périls, monsieurCraddock, que je vous les apporte.

– C’est vous qui m’avez tendu le piège etpoussé dedans ! cria Craddock. Comment expliquez-vous votreconduite ?

– Ce que j’ai fait, je l’ai fait avec lapointe d’un couteau entre mes côtes.

– Que Dieu vous pardonne votre lâcheté,Joshua Hird ! Comment êtes-vous tombé entre leursmains ?

– Hé bien ! monsieur Craddock, lebateau pirate est revenu de son carénage juste le jour où vous nousavez quittés. Ils nous ont attaqués et, comme nous n’avions pasbeaucoup de monde puisque les meilleurs étaient à terre avec vous,nous n’avons opposé qu’une faible résistance. Ceux qui ont eu leplus de chance ont été tués à l’abordage ; les autres ont ététués ensuite. Et moi, j’ai sauvé ma vie en signant un engagementchez eux.

– Et ils ont sabordé monbateau ?

– Ils l’ont sabordé. Après quoi Sharkeyet ses hommes, qui nous avaient guettés dans les buissons, sontvenus à bord. Au cours de leur dernier voyage, son grand mât avaitété abîmé ; quand il a vu le nôtre en bon état, il s’estméfié. C’est alors qu’il a eu l’idée de vous tendre le même piègeque celui que vous lui aviez tendu.

Craddock gémit.

– J’aurais dû penser à ce mât !murmura-t-il. Mais où allons-nous ?

– Nous nous dirigeons nord et ouest.

– Nord et ouest ? Alors nousretournons vers la Jamaïque.

– Avec un vent de huit nœuds.

– Savez-vous ce qu’ils ont l’intention defaire de moi ?

– Non. Mais si vous vouliez contracterl’engagement…

– Assez, Joshua Hird ! J’ai tropsouvent risqué mon âme !

– Comme vous voudrez ! J’ai fait ceque j’ai pu. Adieu !

Cette nuit-là et tout le lendemain, leHappy-Delivery se laissa porter par les alizés de l’est,et Stephen Craddock demeura dans l’obscurité de la voilerie. Ils’attaqua patiemment aux fers qui cerclaient ses poignets. Au prixdu bon état de quelques articulations, il parvint à en libérer un,mais il lui fut impossible de dégager l’autre. Quant à seschevilles, elles étaient solidement entravées.

Le bruissement de la mer lui apprenait que lebateau ne tarderait pas à être en vue de la Jamaïque. Quel planavait donc mijoté Sharkey ? Et quel rôle lui avait-ilréservé ? Craddock serra les dents ; il se fit le sermentde ne pas commettre de scélératesse sous la contrainte, quellesqu’eussent été celles qu’il avait jadis commises de plein gré.

Le deuxième matin, Craddock sentit que lavoile avait été réduite et que le bateau virait lentement avec unebrise légère par le travers. L’inclinaison variable de la voilerieet les bruits du pont l’informaient exactement des manœuvres. Detoute évidence le Happy-Delivery louvoyait près de la côteet se dirigeait vers un point précis. Donc il avait atteint laJamaïque. Mais que venait-il y faire ?

Et puis tout à coup des vivats jaillirent dupont ; un coup de canon tonna au-dessus de sa tête, auquelrépondirent d’autres coups de canon éloignés au-dessus de l’eau.Craddock se mit sur son séant et tendit l’oreille. Le bateauétait-il entré en action ? Il n’avait tiré qu’un seul bouletet, bien que beaucoup d’autres lui eussent fait écho, aucun nesemblait avoir pris pour cible le Happy-Delivery.

Mais alors, si le canon n’avait pas sonné lesignal de l’action, il avait été tiré pour un salut. Qui doncsaluerait Sharkey le Pirate ? Seul un autre pirate,assurément ! Alors Craddock s’allongea de nouveau en poussantun soupir et il se remit à attaquer la menotte qui cerclait sonpoignet droit.

Soudain il entendit des pas s’approcher. Ileut à peine le temps de replacer sa main dans les fers défaits. Laporte s’ouvrit et deux pirates entrèrent.

– Tu as ton marteau, charpentier ?questionna l’un des bandits que Craddock reconnut pour être le grosquartier-maître. Desserre ses entraves, et retire-les-lui. Mais netouche pas aux bracelets : il sera plus sage si tu les luilaisses.

Avec son marteau et un ciseau à froid lecharpentier relâcha les entraves puis l’en débarrassa.

– Qu’allez-vous faire de moi ?interrogea Craddock.

– Montez sur le pont ; vous verrezbien !

Le marin le prit par le bras et le tira sansménagement jusqu’au bas de l’escalier. Au-dessus de sa tête sedétachait un carré de ciel bleu traversé par la corne demisaine ; au sommet flottaient les couleurs. La vue de cescouleurs coupa le souffle à Craddock. Car il y avait deuxétamines : le drapeau anglais était déployé au-dessus dupavillon noir ; les couleurs loyales flottaient au-dessus decelles du corsaire.

Pendant quelques instants Craddock demeurastupéfait, mais une brutale poussée des pirates derrière luil’obligea à gravir l’échelle. Quand il mit le pied sur le pont, ilregarda le grand mât : là aussi les couleurs anglaisesflottaient au-dessus du fanion maudit. Les haubans et les agrèsétaient enguirlandés de flammes et de banderoles.

Le bateau aurait-il été capturé ? Maisnon, c’était impossible ! Les pirates, d’ailleurs, disséminésle long de la rambarde de bâbord, agitaient joyeusement leurschapeaux. Le plus excité de tous était le second qui avait trahiCraddock : il se tenait au bout du gaillard d’avant etgesticulait comme un fou. Craddock regarda du côté vers lequel tousétaient tournés ; en un éclair il comprit.

Par le bossoir, et à une distance d’un mille,s’alignaient les maisons blanches et le fort de Port Royalentièrement pavoisé. Tout droit en face s’ouvrait le bief quiconduisait à la ville de Kingston. À moins d’un quart de mille unpetit sloop manœuvrait contre le vent léger ; le drapeauanglais flottait à la pomme de son mât et son gréement étaitdécoré. Sur le pont une foule nombreuse poussait des hourras,agitait bras et chapeaux ; des taches d’écarlate révélaient laprésence d’officiers de la garnison.

Avec la perception rapide d’un homme d’action,Craddock perça le jeu de Sharkey. Le pirate, dont la ruse etl’audace étaient les qualités maîtresses de son tempéramentdiabolique, tenait le rôle que Craddock aurait joué lui-même s’ilétait rentré victorieux. C’était en son honneur que les canonsavaient tiré une salve de salut et que les drapeaux flottaient.C’était pour l’accueillir qu’approchait le bateau chargé dugouverneur, du commandant de la place et des autorités de l’île.Avant dix minutes il serait arrivé sous le feu des canons duHappy-Delivery, et Sharkey aurait gagné la plusétourdissante partie qu’un pirate avait jamais jouée.

– Faites-le avancer ! cria Sharkeyquand Craddock apparut encadré par le charpentier et lequartier-maître. Gardez les sabords fermés ! Mais dégagez lescanons de bâbord, et préparez-vous pour une bordée ! Encoredeux encablures et ils sont à nous !

– Ils s’écartent ! constata lemaître d’équipage. J’ai l’impression qu’ils nous reniflent.

– Tout va s’arranger ! réponditSharkey en tournant ses yeux chassieux vers Craddock. Mettez-vouslà, vous ! Oui, là ! Pour qu’ils puissent vousreconnaître. Posez une main sur le gui et agitez votre chapeau.Vite, ou votre cervelle va se répandre sur votre habit. Un pouce deton couteau entre ses côtes, Ned ! Maintenant, faites dessignes avec votre chapeau ! Un pouce de plus, Ned !Eh ! tirez dessus ! Arrêtez-le !…

Trop tard ! Se fiant aux menottes, lequartier-maître avait pendant un bref instant retiré ses mains dubras du prisonnier. Craddock en profita pour bousculer lecharpentier et, sous une grêle de balles, il enjamba la rambarde etse jeta à l’eau. Il nageait pour sauver sa vie et celle des autres.Il fut touché à plusieurs reprises, mais il faut de nombreusesballes de pistolet pour tuer un homme robuste et résolu qui veutabsolument faire quelque chose avant de mourir. Bon nageur, malgréle sillage rouge qu’il laissait derrière lui il s’éloignait de plusen plus du corsaire.

– Donnez-moi un mousquet ! rugitSharkey.

Le pirate tirait bien, et ses nerfs d’acier nel’abandonnaient jamais en cas de besoin. La tête brune apparut surla crête d’une vague, redescendit dans le creux suivant, remonta…Craddock était parvenu à mi-distance du sloop. Sharkey visalongtemps avant de tirer. Quand le fusil claqua, le nageur se hissaau-dessus de l’eau, agita ses bras en signe d’avertissement ethurla quelques mots d’une voix qui retentit dans toute la baie.Puis, tandis que le sloop virait de bord et que le corsaire luiexpédiait une bordée sans résultat, un sourire farouche éclaira lamortelle agonie de Stephen Craddock qui sombra enfin dans lecercueil doré qui miroitait sous lui, infiniment.

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