Contes et nouvelles en vers – Tome I

Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche

Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs

Devant le juge d’Amathonte.

Belle Bouche disait : » Je m’en rapporte aux cœurs

Et leur demande s’ils font compte

De Beaux Yeux ainsi que de moi.

Qu’on examine notre emploi,

Nos traits, nos beautés et nos charmes.

Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier

Mais j’ignore celui de répandre les larmes :

De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.

Je satisfais trois sens ; eux seulement la vue.

Ma gloire est bien d’autre étendue :

L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.

Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,

Belle Bouche fait des soupirs

Tels à peu près que les Zéphyrs

En la saison des violettes.

Je sais par cent moyens rendre heureux un amant :

Vous me dispenserez de vous dire comment.

S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,

On voit Beaux Yeux se tourmenter ;

Belle Bouche n’a qu’à parler :

Sans artifice elle sait plaire.

Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire

Belle Bouche à toute heure étale des trésors :

Le nacre est en dedans, le corail en dehors.

Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.

Les présents que nous fait la rive orientale

N’approchent pas des dons que je prétends avoir :

Trente-deux perles se font voir,

Dont la moins belle et la moins claire

Passe celles que l’Inde à dans ses régions :

Pour plus de trente-deux millions

Je ne m’en voudrais pas défaire. »

Belle Bouche ainsi harangua.

Un amant pour Beaux Yeux parla :

Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire

Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.

« Pourquoi leur reprocher les pleurs ?

Il ne faut donc pas qu’on soupire.

Mais tous les deux sont bons ; Belle Bouche a grand tort.

Il est des larmes de transport,

Il est des soupirs au contraire

Qui fort souvent ne disent rien :

Belle souche n’entend pas bien

Pour cette fois-là son affaire.

Qu’elle se taise au nom des dieux

Des appas qui lui sont départis par les cieux :

Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?

Nous savons plaire en cent façons,

Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable

De tendre aux cœurs des hameçons.

Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.

Si l’on tient d’elle une victoire,

On en tient cent de nous : et pour une chanson

Où Belle Bouche est en renom,

Beaux Yeux le sont en plus de mille.

La Cour, le Parnasse, et la Ville

Ne retentissent tout le jour

Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.

Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.

Quiconque nous appellerait

Enchanteurs, il ne mentirait

Tant est prompt l’effet de nos charmes.

Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,

Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,

Par ce moyen passe à la montre :

On demande qui c’est ; et souvent ce n’est rien :

Cependant Beaux Yeux sont la cause

Qu’on prend ce rien pour quelque chose.

Belle Bouche dit : « Jaime » ; et le disons-nous pas ?

Sans aucun bruit : notre langage

Muet qu’il est, plaît davantage

Que ces perles, ce chant, et ces autres appas

Avec quoi Belle Bouche engage.

L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison

Des regards d’une intervenante.

Cette belle approcha d’une façon charmante :

Puis il dit en changeant de ton :

« J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.

Ai-je besoin d’autres paroles

Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les ;

Puis prononcez votre sentence ;

Nous gagnerons notre procès. »

Philis eut quelque honte ; et puis sur l’assistance

Répandit des regards si remplis d’éloquence,

Que les papiers tombaient des mains.

Frappé de ces charmes soudains

L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.

Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame

Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,

Prit la parole et dit : « À cette rhétorique,

Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,

Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.

La nuit mon emploi dure encor :

Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :

On les laisse en repos ; et leur muet langage

Fait un assez froid personnage. »

Chacun en demeura d’accord.

Cette raison régla la chose.

On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.

En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,

Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

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