Contes de Pirates

UN PIRATE DE LA TERRE

Titre original :A Pirate of the Land (1918).

 

Le lieu : la route Eastbourne-Tunbridge, pas très loin deCross in Hand, isolée entre deux landes qui la bordent à droitecomme à gauche.

L’heure : onze heures et quart, undimanche soir de l’été dernier.

Une voiture descendait lentement la route.

C’était une Rolls-Royce longue et mince quiroulait en douceur. Son moteur ronronnait gentiment. Dans les deuxclartés aveuglantes des phares, les bordures d’herbe et les grappesde bruyère défilaient comme un film doré : tout autourd’elles, derrière elles, la nuit se refermait. Un feu rouge rubisétait allumé à l’arrière, mais il n’y avait pas de plaque de policevisible dans le halo que projetait la lanterne. La voiture était uncabriolet du type touriste. La nuit était sans lune, mais même danscette quasi-obscurité un passant n’aurait pas manqué de remarquerune bizarre imprécision dans sa ligne. S’il l’avait vue franchir lepinceau lumineux d’une villa ouverte, il en aurait compris lacause : la carrosserie était recouverte d’une sorte de housseen toile de Hollande pas très bien fixée. Le long capot noir étaitlui aussi tendu d’une draperie, mais mieux serrée.

L’homme qui conduisait cette étrange voitureétait large, solidement bâti. Il se tenait courbé sur le volant. Lebord de son chapeau tyrolien retombait au-dessus des yeux et, dansl’ombre qu’il projetait, le bout rouge d’une cigarette seconsumait. Il avait remonté jusqu’à en couvrir ses oreilles le colde son pardessus noir en ratine. Il tendait le cou en avant, et cecou surgissait entre des épaules arrondies. Pendant que la voitureglissait sans bruit, débrayée et en roue libre, pour descendre lacôte, il donnait l’impression, tant il fouillait la nuit devantlui, de chercher un objet passionnément désiré.

Un lointain coup de klaxon déchira le silencevers le sud. Par une telle nuit, en un tel endroit, toute lacirculation était orientée sud-nord : les« week-enders » de Londres revenaient en effet des plagesvers la capitale, abandonnaient les plaisirs pour le devoir.L’homme seul se redressa, écouta intensément. Oui, c’était encorele klaxon, sûrement au sud. Il coucha son visage sur le volant etson regard dévora l’obscurité. Puis, tout à coup, il cracha sacigarette et il avala une grande bouffée d’air. Au loin, plus bassur la route, deux petits points jaunes avaient amorcé un virage.Ils disparurent dans un creux, remontèrent, puis s’évanouirentencore. Tout soudain le conducteur de la voiture enveloppée passade l’inertie à une activité précipitée. Il tira de sa poche unmasque de drap noir qu’il fixa solidement sur son visage en prenantgrand soin que sa vue ne fût pas gênée. Il découvrit le temps d’uninstant une lanterne à acétylène pour jeter un coup d’œil à sespréparatifs, et il la reposa près de lui sur le siège à côté d’unmauser. Il tordit le bord de son chapeau pour le baisser le pluspossible, embraya et abaissa son frein à main. La voiture émit unpetit rire étouffé, frémit, et elle s’élança ; son puissantmoteur laissa échapper un doux soupir avant de s’engager dans ladescente qui était assez raide. Son conducteur se pencha etéteignit les phares. Seule une vague coupure grise dans la landelui indiquait la route. Devant lui résonna bientôt un bruit confusde métal essoufflé : c’était l’autre voiture qui approchait enpeinant dans la côte. Elle toussait, crachotait parce qu’elle étaiten première – une vieille première vitesse, antique et vénérable –et son moteur haletait comme un cœur fatigué. Les points jaunes quiavaient grossi et qui brillaient plongèrent une dernière fois dansle creux d’une montagne russe. Quand ils reparurent en haut, lesdeux voitures n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres l’une del’autre. La voiture qui avait ses phares éteints se mit en traversde la route pour barrer à l’autre le passage ; une lanterne àacétylène se balança en l’air pour avertir le nouvel arrivant qui,dans un effroyable grincement de freins, fut contraint des’arrêter.

– Dites donc ! s’écria une voixmécontente. Ma parole, je vous jure que nous aurions pu nous fairemal ! Pourquoi diable n’avez-vous pas vos pharesallumés ? Je ne vous ai vu qu’au moment où j’allais défoncermon radiateur sur votre voiture !

La lanterne à acétylène, tendue à bout debras, éclairait un jeune homme très en colère : il avait lesyeux bleus, une moustache blonde, un teint fleuri ; il étaitseul au volant d’une ancienne Wolseley 12 CV. Tout à coup sonregard furieux qui s’accordait mal avec un visage poupin fit placeà l’expression d’une stupéfaction considérable. Le conducteur de lavoiture noire était descendu de son siège. Un pistolet pointa sonlong canon méchant vers la tempe du jeune touriste ; etderrière le pistolet il y avait un rond de drap noir avec deux yeuxterribles qui étincelaient.

– Haut les mains ! ordonna une voixferme et brève. Haut les mains, sinon…

Le jeune homme était aussi courageux quen’importe qui, mais il leva néanmoins les mains.

– Descendez ! commanda sonagresseur.

Le jeune homme glissa de son siège sur laroute ; la lanterne à acétylène et le pistolet étaienttoujours braqués sur lui. À un moment donné, il fit un geste commes’il allait baisser les mains, mais un seul mot suffit pour qu’illes relevât aussitôt.

– Dites, dites donc ! dit letouriste. Vous ne trouvez pas que ça fait plutôt vieux jeu ?Je suppose que vous plaisantez… hein ?

– Votre montre ! fit l’hommederrière le mauser.

– Non, vous ne voulez passérieusement ?…

– Votre montre, je vous dis !

– Bon. Prenez-la si ça vous fait plaisir.Elle n’est qu’en doublé, je vous préviens ! Vous avez deuxsiècles de retard, ou bien vous vous êtes trompé de quelquesmilliers de kilomètres en longitude. C’est la brousse qu’il vousfaut. Ou l’Amérique. Sur une route du Sussex vous ne faites pasbien dans le tableau !

– Portefeuille ! dit l’homme.

Il y avait dans son accent et dans sa méthodequelque chose de très contraignant. Le portefeuille lui futremis.

« Des bagues ?

– Porte pas !

– Restez là ! Ne bougezpas !

Le voleur de grand chemin passa devant savictime et releva le capot de la Wolseley. Sa main, qui tenait despinces d’acier, plongea dans les fils. Le bruit sec de la coupurede l’un d’eux fit sursauter le touriste.

– Allez vous faire pendre ! Maisn’abîmez pas ma voiture, au moins !

Il se retourna. Vif comme l’éclair, lepistolet se retrouva collé à sa tempe. Pourtant, le temps de cetéclair, pendant que le bandit se détournait des fils coupés, leregard du jeune homme surprit quelque chose qui le fit tressailliret hoqueter de surprise. Il ouvrit la bouche comme pour crierquelques mots. Puis, au prix d’un effort évident, il secontint.

– Remontez ! ordonna le voleur degrand chemin.

Le touriste regrimpa sur son siège.

« Comment vous appelez-vous ?

– Ronald Barker. Et vous ?

L’homme masqué ignora l’impertinence.

– Où habitez-vous ?demanda-t-il.

– Mes cartes de visite sont dans monportefeuille. Vous n’avez qu’à en prendre une.

Le bandit sauta dans sa voiture, dont lemoteur n’avait cessé d’accompagner en sourdine le dialogue.Brutalement il desserra le frein, embraya, tourna le volant etdégagea la route pour la Wolseley immobilisée. Une minute plustard, il roulait, tous phares allumés, à cinq ou six cents mètresvers le sud tandis que M. Ronald Barker, une lampe électriqueà la main, farfouillait furieusement parmi les petits bouts den’importe quoi de sa boîte d’entretien pour trouver un brin de filqui pût rétablir le circuit électrique et lui permettre dereprendre sa route.

Lorsque l’aventurier eut placé une distanceraisonnable entre lui et sa victime, il freina, ralentit, tira desa poche son butin, rangea la montre, ouvrit le portefeuille etcompta l’argent. En tout et pour tout, sept misérables shillingsdont la vue l’amusa plus qu’elle ne le contraria. Il éclata de rireen contemplant à la lumière de sa lanterne les deux demi-couronneset le florin. Puis soudain, il se figea. Il replaça dans sa pochele mince portefeuille, desserra le frein et repartit avec le mêmeair concentré et tendu qu’il avait arboré au début de son aventure.Les phares d’une autre voiture descendaient la route.

Cette fois il dissimula moins soigneusementses manières de voleur de grand chemin. L’expérience lui avaitnettement donné confiance. Avec ses phares allumés il fonça versles touristes qui survenaient et il stoppa au milieu de la route.Il les somma de s’arrêter. Dans l’esprit des touristes ahuris lerésultat ne se fit pas attendre. Dans la lumière de leurs propresphares, ils voyaient deux disques brillants de chaque côté d’unepuissante voiture, son long mufle muselé de noir et au-dessus, aumilieu le visage masqué et la silhouette menaçante du conducteursolitaire. Dans le cercle doré projeté par le pirate de la terreune Humber de 20 CV était arrêtée, élégante, carrossée en coupé,conduite par un minuscule chauffeur très étonné qui, sous sacasquette à pois, osait à peine regarder. Derrière le pare-briseapparurent deux chapeaux à voilettes et deux visages surpris :c’étaient deux fort jolies jeunes femmes, assises l’une à côté del’autre ; un crescendo de petits cris aigus révéla l’effroisincère d’une voyageuse. L’autre, moins émotive, avait gardé sonesprit critique.

– Conservez votre sang-froid,Hilda ! chuchota-t-elle. Fermez-la et ne faites pasl’idiote ! C’est Bertie ou l’un des autres garçons qui nousfait une farce.

– Non, non Flossie ! C’est sérieux.C’est un voleur, c’est sûr. Ô mon Dieu qu’est-ce que nous allonsfaire ?

– Quelle publicité ! s’écrial’autre. Oh ! quelle magnifique publicité ! Trop tardpour les journaux du matin, mais tous les journaux du soirl’auront, j’en suis sûre !

– Qu’est-ce que ça va nous coûter !gémit Mlle Hilda. Oh ! Flossie, Flossie !Je sens que je vais m’évanouir ! Vous ne croyez pas que sinous nous mettions à hurler toutes les deux ça servirait à quelquechose ? Il est affreux, avec cette horreur noire sur lafigure ! Oh ! chérie, chérie ! il est en train detuer notre pauvre petit Alf !

Les méthodes du voleur semblaienteffectivement alarmantes. Il avait sauté de sa voiture et il avaitfait dégringoler le chauffeur de son siège en le prenant par lapeau de la nuque. La vue du mauser avait coupé net toute velléitéde résistance. Sous sa contrainte, le petit homme avait relevé lecapot et retiré les bougies. S’étant ainsi assuré de l’immobilitéde la voiture, l’homme masqué alla, une lanterne à la main, vers laportière. Il avait mis de côté les manières un peu rudes dont ilavait gratifié M. Ronald Barker. Sa voix et ses manièresétaient empreintes de gentillesse, mais aussi de décision. En guised’exorde à sa mise en demeure il retira son chapeau.

– Je suis désolé, mesdames, de vousdéranger ! fit-il sur une note beaucoup plus haute que cellede sa précédente conversation. Puis-je vous demander qui vousêtes ?

Mlle Hilda avait dépassé lestade du discours cohérent, mais Mlle Flossie étaitd’un tempérament plus solide.

– C’est une drôle d’histoire !dit-elle. De quel droit nous arrêtez-vous sur une routepublique ? J’aimerais bien le savoir !

– Mon temps est mesuré, répondit levoleur d’une voix plus ferme. Répondez à ma question.

– Dites-lui, Flossie ! Pour l’amourdu Ciel ! soyez gentille avec lui, s’écria Hilda.

– Hé bien ! nous sommes du Théâtrede la Gaîté, à Londres, si cela vous intéresse. Peut-être avez-vousentendu parler de Mlle Flossie Thornton et deMlle Hilda Mannering ? Nous avons joué pendantune semaine au Royal d’Eastbourne, et nous avons pris un congéaujourd’hui dimanche. Maintenant, vous savez tout !

– Il faut que vous me donniez vos bourseset vos bijoux.

Les deux dames poussèrent des cris perçants,mais elles découvrirent, tout comme M. Ronald Barker, qu’il yavait dans les procédés de cet homme un je-ne-sais-quoi d’assezcontraignant. Au bout de quelques minutes elles lui avaient remisleurs bourses ; de plus, un tas de bagues étincelantes, debracelets, de broches et de chaînes fut déposé sur le siège avantde la voiture. Les diamants luisaient et scintillaient comme despetites pointes électriques à la lueur de la lanterne. Il ramassala pile de bijoux et la soupesa dans sa main.

« Y a-t-il quelques chose à quoi vousteniez spécialement ? demanda-t-il.

Mlle Flossie n’était pasd’humeur à concéder quoi que ce fût.

– Ne jouez pas avec nous les ClaudeDuval ! dit-elle. Prenez le tout, ou laissez le tout. Nousn’aimons pas les miettes.

– Oh ! je voudrais le collier deBilly ! cria Hilda en désignant un petit rang de perles.

Le voleur s’inclina et desserra lesdoigts.

– Rien d’autre ?

La courageuse Flossie se mit soudain àpleurer. Hilda l’imita. L’effet sur le voleur fut surprenant. Iljeta le tas de bijoux sur les genoux les plus proches.

– Là ! Là ! prenez-les !dit-il. C’est du toc, d’ailleurs. Ils valent peut-être quelquechose pour vous, mais rien pour moi !

Les larmes, immédiatement, furent remplacéespar un sourire.

– Pour nos bourses, aucuneimportance ! La publicité vaut dix fois l’argent. Mais quellebizarre façon de gagner sa vie aujourd’hui ! Vous n’avez paspeur d’être pris ? C’est tellement merveilleux, une vraiescène de comédie !

– Ou de tragédie, parfois.

– Oh ! j’espère que non ! Jesuis sûre que non ! crièrent les deux dames de théâtre.

Mais le voleur n’était plus d’humeur à parler.Au loin en bas de la côte deux petits points lumineux avaientapparu. Une nouvelle affaire s’offrait à lui ; il ne pouvaitpas mêler l’une et l’autre. Il remit sa voiture en marche, leva sonchapeau tyrolien et démarra pour rencontrer ce nouvel arrivant,tandis que Mlles Hilda et Flossie, toutespalpitantes de leur aventure, se penchaient par les portières deleur voiture en panne pour regarder un feu rouge arrière se fondredans la nuit.

Cette fois tout laissait prévoir une prise dechoix. Derrière ses quatre grandes lanternes cerclées d’un cuivreéblouissant, la magnifique Daimler 60 CV grimpait la côte avec ceronflement bas, profond, égal qui proclamait l’énormité de lapuissance latente. Tel un galion espagnol richement chargé et hautde poupe, elle allait droit devant elle, jusqu’à ce que le bateaupirate qui s’avançait lui coupât la route et l’obligeât à stopperbrusquement. Le voleur distingua un front haut et dégarni, deuxjoues tombantes et deux petits yeux rusés qui émergeaient d’entreles boursouflures de graisse.

– Ôtez-vous de mon chemin,monsieur ! Retirez-vous tout de suite ! cria une voixgrinçante. Passez-lui sur le corps, Hearn ! Descendez etjetez-le à bas de son siège. C’est un ivrogne ! Un ivrogne, jevous dis !

Jusqu’ici, les manières du moderne voleur degrand chemin avaient été exemptes de méchanceté. Elles tournèrenten une seconde à la sauvagerie. Le chauffeur, bien bâti, excité parcette voix de crécelle derrière lui, sauta de son siège et saisitpar le collet le voleur qui s’avançait. Celui-ci le frappa de lacrosse de son pistolet, l’homme s’écroula sur la route engémissant. Sautant par-dessus le corps prostré, le voleur ouvrit laportière, empoigna par l’oreille le gros voyageur et le tira sur laroute. Là, avec un grand sang-froid, il le souffleta à deuxreprises de sa main ouverte. Dans le silence de la nuit, les giflesretentirent comme deux coups de pistolet. Le touriste ventripotentdevint blême et tomba à demi inanimé contre le flanc de lalimousine. Le voleur lui déboutonna la veste, lui arracha la lourdemontre en or avec tout ce qui la tenait, lui retira la grandeépingle de cravate dont la pierre étincelait sur le satin noir,s’empara de quatre bagues dont aucune ne coûtait moins de cinqchiffres, et finalement ôta d’une poche intérieure un grosportefeuille. Il transféra le tout dans son propre pardessus noiret y ajouta les perles qui servaient de boutons de manchette ainsique le bouton en or de son col. Ayant vérifié qu’il ne restait plusrien à prendre, le voleur éclaira de sa lanterne le corps inerte duchauffeur et parut satisfait de le savoir assommé mais vivant. Puisil se retourna vers le voyageur et se mit en devoir de lui arrachertous ses vêtements avec une énergie si farouche que sa victime setordit et le supplia en pleurnichant de l’épargner.

Quelle qu’eût été l’intention de son bourreau,elle se trouva contrariée. Un bruit lui fit tourner la tête et ilvit, à une distance relativement proche, les feux d’une voiture quivenait rapidement du nord. Cette voiture avait déjà dû dépasser lesépaves que le pirate avait laissées derrière lui. Elle semblaits’être mise sur ses traces dans un but précis, et il n’était pasimpossible qu’elle fût remplie de tous les policiers dudistrict.

L’aventurier n’avait pas de temps à perdre. Ilabandonna sa victime à demi déshabillée, sauta dans sa voiture,appuya sur l’accélérateur et fonça sur la route. Un peu plus basdébouchait un chemin de traverse ; le fugitif s’y engagea àtoute allure et, ayant mis huit ou neuf kilomètres entre lui etn’importe quel poursuivant, prit le risque de s’arrêter. Dans uncoin tranquille, il compta son butin de la soirée : lamisérable prise aux dépens de M. Ronald Barker, les bourses unpeu plus intéressantes des deux actrices (quatre livres en tout) etenfin les somptueux bijoux et le portefeuille bien garni duploutocrate de la Daimler, cinq billets de cinquante livres, quatrede dix, quinze souverains, plus un certain nombre de titres etvaleurs. C’était assez pour une nuit de travail. L’aventurierenfouit dans ses poches ses profits mal gagnés, alluma unecigarette et se remit en route avec l’air d’un homme que les soucisn’encombrent plus.

Le lundi matin qui suivit cette soirée fertileen événements, sir Henry Hailworthy, de Walcot Old Place, venait determiner sans hâte son petit déjeuner. Il se leva pour se rendre àson cabinet, où il avait l’intention d’écrire quelques lettresavant d’aller siéger au tribunal du comté. Sir Henry était lesubstitut adjoint du comté. Baronnet d’ancienne noblesse, il étaitentré depuis dix ans dans la magistrature. Il était surtout célèbrepar son écurie de course et il passait pour le plus intrépidecavalier de tout le pays. Grand gaillard solidement trempé, avec unvisage imberbe, d’épais sourcils noirs et une mâchoire carrée, ilfaisait partie des gens dont on dit qu’il vaut mieux les avoir pouramis que pour ennemis. Bien qu’il fût âgé de près de cinquante ans,il n’avait absolument pas l’air d’être sorti de l’adolescence, àcette réserve près que la nature, dans l’un de ses capricesbizarres, l’avait gratifié d’une petite touffe de cheveux blancsau-dessus de l’oreille droite, ce qui rendait ses boucles brunesencore plus noires par contraste. Ce matin-là, il étaitsongeur ; il alluma sa pipe, s’assit à son bureau devant unbloc de papier blanc et se perdit dans une profonde rêverie.

Mais le présent se rappela à ses pensées.Derrière les lauriers qui bordaient l’allée, un bruit de ferrailleretentit, qui se transforma en une indication plus précise :une vieille voiture s’annonçait. Du virage émergea en effet uneWolseley démodée, poussive, conduite par un jeune homme bienportant qui arborait une moustache blonde. Sir Henry sauta sur sespieds quand il le vit, puis se rassit. Il se releva une minute plustard, quand un domestique annonça M. Ronald Barker. C’étaitune visite matinale, mais Barker était un ami intime de sir Henry.L’un et l’autre étaient d’excellents tireurs, cavaliers, joueurs debillard ; ils avaient donc beaucoup de goûts en commun, et leplus jeune (le plus pauvre) avait l’habitude de passer au moinsdeux soirées par semaine à Walcot Old Place. Aussi sir Henrys’avança cordialement la main tendue pour l’accueillir.

– Vous vous êtes levé tôt, cematin ! lui dit-il. Que se passe-t-il ? Si vous allez àLewes, nous pourrions faire route ensemble.

Mais la contenance du jeune homme étaitbizarre, peu aimable. Il dédaigna la main qu’on lui tendait, et ilresta debout, tirant sur sa longue moustache et dévisageant lemagistrat d’un regard trouble, interrogatif.

« Eh bien ! Qu’est-ce qu’il ya ? demanda sir Henry.

Le jeune homme ne parla pas encore. Il étaitvisiblement au bord d’une question qu’il ne se décidait pas àposer. Son hôte perdit patience.

« Vous ne paraissez guère vous-même, cematin ? Allez-vous me dire ce qui se passe ? Quelquechose vous a indisposé, bouleversé ?

– Oui, répondit Ronald Barker avecemphase.

– Quoi ?

– Vous !

Sir Henry sourit :

– Asseyez-vous, cher ami. Si vous avez lemoindre grief contre moi, faites-le moi connaître, je vousprie.

Barker s’assit. Il parut prendre son élan pouroser exprimer un reproche. Quand il fut émis, ce fut avec labrutalité d’un boulet de canon.

– Pourquoi m’avez-vous dévalisé la nuitdernière ?

Le magistrat avait des nerfs d’acier. Il nelaissa paraître ni surprise ni colère. Pas un muscle ne bougea sursa figure calme.

– Pourquoi me dites-vous que je vous aidévalisé la nuit dernière ?

– Un type grand et fort en voiture m’aarrêté sur la route de Mayfield. Il a braqué un pistolet sur moi etm’a pris ma montre et mon portefeuille. Sir Henry, cet homme,c’était vous !

Le magistrat sourit.

– Et je suis l’unique type grand et fortdu district ! L’unique qui possède une voiture !

– Est-ce que vous croyez que je suisincapable de reconnaître une Rolls-Royce ? Moi qui ai passé lamoitié de ma vie sur une voiture et l’autre moitié dessous ?Et qui d’autre dans le pays possède une Rolls-Royce ?

– Mon cher Barker, ne croyez-vous pasqu’un moderne voleur de grand chemin tel que vous me le décrivezopérerait plus vraisemblablement hors de son propre district ?Combien de centaines de Rolls-Royce roulent dans le sud del’Angleterre ?

– Non, vous perdez votre temps, sirHenry ! Rien à faire ! Vous avez eu beau baisser letimbre de votre voix de quelques notes, je l’ai reconnue. Maisn’importe, mon cher ! Pourquoi avez-vous fait cela ?Voilà ce qui me tracasse. Que vous m’ayez dévalisé, moi un de vosplus grands amis, moi un homme qui s’est tué de travail quand vousvous êtes présenté aux élections, et cela pour l’amour d’une montreBrummagen et de quelques shillings, voilà qui est proprementincroyable !

– Tout à fait incroyable ! répéta ensouriant le magistrat.

– Et puis, il y a eu ces actrices,pauvres petites bonnes femmes, qui gagnent jusqu’au moindre pennyde leur porte-monnaie. Je vous ai suivi en bas de la route,comprenez-vous ? Un sale boulot, comme jamais je n’en aivu ! Pour le requin de la City, c’était différent. S’il yavait quelqu’un à dévaliser, cette sorte de type était le pigeonrêvé ! Mais votre ami !… Et puis ces filles… Je vous lerépète, jamais je ne l’aurais cru !

– Mais pourquoi le croyez-vous ?

– Parce que je vous ai vu.

– Eh bien ! vous m’avez tout l’airde vous être autosuggestionné. J’attends vos preuves !

– Je pourrais prêter serment contre vousdevant un tribunal. Ce qui a été le comble, c’est que, lorsque vousavez cisaillé mes fils (avec un drôle de culot !), j’ai vuvotre mèche blanche, elle dépassait sous votre masque.

Pour la première fois, un observateur attentifaurait pu noter sur le visage du baronnet une trace d’émotion.

– Vous me paraissez doté d’uneimagination plutôt vive ! dit-il.

Son visiteur rougit d’indignation.

– Maintenant, regardez, Hailworthy !dit-il en ouvrant sa main et en montrant un petit triangle découpédans du drap noir. Vous voyez ça ? Je l’ai ramassé par terreprès de la voiture des deux jeunes femmes. Vous avez dû le déchirerquand vous avez sauté de votre siège. À présent, faites donc venircet épais pardessus noir que vous aviez pour conduire. Si vous nesonnez pas, je sonnerai moi-même pour le voir. Je suis résolu àaller jusqu’au fin fond de l’affaire, ne vous y trompezpas !

La réponse du baronnet fut tout à faitsurprenante. Il se leva, passa près de la chaise de Barker, marchavers la porte, la ferma à clé, et mit celle-ci dans sa poche.

– Vous voulez aller jusqu’au bout ?dit-il. Je vous tiendrai enfermé jusqu’à ce que vous soyez au bout.Maintenant, Barker, nous devons avoir une conversation franche,d’homme à homme. Elle peut s’achever ou non en tragédie, celadépend de vous.

Il avait entrouvert tout en parlant l’un destrois tiroirs de son bureau. Son visiteur, très en colère, fronçale sourcil.

– Vous n’arrangerez pas les choses en memenaçant Hailworthy ! Je veux accomplir mon devoir, vous ne meblufferez pas assez pour me le faire oublier.

– Je ne désire nullement vous bluffer.Quand j’ai parlé d’une tragédie, je ne pensais pas à vous. Ce queje voulais dire, c’était que l’affaire pouvait prendre plusieurstournures. Je n’ai ni amis ni parents, mais il y a l’honneur dunom, et certaines choses sont impossibles.

– Il est bien tard pour parlerainsi !

– Ma foi, peut-être est-il tard,peut-être ne l’est-il pas trop… J’ai beaucoup à vous dire, Barker.En premier lieu, vous avez tout à fait raison, c’est moi qui aipratiqué sur vous un hold-up la nuit dernière sur la route deMayfield.

– Mais nom d’un chien,pourquoi ?

– Parfait. Laissez-moi vous donner maversion des faits. Auparavant je voudrais que vous regardiezceci…

Il ouvrit tout à fait le tiroir et en sortitdeux petits paquets.

« … Ils devaient être postés ce soir,reprit-il. Celui-ci vous était adressé, et je peux aussi bien vousle faire parvenir tout de suite de la main à la main. Il contientvotre montre et votre portefeuille. Ainsi, voyez-vous, si j’exceptevotre fil cisaillé, dans cette aventure vous n’aurez rien perdu.L’autre paquet est adressé aux jeunes dames du Théâtre de la Gaîté,et il contient ce qui leur appartenait. J’espère vous avoirconvaincu qu’avant vos accusations j’avais déjà l’intention deréparer pleinement mes torts ?

– Et alors ? interrogea Barker.

– Et alors ? Eh bien ! nousallons maintenant en venir à sir George Wilde qui est, comme vousle savez sûrement, l’associé principal de Wilde et Guggendorf, lesfondateurs de la Ludgate Bank d’infâme mémoire. Son chauffeur estun cas à part. Vous pouvez m’en croire, je vous donne ma paroled’honneur que j’avais d’autres projets pour le chauffeur. Maisc’est du maître que je veux parler. Vous savez que je ne suis pasriche. Tout le comté le sait. Quand Tulipe Noire perdit leDerby, ce fut un coup dur pour moi. Et ce ne fut pas mon seulennui. J’eus un legs de mille livres. Cette banque infernale payaitsept pour cent sur les dépôts. Je connaissais Wilde. J’allai levoir. Je lui demandai si je pouvais lui faire confiance. Il me ditque c’était un bon placement. Je lui versai l’argent. Quarante-huitheures plus tard, c’était la catastrophe. Devant l’administrateurjudiciaire il fut prouvé que Wilde, depuis trois mois, savait querien ne pourrait le sauver. Et cependant il avait pris tout monargent à bord de son bateau qui allait couler ! Il s’en tiratrès bien !… Que le diable l’emporte !… Il avait beaucoupd’argent en dehors. Mais moi, j’avais perdu tout le mien et aucuneloi ne pouvait me secourir. Il m’avait pourtant dévalisé aussicomplètement que n’importe quel voleur de grand chemin aurait pu lefaire. Je retournai le voir : il me rit au nez. Il me dit queje ferais mieux de m’en tenir aux fonds consolidés, et que la leçonne m’avait pas coûté cher. Alors je jurai que, d’une manière oud’une autre, je prendrais ma revanche. Je connaissais seshabitudes, du moins je m’arrangeai pour les connaître. Je savaisqu’il revenait tous les dimanches soir d’Eastbourne à Londres. Jesavais qu’il transportait avec lui dans son portefeuille une fortesomme. Bon. Aujourd’hui, c’est mon portefeuille et ce n’est plus lesien. Voudriez-vous me faire admettre que mon acte manque dejustification morale ? Au nom du Ciel ! j’auraisdépouillé ce démon aussi complètement qu’il a dépouillé je ne saiscombien de veuves et d’orphelins, si j’en avais eu letemps !

– Très bien. Mais moi ! Mais lesactrices ?

– Ayez un peu de bon sens, Barker. Vousimaginez-vous que je pouvais dévaliser cet ennemi personnel enévitant d’être soupçonné ? Impossible ! J’étais obligéd’agir comme un voleur ordinaire qui se serait attaqué à lui parhasard. C’est pourquoi je me suis posté sur la grand-route pourrisquer ma chance. Le diable le voulut : le premier passantqui se présenta, c’était vous ! Je fus un imbécile de ne pasreconnaître votre vieux tas de ferraille d’après le chahut qu’ilfaisait en grimpant la côte. Quand je vous vis, je pouvais à peineparler tellement j’avais envie de rire. Mais il fallait que j’aillejusqu’au bout. Avec les actrices, ce fut la même chose. Je crainsde m’être trahi, car je ne pus me résoudre à prendre leurverroterie, mais j’avais à tenir mon rôle. Enfin mon homme survint.Là il n’y eut pas de bluff. J’étais là pour le dépouiller, je lefis. À présent, Barker, que pensez-vous de tout cela ? La nuitdernière j’avais braqué un pistolet sur votre tempe ; mais cematin, que vous le croyiez ou non, c’est vous qui en avez braqué unsur la mienne !

Le jeune homme se mit debout. Avec un largesourire, il empoigna la main du magistrat.

– Ne récidivez pas. C’est troprisqué ! fit-il. Ce porc marquerait trop de points si vousétiez pris.

– Vous êtes un brave type, Barker !dit le magistrat. Non, je ne recommencerai pas. Qui donc a parléd’une « heure encombrée de sa vie » ? Ma foi, c’estterriblement fascinant ! J’ai eu cette heure de vie !C’est bien mieux que la chasse au renard… Non, je ne récidiveraiplus jamais, je pourrais m’y laisser prendre !

Sur la table le téléphone sonna. Le baronnetposa le récepteur contre son oreille. En écoutant, il ne puts’empêcher de sourire.

– Je suis un peu en retard ce matin,dit-il à son compagnon. On m’attend pour juger quelques menuslarcins au tribunal du comté.

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