« Nous avions pris l’habitude d’aller ensemble sur le rivage, tous les trois – car Félicie venait avec nous. Et là, Annette retirait ses chaussures et ses bas et se mettait à danser sur le sable. Et quand elle se laissait tomber hors d’haleine, elle nous disait ce qu’elle voulait faire et ce qu’elle voulait être plus tard :
« — Vous savez, je serai célèbre. Oui, très célèbre. Je veux avoir des centaines, des milliers de bas de soie, de la soie la plus fine. Et je vivrai dans un appartement magnifique. Tous mes amoureux seront jeunes et beaux, et riches aussi. Et quand je danserai, tout Paris viendra me voir. Les gens crieront, hurleront, s’égosilleront et trépigneront de joie en me voyant danser. Et quand viendra l’hiver, je cesserai de danser. J’irai me reposer au soleil, dans le Midi. Il y a des villas avec des orangers, là-bas. J’en aurai une. Je m’étendrai au soleil sur des coussins en soie et je mangerai des oranges. Quant à toi, Raoul, j’aurai beau être riche et célèbre, je ne t’oublierai jamais. Je te protégerai et je t’aiderai dans ta carrière. Notre Félicie sera ma femme de chambre – non, elle est trop maladroite de ses mains… Regarde-les, tes mains ! Regarde comme elles sont épaisses et grossières.
« À ces mots, Félicie se fâchait, mais Annette continuait de la taquiner.
« — C’est une si grande dame, Félicie… si élégante, si raffinée. C’est une princesse déguisée… ha ! ha !
« — Mon père et ma mère étaient mariés, tu ne peux pas en dire autant des tiens, grognait Félicie d’un ton vindicatif.
« — Oui, et ton père a tué ta mère. Il y a vraiment de quoi se vanter d’être la fille d’un assassin !
« — Ton père a laissé ta mère se pourrir, rétorquait Félicie.
« — Ah ! oui. (Annette devenait songeuse.) Pauvre maman ! Il faut se maintenir forte et en bonne santé. C’est l’essentiel d’être forte et bien portante.
« — Je suis aussi forte qu’un cheval, moi, déclarait Félicie avec fierté.
« Et elle l’était sans aucun doute. Elle était deux fois plus forte que n’importe quelle fille du pensionnat. Et elle n’était jamais malade.
« Mais elle était stupide, vous comprenez, stupide comme une bête. Je me demandais souvent pourquoi elle suivait partout Annette comme elle le faisait. Cette dernière semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Parfois, je pense, elle haïssait réellement Annette et il faut dire qu’Annette n’était pas bonne pour elle. Elle raillait sa lenteur et sa stupidité et elle l’humiliait devant les autres. J’ai vu Félicie le visage blanc de rage. Je craignais parfois de la voir saisir Annette à la gorge et la serrer dans ses mains puissantes jusqu’à l’étrangler. Elle n’avait pas l’esprit assez prompt pour répondre aux railleries d’Annette, mais elle finit par apprendre une riposte qui ne manquait jamais son but. Il lui suffisait de se vanter de sa force physique et de sa bonne santé. Elle avait compris (ce que je savais depuis toujours) qu’Annette enviait sa robuste constitution et elle frappait instinctivement au point faible de l’armure de son ennemie.
« Un jour, Annette vint me trouver toute joyeuse.
« — Raoul, me dit-elle, aujourd’hui nous allons nous amuser aux dépens de cette idiote de Félicie.
« — Que vas-tu faire ?
« — Viens derrière le petit hangar et je vais te le dire.
« Annette avait par hasard mis la main sur un certain livre. Il y en avait une partie qu’elle ne comprenait pas et, à vrai dire, le sujet était bien trop ardu pour elle. Il s’agissait d’un ouvrage ancien sur l’hypnotisme.
« — Un objet brillant, dit-on. Le bouton en cuivre au pied de mon lit ; on peut le faire tourner. Je l’ai fait regarder à Félicie hier soir. « Regarde-le fixement, je lui ai dit. Ne le quitte pas des yeux. » Et alors, je l’ai fait tourner. Raoul, j’ai eu peur ! Ses yeux avaient l’air si drôle – si drôles ! « Félicie, tu feras ce que je le commande, toujours », je lui ai dit. « Je ferai ce que tu me commanderas, Annette, toujours », elle a répondu. Et alors, alors j’ai dit : « Demain à midi, tu apporteras une chandelle de suif dans la cour de récréation et tu te mettras à la manger. Et si quelqu’un te pose une question, tu diras que c’est la meilleure galette que tu aies jamais goûtée. » Oh ! Raoul, qu’en dis-tu ?
« — Mais elle ne fera jamais une chose pareille, objectai-je.
« — Le livre dit que si. Ce n’est pas que je le croie vraiment, mais, oh ! Raoul, si le livre dit vrai, ce qu’on va s’amuser !
« Moi aussi, je trouvai l’idée très comique. Nous passâmes le mot à nos camarades et à midi nous étions tous dans la cour de récréation. Et voilà Félicie qui arrive, exacte à une minute près, un morceau de chandelle à la main. Me croirez-vous, messieurs, si je vous dis qu’elle se mit à la grignoter le plus sérieusement du monde ? Nous en étions malades de rire ! De temps en temps, un enfant ou un autre s’approchait d’elle et lui disait gravement : « C’est bon, ce que tu manges là, n’est-ce pas, Félicie ? » Et elle répondait : « Mais oui, c’est la meilleure galette que j’aie jamais goûtée. » Et alors nous éclations de rire. Nous finîmes par rire si fort que le bruit sembla faire prendre conscience à Félicie de ce qu’elle était en train de faire. Elle cligna des yeux avec un air perplexe et regarda successivement la chandelle et notre petit groupe. Elle passa sa main sur son front.
« — Mais qu’est-ce que je fais ici ? murmura-t-elle.
« — Tu es en train de manger une chandelle ! criâmes-nous.
« — C’est moi qui t’ai fait faire ça. Oui, c’est moi ! s’exclama Annette, exécutant devant elle un pas de danse.
« Félicie écarquilla les yeux un moment, puis elle marcha lentement sur Annette.
« — Ainsi c’est toi… c’est toi qui m’as ridiculisée ? Je crois me rappeler maintenant. Ah ! je te tuerai pour la peine.
« Elle parlait sur un ton tout à fait calme, mais Annette recula soudain devant elle et vint se cacher derrière moi.
« — Protège-moi, Raoul ! J’ai peur de Félicie. Ce n’était qu’une plaisanterie, Félicie, une simple plaisanterie.
« — Je n’aime pas ces plaisanteries-là, dit Félicie. Tu comprends ? Je te déteste. Je vous déteste tous !
« Elle fondit soudain en larmes et se sauva.
« Je pense qu’Annette fut effrayée par le résultat de son expérience et qu’elle ne chercha pas à la renouveler. Mais à dater de ce jour son ascendant sur Félicie sembla augmenter.
« Félicie, je le crois maintenant, ne cessa jamais de la détester, et pourtant elle ne pouvait pas s’éloigner d’elle. Elle restait attachée à Annette comme un chien Fidèle.
« À quelque temps de là, messieurs, on me trouva un emploi et je ne revins qu’occasionnellement au pensionnat, au cours de mes vacances. Le désir d’Annette de devenir danseuse ne fut pas pris au sérieux, mais elle montra en grandissant de fort bonnes dispositions pour le chant et miss Slater consentit à la faire préparer à la carrière de chanteuse.
« Elle n’était pas paresseuse, Annette. Elle travaillait fiévreusement, sans prendre de repos. Miss Slater fut obligée de l’empêcher de se surmener. Elle me parla d’elle un jour.
« — Tu as toujours eu beaucoup d’affection pour Annette, me dit-elle. Persuade-la de ne pas trop se fatiguer. Depuis quelque temps elle a une petite toux qui ne me plaît pas.
« Peu après, mon travail m’appela très loin de là. Je reçus une ou deux lettres d’Annette au début, puis plus rien. Je restai à l’étranger pendant cinq ans.
« Par le plus grand des hasards, quand je revins à Paris, mon attention fut attirée par une affiche de théâtre sur laquelle était un portrait d’une artiste du nom d’Annette Ravelli. Je la reconnus aussitôt. Le soir même, j’allai au théâtre en question. Annette y chantait en français et en italien. Sur la scène, elle était admirable. La représentation terminée, je me rendis à sa loge. Elle me reçut immédiatement.
« — Raoul ! s’écria-t-elle, tendant vers moi ses mains pâles. Quelle merveilleuse surprise ! Où étais-tu ces années passées ?
« Je le lui aurais dit, mais elle ne tenait pas vraiment à m’écouter.
« — Tu vois, je suis presque arrivée !
« Elle fit de la main un geste circulaire, un geste triomphant, pour me faire admirer sa loge encombrée de bouquets.
« — La bonne miss Slater doit être fière de ta réussite.
« — Cette vieille sorcière ? Non, sûrement pas. Sais-tu qu’elle me destinait au Conservatoire ? Pour donner des récitals devant un public guindé. Merci ! Moi, je suis une artiste. C’est ici, sur une scène de variétés, que je trouve à exprimer ma personnalité.
« À ce moment entra un homme d’un certain âge, aux traits fins, très distingué. D’après son attitude, je compris vite qu’il était le protecteur d’Annette. Il me jeta un regard en coin et Annette lui expliqua :
« — Un ami d’enfance. Il passe par Paris, voit mon portrait sur une affiche, et le voilà !
« L’homme se montra alors d’une parfaite affabilité. En ma présence, il exhiba un bracelet de rubis et de diamants et le passa au poignet d’Annette. Comme je me levais pour prendre congé, elle me jeta un regard de triomphe et murmura :
« — J’ai fait mon chemin, n’est-ce pas ? Tu vois ? Le monde entier m’appartient.
« Mais comme je quittais sa loge, je l’entendis tousser, d’une toux sèche et aiguë. Je savais ce que signifiait cette toux. C’était le cadeau que sa mère lui avait laissé en mourant.
« Je la revis ensuite deux ans plus tard. Elle était allée chercher refuge chez miss Slater. Sa carrière était brisée. Elle était atteinte de tuberculose avancée et les médecins s’accordaient à dire qu’il n’y avait rien à faire.
« Ah ! je ne l’oublierai jamais telle que je la vis alors ! Elle était couchée sous une sorte d’abri dans le jardin. On la faisait rester en plein air jour et nuit. Ses joues étaient creuses et empourprées, ses yeux brillants de fièvre.
« Elle m’accueillit avec une sorte de désespoir qui me fit sursauter.
« — Je suis heureuse de te voir, Raoul. Tu sais ce qu’ils disent… qu’il est possible que je ne guérisse pas. Ils le disent derrière mon dos, tu penses bien. Devant moi, ils essayent de me rassurer et de me consoler. Mais ce n’est pas vrai, Raoul, ce n’est pas vrai ! Je refuse de mourir. Mourir ? Quand j’ai devant moi une vie si belle qui me tend les bras ? C’est la volonté de vivre qui importe. Tous les grands docteurs le disent aujourd’hui. Je ne suis pas de ces faibles qui s’abandonnent. Je me sens déjà infiniment mieux… infiniment mieux, tu m’entends ?
« Elle s’appuya sur son coude pour donner plus de force à ses paroles, puis retomba, en proie à une quinte de toux qui déchirait son corps frêle.
« — Cette toux, ce n’est rien, dit-elle haletante. Et les hémorragies ne m’effraient pas. Je surprendrai les docteurs. C’est la volonté qui compte. Rappelle-toi, Raoul, je vivrai.
« C’était pitoyable, vous comprenez, pitoyable.
« À ce moment, Félicie Bault entra avec un verre de lait chaud sur un plateau. Elle tendit le verre à Annette et la regarda boire avec une expression que je ne pus sonder, mais où il y avait assurément une maligne satisfaction.
« Annette, elle aussi, surprit cette expression. Furieuse, elle jeta le verre par terre où il vola en éclats.
« — Tu la vois ? Voilà comment elle me regarde tout le temps. Elle est heureuse que je sois en train de mourir ! Oui, elle s’en réjouit. Elle qui est forte et bien portante. Regarde-la : jamais un jour de maladie, celle-là. Et tout ça pour rien. À quoi lui sert cette grande carcasse ? Que peut-elle en faire ?
« Félicie s’accroupit pour ramasser les morceaux de verre.
« — Je me moque de ce qu’elle peut dire, dit-elle d’une voix traînante. Qu’est-ce que cela peut faire ? Je suis une fille respectable, moi. Quant à elle, elle connaîtra les flammes du purgatoire avant longtemps. Je suis chrétienne. Je ne dis rien.
« — Tu me détestes ! cria Annette. Tu m’as toujours détestée. Ah ! mais cela n’empêche pas que je peux t’ensorceler. Je peux te faire faire ce que je veux. Vois maintenant, si je te le demandais, tu te mettrais à genoux dans l’herbe devant moi.
« — Vous êtes ridicule, dit Félicie, mal à l’aise.
« — Mais si, tu le feras. Tu vas le faire. Pour me faire plaisir. À genoux ! Je te l’ordonne, moi, Annette. À genoux, Félicie !
« Que ce fût l’effet de sa voix étrangement persuasive, ou pour quelque autre raison plus profonde, toujours est-il que Félicie obéit. Elle tomba lentement à genoux, les bras en croix, avec, sur le visage, une expression absente et stupide.
« Annette rejeta la tête en arrière et se mit à rire, d’un rire bruyant et interminable.
« — Non, mais regarde-la donc, avec sa figure stupide ! Ce qu’elle peut avoir l’air ridicule. Tu peux te relever maintenant, Félicie, merci ! Ce n’est pas la peine de me faire des yeux comme si tu voulais me dévorer. Je suis ta maîtresse. Tu dois faire ce que je te commande.
« Elle se laissa retomber, épuisée, sur ses coussins. Félicie prit son plateau et s’éloigna à pas lents. Elle se retourna une fois sur nous et la rancune qui couvait dans ses yeux me causa une profonde impression.
« Je n’étais pas là quand Annette mourut. Mais ce fut terrible, paraît-il. Elle se cramponna à la vie. Elle se battit contre la mort comme une forcenée. La respiration sifflante, elle répétait sans trêve : « Je ne veux pas mourir, vous m’entendez ? Je ne veux pas mourir, vous m’entendez ? Je ne veux pas mourir. Je veux vivre… vivre… »
« Miss Slater me raconta tout cela quand je vins la voir, six mois plus tard.
« — Mon pauvre Raoul, me dit-elle d’un ton maternel. Tu l’aimais, n’est-ce pas ?
« — Oui. Je l’ai toujours aimée. Mais de quel secours aurais-je pu lui être ? N’en parlons plus. Elle est morte, elle, si brillante, si pleine d’une vie ardente…
« Miss Slater était une femme compréhensive. Elle passa à un autre sujet. Félicie lui causait beaucoup de soucis, me dit-elle. Cette fille avait eu une curieuse sorte de dépression nerveuse et depuis elle se comportait de façon tout à fait surprenante.
« — Tu sais qu’elle apprend le piano, me dit miss Slater après un moment d’hésitation.
« Je l’ignorais et cette nouvelle me causa une vive surprise. Félicie apprenant le piano ! J’aurais mis ma main au feu que cette fille n’aurait pas pu discerner une note d’une autre.
« — Elle a du talent, à ce qu’on prétend, poursuivit miss Slater. Je n’y comprends rien. Je l’ai toujours considérée comme…, enfin, Raoul, tu le sais aussi bien que moi, elle a toujours été stupide.
« J’approuvai de la tête.
« — Elle se conduit si étrangement que je ne sais que penser.
« Quelques minutes plus tard, je gagnai la salle de lecture. Félicie jouait du piano. Elle jouait l’air que j’avais entendu Annette chanter à Paris. Vous comprenez, messieurs, que cela me donna un coup. Et alors, m’ayant entendu approcher, elle s’arrêta et se tourna brusquement vers moi avec des yeux intelligents et malicieux. Un instant, je crus… Non, je ne dirai pas ce que je crus.
« — Tiens ! dit-elle. C’est donc vous, monsieur Raoul.
« Je ne puis décrire la façon dont elle dit ces mots. Pour Annette, je n’avais jamais cessé d’être « Raoul ». Mais, depuis que nous nous étions retrouvés adultes, Félicie m’appelait toujours « monsieur Raoul ». Or, le ton qu’elle avait pris cette fois était différent, comme si le monsieur, légèrement accentué, avait en soi quelque chose d’amusant.
« — Ma parole, Félicie, balbutiai-je, tu parais toute changée aujourd’hui.
« — Vraiment ? dit-elle d’un ton réfléchi. C’est curieux, cela. Mais ne prenez pas un air si grave, Raoul – décidément, je vous appellerai Raoul : n’avons-nous pas joué ensemble étant enfants ? La vie a été faite pour rire. Parlons de cette pauvre Annette – elle qui est morte et enterrée. Est-elle en purgatoire, je me le demande, ou en quel endroit ?
« Et elle fredonna un fragment d’une chanson – pas tout à fait dans le ton, mais les mots attirèrent mon attention.
« — Félicie ! m’écriai-je. Tu parles italien ?
« — Pourquoi pas, Raoul ? (Elle rit de mon étonnement.) Je ne suis peut-être pas si bornée que je fais semblant de l’être.
« — Je ne comprends pas…, commençai-je.
« — Mais je vais vous l’expliquer. Je suis une actrice très douée, bien que personne ne s’en doute. Je peux jouer quantité de rôles – et les jouer tout à fait bien.
« Elle rit et sortit de la pièce en courant avant que j’aie pu l’arrêter.
« Je la revis encore avant de partir. Elle était endormie dans un fauteuil. Elle ronflait très fort. Je m’approchai d’elle et l’observai, fasciné, mais non sans un vague sentiment de répulsion. Elle s’éveilla en sursaut. Ses yeux, voilés et sans vie, rencontrèrent les miens.
« — Monsieur Raoul, murmura-t-elle.
« — Oui, Félicie. Je m’en vais maintenant. Veux-tu jouer encore un peu de piano pour moi avant mon départ ?
« — Moi, jouer du piano ? Vous vous moquez de moi, monsieur Raoul.
« — Tu ne te rappelles donc pas en avoir joué ce matin ?
« Elle secoua la tête.
« — Comment une pauvre fille comme moi saurait-elle jouer du piano ?
« Elle resta silencieuse un instant, comme plongée dans ses pensées, puis me fit signe de venir plus près.
« — Monsieur Raoul, il se passe de drôles de choses dans cette maison. On vous y joue des tours. On change l’heure aux pendules. Oui, oui, je sais ce que je dis. Et tout ça, c’est elle qui le fait.
« — Qui ça, elle ? demandai-je, vivement étonné.
« — Cette Annette. Cette mauvaise fille. Quand elle était vivante, elle n’arrêtait pas de me tourmenter. À présent qu’elle est morte, elle revient me tourmenter encore.
« Je la regardai avec inquiétude. Je voyais maintenant qu’elle était en proie à une terreur extrême. Les yeux lui sortaient de la tête.
« — Elle est mauvaise, celle-là. Elle est mauvaise, je vous le dis. Elle vous prendrait le pain de la bouche, vos vêtements sur votre dos, votre âme dans votre corps…
« Elle m’empoigna soudain par le bras.
« — J’ai peur, je vous le dis… peur ! J’entends sa voix… pas dans mes oreilles, non, pas dans mes oreilles. Ici, dans ma tête… (Elle se frappa le front.) Elle me chassera d’ici… elle me chassera pour de bon et alors qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que je deviendrai ?
« Sa voix s’enfla presque en un hurlement. Ses yeux lançaient des regards terrifiés d’animal aux abois…
« Et soudain elle fit un sourire, un sourire agréable, plein de malice, mais avec quelque chose de plus qui me fit frissonner.
« — Si ça devait en venir là, monsieur Raoul, je suis très forte de mes mains, terriblement forte.
« Je n’avais jamais bien remarqué ses mains auparavant. Je les regardai à ce moment et je ne pus m’empêcher de frémir. De gros doigts de brute et, comme elle l’avait dit, terriblement forts. Je ne peux vous exprimer la nausée qui me prit. C’était avec des mains pareilles que son père avait dû étrangler sa mère…
« Je ne devais plus revoir Félicie Bault. Aussitôt après je partis pour l’étranger, pour l’Amérique du Sud. J’en revins deux ans après sa mort. J’avais lu dans les journaux des détails sur sa vie et sa mort soudaine. J’en ai appris d’autres aujourd’hui en vous écoutant. Félicie 3 et Félicie 4… de celles-là, je ne sais que penser. Elle était douée pour la comédie, vous savez.
Le train ralentit soudain. L’homme se redressa sur son siège et boutonna son pardessus jusqu’au col.
— Comment expliquez-vous cela ? demanda l’avocat, se penchant en avant.
— J’ai du mal à croire…, commença à dire le Rd Parfitt, pour s’interrompre aussitôt.
Le docteur se taisait. Il considérait Raoul Letardeau avec une attention soutenue.