Contes de Pirates

COMMENT COPLEY BANKS EXTERMINA LECAPITAINE SHARKEY

Titre original :How Copley Banks slew Captain Sharkey (1897).

 

Les boucaniers étaient quelque chose de plus relevé qu’unevulgaire bande de pillards. Ils formaient une république flottanteavec des lois, des usages et une discipline. Dans leur querelleinterminable et impitoyable contre les Espagnols, il y avait deleur côté un semblant de droit. Quand ils dévastaient les villesdes Antilles, ils ne se montraient pas plus barbares que lorsqueles Espagnols se livraient à des incursions aux Pays-Bas ou dansquelques régions d’Amérique.

Le chef des boucaniers, qu’il fût Anglais ouFrançais, qu’il s’appelât Morgan ou Granmont, était une personneresponsable que son pays pouvait encourager, et même louanger, tantqu’il ne commettait pas d’actes capables de choquer trop violemmentla conscience coriace des hommes du XVIIIe siècle.Certains d’entre eux avaient une teinte de religion. On se rappelleencore comment Sawkins jeta un dimanche les dés par-dessus bord etque Daniel abattit un marin devant l’autel pour crime d’irrespect àl’égard des choses de la foi.

Mais le temps vint où les escadres desboucaniers ne se rassemblèrent plus à l’île des Tortues et où despirates isolés, des hors-la-loi, prirent leur place. Pourtant mêmeavec eux les traditions de maintien et de discipline seprolongèrent ; chez les premiers corsaires, notamment Avory,England ou Roberts, il subsista quelques sentiments humains. Ilsétaient plus dangereux pour les marchands que pour les marins.

Mais ils furent à leur tour remplacés par deshommes féroces et prêts à tout, qui assuraient avec franchisequ’ils n’obtiendraient pas de quartier dans leur guerre contre larace humaine mais qu’ils en feraient aussi peu qu’ils enrecevraient. Sur leur existence nous n’avons que peu de témoignagesdignes de foi. Ils n’écrivaient pas leurs mémoires, ilsdisparaissaient sans laisser d’autres traces que des épavesnoircies et souillées de sang à la dérive sur l’Atlantique. Maisleurs actes se déduisent de la longue liste de navires n’ayantjamais rejoint leur port.

En fouillant dans les archives de l’histoire,c’est seulement dans le compte rendu d’un procès qu’ici ou làsemble se lever le voile qui les dissimulait ; alors nousdistinguons quelques aspects de la brutalité stupéfiante (etgrotesque) qui les caractérisaient : surtout Ned Low, Gowl’Écossais et l’infâme Sharkey dont le bateau noir, leHappy-Delivery, était connu depuis les bancs deTerre-Neuve jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque comme le sombreavant-coureur du malheur et de la mort.

Ils étaient nombreux, tant dans les îles quesur la mer des Antilles, ceux qui avaient voué une haine mortelle àSharkey ! Mais personne n’en avait souffert plus amèrement queCopley Banks, de Kingston. Banks avait été l’un des principauxsucriers des Indes occidentales. Il occupait une situation enviée,il faisait partie du Conseil, il avait épousé une Percival ;le gouverneur de la Virginie était son cousin. Il avait envoyé sesdeux fils à Londres pour qu’ils reçussent une bonne instruction.Leur mère était partie pour l’Europe afin de les ramener. Au coursdu voyage de retour, leur bateau, leDuchesse-de-Cornouailles, tomba aux mains deSharkey ; toute la famille trouva une mort horrible.

Quand Copley Banks apprit la nouvelle, il nedit pas grand-chose, mais il sombra dans une mélancolie morose. Ilnégligea ses affaires, évita ses amis, passa la majeure partie deson temps dans les tavernes de pêcheurs et de marins. Là, au milieud’orgies diaboliques, il demeurait assis à tirer sur sa pipe,impassible et les yeux brillants. On chuchotait que ses malheursl’avaient détraqué. Ses vieux amis le regardaient de travers, carla société qu’il fréquentait suffisait à l’exclure de celle deshonnêtes gens.

De temps à autre circulaient des bruits surSharkey. Tantôt un schooner avait vu à l’horizon une grande lueuret il s’était rapproché pour porter secours au navire en feu, maisil s’était rapidement enfui quand il avait reconnu le bateau maigreet noir tapi comme un loup auprès du mouton qu’il avait égorgé.Tantôt un navire marchand survenait à toute allure avec ses voilesgonflées comme le corsage d’une matrone parce qu’il avait vu sehisser au-dessus de l’horizon violet une misaine décorée d’étaminenoire. Tantôt un caboteur avait découvert dans une crique desséchéede Bahama des cadavres littéralement dévorés par le soleil.

Un jour arriva à Kingston quelqu’un qui avaitété le second d’un Guinéen et qui s’était évadé des mains dupirate. Il ne pouvait pas parler (pour des raisons que Sharkeyaurait fort bien pu expliquer) mais il pouvait écrire. Il écrivit,pour le plus vif intérêt de Copley Banks. Des heures durant ilsrestaient assis côte à côte, penchés par-dessus une carte ; lemuet pointait ici et là des anses écartées et des gouletstortueux ; son compagnon fumait en silence sans se départir deson masque d’impassibilité et de son regard farouche.

Un matin, quelque deux ans après son malheur,M. Copley Banks pénétra dans son bureau avec son visaged’autrefois, énergique et allant. Le directeur le regarda avecsurprise, car depuis des mois il n’avait témoigné d’aucun intérêtpour ses affaires.

– Bonjour, monsieur Banks ! luidit-il.

– Bonjour, Freeman. Je vois que leRuffling-Harry est dans la baie ?

– Oui, monsieur. Il part mercredi pourles îles du Vent.

– J’ai d’autres projets pour lui,Freeman. J’ai décidé une petite expédition de traite de Noirs àWhydah.

– Mais son chargement est fait,monsieur !

– Alors il faut le décharger, Freeman. Madécision est prise, le Ruffling-Harry se rendra àWhydah.

Toute discussion fut inutile. Le directeur dutprocéder de mauvaise grâce au déchargement du bateau.

Puis Copley Banks commença ses préparatifspour son voyage en Afrique. Il apparut qu’il comptait plutôt sur laforce que sur le troc pour remplir sa cale, puisqu’il n’emportaitaucune de ces bagatelles rutilantes qu’affectionnent lessauvages ; en revanche, le brick fut doté de huit pièces deneuf et de râteliers débordant de mousquets et de sabresd’abordage. La voilerie d’arrière près de la cabine fut transforméeen un entrepôt de poudre où s’entassèrent des munitions quiauraient fait honneur à un bâtiment de guerre. Il fit égalementembarquer de l’eau et des vivres pour un long voyage.

Mais ce qui sembla plus surprenant encore, cefut la manière dont Copley Banks composa l’équipage. Freeman, ledirecteur, pensa qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’ondisait, à savoir que son patron avait perdu la raison. Sous tel outel prétexte, il commença en effet par congédier les hommeséprouvés et les anciens qui étaient depuis des années au service dela société, à leur place il enrôla la lie du port, des matelotsdont la réputation était si mauvaise qu’il ne se serait pas trouvéun racoleur pour les lui proposer.

Il y avait par exemple Birthmark Sweetlocks,connu pour avoir assisté au massacre des coupeurs de bois deCampeche ; sa tache de naissance rouge sur la joue, qui ledéfigurait horriblement, passait auprès de certains pour un refletde ce crime. Il fut nommé premier lieutenant. Il y avait aussiIsraël Martin, un petit bonhomme tout brûlé par le soleil qui avaitservi avec Howell Davies pour la prise du château de laCôte-du-Cap.

L’équipage fut choisi parmi ceux que Banksavait rencontrés et fréquentés dans leurs bouges infâmes ; sonpropre steward était un gaillard au visage hagard qui glougloutaitquand il essayait de parler. Il avait rasé sa barbe, aussi était-ilméconnaissable ; personne n’aurait pu l’identifier comme lemarin à qui Sharkey avait coupé la langue et qui s’était évadé pourraconter ses aventures à Copley Banks.

Tout cela suscita naturellement descommentaires dans la ville de Kingston. Le commandant des troupes,le major Harvey, un artilleur, adressa au gouverneur de sérieusesreprésentations.

– Ce n’est plus un navire de commerce,c’est un petit navire de guerre ! dit-il. Je pense qu’ilconviendrait d’arrêter Copley Banks et le saisir du bateau.

– Que soupçonnez-vous ? interrogeale gouverneur, dont l’esprit lent était de surcroît embué par lesfièvres et le porto.

– Je soupçonne cet homme de vouloirimiter Stede Bonnet.

Stede Bonnet était un planteur de bonneréputation et d’un tempérament religieux qui, à la suite d’uneimpulsion soudaine et irrésistible, avait tout abandonné pourpirater dans la mer des Caraïbes. L’exemple était récent ; ilavait causé dans les îles la plus vive consternation. Ce n’étaitpas d’aujourd’hui que les gouverneurs étaient fréquemment accusésd’être de mèche avec des pirates et de recevoir des commissions surleur butin. Tout manque de vigilance pouvait donc être fâcheusementinterprété.

– Très bien, major Harvey ! Je suistout à fait désolé de faire quelque chose qui puisse offenser monami Copley Banks, car bien des fois je me suis assis à sa table.Mais après ce que vous m’avez dit, je vois que je n’ai pas lechoix. Je vous ordonne donc de monter sur ce bateau et de vousrenseigner quant à son caractère et à sa destination.

Voilà pourquoi le major Harvey, à une heure dumatin, dans une embarcation pleine de soldats, rendit une visitesurprise au Ruffling-Harry. Il ne trouva rien de plussolide qu’un câble de chanvre flottant à son mouillage. Lepropriétaire du brick avait senti le danger et le bateau faisaitdéjà voile vers le détroit du Vent.

Quand le brick eut avancé et que le cap Morantne fut plus qu’un banc de brume sur l’horizon du sud, les hommesfurent rassemblés à l’arrière et Copley Banks leur révéla son plan.Il les avait choisis, leur dit-il, parce qu’ils étaientintelligents et courageux, et parce qu’ils préféraient sans doutecourir un risque en mer que mourir de faim à terre. Les navires duroi étaient peu nombreux et mal en point. Eux pourraient doncmaîtriser n’importe quel navire de commerce qu’ils rencontreraient.D’autres y avaient réussi. Propriétaire d’un bateau bien équipé,rapide, il ne voyait pas de raison pour qu’ils ne troquent pasbientôt leurs vestes élimées contre des vêtements de velours. S’ilsétaient disposés à naviguer sous le drapeau noir, il était prêt àles commander. Mais s’il s’en trouvait qui désiraient se retirer,ils n’avaient qu’à prendre le youyou et ramer jusqu’à laJamaïque.

Sur quarante-six hommes, quatre demandèrent àêtre congédiés. Ils furent déposés dans le youyou et s’éloignèrentsous les lazzi de l’équipage. Les autres se réunirent pour rédigerle règlement de leur association. Un carré de toile goudronnéenoire, décoré d’un crâne blanc, fut hissé au grand mât.

Les officiers furent élus, et les limites deleur autorité déterminées. Copley Banks fut choisi commecapitaine ; comme un bateau pirate ne comportait pasd’officiers, Sweetlocks devint quartier-maître et Israël Martinmaître d’équipage. Il n’y eut pas de difficultés pour élaborer lerèglement intérieur de la fraternité puisque la moitié des hommesau moins avaient déjà servi sur des corsaires. La nourriture devaitêtre la même pour tous, et nul ne devait toucher à la boisson d’unautre ! Le capitaine disposerait d’une cabine, mais lesmembres de l’équipage y seraient bien accueillis quand ilsvoudraient y pénétrer.

Toutes les parts seraient égales, àl’exception de celles du capitaine, du quartier-maître, du maîtred’équipage, du charpentier et du canonnier-chef : ceux-cibénéficieraient en supplément d’un quart de chaque prise. Celui quiverrait une prise le premier recevrait la meilleure arme trouvéesur elle. Celui qui l’aborderait le premier serait récompensé parle plus beau costume. Chacun traiterait comme il l’entendrait leprisonnier ou la prisonnière qu’il aurait fait. Si un hommeflanchait, le quartier-maître pouvait l’abattre d’un coup depistolet. Telles étaient quelques-unes des règles auxquellessouscrivit l’équipage du Ruffling-Harry en signant dequarante-deux croix la feuille de papier sur laquelle elles étaientinscrites.

Un nouveau corsaire avait donc pris lamer ; en moins d’un an il rivalisait déjà en réputation avecle Happy-Delivery. De Bahama aux îles Sous-le-Vent et lesîles Sous-le-Vent aux îles du Vent. Copley Banks s’affirma le rivalde Sharkey et la terreur des navires marchands. Pendant longtempsle brick et le Happy-Delivery ne se rencontrèrentpas ; hasard vraiment singulier, puisque leRuffling-Harry mouillait régulièrement aux repaireshabituels de Sharkey. Enfin, un beau jour, descendant la crique deCoxon Hole, à l’extrémité est de Cuba, avec l’intention de caréner,Copley Banks aperçut le Happy-Delivery qui se préparait àla même opération.

Copley Banks salua d’un coup de canon et hissale pavillon-trompette vert, selon la coutume observée par lesgentilshommes de la mer. Puis il fit mettre la chaloupe à l’eau etmonta à bord du Happy-Delivery.

Le capitaine Sharkey n’avait rien d’un hommeaimable, et il ne vouait aucune sympathie à ses« collègues ». Copley Banks le trouva assis àcalifourchon sur l’un des canons de poupe, entouré de sonquartier-maître de la Nouvelle-Angleterre Ned Galloway, et d’unetroupe de bandits vociférants. Pourtant nul ne s’avisait de parlerhaut quand Sharkey dirigeait sur lui son visage blême et ses yeuxbleus couverts d’une taie.

Il était en bras de chemise. Le soleil nedevait pas avoir d’effet sur sa tête car il portait un bonnet defourrure comme si c’était l’hiver. Un sabre court d’assassin étaitsuspendu à un baudrier de soie bariolée ; sa large ceinture àagrafes de cuivre était une véritable panoplie de pistolets.

– Regardez-moi ce braconnier !cria-t-il quand Copley Banks enjamba la rambarde. Je vais vousadministrer une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ouqui même vous le fera franchir ! Vous pêchez dans meseaux ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Copley Banks le dévisagea avec les yeux d’unvoyageur qui enfin se retrouve chez lui.

– Je suis heureux que nous soyons du mêmeavis, répondit-il. Car moi-même je pense que les mers ne sont pasassez grandes pour deux. Mais si vous voulez prendre votre sabre etvos pistolets, et venir sur une plage avec moi, alors le monde seradébarrassé d’un damné bandit, quel que soit celui qui succombe.

– Voilà qui est parlé ! s’écriaSharkey en sautant de son canon et en lui tendant la main. Je n’aipas rencontré beaucoup d’hommes capables de regarder John Sharkeydans les yeux et de lui tenir un fier langage. Que le diablem’emporte si je ne vous prends pas pour consort ! Mais si voustrichez au jeu, alors je monterai à votre bord et je vous étriperaisur votre propre poupe !

– J’en aurai autant à votredisposition ! riposta Copley Banks.

C’est ainsi que les deux pirates devinrentamis.

Pendant l’été, ils remontèrent vers le nordjusqu’aux bancs de Terre-Neuve et ils harcelèrent les naviresmarchands de New York ainsi que les baleiniers de laNouvelle-Angleterre. Copley Banks captura le bateau de LiverpoolHouse-of-Hanover, mais ce fut Sharkey qui attacha soncommandant au guindeau et le battit à mort avec des bouteilles declairet vides.

Ensemble ils attaquèrent le navire du roi,Royal-Fortune, que le gouvernement avait lancé à leurpoursuite. Après une action de nuit qui dura cinq heures, ilsfurent vainqueurs. Les équipages, ivres, déchaînés, se battaientnus à la lueur des lanternes de combat ; un tonnelet de rhumet des gobelets avaient été placés à côté de chaque canon. Ilsfilèrent vers la crique de Topsail, dans la Caroline du Nord, pourréparer leurs dommages et, au printemps, ils se retrouvaient auGrand Caicos, prêts à partir pour une longue croisière le long desIndes occidentales.

Entre-temps, Sharkey et Copley Banks s’étaientliés personnellement davantage. Sharkey aimait les bandits sincèreset les tempéraments d’acier ; il avait l’impression d’avoirtrouvé ces deux qualités dans le capitaine duRuffling-Harry. Il fut long à lui faire confiance, car lefond de son caractère était soupçonneux. Il ne se sentait ensécurité que sur son bateau et au milieu de ses hommes.

Mais Copley Banks montait souvent à bord duHappy-Delivery et se joignait à Sharkey dans la plupart deses débauches, si bien que les derniers doutes qui subsistaientdans l’esprit de celui-ci se dissipèrent. Il ignorait tout du malqu’il avait fait à son nouveau camarade ; entre toutes sesvictimes, comment se serait-il souvenu d’ailleurs de la femme etdes deux enfants qu’il avait autrefois massacrés ? Aussi,quand il reçut un défi pour venir boire à bord du brick, lui et sonquartier-maître, au dernier soir de leur séjour à Caicos, il ne vitaucune raison de refuser.

Un paquebot bien approvisionné avait étéarraisonné la semaine précédente ; les vivres ne manquaientdonc pas et le repas fut succulent. Après le souper, ils furentcinq à se mettre à boire ensemble. Il y avait les deux capitaines,Sweetlocks, Ned Galloway et Israël Martin, le vieux boucanier. Lesteward muet les servait ; Sharkey lui brisa un verre sur latête parce qu’il avait été trop lent à le lui remplir.

Le quartier-maître avait éloigné de Sharkeyses pistolets, car il était coutumier d’une vieilleplaisanterie ; il les déchargeait en feux croisés sous latable pour voir qui avait le plus de chance. Cette plaisanterieavait un jour coûté une jambe à son maître d’équipage. C’estpourquoi, quand la table fut desservie, ils prirent prétexte de lachaleur pour décider Sharkey à se débarrasser de ses armes, et ilsles rangèrent hors de sa portée.

La cabine du capitaine duRuffling-Harry était située dans un rouf sur la poupe, etun canon de retraite se trouvait derrière. Des boulets rondss’entassaient le long des murs, et trois grands tonneaux de poudreservaient de desserte pour les plats et les bouteilles. Dans cettechambre sinistre les cinq pirates chantèrent, vociférèrent etburent. Le steward silencieux emplissait leurs verres et faisaitpasser la boîte à tabac et les chandelles pour leurs pipes. D’heureen heure le langage devenait plus grossier, les voix plus rauques,les cris et les jurons plus incohérents. Finalement trois convivesfermèrent leurs yeux injectés de sang et s’abattirent lourdementsur la table.

Copley Banks et Sharkey restaient face àface : l’un parce qu’il avait moins bu, l’autre parcequ’aucune quantité d’alcool ne parvenait à briser ses nerfs d’acierou à échauffer son sang paresseux. Derrière lui se tenait lesteward attentif qui ne cessait de remplir son verre. Du dehorsparvenait le léger clapotis de la marée ; de l’autre côté del’eau un chant de marin s’élevait du Happy-Delivery.

Dans la nuit tropicale sans vent les motsétaient portés jusqu’à leurs oreilles :

Un naviremarchand venait de Stepney Town,

Réveille-le ! Secoue-le ! Éprouve sagrand-voile !

Un naviremarchand venait de Stepney Town

Avec un barilplein d’or et une robe de velours.

Oh ! voilàle brutal Jack le Corsaire

Qui l’attendavec sa vergue masquée

Au large sur lamer en contrebas !

Les deux compagnons de débauche écoutaient ensilence. Puis Copley Banks lança un coup d’œil au steward, etcelui-ci prit un rouleau de corde sur le râtelier d’armes derrièrelui.

– Capitaine Sharkey, dit Copley Banks,vous rappelez-vous du Duchesse-de-Cornouailles qui venaitde Londres, que vous avez prise et coulée il y a trois ans au largedes bas-fonds de Statira ?

– Du diable si je me rappelle leursnoms ! À cette époque-là nous faisions bien dix bateaux parsemaine.

– Parmi les passagers il y avait une mèreet ses deux fils. Peut-être cette précision vous rafraîchira-t-ellela mémoire ?

Le capitaine Sharkey s’adossa pour réfléchir,son long nez crochu pointant vers le plafond. Puis il éclata tout àcoup d’un rire nasillard. Il s’en souvenait maintenant, dit-il, etil ajouta force détails pour le prouver.

– Mais j’avais complètement oublié !s’écria-t-il. Comment se fait-il que vous y ayez pensé ?

– C’est une histoire qui m’intéresse,répondit Copley Banks. Il s’agissait de ma femme et de mes deuxseuls enfants.

Sharkey regarda son compagnon et il s’aperçutque le feu qui couvait toujours dans ses yeux s’était embrasé d’uneflamme blafarde, sinistre. Il devina la menace, et il posa une mainsur sa ceinture dégarnie. Il se retourna alors pour s’emparer d’unearme, mais une corde s’enroula autour de lui et en une seconde ileut les bras liés au côté. Il se débattit comme un chat sauvage etappela.

– Ned ! hurla-t-il. Ned !Réveille-toi ! C’est une canaillerie ! Au secours,Ned ! À l’aide !

Mais les trois hommes étaient ivres morts,aucune voix n’aurait pu les réveiller. La corde s’enroulaittoujours autour de Sharkey. Le capitaine du Happy-Deliveryfut bientôt enveloppé, comme une momie depuis le cou jusqu’auxchevilles. Banks et le steward le placèrent tout raide etimpuissant contre un tonneau de poudre. Ils le bâillonnèrent avecun mouchoir. Les yeux chassieux cerclés de rouge continuaient à lesmaudire. Dans sa joie le muet se mit à caqueter, et Sharkeytressaillit pour la première fois quand il vit s’ouvrir la bouchevide. Il comprit alors que la vengeance, lente et patiente, s’étaitattachée à ses pas, mais qu’à présent elle le tenait dans sesgriffes.

Ses deux vainqueurs avaient un plan tout prêt,à vrai dire un peu compliqué.

D’abord ils défoncèrent les couvercles de deuxgrands tonneaux de poudre, et ils en répandirent le contenu sur latable et le plancher. Ils l’étalèrent tout autour et sous les troisivrognes de façon que chacun se trouve étendu sur un tas de poudre.Puis ils transportèrent Sharkey vers le canon et ils le hissèrentassis sur le sabord, le corps se trouvant à un pied de la gueule dela pièce. Il avait beau essayer de se tortiller, il ne pouvaitbouger d’un pouce à droite ou à gauche ; le muet l’avaitficelé avec toute l’astuce d’un marin ; il n’avait aucunechance de se libérer.

– À présent, démon sanguinaire, lui ditCopley Banks d’une voix douce, tu vas écouter ce que j’ai à tedire ; ce sont les derniers mots que tu entendras jamais. Tues maintenant à moi. Je t’ai acheté, j’y ai mis le prix, car j’aidonné pour cela tout ce qu’un homme peut offrir ici-bas, j’ai mêmedonné mon âme.

« Pour t’attraper, il fallait que jedescende à ton niveau. Pendant deux ans j’ai hésité, j’ai résisté,j’ai espéré qu’un autre moyen serait possible, mais je me suisrendu compte que celui-là était le seul, le bon. J’ai volé et j’aiassassiné. Pis encore, j’ai ri et j’ai vécu avec toi. Tout celadans un seul but. Et voici que mon heure a sonné. Tu vas mourircomme je veux que tu meures : tu verras l’ombre ramperlentement vers toi, et le diable qui t’attendra dans l’ombre.

Sharkey pouvait entendre ses corsaires chanterde l’autre côté de l’eau. Il entendait leurs voix rauques, ilentendait les paroles :

Où est lenavire marchand de Stepney Town ?

Réveille-le ! Secoue-le ! Aboute lescordages !

Où est lenavire marchand de Stepney Town ?

Son or est aucabestan, son sang sur sa robe.

Tout pour lebrutal Jack le Corsaire,

Qui se fie àl’amure du temps

Tout au long dela mer en contrebas !

Les mots lui parvenaient tous. Près de lui ilpouvait entendre deux hommes arpenter le pont. Et cependant ilétait réduit à l’impuissance. Il regardait fixement la gueule ducanon de neuf. Il était incapable de bouger, de pousser ungémissement. De nouveau jaillissait du pont de son propre bateau lechœur des voix, rude et jovial, qui rendait son destin plusinsupportable. Aucune douceur n’éclaira ses yeux bleus chargés devenin. Copley Banks avait enlevé l’amorce du canon, et il avaitaspergé sa lumière de poudre fraîche. Puis il avait pris lachandelle et l’avait coupée pour la réduire à un pouce environ. Ill’avait placée sur la poudre, à la brèche du canon. Ensuite ilrépandit sur le plancher une couche épaisse de poudre :lorsque la chandelle tomberait, par contrecoup elle ferait exploserle tas où se vautraient les trois ivrognes.

– Tu as obligé beaucoup de gens àregarder la mort en face, Sharkey ! lui dit-il. Maintenantc’est ton tour. Tu partiras d’ici en même temps que cesporcs !

Sur ces mots il alluma le bout de la chandelleet éteignit les autres. Cela fait, il sortit avec le muet et del’extérieur ferma à clé la porte de la cabine. Mais avant de s’enaller il se retourna pour contempler triomphalement Sharkey ;pour toute réponse il reçut de ses yeux indomptables une suprêmemalédiction. Dans le cercle imprécis de clarté, ce visage couleurd’ivoire surmonté du front chauve et luisant fut la dernière imageque Sharkey abandonna à un vivant.

Contre le flanc du Ruffling-Harry ily avait un skiff. Copley Banks et le muet s’embarquèrent et firentforce rames vers le rivage. Ils accostèrent, et regardèrentderrière eux : le brick se dressait dans le clair de lunejuste à côté de l’ombre des palmiers. Ils attendirent. Ilsattendirent des minutes qui leur parurent des siècles, tout ensurveillant la clarté qui brillait à travers le sabord de la poupe.Enfin le tonnerre du canon secoua le silence, et un instant plustard, ils entendirent la déflagration d’une explosion. Le corsairelong, effilé, noir, le sable blanc, la bordure de palmiers soupleset plumeux, tout cela sauta dans une lumière éblouissante etretomba dans l’obscurité. La baie s’emplit de hurlements,d’appels.

Alors Copley Banks, dont le cœur chantait endedans de lui, posa un doigt sur l’épaule de son compagnon, et tousdeux s’enfoncèrent dans la jungle solitaire du Caicos.

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