Contes de Pirates

« LA CLAQUANTE »

Titre original : «The Slapping Sail » (1893).

Ceci se passait au temps où la France avait sa puissancemaritime déjà brisée. Elle comptait plus de trois-ponts quipourrissaient à perte de fond dans la rade de Brest. En revanche,ses frégates et ses corvettes écumaient l’océan. Celles de lamarine anglaise les serraient de près. Aux extrémités de la terreces navires délicats, dont beaucoup portaient des noms de fleurs oude femmes, s’abordaient et se fracassaient les uns les autres enl’honneur de quatre yards d’étamine qui, du bout d’une corne,battaient l’air.

Le vent avait soufflé fort pendant la nuit,mais avec l’aube il était tombé. Maintenant le soleil levantcolorait les franges des varechs de tempête qui, avant dedisparaître vers l’ouest, luisaient sur les innombrables crêtes deslongues vagues vertes. Au nord, au sud, à l’ouest l’horizons’étalait en ligne droite, interrompu seulement par la trombed’écume qui provenait du choc de deux Atlantique. Vers l’est il yavait une île rocheuse qui surplombait la mer par des rocailles,quelques bouquets de palmiers, et une banderole de brume quis’échappait de la hauteur dénudée, conique, qui la coiffait. Unlourd ressac frappait le rivage. À une distance raisonnable, lafrégate anglaise de trente-deux canons Leda, capitaineA.-P. Johnson, levait son flanc noir sur la crête d’une vague ouretombait dans le fond d’une vallée d’émeraude, tout en faisantroute à petite allure vers le nord. Sur son gaillard d’arrière,blanc comme neige, se tenait un petit homme sec au visage hâlé quibalayait l’horizon avec une lunette.

– Monsieur Wharton ! appela-t-ild’une voix qui avait la douceur d’un gond rouillé.

Un officier maigre, aux genoux cagneux,s’avança à pas traînants sur la dunette.

– Monsieur ?

– J’ai ouvert les ordres scellés,monsieur Wharton.

Une lueur de curiosité éclaira les traitsaccusés du premier lieutenant. La Leda était partied’Antigua la semaine précédente avec son associée la Dido,et les instructions de l’amiral avaient été placées sous enveloppescellée.

– Nous devions les ouvrir quand nousatteindrions l’île déserte de Sombriero, latitude nord 18° 36’,longitude ouest 63° 28’. Sombriero se trouvait à six kilomètres aunord-est par bâbord devant quand la tempête tomba, monsieurWharton.

Le lieutenant s’inclina. Lui et le capitaineétaient depuis l’enfance des amis de cœur. Ils étaient allésensemble à l’école, ils s’étaient ensemble engagés dans la marinede guerre, ils avaient combattu et combattu ensemble, ils avaientpris femme chacun dans la famille de l’autre ; mais tantqu’ils avaient le pied sur la dunette, une discipline de ferstérilisait en eux tout ce qu’ils avaient d’humain et ne laissaitplus place qu’à des relations entre supérieur et subordonné. Lecapitaine Johnson tira de sa poche un papier bleu qui craqualorsqu’il le déplia.

Les frégates de trente-deux canonsLeda et Dido (capitaines A.-P. Johnson et James Munro)croiseront à partir du point où ces instructions auront été luesjusqu’à l’entrée de la mer des Caraïbes, dans l’espoir derencontrer la frégate française La Gloire (quarante-huitcanons), qui a récemment harcelé nos navires marchands dans cesecteur. Les frégates de Sa Majesté devront également traquer lebateau pirate connu tantôt sous le nom de La Claquante,tantôt sous celui de Le Chevelu, qui a pillé des naviresanglais et qui a infligé des sévices cruels aux équipages. C’est unpetit brick pourvu de dix canons légers avec à l’avant une caronadede vingt-quatre. Il a été vu la dernière fois le 23 du mois dernierau nord-est de l’île de Sombriero.

Signé : James Montgomery.

contre-amiral

H.M. S. Colossus, Antigua.

– On dirait que nous avons perdu notreassocié, dit le capitaine Johnson en repliant le papier et en seremettant à balayer l’horizon avec sa lunette. Il s’est éloigné aumoment où nous avons rentré le beaupré. Ce serait dommage si nousrencontrions ce Français de poids sans la Dido, n’est-cepas, monsieur Wharton ?

Le lieutenant cligna de l’œil en souriant.

« La gloire a des pièces de dix-huit ansdans sa batterie haute et de douze sur la poupe, monsieur !poursuivit le capitaine. Elle porte à quatre cents et nous à deuxcent trente et un. Le capitaine de Milon est le meilleur marin deFrance. Oh ! mon vieux Bobby, je donnerais tous mes espoirsd’être un jour amiral contre la possibilité de me frotter àlui !

Honteux de s’être oublié, il vira sur lestalons.

« Monsieur Wharton, reprit-il en jetantpar-dessus son épaule un regard sévère, il faut faséyer ces voilescarrées et changer la route d’un quart vers l’ouest.

– Un brick par bâbord devant ! criaune voix du gaillard d’avant.

– Un brick par bâbord ! dit lelieutenant.

Le capitaine sauta sur le pavois et s’accrochaaux haubans de misaine. Le lieutenant maigre se tordit le cou etchuchota quelques mots à Smeaton, le second, tandis que desofficiers et des marins surgissaient de dessous, s’éparpillaient lelong de la rambarde côté sous le vent, et s’abritaient les yeux deleurs mains car le soleil des tropiques s’était déjà hisséau-dessus des palmiers. Le brick était ancré dans la gorge d’unestuaire en ligne courbe : déjà il était évident qu’il nepouvait pas sortir sans passer sous les canons de la frégate. Unelongue pointe rocheuse à son nord le bloquait à l’intérieur.

– Maintenons notre vitesse, monsieurWharton ! dit le capitaine. Cela ne vaut presque pas la peinede sonner le branle-bas de combat, monsieur Smeaton. Mais leshommes peuvent se tenir près des canons pour le cas où ilessaierait de nous filer sous le nez. Préparez les canons de chasseet envoyez les hommes avec les armes légères sur le gaillardd’avant.

En ce temps-là un équipage anglais sedisposait aux postes de combat avec la sérénité de la routinequotidienne. En quelques minutes, sans désordre ni bruit, lesmarins s’étaient agglomérés autour de leurs canons, les fusiliersen ligne s’appuyaient sur leurs fusils, et le beaupré de la frégatepointa droit sur sa petite victime.

– Est-ce La Claquante,monsieur ?

– Je n’en doute pas, monsieurWharton.

– Ils n’ont pas l’air d’apprécierbeaucoup que nous nous intéressions à eux, monsieur. Ils ont coupéleur câble et ils mettent de la toile.

Il paraissait certain que le brick entendaitarracher de force sa liberté. Les unes après les autres, despetites pièces de toile se déployaient, et des marins œuvraientcomme des enragés dans le gréement. Il ne tenta pas de passer sousle feu de l’ennemi, mais il avança pour remonter l’estuaire. Lecapitaine se frotta les mains.

– Il cherche des eaux peu profondes,monsieur Wharton, et nous aurons à l’en faire sortir, monsieur.C’est un beau petit brick, mais j’aurais cru qu’un écumeur des mersaurait été plus débrouillard.

– Il y a eu une mutinerie, monsieur.

– Ah oui ?

– On me l’a raconté à Manille, unevilaine affaire, monsieur. Le capitaine et les deux secondsassassinés. Ce Hudson, ou plutôt le Chevelu comme on l’appelle,dirigeait la mutinerie. Il est de Londres, monsieur, et je ne croispas qu’un plus cruel coquin ait jamais paru dans Londres.

– La prochaine fois qu’il apparaîtra dansLondres ce sera au haut d’une vergue, monsieur Wharton. Ce brick mesemble surchargé de monde. Je lui prendrais bien une vingtaine degabiers, mais ce serait assez pour corrompre l’équipage de l’arche,monsieur Wharton.

Les deux officiers observaient le brick à lalunette. Soudain le lieutenant montra ses dents dans un sourireépanoui tandis que les joues rouges du capitaine se coloraient unpeu plus.

– Voilà Hudson le Chevelu sur la rambardearrière, monsieur.

– La basse, l’impertinentecanaille ! Il se livrera à toutes sortes d’autres farces tantque nous n’en aurons pas fini avec lui. Pourriez-vous l’atteindreavec le long de dix-huit, monsieur Smeaton ?

– Une autre encablure suffira,monsieur.

Pendant qu’ils parlaient, le brick fit uneembardée. Et, tout en virant, de sa hanche jaillit une giclée defumée. C’était un simple morceau de bravoure, car le canon pouvaità peine porter à mi-distance. Puis, après un nouvel évitage, lepetit navire revint dans le vent et prit un autre tournant dans lechenal en lacets.

– L’eau baisse rapidement,monsieur ! répéta le deuxième lieutenant.

– Il y a six toises sur la carte.

– Quatre à la sonde, monsieur.

– Quand nous aurons contourné cettepointe, nous verrons où nous en sommes. Ah ! je m’yattendais ! Mettez à la cape, monsieur Wharton. À présent,nous l’avons à notre merci.

La frégate était maintenant tout à faitinvisible de la mer, à l’embouchure de cet estuaire semblable à unerivière. Quand elle eut contourné la pointe, chacun à bord put voirles deux rives converger à un endroit situé à seize cents mètresenviron. Dans cet angle, le plus près possible de la rive le brickétait adossé, avec son travers face à son poursuivant et untortillon de tissu noir déployé à la misaine. Le lieutenant maigrequi avait reparu sur le pont, avec un sabre d’abordage attaché àson côté et deux pistolets à la ceinture, considéra cet emblèmeavec curiosité.

– Est-ce le pavillon noir des pirates,monsieur ? demanda-t-il.

Mais le capitaine était furieux.

– Peut-être bien qu’il sera pendu là oùses chausses sont pendues en ce moment ! dit-il. Quellesembarcations voulez-vous, monsieur Wharton ?

– Avec la chaloupe et le petit canot, cedevrait être suffisant.

– Prenez-en quatre, et faites-moi un jolitravail. Sifflez tout de suite le départ pour les hommes. Moij’approche peu à peu et je vous aide avec le long de dix-huit.

Dans le grincement des cordages et despoulies, les quatre embarcations furent mises à l’eau. Leurséquipages se serrèrent à l’intérieur : marins aux pieds nus,fusiliers flegmatiques, aspirants blagueurs et, à l’arrière, lesofficiers au visage austère de maître d’école. Le capitaine, coudesétalés sur l’habitacle, continuait à surveiller le brick.L’équipage de La Claquante hissait les filets d’abordage,virait d’un demi-tour les canons de tribord, aménageant pour eux denombreux sabords à bâbord, s’apprêtait en un mot à opposer unerésistance désespérée. Parmi les hommes un grand gaillard barbujusqu’aux yeux et coiffé d’un bonnet rouge se démenait, sebaissait, halait. Le capitaine le regarda avec irritation, puis ilhappa sa lunette et vira sur ses talons. Pendant quelques instantsil demeura là à dévorer l’océan des yeux.

– Remontez les embarcations !cria-t-il de sa voix grinçante. Branle-bas de combat !Préparez les canons de la batterie haute.

Contournant l’estuaire, un gros navireapparaissait. Son grand beaupré jaune et sa figure de proue auxailes blanches surgissaient de derrière les palmiers, tandis que,hauts dans le ciel, trois mâts immenses dominaient le décor :sur la misaine flottait, superbe, le pavillon tricolore. Il amorçalentement le virage ; l’eau d’un bleu profond moussait sousson étrave ; il tourna jusqu’à ce que se présentât de bout enbout son long flanc noir incurvé, avec sa ligne de cuivreéblouissant en dessous, et au-dessus sa rangée de hamacs blancscomme neige, avec aussi des groupes denses de marins penchés pourmieux voir. Ses vergues inférieures étaient suspendues, ses sabordsremontés, ses canons tous sortis et prêts à tirer. Les vigies deLa Gloire, cachée derrière l’un des promontoires de l’île,avaient vu le cul-de-sac où se dirigeait la frégate anglaise ;le capitaine de Milon avait joué à la Leda le tour que lecapitaine Johnson avait joué à La Claquante.

Mais c’était dans des moments critiques commecelui-là que jouait à fond la splendide discipline de la marineanglaise. Les embarcations firent demi-tour. Avec leurs équipagestoujours groupés à bord, elles furent hissées aux bossoirs et lesgarants furent resserrés. Les hamacs furent remontés et arrimés,les cloisons abattues, les soutes et les sabords ouverts, les feuxéteints dans la cuisine. Les tambours appelèrent chacun à sonposte. Des essaims de marins s’affairèrent aux voiles principales,et la frégate vira. Les canonniers retiraient leurs vestes et leurschemises, ajustaient leurs ceintures, poussaient dehors leurspièces de dix-huit, regardaient par les sabords le Françaismajestueux. Il n’y avait presque pas de vent. À peine quelquesrides sur la mer claire. Mais les voiles s’enflaient doucementquand une brise venait des rivages boisés. Le Français avait luiaussi viré de bord : les deux navires se dirigeaient lentementvers la mer sous les voiles auriques. La Gloire avait centmètres d’avance. Elle lofa pour couper la route à la Leda,mais la frégate anglaise vira aussi, et toutes deux continuèrent àavancer en clapotant dans un tel silence que le bruit sec desbaguettes que les fusiliers français enfonçaient pour charger leursarmes résonnait dans les oreilles.

– Pas beaucoup d’espace, monsieurWharton ! remarqua le capitaine.

– Je me suis déjà battu avec moinsd’espace encore, monsieur.

– Nous devrons nous tenir à distance etfaire confiance à notre artillerie. Ce Français a une très fortegarnison, s’il nous aborde, nous pourrions avoir des ennuis.

– Je vois à bord des shakos desoldats.

– Deux compagnies d’infanterie légère dela Martinique. Maintenant c’est à nous ! À tribord toute. Ilfaut l’avoir quand nous passerons derrière.

L’œil perçant du petit commandant avait vu lasurface de la mer se rider, ce qui indiquait une brise. Il s’enétait servi pour s’élancer de l’autre côté du gros Français qu’ilavait au passage arrosé de mitraille par toutes ses pièces. Maisune fois qu’elle l’eut dépassé, la Leda dut revenir dansle vent pour éviter de s’échouer dans l’eau trop peu profonde.Cette manœuvre l’amena sur le tribord du Français, et l’élégantepetite frégate parut donner de la bande sous les bordées quis’échappèrent des sabords béants. Un instant plus tard ses gabierss’élançaient pour déployer les huniers et les cacatois ; elletenta de couper le chemin de La Gloire et de la mitraillerencore une fois. Le capitaine français, cependant, avait fait virerde bord sa frégate. Les deux navires avançaient côte à côte,séparés par moins d’une portée de pistolet, s’arrosant de bordéesdans l’un de ces duels meurtriers qui, s’ils avaient tous étérelatés, souilleraient de sang toutes les cartes.

Dans l’air tropical, avec une brise si faible,la fumée formait une carapace épaisse autour de deux navires :il n’y avait que les mâts de hune pour en surgir. Chacun ne voyaitde son ennemi que les pulsations du feu. Les pièces étaientécouvillonnées, orientées et déchargées dans un mur de vapeurcompacte. Sur la poupe et le gaillard d’avant, en deux petiteslignes rouges, les fusiliers tiraient par salves, mais ni eux niles canonniers ne pouvaient vérifier l’efficacité de leur feu. Pasdavantage, d’ailleurs, ils ne pouvaient dire à quel point le feuadverse les éprouvait car c’était tout juste s’ils voyaient leurvoisin de droite ou de gauche. Mais le mugissement des canons étaitdominé par le son plus aigu des sifflets de bordée, l’éclatementdes planches, le bruit mat des espars ou des madriers quis’abattaient sur le pont. Les lieutenants se tenaient derrière lespièces. Le capitaine Johnson chassait la fumée avec son chapeau àcornes et essayait de voir clair sur la mer.

– Voilà qui n’est pas ordinaire,Bobby ! fit-il.

Car le lieutenant l’avait rejoint. Il sereprit aussitôt :

« Qu’est-ce que nous avons perdu,monsieur Wharton ?

– La vergue du grand hunier et notrecorne, monsieur.

– Où est le pavillon ?

– Parti par-dessus bord, monsieur.

– Ils vont croire que nous l’avonsamené ! Prenez l’emblème d’un canot et attachez-le sur le brasde tribord de la vergue transversale de misaine.

– Bien, monsieur.

Un coup de canon fit voler en éclatsl’habitacle qui les séparait. Un deuxième transforma deux fusiliersmarins en une bouillie sanglante. Pendant un court moment la fuméese leva, et le capitaine anglais vit que le métal plus lourd de sonadversaire avait produit sur la Leda des ravagesterribles, elle était devenue une épave. Son pont était jonché decadavres. Plusieurs de ses sabords ne faisaient plus qu’un seultrou béant. L’un de ses canons de dix-huit avait été complètementretourné et pointait tout droit vers le ciel. La ligne mince desfusiliers continuait à charger et à tirer, mais la moitié despièces étaient réduites au silence, avec leurs canonniers étendusen grappes autour d’eux.

– Attention à repousser l’abordage !hurla le capitaine.

– À vos sabres d’abordage, mesenfants ! À vos sabres d’abordage ! rugit Wharton.

– Ne tirez pas avant qu’ils nous aientabordés ! cria le capitaine aux fusiliers.

L’ombre énorme du Français surgit de la fumée.Des groupes compacts d’abordeurs étaient suspendus à ses flancs età ses haubans. Une bordée finale fusa de ses sabords, et le grandmât de la Leda coupé net à un mètre cinquante au-dessus dupont, pivota et tournoya en l’air avant de s’abattre sur les canonsde bâbord, de tuer dix hommes et de mettre toute la batterie horsd’état de fonctionner. Un instant plus tard les deux navires sefrottaient l’un contre l’autre. L’ancre de bossoir de tribord deLa Gloire attrapa les chaînes d’artimon de laLeda à bâbord. Dans un hurlement sauvage le noir essaimdes abordeurs s’apprêta à sauter.

Mais leurs pieds ne devaient jamais fouler lepont ensanglanté. De quelque part arriva une décharge demitraille ; puis une deuxième ; puis une autre… Lesfusiliers et les marins anglais qui attendaient, sabre d’abordageou fusil en main, derrière les pièces silencieuses virent avecstupéfaction les groupes sombres se diluer et disparaître. Au mêmeinstant le travers de bâbord du Français se mit à rugir de toutesses pièces.

– Ôtez les épaves ! rugit lecapitaine. Sur quoi diable sont-ils en train de tirer ?

– Dégagez les canons ! haleta lelieutenant. Nous n’y sommes pas encore, les enfants !

Les débris furent arrachés, hachés, fendus,avant que d’abord une pièce puis une autre pussent rentrer enaction. L’ancre du Français avait été coupée et la Ledas’était affranchie de cette étreinte mortelle. Mais tout à coup ilse produisit une galopade sur les haubans de La Gloire, etcent Anglais se mirent à hurler :

– Ils s’enfuient ! Ils sesauvent !

C’était vrai. Le Français avait cessé le feu.Il ne se souciait plus que d’une chose, mettre le plus de toilepossible. Mais ces cent Anglais vociférants ne pouvaient pasrevendiquer toute la responsabilité de ce revirement. Quand lafumée se dissipa, la véritable raison de la fuite de l’ennemiapparut. Pendant la bataille les navires avaient gagné l’embouchurede l’estuaire. Or, à près de six kilomètres en pleine mer,surgissait l’associée de la Leda qui fonçait toutes voilesdehors vers l’endroit où tiraient les canons. Le capitaine de Milonestima alors qu’il en avait eu assez pour un jour, et bientôtLa Gloire se retirait vers le nord, tandis que laDido bondissait à ses trousses, l’arrosait de ses canonsde chasse. Bientôt une avancée de terrain les dissimula.

Mais la Leda demeura sévèrementfrappée, avec son grand mât en moins, ses rambardes en pièces, sonmât de misaine et sa corne disparus, sa voilure comme des haillonsde mendiants, une centaine de morts et de blessés dans sonéquipage. Autour d’elle des débris flottaient sur les vagues. Unegrosse épave toute proche était l’étambot d’un navire mutilé ;en travers, en lettres blanches sur fond noir, il étaitpeint : La Claquante.

– Ma parole ! C’est lebrick qui nous a sauvés ! s’écria M. Wharton. Hudson leChevelu l’a fait entrer en action contre le Français et il a étécoulé par une bordée !

Le petit capitaine vira sur les talons etarpenta le pont sur toute sa longueur. Déjà son équipage bouchaitles trous de sa mitraille, faisait des nœuds, des épissures, desreprises. Quand il revint vers le lieutenant, celui-ci constata queses traits autour des yeux et de la bouche s’étaient adoucis.

– Aucun rescapé ?

– Aucun. Ils ont dû sombrer tous.

Les deux officiers contemplèrent en silencel’épave sinistre ainsi que les autres débris. Quelque chose de noirvoguait à la dérive, à côté d’une corne fendue et d’unentremêlement de drisses. Ils reconnurent le pavillon qui les avaitscandalisés. Non loin flottait un bonnet rouge.

– C’était un bandit, mais il étaitAnglais ! dit finalement le capitaine. Il a vécu comme unchien, mais, par Dieu, il est mort comme un homme !

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