La Curée

II

Aristide Rougon s’abattit sur Paris, au lendemain du 2 Décembre,avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champsde bataille. Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi,où son père venait enfin de pêcher dans l’eau trouble desévénements une recette particulière longtemps convoitée. Lui, jeuneencore, après s’être compromis comme un sot, sans gloire ni profit,avait dû s’estimer heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre.Il accourait, enrageant d’avoir fait fausse route, maudissant laprovince, parlant de Paris avec des appétits de loup, jurant«&|160;qu’il ne serait plus si bête&|160;»&|160;; et le sourireaigu dont il accompagnait ces mots prenait une terriblesignification sur ses lèvres minces.

Il arriva dans les premiers jours de 1852. Il amenait avec luisa femme Angèle, une personne blonde et fade, qu’il installa dansun étroit logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênantdont il avait hâte de se débarrasser. La jeune femme n’avait pasvoulu se séparer de sa fille, la petite Clotilde, une enfant dequatre ans, que le père aurait volontiers laissée à la charge de safamille. Mais il ne s’était résigné au désir d’Angèle qu’à lacondition d’oublier au collège de Plassans leur fils Maxime, ungalopin de onze ans, sur lequel sa grand-mère avait promis deveiller. Aristide voulait avoir les mains libres&|160;; une femmeet une enfant lui semblaient déjà un poids écrasant pour un hommedécidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les reins ouà rouler dans la boue.

Le soir même de son arrivée, pendant qu’Angèle défaisait lesmalles, il éprouva l’âpre besoin de courir Paris, de battre de sesgros souliers de provincial ce pavé brûlant d’où il comptait fairejaillir des millions. Ce fut une vraie prise de possession. Ilmarcha pour marcher, allant le long des trottoirs, comme en paysconquis. Il avait la vision très nette de la bataille qu’il venaitlivrer, et il ne lui répugnait pas de se comparer à un habilecrocheteur de serrures qui, par ruse ou par violence, va prendre sapart de la richesse commune qu’on lui a méchamment refuséejusque-là. S’il avait éprouvé le besoin d’une excuse, il auraitinvoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie deprovince, ses fautes surtout, dont il rendait la société entièreresponsable. Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur quimet enfin ses mains ardentes sur le tapis vert, il était tout à lajoie, une joie à lui, où il y avait des satisfactions d’envieux etdes espérances de fripon impuni. L’air de Paris le grisait, ilcroyait entendre, dans le roulement des voitures, les voix deMacbeth, qui lui criaient&|160;: «&|160;Tu serasriche&|160;!&|160;» Pendant près de deux heures, il alla ainsi derue en rue, goûtant les voluptés d’un homme qui se promène dans sonvice. Il n’était pas revenu à Paris depuis l’heureuse année qu’il yavait passée comme étudiant. La nuit tombait&|160;; son rêvegrandissait dans les clartés vives que les cafés et les magasinsjetaient sur les trottoirs&|160;; il se perdit.

Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu dufaubourg Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitaitune rue voisine, la rue de Penthièvre. Aristide, en venant à Paris,avait surtout compté sur Eugène qui, après avoir été un des agentsles plus actifs du coup d’État, était à cette heure une puissanceocculte, un petit avocat dans lequel naissait un grand hommepolitique. Mais, par une superstition de joueur, il ne voulut pasaller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagnalentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une enviesourde, regardant ses pauvres vêtements encore couverts de lapoussière du voyage, et cherchant à se consoler en reprenant sonrêve de richesse. Ce rêve lui-même était devenu amer. Parti par unbesoin d’expansion, mis en joie par l’activité boutiquière deParis, il rentra, irrité du bonheur qui lui semblait courir lesrues, rendu plus féroce, s’imaginant des luttes acharnées, danslesquelles il aurait plaisir à battre et à duper cette foule quil’avait coudoyé sur les trottoirs. Jamais il n’avait ressenti desappétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates dejouissance.

Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitaitdeux grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrentAristide. Il s’attendait à trouver son frère vautré en plein luxe.Ce dernier travaillait devant une petite table noire. Il secontenta de lui dire, de sa voix lente, avec un sourire&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est toi, je t’attendais.

Aristide fut très aigre. Il accusa Eugène de l’avoir laissévégéter, de ne pas même lui avoir fait l’aumône d’un bon conseil,pendant qu’il pataugeait en province. Il ne devait jamais separdonner d’être resté républicain jusqu’au 2 Décembre&|160;;c’était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avaittranquillement repris sa plume. Quand il eut fini&|160;:

–&|160;Bah&|160;! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu esplein d’avenir.

Il prononça ces mots d’une voix si nette, avec un regard sipénétrant, qu’Aristide baissa la tête, sentant que son frèredescendait au plus profond de son être. Celui-ci continua avec unebrutalité amicale&|160;:

–&|160;Tu viens pour que je te place, n’est-ce pas&|160;? J’aidéjà songé à toi, mais je n’ai encore rien trouvé. Tu comprends, jene puis te mettre n’importe où. Il te faut un emploi où tu fasseston affaire sans danger pour toi ni pour moi… Ne te récrie pas,nous sommes seuls, nous pouvons nous dire certaines choses…

Aristide prit le parti de rire.

–&|160;Oh&|160;! je sais que tu es intelligent, poursuivitEugène, et que tu ne commettrais plus une sottise improductive… Dèsqu’une bonne occasion se présentera, je te caserai. Si d’ici là tuavais besoin d’une pièce de vingt francs, viens me la demander.

Ils causèrent un instant de l’insurrection du Midi, danslaquelle leur père avait gagné sa recette particulière. Eugènes’habillait tout en causant. Dans la rue, au moment de le quitter,il retint son frère un instant encore, il lui dit à voix plusbasse&|160;:

–&|160;Tu m’obligeras en ne battant pas le pavé et en attendanttranquillement chez toi l’emploi que je te promets… Il me seraitdésagréable de voir mon frère faire antichambre.

Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait ungaillard hors ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni safranchise un peu rude&|160;; mais il alla docilement s’enfermer rueSaint-Jacques. Il était venu avec cinq cents francs que lui avaitprêtés le père de sa femme. Les frais du voyage payés, il fit durerun mois les trois cents francs qui lui restaient. Angèle était unegrosse mangeuse&|160;; elle crut, en outre, devoir rafraîchir satoilette de gala par une garniture de rubans mauves. Ce moisd’attente parut interminable à Aristide. L’impatience le brûlait.Lorsqu’il se mettait à la fenêtre, et qu’il sentait sous lui lelabeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeterd’un bond dans la fournaise, pour y pétrir l’or de ses mainsfiévreuses, comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encorevagues qui montaient de la grande cité, ces souffles de l’empirenaissant, où traînaient déjà des odeurs d’alcôves et de tripotsfinanciers, des chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui luiarrivaient lui disaient qu’il était sur la bonne piste, que legibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, lachasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin.Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissaitmerveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaudedont la ville allait être le théâtre.

Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches.Eugène l’accueillit avec brusquerie, lui répétant qu’il nel’oubliait pas, mais qu’il fallait attendre. Il reçut enfin unelettre qui le priait de passer rue de Penthièvre. Il y alla, lecœur battant à grands coups, comme à un rendez-vous d’amour. Iltrouva Eugène devant son éternelle petite table noire, dans lagrande pièce glacée qui lui servait de bureau. Dès qu’il l’aperçut,l’avocat lui tendit un papier, en disant&|160;:

–&|160;Tiens, j’ai reçu ton affaire hier. Tu es nommécommissaire adjoint à l’Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatrecents francs d’appointements.

Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier,croyant que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moinsune place de six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passaiten lui, tourna sa chaise, et, se croisant les bras&|160;:

–&|160;Serais-tu un sot&|160;? demanda-t-il avec quelque colère…Tu fais des rêves de fille, n’est-ce pas&|160;? Tu voudrais habiterun bel appartement, avoir des domestiques, bien manger, dormir dansla soie, te satisfaire tout de suite aux bras de la première venue,dans un boudoir meublé en deux heures… Toi et tes pareils, si nousvous laissions faire, vous videriez les coffres avant même qu’ilsfussent pleins. Eh&|160;! bon Dieu&|160;! aie quelquepatience&|160;! Vois comme je vis, et prends au moins la peine dete baisser pour ramasser une fortune.

Il parlait avec un mépris profond des impatiences d’écolier deson frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plushautes, des désirs de puissance pure&|160;; ce naïf appétit del’argent devait lui paraître bourgeois et puéril. Il continua d’unevoix plus douce, avec un fin sourire&|160;:

–&|160;Certes, tes dispositions sont excellentes, et je n’aigarde de les contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nouscomptons bien choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va,sois tranquille, nous tiendrons table ouverte, et les plus grossesfaims seront satisfaites. C’est encore la méthode la plus commodepour régner… Mais, par grâce, attends que la nappe soit mise, et,si tu m’en crois, donne-toi la peine d’aller chercher toi-même toncouvert à l’office.

Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frèrene le déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à lacolère&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! s’écria-t-il, j’en reviens à ma premièreopinion&|160;: tu es un sot… Eh&|160;! qu’espérais-tu donc, quecroyais-tu donc que j’allais faire de ton illustre personne&|160;?Tu n’as même pas eu le courage de finir ton droit&|160;; tu t’esenterré pendant dix ans dans une misérable place de commis desous-préfecture&|160;; tu m’arrives avec une détestable réputationde républicain que le coup d’État a pu seul convertir… Crois-tuqu’il y ait en toi l’étoffe d’un ministre, avec de pareillesnotes…&|160;? Oh&|160;! je sais, tu as pour toi ton envie farouched’arriver par tous les moyens possibles. C’est une grande vertu,j’en conviens, et c’est à elle que j’ai eu égard en te faisantentrer à la Ville.

Et se levant, mettant la nomination dans les mainsd’Aristide&|160;:

–&|160;Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C’estmoi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer… Tun’auras qu’à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tucomprendras et tu agiras… Maintenant retiens bien ce qu’il me resteà te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sontpossibles. Gagne beaucoup d’argent, je te le permets&|160;;seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je tesupprime.

Cette menace produisit l’effet que ses promesses n’avaient puamener. Toute la fièvre d’Aristide se ralluma à la pensée de cettefortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu’on le lâchaitenfin dans la mêlée, en l’autorisant à égorger les gens, maislégalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux centsfrancs pour attendre la fin du mois.

Puis il resta songeur.

–&|160;Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais enfaire autant… Nous nous gênerions moins.

–&|160;Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.

–&|160;Tu n’auras à t’occuper de rien, je me charge desformalités… Veux-tu t’appeler Sicardot, du nom de tafemme&|160;?

Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musiquedes syllabes&|160;:

–&|160;Sicardot…, Aristide Sicardot… Ma foi, non&|160;; c’estganache et ça sent la faillite.

–&|160;Cherche autre chose alors, dit Eugène.

–&|160;J’aimerais mieux Sicard tout court, reprit l’autre aprèsun silence&|160;; Aristide Sicard…, pas trop mal…, n’est-cepas&|160;? peut-être un peu gai…

Il rêva un instant encore, et, d’un air triomphant&|160;:

–&|160;J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il… Saccard, AristideSaccard&|160;!… avec deux c… Hein&|160;! il y a de l’argent dans cenom-là&|160;; on dirait que l’on compte des pièces de centsous.

Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère enlui disant avec un sourire&|160;:

–&|160;Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner desmillions.

Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l’Hôtel deVille. Il apprit que son frère avait dû user d’un grand crédit pourl’y faire admettre sans les examens d’usage.

Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petitsemployés. Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes dePlassans. Seulement, ils tombaient d’un rêve de fortune subite, etleur vie mesquine leur pesait davantage, depuis qu’ils laregardaient comme un temps d’épreuve dont ils ne pouvaient fixer ladurée. Être pauvre à Paris, c’est être pauvre deux fois. Angèleacceptait la misère avec cette mollesse de femme chlorotique&|160;;elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien couchée à terre,jouant avec sa fille, ne se lamentant qu’à la dernière pièce devingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette pauvreté,dans cette existence étroite, où il tournait comme une bêteenfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles&|160;:son orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaientfurieusement. Son frère réussit à se faire envoyer au Corpslégislatif par l’arrondissement de Plassans, et il souffritdavantage. Il sentait trop la supériorité d’Eugène pour êtresottement jaloux&|160;; il l’accusait de ne pas faire pour lui cequ’il aurait pu faire. À plusieurs reprises, le besoin le forçad’aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque argent.Eugène prêta l’argent, mais en lui reprochant avec rudesse demanquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roiditencore. Il jura qu’il ne demanderait plus un sou à personne, et iltint parole. Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait dupain sec en soupirant. Cet apprentissage acheva la terribleéducation de Saccard. Ses lèvres devinrent plus minces&|160;; iln’eut plus la sottise de rêver ses millions tout haut&|160;; samaigre personne se fit muette, n’exprima plus qu’une volonté,qu’une idée fixe caressée à toute heure. Quand il courait de la rueSaint-Jacques à l’Hôtel de Ville, ses talons éculés sonnaientaigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa redingoterâpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de fouineflairait l’air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse quel’on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortuneet le rêve de son assouvissement.

Vers le commencement de 1853, Aristide Saccard fut nommécommissaire voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cetteaugmentation arrivait à temps&|160;; Angèle dépérissait&|160;; lapetite Clotilde était toute pâle. Il garda son étroit logement dedeux pièces, la salle à manger meublée de noyer, et la chambre àcoucher d’acajou, continuant à mener une existence rigide, évitantla dette, ne voulant mettre les mains dans l’argent des autres quelorsqu’il pourrait les y enfoncer jusqu’aux coudes. Il mentit ainsià ses instincts, dédaigneux des quelques sous qui lui arrivaient enplus, restant à l’affût. Angèle se trouva parfaitement heureuse.Elle s’acheta quelques nippes, mit la broche tous les jours. Ellene comprenait plus rien aux colères muettes de son mari, à sesmines sombres d’homme qui poursuit la solution de quelqueredoutable problème.

Aristide suivait les conseils d’Eugène&|160;: il écoutait et ilregardait. Quand il alla remercier son frère de son avancement,celui-ci comprit la révolution qui s’était opérée en lui&|160;; ille complimenta sur ce qu’il appela sa bonne tenue. L’employé, quel’envie roidissait à l’intérieur, s’était fait souple et insinuant.En quelques mois, il devint un comédien prodigieux. Toute sa verveméridionale s’était éveillée, et il poussait l’art si loin, que sescamarades de l’Hôtel de Ville le regardaient comme un bon garçonque sa proche parenté avec un député désignait à l’avance pourquelque gros emploi. Cette parenté lui attirait également labienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans une sorted’autorité supérieure à son emploi, qui lui permettait d’ouvrircertaines portes et de mettre le nez dans certains cartons, sansque ses indiscrétions parussent coupables. On le vit, pendant deuxans, rôder dans tous les couloirs, s’oublier dans toutes lessalles, se lever vingt fois par jour pour aller causer avec uncamarade, porter un ordre, faire un voyage à travers les bureaux,éternelles promenades qui faisaient dire à ses collègues&|160;:«&|160;Ce diable de Provençal&|160;! il ne peut se tenir enplace&|160;: il a du vif-argent dans les jambes.&|160;» Ses intimesle prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ilsl’accusaient de ne chercher qu’à voler quelques minutes àl’administration. Jamais il ne commit la faute d’écouter auxserrures&|160;; mais il avait une façon carrée d’ouvrir les portes,de traverser les pièces, un papier à la main, l’air absorbé, d’unpas si lent et si régulier, qu’il ne perdait pas un mot desconversations. Ce fut une tactique de génie&|160;; on finit par neplus s’interrompre, au passage de cet employé actif, qui glissaitdans l’ombre des bureaux et qui paraissait si préoccupé de sabesogne. Il eut encore une autre méthode&|160;; il était d’uneobligeance extrême, il offrait à ses camarades de les aider, dèsqu’ils se mettaient en retard dans leur travail, et il étudiaitalors les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux,avec une tendresse recueillie. Mais un de ses péchés mignons fut delier amitié avec les garçons de bureau. Il allait jusqu’à leurdonner des poignées de main. Pendant des heures, il les faisaitcauser, entre deux portes, avec de petits rires étouffés, leurcontant des histoires, provoquant leurs confidences. Ces bravesgens l’adoraient, disaient de lui&|160;: «&|160;En voilà un quin’est pas fier&|160;!&|160;» Dès qu’il y avait un scandale, il enétait informé le premier. C’est ainsi qu’au bout de deux ans,l’Hôtel de Ville n’eut plus de mystères pour lui. Il en connaissaitle personnel jusqu’au dernier des lampistes, et les paperassesjusqu’aux notes des blanchisseuses.

À cette heure, Paris offrait, pour un homme comme AristideSaccard, le plus intéressant des spectacles. L’Empire venait d’êtreproclamé, après ce fameux voyage pendant lequel le prince présidentavait réussi à chauffer l’enthousiasme de quelques départementsbonapartistes. Le silence s’était fait à la tribune et dans lesjournaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, sereposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu’un gouvernementfort la protégeait et lui ôtait jusqu’au souci de penser et derégler ses affaires. La grande préoccupation de la société était desavoir à quels amusements elle allait tuer le temps. Selonl’heureuse expression d’Eugène Rougon, Paris se mettait à table etrêvait gaudriole au dessert. La politique épouvantait, comme unedrogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers lesaffaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leurargent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coinsles trésors oubliés. Il y avait, au fond de la cohue, unfrémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, desrires clairs de femmes, des tintements encore affaiblis devaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l’ordre, dans lapaix aplatie du nouveau règne montaient toutes sortes de rumeursaimables, de promesses dorées et voluptueuses. Il semblait qu’onpassât devant une de ces petites maisons dont les rideauxsoigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, etoù l’on entend l’or sonner sur le marbre des cheminées. L’Empireallait faire de Paris le mauvais lieu de l’Europe. Il fallait àcette poignée d’aventuriers qui venaient de voler un trône, unrègne d’aventures, d’affaires véreuses, de consciences vendues, defemmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans laville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait,timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrieau cabanon des nations pourries et déshonorées.

Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ceflot montant de la spéculation, dont l’écume allait couvrir Parisentier. Il en suivit les progrès avec une attention profonde. Il setrouvait au beau milieu de la pluie chaude d’écus tombant dru surles toits de la cité. Dans ses courses continuelles à traversl’Hôtel de Ville, il avait surpris le vaste projet de latransformation de Paris, le plan de ces démolitions, de ces voiesnouvelles et de ces quartiers improvisés, de cet agio formidablesur la vente des terrains et des immeubles, qui allumait, auxquatre coins de la ville, la bataille des intérêts et leflamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but.Ce fut à cette époque qu’il devint bon enfant. Il engraissa même unpeu, il cessa de courir les rues comme un chat maigre en quêted’une proie. Dans son bureau, il était plus causeur, plus obligeantque jamais. Son frère, auquel il allait rendre des visites enquelque sorte officielles, le félicitait de mettre si heureusementses conseils en pratique. Vers le commencement de 1854, Saccard luiconfia qu’il avait en vue plusieurs affaires, mais qu’il luifaudrait d’assez fortes avances.

–&|160;On cherche, dit Eugène.

–&|160;Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindremauvaise humeur, sans paraître s’apercevoir que son frère refusaitde lui fournir les premiers fonds.

C’étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlaitmaintenant. Son plan était fait&|160;; il le mûrissait chaque jour.Mais les premiers milliers de francs restaient introuvables. Sesvolontés se tendirent davantage&|160;; il ne regarda plus les gensque d’une façon nerveuse et profonde, comme s’il eût cherché unprêteur dans le premier passant venu. Au logis, Angèle continuait àmener sa vie effacée et heureuse. Lui, guettait une occasion, etses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que cetteoccasion tardait à se présenter.

Aristide avait une sœur à Paris. Sidonie Rougon s’était mariée àun clerc d’avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rueSaint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère laretrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuislongtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petitentresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique dubas, située sous son appartement, une boutique étroite etmystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce dedentelles&|160;; il y avait effectivement, dans la vitrine, desbouts de guipure et de la valencienne, pendus sur des tringlesdorées&|160;; mais, à l’intérieur, on eût dit une antichambre, auxboiseries luisantes, sans la moindre apparence de marchandises. Laporte et la vitrine étaient garnies de légers rideaux qui, enmettant le magasin à l’abri des regards de la rue, achevaient delui donner l’air discret et voilé d’une pièce d’attente, s’ouvrantsur quelque temple inconnu. Il était rare qu’on vît entrer unecliente chez Mme&|160;Sidonie&|160;; le plus souventmême, le bouton de la porte était enlevé. Dans le quartier, ellerépétait qu’elle allait elle-même offrir ses dentelles aux femmesriches. L’aménagement de l’appartement lui avait seul fait,disait-elle, louer la boutique et l’entresol qui communiquaient parun escalier caché dans le mur. En effet, la marchande de dentellesétait toujours dehors&|160;; on la voyait dix fois en un joursortir et rentrer, d’un air pressé. D’ailleurs, elle ne s’en tenaitpas au commerce des dentelles&|160;; elle utilisait son entresol,elle l’emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle yavait vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers,bretelles, etc.&|160;; puis on y vit successivement une huilenouvelle pour faire pousser les cheveux, des appareilsorthopédiques, une cafetière automatique, invention brevetée, dontl’exploitation lui donna bien du mal. Lorsque son frère vint lavoir, elle plaçait des pianos, son entresol était encombré de cesinstruments&|160;; il y avait des pianos jusque dans sa chambre àcoucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait avec lepêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses deuxcommerces avec une méthode parfaite&|160;; les clients qui venaientpour les marchandises de l’entresol, entraient et sortaient par uneporte cochère que la maison avait sur la rue Papillon&|160;; ilfallait être dans le mystère du petit escalier pour connaître letrafic en partie double de la marchande de dentelles. À l’entresol,elle se nommait Mme&|160;Touche, du nom de son mari,tandis qu’elle n’avait mis que son prénom sur la porte du magasin,ce qui la faisait appeler généralementMme&|160;Sidonie.

Mme&|160;Sidonie avait trente-cinq ans&|160;; maiselle s’habillait avec une telle insouciance, elle était si peufemme dans ses allures, qu’on l’eût jugée beaucoup plus vieille. Àla vérité, elle n’avait pas d’âge. Elle portait une éternelle robenoire, limée aux plis, fripée et blanchie par l’usage, rappelantces robes d’avocats usées sur la barre. Coiffée d’un chapeau noirqui lui descendait jusqu’au front et lui cachait les cheveux,chaussée de gros souliers, elle trottait par les rues, tenant aubras un petit panier dont les anses étaient raccommodées avec desficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout unmonde. Quand elle l’entrouvrait, il en sortait des échantillons detoutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout despoignées de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l’écritureillisible avec une dextérité particulière. Il y avait en elle ducourtier et de l’huissier. Elle vivait dans les protêts, dans lesassignations, dans les commandements&|160;; quand elle avait placépour dix francs de pommade ou de dentelle, elle s’insinuait dansles bonnes grâces de sa cliente, devenait son homme d’affaires,courait pour elle les avoués, les avocats et les juges. Ellecolportait ainsi des dossiers au fond de son panier pendant dessemaines, se donnant un mal du diable, allant d’un bout de Paris àl’autre, d’un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. Ileût été difficile de dire quel profit elle tirait d’un pareilmétier&|160;; elle le faisait d’abord par un goût instinctif desaffaires véreuses, un amour de la chicane&|160;; puis elle yréalisait une foule de petits bénéfices&|160;: dîners pris à droiteet à gauche, pièces de vingt sous ramassées çà et là. Mais le gainle plus clair était encore les confidences qu’elle recevait partoutet qui la mettaient sur la piste des bons coups et des bonnesaubaines. Vivant chez les autres, dans les affaires des autres,elle était un véritable répertoire vivant d’offres et de demandes.Elle savait où il y avait une fille à marier tout de suite, unefamille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux monsieurqui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des garantiessolides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus délicatesencore&|160;: les tristesses d’une dame blonde que son mari necomprenait pas, et qui aspirait à être comprise&|160;; le secretdésir d’une bonne mère rêvant de placer sa demoiselleavantageusement&|160;; les goûts d’un baron porté sur les petitssoupers et les filles très jeunes. Et elle colportait, avec unsourire pâle, ces demandes et ces offres&|160;; elle faisait deuxlieues pour aboucher les gens&|160;; elle envoyait le baron chez labonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois millefrancs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dameblonde et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elleavait aussi de grandes affaires, des affaires qu’elle pouvaitavouer tout haut, et dont elle rebattait les oreilles des gens quil’approchaient&|160;: un long procès qu’une famille noble ruinéel’avait chargée de suivre, et une dette contractée par l’Angleterrevis-à-vis de la France, du temps des Stuarts, et dont le chiffre,avec les intérêts composés, montait à près de trois milliards.Cette dette de trois milliards était son dada&|160;; elleexpliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout uncours d’histoire, et des rougeurs d’enthousiasme montaient à sesjoues, molles et jaunes d’ordinaire comme de la cire. Parfois,entre une course chez un huissier et une visite à une amie, elleplaçait une cafetière, un manteau de caoutchouc, elle vendait uncoupon de dentelle, elle mettait un piano en location. C’était lemoindre de ses soucis. Puis elle accourait vite à son magasin, oùune cliente lui avait donné rendez-vous pour voir une pièce dechantilly. La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans laboutique, discrète et voilée. Et il n’était pas rare qu’un monsieurentrant par la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même tempsvoir les pianos de Mme&|160;Touche, à l’entresol.

Si Mme&|160;Sidonie ne faisait pas fortune, c’étaitqu’elle travaillait souvent par amour de l’art. Aimant laprocédure, oubliant ses affaires pour celles des autres, elle selaissait dévorer par les huissiers, ce qui, d’ailleurs, luiprocurait des jouissances que connaissent seuls les gensprocessifs. La femme se mourait en elle&|160;; elle n’était plusqu’un agent d’affaires, un placeur battant à toute heure le pavé deParis, ayant dans son panier légendaire les marchandises les pluséquivoques, vendant de tout, rêvant de milliards, et allant plaiderà la justice de paix, pour une cliente favorite, une contestationde dix francs. Petite, maigre, blafarde, vêtue de cette mince robenoire qu’on eût dit taillée dans la toge d’un plaideur, elles’était ratatinée, et, à la voir filer le long des maisons, onl’eût prise pour un saute-ruisseau déguisé en fille. Son teintavait la pâleur dolente du papier timbré. Ses lèvres souriaientd’un sourire éteint, tandis que ses yeux semblaient nager dans letohu-bohu des négoces, des préoccupations de tout genre dont ellese bourrait la cervelle. D’allures timides et discrètes,d’ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinetde sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme unereligieuse qui, ayant renoncé aux affections de ce monde, a pitiédes souffrances du cœur. Elle ne parlait jamais de son mari, pasplus qu’elle ne parlait de son enfance, de sa famille, de sesintérêts. Il n’y avait qu’une chose qu’elle ne vendait pas, c’étaitelle&|160;; non qu’elle eût des scrupules, mais parce que l’idée dece marché ne pouvait lui venir. Elle était sèche comme une facture,froide comme un protêt, indifférente et brutale au fond comme unrecors.

Saccard, tout frais de sa province, ne put d’abord descendredans les profondeurs délicates des nombreux métiers deMme&|160;Sidonie. Comme il avait fait une année dedroit, elle lui parla un jour des trois milliards, d’un air grave,ce qui lui donna une pauvre idée de son intelligence. Elle vintfouiller les coins du logement de la rue Saint-Jacques, pesa Angèled’un regard, et ne reparut que lorsque ses courses l’appelaientdans le quartier, et qu’elle éprouvait le besoin de remettre lestrois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à l’histoire de ladette anglaise. La courtière enfourchait son dada, faisaitruisseler l’or pendant une heure. C’était la fêlure, dans cetesprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue enmisérables trafics, l’appât magique dont elle grisait avec elle lesplus crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, ellefinissait par parler des trois milliards comme d’une fortunepersonnelle, dans laquelle il faudrait bien que les juges lafissent rentrer tôt ou tard, ce qui jetait une merveilleuse auréoleautour de son pauvre chapeau noir, où se balançaient quelquesviolettes pâlies à des tiges de laiton dont on voyait le métal.Angèle ouvrait des yeux énormes. À plusieurs reprises, elle parlaavec respect de sa belle-sœur à son mari, disant queMme&|160;Sidonie les enrichirait peut-être un jour.Saccard haussait les épaules&|160;; il était allé visiter laboutique et l’entresol du Faubourg-Poissonnière, et n’y avaitflairé qu’une faillite prochaine. Il voulut connaître l’opiniond’Eugène sur leur sœur&|160;; mais celui-ci devint grave et secontenta de répondre qu’il ne la voyait jamais, qu’il la savaitfort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant,comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, ilcrut voir la robe noire de Mme&|160;Sidonie sortir dechez son frère et filer rapidement le long des maisons. Il courut,mais il ne put retrouver la robe noire. La courtière avait une deces tournures effacées qui se perdent dans la foule. Il restasongeur, et ce fut à partir de ce moment qu’il étudia sa sœur avecplus d’attention. Il ne tarda pas à pénétrer le labeur immense dece petit être pâle et vague, dont la face entière semblait loucheret se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était bien du sangdes Rougon. Il reconnut cet appétit de l’argent, ce besoin del’intrigue qui caractérisaient la famille&|160;; seulement, chezelle, grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris oùelle avait dû chercher le matin son pain noir du soir, letempérament commun s’était déjeté pour produire cet hermaphrodismeétrange de la femme devenue être neutre, homme d’affaires etentremetteuse à la fois.

Quand Saccard, après avoir arrêté son plan, se mit en quête despremiers fonds, il songea naturellement à sa sœur. Elle secoua latête, soupira en parlant des trois milliards. Mais l’employé ne luitolérait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu’ellerevenait à la dette des Stuarts&|160;; ce rêve lui semblaitdéshonorer une intelligence si pratique.Mme&|160;Sidonie, qui essuyait tranquillement lesironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées,lui expliqua ensuite avec une grande lucidité qu’il ne trouveraitpas un sou, n’ayant à offrir aucune garantie. Cette conversationavait lieu devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies.Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre lagrille, à gauche, du côté du bureau de poste&|160;; c’était làqu’elle donnait audience à des individus louches et vagues commeelle. Son frère allait la quitter, lorsqu’elle murmura d’un tondésolé&|160;: «&|160;Ah&|160;! si tu n’étais pasmarié&|160;!…&|160;» Cette réticence, dont il ne voulut pasdemander le sens complet et exact, rendit Saccard singulièrementrêveur.

Les mois s’écoulèrent, la guerre de Crimée venait d’êtredéclarée. Paris, qu’une guerre lointaine n’émouvait pas, se jetaitavec plus d’emportement dans la spéculation et les filles. Saccardassistait, en se rongeant les poings, à cette rage croissante qu’ilavait prévue. Dans la forge géante, les marteaux qui battaient l’orsur l’enclume lui donnaient des secousses de colère etd’impatience. Il y avait en lui une telle tension de l’intelligenceet de la volonté, qu’il vivait dans un songe, en somnambule sepromenant au bord des toits sous le fouet d’une idée fixe. Aussifut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle malade etcouchée. Sa vie d’intérieur, d’une régularité d’horloge, sedérangeait, ce qui l’exaspéra comme une méchanceté calculée de ladestinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement&|160;; elle avaitpris un froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut trèsinquiet&|160;; il dit au mari, sur le palier, que sa femme avaitune fluxion de poitrine et qu’il ne répondait pas d’elle. Dès lors,l’employé soigna la malade sans colère&|160;; il n’alla plus à sonbureau, il resta près d’elle, la regardant avec une expressionindéfinissable, lorsqu’elle dormait, rouge de fièvre, haletante.Mme&|160;Sidonie, malgré ses travaux écrasants, trouvamoyen de venir chaque soir faire des tisanes, qu’elle prétendaitsouveraines. À tous ses métiers, elle joignait celui d’être unegarde-malade de vocation, se plaisant à la souffrance, aux remèdes,aux conversations navrées qui s’attardent autour des lits demoribonds. Puis, elle paraissait s’être prise d’une tendre amitiépour Angèle&|160;; elle aimait les femmes d’amour, avec millechatteries, sans doute pour le plaisir qu’elles donnent auxhommes&|160;; elle les traitait avec les attentions délicates queles marchandes ont pour les choses précieuses de leur étalage, lesappelait «&|160;ma mignonne, ma toute belle&|160;», roucoulait, sepâmait devant elles, comme un amoureux devant une maîtresse. Bienqu’Angèle fût une sorte dont elle n’espérait rien tirer, elle lacajolait comme les autres, par règle de conduite. Quand la jeunefemme fut au lit, les effusions de Mme&|160;Sidoniedevinrent larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de sondévouement. Son frère la regardait tourner, les lèvres serrées,comme abîmé dans une douleur muette.

Le mal empira. Un soir, le médecin leur avoua que la malade nepasserait pas la nuit. Mme&|160;Sidonie était venue debonne heure, préoccupée, regardant Aristide et Angèle de ses yeuxnoyés où s’allumaient de courtes flammes. Quand le médecin futparti, elle baissa la lampe, un grand silence se fit. La mortentrait lentement dans cette chambre chaude et moite, où larespiration irrégulière de la moribonde mettait le tic-tac casséd’une pendule qui se détraque. Mme&|160;Sidonie avaitabandonné les potions, laissant le mal faire son œuvre. Elles’était assise devant la cheminée, auprès de son frère, quitisonnait d’une main fiévreuse, en jetant sur le lit des coupsd’œil involontaires. Puis, comme énervé par cet air lourd, par cespectacle lamentable, il se retira dans la pièce voisine. On yavait enfermé la petite Clotilde, qui jouait à la poupée, trèssagement, sur un bout de tapis. Sa fille lui souriait, lorsqueMme&|160;Sidonie, se glissant derrière lui, l’attiradans un coin, parlant à voix basse. La porte était restée ouverte.On entendait le râle léger d’Angèle.

–&|160;Ta pauvre femme… sanglota la courtière, je crois que toutest bien fini. Tu as entendu le médecin&|160;?

Saccard se contenta de baisser lugubrement la tête.

–&|160;C’était une bonne personne, continua l’autre, parlantcomme si Angèle fût déjà morte. Tu pourras trouver des femmes plusriches, plus habituées au monde&|160;; mais tu ne trouveras jamaisun pareil cœur.

Et comme elle s’arrêtait, s’essuyant les yeux, semblant chercherune transition&|160;:

–&|160;Tu as quelque chose à me dire&|160;? demanda nettementSaccard.

–&|160;Oui, je me suis occupée de toi, pour la chose que tusais, et je crois avoir découvert… Mais dans un pareil moment…Vois-tu, j’ai le cœur brisé.

Elle s’essuya encore les yeux. Saccard la laissa fairetranquillement, sans dire un mot. Alors elle se décida.

–&|160;C’est une jeune fille qu’on voudrait marier tout desuite, dit-elle. La chère enfant a eu un malheur. Il y a une tantequi ferait un sacrifice…

Elle s’interrompait, elle geignait toujours, pleurant sesphrases, comme si elle eût continué à plaindre la pauvre Angèle.C’était une façon d’impatienter son frère et de le pousser à laquestionner, pour ne pas avoir toute la responsabilité de l’offrequ’elle venait lui faire. L’employé fut pris en effet d’une sourdeirritation.

–&|160;Voyons, achève&|160;! dit-il. Pourquoi veut-on mariercette jeune fille&|160;?

–&|160;Elle sortait de pension, reprit la courtière d’une voixdolente, un homme l’a perdue, à la campagne, chez les parents d’unede ses amies. Le père vient de s’apercevoir de la faute. Il voulaitla tuer. La tante, pour sauver la chère enfant, s’est faitecomplice, et à elles deux, elles ont conté une histoire au père,elles lui ont dit que le coupable était un honnête garçon qui nedemandait qu’à réparer son égarement d’une heure.

–&|160;Alors, dit Saccard d’un ton surpris et comme fâché,l’homme de la campagne va épouser la jeune fille&|160;?

–&|160;Non, il ne peut pas, il est marié.

Il y eut un silence. Le râle d’Angèle sonnait plusdouloureusement dans l’air frissonnant. La petite Clotilde avaitcessé de jouer&|160;; elle regardait Mme&|160;Sidonie etson père, de ses grands yeux d’enfant songeur, comme si elle eûtcompris leurs paroles. Saccard se mit à poser des questionsbrèves&|160;:

–&|160;Quel âge a la jeune fille&|160;?

–&|160;Dix-neuf ans.

–&|160;La grossesse date&|160;?

–&|160;De trois mois. Il y aura sans doute une faussecouche.

–&|160;Et la famille est riche et honorable&|160;?

–&|160;Vieille bourgeoisie. Le père a été magistrat. Fort bellefortune.

–&|160;Quel serait le sacrifice de la tante&|160;?

–&|160;Cent mille francs.

Un nouveau silence se fit. Mme&|160;Sidonie nepleurnichait plus&|160;; elle était en affaire, sa voix prenait lesnotes métalliques d’une revendeuse qui discute un marché. Sonfrère, la regardant en dessous, ajouta avec quelquehésitation&|160;:

–&|160;Et toi, que veux-tu&|160;?

–&|160;Nous verrons plus tard, répondit-elle. Tu me rendrasservice à ton tour.

Elle attendit quelques secondes&|160;; et comme il se taisait,elle lui demanda carrément&|160;:

–&|160;Eh bien, que décides-tu&|160;? Ces pauvres femmes sontdans la désolation. Elles veulent empêcher un éclat. Elles ontpromis de livrer demain au père le nom du coupable… Si tu acceptes,je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par uncommissionnaire.

Saccard parut s’éveiller d’un songe&|160;; il tressaillit, il setourna peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cruentendre un léger bruit.

–&|160;Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bienque je ne puis pas…

Mme&|160;Sidonie le regardait fixement, d’un airfroid et dédaigneux. Tout le sang des Rougon, toutes ses ardentesconvoitises lui remontèrent à la gorge. Il prit une carte de visitedans son portefeuille et la donna à sa sœur, qui la mit sousenveloppe, après avoir raturé l’adresse avec soin. Elle descenditensuite. Il était à peine neuf heures.

Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitresglacées. Il s’oublia jusqu’à battre la retraite sur le verre, dubout des doigts. Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbresau-dehors s’entassaient en masses si étranges, qu’il éprouva unmalaise, et machinalement il revint dans la pièce où Angèle semourait. Il l’avait oubliée, il éprouva une secousse terrible en laretrouvant levée à demi sur ses oreillers&|160;; elle avait lesyeux grands ouverts, un flot de vie semblait être remonté à sesjoues et à ses lèvres. La petite Clotilde, tenant toujours sapoupée, était assise sur le bord de la couche&|160;; dès que sonpère avait eu le dos tourné, elle s’était vite glissée dans cettechambre, dont on l’avait écartée, et où la ramenaient sescuriosités joyeuses d’enfant. Saccard, la tête pleine de l’histoirede sa sœur, vit son rêve à terre. Une affreuse pensée dut luiredans ses yeux. Angèle, prise d’épouvante, voulut se jeter au fonddu lit, contre le mur&|160;; mais la mort venait, ce réveil dansl’agonie était la clarté suprême de la lampe qui s’éteint. Lamoribonde ne put bouger&|160;; elle s’affaissa, elle continua detenir ses yeux grands ouverts sur son mari, comme pour surveillerses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque résurrectiondiabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la misère,se rassura en voyant que la malheureuse n’avait pas une heure àvivre. Il n’éprouva plus qu’un malaise intolérable. Les yeuxd’Angèle disaient qu’elle avait entendu la conversation de son mariavec Mme&|160;Sidonie, et qu’elle craignait qu’il nel’étranglât, si elle ne mourait pas assez vite. Et il y avaitencore, dans ses yeux, l’horrible étonnement d’une nature douce etinoffensive s’apercevant, à la dernière heure, des infamies de cemonde, frissonnant à la pensée des longues années passées côte àcôte avec un bandit. Peu à peu, son regard devint plus doux&|160;;elle n’eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en songeant àla lutte acharnée qu’il livrait depuis si longtemps à la fortune.Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un silong reproche, s’appuyait aux meubles, cherchait des coins d’ombre.Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendaitfou, il s’avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fitsigne de ne pas parler. Et elle le regardait toujours de cet aird’angoisse épouvantée, auquel se mêlait maintenant une promesse depardon. Alors il se pencha pour prendre Clotilde entre ses bras etl’emporter dans l’autre chambre. Elle le lui défendit encore, d’unmouvement de lèvres. Elle exigeait qu’il restât là. Elle s’éteignitdoucement, sans le quitter du regard, et à mesure qu’il pâlissait,ce regard prenait plus de douceur. Elle pardonna au dernier soupir.Elle mourut comme elle avait vécu, mollement, s’effaçant dans lamort, après s’être effacée dans la vie. Saccard demeura frissonnantdevant ces yeux de morte, restés ouverts, et qui continuaient à lepoursuivre dans leur immobilité. La petite Clotilde berçait sapoupée sur un bord du drap, doucement, pour ne pas réveiller samère.

Quand Mme&|160;Sidonie remonta, tout était fini. D’uncoup de doigt, en femme habituée à cette opération, elle ferma lesyeux d’Angèle, ce qui soulagea singulièrement Saccard. Puis, aprèsavoir couché la petite, elle fit, en un tour de main, la toilettede la chambre mortuaire. Lorsqu’elle eut allumé deux bougies sur lacommode, et tiré soigneusement le drap jusqu’au menton de la morte,elle jeta autour d’elle un regard de satisfaction, et s’allongea aufond d’un fauteuil, où elle sommeilla jusqu’au petit jour. Saccardpassa la nuit dans la pièce voisine, à écrire des lettres defaire-part. Il s’interrompait par moments, s’oubliait, alignait descolonnes de chiffres sur des bouts de papier.

Le soir de l’enterrement, Mme&|160;Sidonie emmenaSaccard à son entresol. Là furent prises de grandes résolutions.L’employé décida qu’il enverrait la petite Clotilde à un de sesfrères, Pascal Rougon, un médecin de Plassans, qui vivait engarçon, dans l’amour de la science, et qui plusieurs fois lui avaitoffert de prendre sa nièce avec lui, pour égayer sa maisonsilencieuse de savant. Mme&|160;Sidonie lui fit ensuitecomprendre qu’il ne pouvait habiter plus longtemps la rueSaint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un appartementélégamment meublé, aux environs de l’Hôtel de Ville&|160;; elletâcherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise,pour que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier dela rue Saint-Jacques, il serait vendu, afin d’effacer jusqu’auxdernières senteurs du passé. Il en emploierait l’argent à s’acheterun trousseau et des vêtements convenables. Trois jours après,Clotilde était remise entre les mains d’une vieille dame qui serendait justement dans le Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, lajoue vermeille, comme engraissé en trois journées par les premierssourires de la fortune, occupait au Marais, rue Payenne, dans unemaison sévère et respectable, un coquet logement de cinq pièces, oùil se promenait en pantoufles brodées. C’était le logement d’unjeune abbé, parti subitement pour l’Italie, et dont la servanteavait reçu l’ordre de trouver un locataire. Cette servante étaitune amie de Mme&|160;Sidonie, qui donnait un peu dans lacalotte&|160;; elle aimait les prêtres, de l’amour dont elle aimaitles femmes, par instinct, établissant peut-être certaines parentésnerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. Dès lors,Saccard était prêt&|160;; il composa son rôle avec un artexquis&|160;; il attendit sans sourciller les difficultés et lesdélicatesses de la situation qu’il avait acceptée.

Mme&|160;Sidonie, dans l’affreuse nuit de l’agonied’Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de lafamille Béraud. Le chef, M.&|160;Béraud du Châtel, un grandvieillard de soixante ans, était le dernier représentant d’uneancienne famille bourgeoise, dont les titres remontaient plus hautque ceux de certaines familles nobles. Un de ses ancêtres étaitcompagnon d’Étienne Marcel. En 93, son père mourait sur l’échafaud,après avoir salué la République de tous ses enthousiasmes debourgeois de Paris, dans les veines duquel coulait le sangrévolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicainsde Sparte, rêvant un gouvernement d’entière justice et de sageliberté. Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideuret une sévérité de profession, il donna sa démission de présidentde chambre, en 1851, lors du coup d’État, après avoir refusé defaire partie d’une de ces commissions mixtes qui déshonorèrent lajustice française. Depuis cette époque, il vivait solitaire etretiré dans son hôtel de l’île Saint-Louis, qui se trouvait à lapointe de l’île, presque en face de l’hôtel Lambert. Sa femme étaitmorte jeune. Quelque drame secret, dont la blessure saignaittoujours, dut assombrir encore la figure grave du magistrat. Ilavait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme expira endonnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu’on nommaChristine, fut recueillie par une sœur de M.&|160;Béraud du Châtel,mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent.Mme&|160;Aubertot, qui n’avait pas d’enfant, se pritd’une tendresse maternelle pour Christine, qu’elle éleva auprèsd’elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite à son père, etresta entre ce vieillard silencieux et cette blondine souriante.Renée fut oubliée en pension. Aux vacances, elle emplissait l’hôteld’un tel tapage, que sa tante poussait un grand soupir desoulagement quand elle la reconduisait enfin chez les dames de laVisitation, où elle était pensionnaire depuis l’âge de huit ans.Elle ne sortit du couvent qu’à dix-neuf ans, et ce fut pour allerpasser une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline,qui possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quandelle revint en octobre, la tante Élisabeth s’étonna de la trouvergrave, d’une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffantses sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise dedouleur folle. Dans l’abandon de son désespoir, l’enfant luiraconta une histoire navrante&|160;: un homme de quarante ans,riche, marié, et dont la femme, jeune et charmante, était là,l’avait violentée à la campagne, sans qu’elle sût ni osât sedéfendre. Cet aveu terrifia la tante Élisabeth&|160;; elles’accusa, comme si elle s’était sentie complice&|160;; sespréférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, sielle avait également gardé Renée près d’elle, la pauvre enfantn’aurait pas succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant,dont sa nature tendre exagérait encore la souffrance, elle soutintla coupable&|160;; elle amortit la colère du père, auquel ellesapprirent toutes deux l’horrible vérité par l’excès même de leursprécautions&|160;; elle inventa, dans l’effarement de sasollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui semblait toutarranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le monde desfemmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté honteuxni les conséquences fatales.

Jamais on ne sut comment Mme&|160;Sidonie flairacette bonne affaire. L’honneur des Béraud avait traîné dans sonpanier, avec les protêts de toutes les filles de Paris. Quand elleconnut l’histoire, elle imposa presque son frère, dont la femmeagonisait. La tante Élisabeth finit par croire qu’elle étaitl’obligée de cette dame si douce, si humble, qui se dévouait à lamalheureuse Renée, jusqu’à lui choisir un mari dans sa famille. Lapremière entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dansl’entresol de la rue du Faubourg-Poissonnière. L’employé, qui étaitarrivé par la porte cochère de la rue Papillon, comprit, en voyantvenir Mme&|160;Aubertot par la boutique et le petitescalier, le mécanisme ingénieux des deux entrées. Il fut plein detact et de convenance. Il traita le mariage comme une affaire, maisen homme du monde qui réglerait ses dettes de jeu. La tanteÉlisabeth était beaucoup plus frissonnante que lui&|160;; ellebalbutiait, elle n’osait parler des cent mille francs qu’elle avaitpromis.

Ce fut lui qui entama le premier la question argent, de l’aird’un avoué discutant le cas d’un client. Selon lui, cent millefrancs étaient un apport ridicule pour le mari de mademoiselleRenée. Il appuyait un peu sur ce mot «&|160;mademoiselle&|160;».M.&|160;Béraud du Châtel mépriserait davantage un gendrepauvre&|160;; il l’accuserait d’avoir séduit sa fille pour safortune, peut-être même aurait-il l’idée de faire secrètement uneenquête. Mme&|160;Aubertot, effrayée, effarée par laparole calme et polie de Saccard, perdit la tête et consentit àdoubler la somme, quand il eut déclaré qu’à moins de deux centmille francs, il n’oserait jamais demander Renée, ne voulant pasêtre pris pour un indigne chasseur de dot. La bonne dame partittoute troublée, ne sachant plus ce qu’elle devait penser d’ungarçon qui avait de telles indignations et qui acceptait un pareilmarché.

Cette première entrevue fut suivie d’une visite officielle quela tante Élisabeth fit à Aristide Saccard, à son appartement de larue Payenne. Cette fois, elle venait au nom de M.&|160;Béraud.L’ancien magistrat avait refusé de voir «&|160;cet homme&|160;»,comme il appelait le séducteur de sa fille, tant qu’il ne seraitpas marié avec Renée, à laquelle il avait d’ailleurs égalementdéfendu sa porte. Mme&|160;Aubertot avait de pleinspouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse du luxe del’employé&|160;; elle avait craint que le frère de cetteMme&|160;Sidonie, aux jupes fripées, ne fût un goujat.Il la reçut, drapé dans une délicieuse robe de chambre. C’étaitl’heure où les aventuriers du 2 Décembre, après avoir payé leursdettes, jetaient dans les égouts leurs bottes éculées, leursredingotes blanchies aux coutures, rasaient leur barbe de huitjours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard entraitenfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavaitplus qu’avec des poudres et des parfums inestimables. Il futgalant&|160;; il changea de tactique, se montra d’undésintéressement prodigieux. Quand la vieille dame parla ducontrat, il fit un geste, comme pour dire que peu lui importait.Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il méditait sur cettegrave question, dont dépendait dans l’avenir sa liberté detripoteur d’affaires.

–&|160;Par grâce, dit-il, finissons-en avec cette désagréablequestion d’argent… Mon avis est que mademoiselle Renée doit restermaîtresse de sa fortune et moi maître de la mienne. Le notairearrangera cela.

La tante Élisabeth approuva cette façon de voir&|160;; elletremblait que ce garçon, dont elle sentait vaguement la main defer, ne voulût mettre les doigts dans la dot de sa nièce. Elleparla ensuite de cette dot.

–&|160;Mon frère, dit-elle, a une fortune qui consiste surtouten propriétés et en immeubles. Il n’est pas homme à punir sa filleen rognant la part qu’il lui destinait. Il lui donne une propriétédans la Sologne estimée à trois cent mille francs, ainsi qu’unemaison, située à Paris, qu’on évalue environ à deux cent millefrancs.

Saccard fut ébloui&|160;; il ne s’attendait pas à un telchiffre&|160;; il se tourna à demi pour ne pas laisser voir le flotde sang qui lui montait au visage.

–&|160;Cela fait cinq cent mille francs, continua latante&|160;; mais je ne dois pas vous cacher que la propriété de laSologne ne rapporte que deux pour cent.

Il sourit, il répéta son geste de désintéressement, voulant direque cela ne pouvait le toucher, puisqu’il refusait de s’immiscerdans la fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, uneattitude d’adorable indifférence, distrait, jouant du pied avec sapantoufle, paraissant écouter par pure politesse.Mme&|160;Aubertot, avec sa bonté d’âme ordinaire,parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas leblesser. Elle reprit&|160;:

–&|160;Enfin, je veux faire un cadeau à Renée. Je n’ai pasd’enfant, ma fortune reviendra un jour à mes nièces, et ce n’estpas parce que l’une d’elles est dans les larmes, que je fermeraiaujourd’hui la main. Leurs cadeaux de mariage à toutes deux étaientprêts. Celui de Renée consiste en vastes terrains situés du côté deCharonne, que je crois pouvoir évaluer à deux cent mille francs.Seulement…

Au mot de terrain, Saccard avait eu un léger tressaillement.Sous son indifférence jouée, il écoutait avec une attentionprofonde. La tante Élisabeth se troublait, ne trouvait sans doutepas la phrase, et en rougissant&|160;:

–&|160;Seulement, continua-t-elle, je désire que la propriété deces terrains soit reportée sur la tête du premier enfant de Renée.Vous comprendrez mon intention, je ne veux pas que cet enfantpuisse un jour être à votre charge. Dans le cas où il mourrait,Renée resterait seule propriétaire.

Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annonçaient unegrande préoccupation intérieure. Les terrains de Charonneéveillaient en lui un monde d’idées. Mme&|160;Aubertotcrut l’avoir blessé en parlant de l’enfant de Renée, et ellerestait interdite, ne sachant comment reprendre l’entretien.

–&|160;Vous ne m’avez pas dit dans quelle rue se trouvel’immeuble de deux cent mille francs&|160;? demanda-t-il, enreprenant son ton de bonhomie souriante.

–&|160;Rue de la Pépinière, répondit-elle, presque au coin de larue d’Astorg.

Cette simple phrase produisit sur lui un effet décisif. Il nefut plus maître de son ravissement&|160;; il rapprocha sonfauteuil, et avec sa volubilité provençale, d’une voixcâline&|160;:

–&|160;Chère dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de cemaudit argent&|160;?… Tenez, je veux me confesser en toutefranchise, car je serais au désespoir si je ne méritais pas votreestime. J’ai perdu ma femme dernièrement, j’ai deux enfants sur lesbras, je suis pratique et raisonnable. En épousant votre nièce, jefais une bonne affaire pour tout le monde. S’il vous reste quelquespréventions contre moi, vous me pardonnerez plus tard, lorsquej’aurai séché les larmes de chacun et enrichi jusqu’à mesarrière-neveux. Le succès est une flamme dorée qui purifie tout. Jeveux que M.&|160;Béraud lui-même me tende la main et meremercie…

Il s’oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleurqui perçait par instants sous son air bonhomme. Il mit en avant sonfrère le député, son père le receveur particulier de Plassans. Ilfinit par faire la conquête de la tante Élisabeth, qui voyait avecune joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme, ledrame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en unecomédie presque gaie. Il fut convenu qu’on irait chez le notaire lelendemain.

Dès que Mme&|160;Aubertot se fut retirée, il serendit à l’Hôtel de Ville, y passa la journée à fouiller certainsdocuments connus de lui. Chez le notaire, il éleva une difficulté,il dit que la dot de Renée ne se composant que de biens-fonds, ilcraignait pour elle beaucoup de tracas, et qu’il croyait sage devendre au moins l’immeuble de la rue de la Pépinière pour luiconstituer une rente sur le grand-livre.Mme&|160;Aubertot voulut en référer à M.&|160;Béraud duChâtel, toujours cloîtré dans son appartement. Saccard se remit encourse jusqu’au soir. Il alla rue de la Pépinière, il courut Parisde l’air songeur d’un général à la veille d’une bataille décisive.Le lendemain, Mme&|160;Aubertot dit que M.&|160;Bérauddu Châtel s’en remettait complètement à elle. Le contrat fut rédigésur les bases déjà débattues. Saccard apportait deux cent millefrancs, Renée avait en dot la propriété de la Sologne et l’immeublede la rue de la Pépinière, qu’elle s’engageait à vendre&|160;; enoutre, en cas de mort de son premier enfant, elle restait seulepropriétaire des terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Lecontrat fut établi sur le régime de la séparation des biens quiconserve aux époux l’entière administration de leur fortune. Latante Élisabeth, qui écoutait attentivement le notaire, parutsatisfaite de ce régime dont les dispositions semblaient assurerl’indépendance de sa nièce, en mettant sa fortune à l’abri de toutetentative. Saccard avait un vague sourire, en voyant la bonne dameapprouver chaque clause d’un signe de tête. Le mariage fut fixé auterme le plus court.

Quand tout fut réglé, Saccard alla cérémonieusement annoncer àson frère Eugène son union avec Mlle&|160;Renée Bérauddu Châtel. Ce coup de maître étonna le député. Comme il laissaitvoir sa surprise&|160;:

–&|160;Tu m’as dit de chercher, dit l’employé, j’ai cherché etj’ai trouvé.

Eugène, dérouté d’abord, entrevit alors la vérité. Et d’une voixcharmante&|160;:

–&|160;Allons, tu es un homme habile… Tu viens me demander pourtémoin, n’est-ce pas&|160;? Compte sur moi… S’il le faut, jemènerai à ta noce tout le côté droit du Corps législatif&|160;; çate poserait joliment…

Puis, comme il avait ouvert la porte, d’un ton plusbas&|160;:

–&|160;Dis&|160;?… Je ne veux pas trop me compromettre en cemoment, nous avons une loi fort dure à faire voter… La grossesse,au moins, n’est pas trop avancée&|160;?

Saccard lui jeta un regard si aigu, qu’Eugène se dit enrefermant la porte&|160;: «&|160;Voilà une plaisanterie qui mecoûterait cher, si je n’étais pas un Rougon.&|160;»

Le mariage eut lieu dans l’église Saint-Louis-en-l’Île. Saccardet Renée ne se virent que la veille de ce grand jour. La scène sepassa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse del’hôtel Béraud. Ils s’examinèrent curieusement. Renée, depuis qu’onnégociait son mariage, avait retrouvé son allure d’écervelée, satête folle. C’était une grande fille, d’une beauté exquise etturbulente, qui avait poussé librement dans ses caprices depensionnaire. Elle trouva Saccard petit, laid, mais d’une laideurtourmentée et intelligente qui ne lui déplut pas&|160;; il fut,d’ailleurs, parfait de ton et de manières. Lui, fit une légèregrimace en l’apercevant&|160;; elle lui sembla sans doute tropgrande, plus grande que lui. Ils échangèrent quelques paroles sansembarras. Si le père s’était trouvé là, il aurait pu croire, eneffet, qu’ils se connaissaient depuis longtemps, qu’ils avaientderrière eux quelque faute commune. La tante Élisabeth, présente àl’entrevue, rougissait pour eux.

Le lendemain du mariage, dont la présence d’Eugène Rougon, misen vue par un récent discours, fit un événement dans l’îleSaint-Louis, les deux nouveaux époux furent enfin admis en présencede M.&|160;Béraud du Châtel. Renée pleura en retrouvant son pèrevieilli, plus grave et plus morne. Saccard, que rien jusque-làn’avait décontenancé, fut glacé par la froideur et le demi-jour del’appartement, par la sévérité triste de ce grand vieillard, dontl’œil perçant lui sembla fouiller sa conscience jusqu’au fond.L’ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, commepour lui dire qu’il lui pardonnait, et se tournant vers songendre&|160;:

–&|160;Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoupsouffert. Je compte que vous nous ferez oublier vos torts.

Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant. Ilpensait que si M.&|160;Béraud du Châtel n’avait pas plié sous ladouleur tragique de la honte de Renée, il aurait d’un regard, d’uneffort, mis à néant les manœuvres de Mme&|160;Sidonie.Celle-ci, après avoir rapproché son frère de la tante Élisabeth,s’était prudemment effacée. Elle n’était pas même venue au mariage.Il se montra très rond avec le vieillard, ayant lu dans son regardune surprise à voir le séducteur de sa fille petit, laid, âgé dequarante ans. Les nouveaux mariés furent obligés de passer lespremières nuits à l’hôtel Béraud. On avait, depuis deux mois,éloigné Christine, pour que cette enfant de quatorze ans nesoupçonnât rien du drame qui se passait dans cette maison calme etdouce comme un cloître. Lorsqu’elle revint, elle resta toutinterdite devant le mari de sa sœur, qu’elle trouva, elle aussi,vieux et laid. Renée seule ne paraissait pas trop s’apercevoir del’âge ni de la figure chafouine de son mari. Elle le traitait sansmépris comme sans tendresse, avec une tranquillité absolue, oùperçait seulement parfois une pointe d’ironique dédain. Saccard secarrait, se mettait chez lui, et réellement, par sa verve, par sarondeur, il gagnait peu à peu l’amitié de tout le monde. Quand ilspartirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans unemaison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M.&|160;Béraud duChâtel n’avait déjà plus d’étonnement, et la petite Christinejouait avec son beau-frère comme avec un camarade. Renée étaitalors enceinte de quatre mois&|160;; son mari allait l’envoyer à lacampagne, comptant mentir ensuite sur l’âge de l’enfant, lorsque,selon les prévisions de Mme&|160;Sidonie, elle fit unefausse couche. Elle s’était tellement serrée pour dissimuler sagrossesse, qui, d’ailleurs, disparaissait sous l’ampleur de sesjupes, qu’elle fut obligée de garder le lit pendant quelquessemaines. Il fut ravi de l’aventure&|160;; la fortune lui étaitenfin fidèle&|160;: il avait fait un marché d’or, une dot superbe,une femme belle à le faire décorer en six mois, et pas la moindrecharge. On lui avait acheté deux cent mille francs son nom pour unfœtus que la mère ne voulut pas même voir. Dès lors, il songea avecamour aux terrains de Charonne. Mais, pour le moment, il accordaittous ses soins à une spéculation qui devait être la base de safortune.

Malgré la grande situation de la famille de sa femme, il nedonna pas immédiatement sa démission d’agent voyer. Il parla detravaux à finir, d’occupations à chercher. En réalité, il voulaitrester jusqu’à la fin sur le champ de bataille où il jouait sonpremier coup de cartes. Il était chez lui, il pouvait tricher plusà son aise.

Le plan de fortune de l’agent voyer était simple et pratique.Maintenant qu’il avait en main plus d’argent qu’il n’en avaitjamais rêvé pour commencer ses opérations, il comptait appliquerses desseins en grand. Il connaissait son Paris sur le bout dudoigt&|160;; il savait que la pluie d’or qui en battait les murstomberait plus dru chaque jour. Les gens habiles n’avaient qu’àouvrir les poches. Lui s’était mis parmi les habiles, en lisantl’avenir dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Ses fonctions luiavaient appris ce qu’on peut voler dans l’achat et la vente desimmeubles et des terrains. Il était au courant de toutes lesescroqueries classiques&|160;: il savait comment on revend pour unmillion ce qui a coûté cinq cent mille francs&|160;; comment onpaie le droit de crocheter les caisses de l’État, qui sourit etferme les yeux&|160;; comment, en faisant passer un boulevard surle ventre d’un vieux quartier, on jongle, aux applaudissements detoutes les dupes, avec les maisons à six étages. Et ce qui, à cetteheure encore trouble, lorsque le chancre de la spéculation n’enétait qu’à la période d’incubation, faisait de lui un terriblejoueur, c’était qu’il en devinait plus long que ses chefs eux-mêmessur l’avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à Paris. Ilavait tant fureté, réuni tant d’indices, qu’il aurait puprophétiser le spectacle qu’offriraient les nouveaux quartiers en1870. Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d’unair singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de luiseul, le touchait profondément.

Deux mois avant la mort d’Angèle, il l’avait menée, un dimanche,aux buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger aurestaurant&|160;; elle était heureuse, lorsque, après une longuepromenade, il l’attablait dans quelque cabaret de la banlieue. Cejour-là, ils dînèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dontles fenêtres s’ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons auxtoits bleuâtres, pareils à des flots pressés emplissant l’immensehorizon. Leur table était placée devant une des fenêtres. Cespectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fitapporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, ilétait d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement,redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’oùsortait la voix profonde des foules. On était à l’automne&|160;; laville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait, d’un gris doux ettendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à delarges feuilles de nénuphars nageant sur un lac&|160;; le soleil secouchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fondss’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une roséed’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de laMadeleine et des Tuileries. C’était comme le coin enchanté d’unecité des&|160;Mille et une Nuits,&|160;aux arbresd’émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vintun moment où le rayon qui glissait entre deux nuages fut siresplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondrecomme un lingot d’or dans un creuset.

&|160;

–&|160;Oh&|160;! vois, dit Saccard, avec un rire d’enfant, ilpleut des pièces de vingt francs dans Paris&|160;!

Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là den’être pas faciles à ramasser. Mais son mari s’était levé, ets’accoudant sur la rampe de la fenêtre&|160;:

–&|160;C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brillelà-bas&|160;?… Ici, plus à droite, voilà la Madeleine… Un beauquartier, où il y a beaucoup à faire… Ah&|160;! cette fois, tout vabrûler&|160;! Vois-tu&|160;?… On dirait que le quartier bout dansl’alambic de quelque chimiste.

Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu’il avaittrouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, ils’oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèlequi s’était également accoudée à son côté&|160;:

–&|160;Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier va fondre, etil restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remuerontla cuve. Ce grand innocent de Paris&|160;! vois donc comme il estimmense et comme il s’endort doucement&|160;! C’est bête, cesgrandes villes&|160;! Il ne se doute guère de l’armée de piochesqui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de larue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant,s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans àvivre.

Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois legoût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, maisavec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessusdu géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçantironiquement les lèvres.

–&|160;On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n’est qu’unemisère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris enquatre…

Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas,il fit signe de séparer la ville en quatre parts.

–&|160;Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveauboulevard que l’on perce&|160;? demanda sa femme.

–&|160;Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ilsdégagent le Louvre et l’Hôtel de Ville. Jeux d’enfants quecela&|160;! C’est bon pour mettre le public en appétit… Quand lepremier réseau sera fini, alors commencera la grande danse. Lesecond réseau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher lesfaubourgs au premier réseau. Les tronçons agoniseront dans leplâtre… Tiens, suis un peu ma main. Du boulevard du Temple à labarrière du Trône, une entaille&|160;; puis, de ce côté, une autreentaille, de la Madeleine à la plaine Monceau&|160;; et unetroisième entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, uneentaille là, une entaille plus loin, des entailles partout. Parishaché à coups de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent milleterrassiers et maçons, traversé par d’admirables voies stratégiquesqui mettront les forts au cœur des vieux quartiers.

La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dansle vide. Angèle avait un léger frisson, devant ce couteau vivant,ces doigts de fer qui hachaient sans pitié l’amas sans bornes destoits sombres. Depuis un instant, les brumes de l’horizon roulaientdoucement des hauteurs, et elle s’imaginait entendre, sous lesténèbres qui s’amassaient dans les creux, de lointains craquements,comme si la main de son mari eût réellement fait les entailles dontil parlait, crevant Paris d’un bout à l’autre, brisant les poutres,écrasant les moellons, laissant derrière elle de longues etaffreuses blessures de murs croulants. La petitesse de cette main,s’acharnant sur une proie géante, finissait par inquiéter&|160;;et, tandis qu’elle déchirait sans effort les entrailles de l’énormeville, on eût dit qu’elle prenait un étrange reflet d’acier, dansle crépuscule bleuâtre.

–&|160;Il y aura un troisième réseau, continua Saccard, au boutd’un silence, comme se parlant à lui-même&|160;; celui-là est troplointain, je le vois moins. Je n’ai trouvé que peu d’indices… Maisce sera la folie pure, le galop infernal des millions, Paris soûléet assommé&|160;!

Il se tut de nouveau, les yeux fixés ardemment sur la ville, oùles ombres roulaient de plus en plus épaisses. Il devait interrogercet avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la nuit se fit, laville devint confuse, on l’entendit respirer largement, comme unemer dont on ne voit plus que la crête pâle des vagues. Çà et là,quelques murs blanchissaient encore&|160;; et, une à une, lesflammes jaunes des becs de gaz piquèrent les ténèbres, pareilles àdes étoiles s’allumant dans le noir d’un ciel d’orage.

Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mariavait faite au dessert.

–&|160;Ah&|160;! bien, dit-elle avec un sourire, il en est tombéde ces pièces de vingt francs&|160;! Voilà les Parisiens qui lescomptent. Regarde donc les belles piles qu’on aligne à nospieds&|160;!

Elle montrait les rues qui descendent en face des buttesMontmartre, et dont les becs de gaz semblaient empiler sur deuxrangs leurs taches d’or.

–&|160;Et là-bas, s’écria-t-elle, en désignant du doigt unfourmillement d’astres, c’est sûrement la Caisse générale.

Ce mot fit rire Saccard. Ils restèrent encore quelques instantsà la fenêtre, ravis de ce ruissellement de «&|160;pièces de vingtfrancs&|160;», qui finit par embraser Paris entier. L’agent voyer,en descendant de Montmartre, se repentit sans doute d’avoir tantcausé. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas répéterles «&|160;bêtises&|160;» qu’il avait dites&|160;; il voulait,disait-il, être un homme sérieux.

Saccard, depuis longtemps, avait étudié ces trois réseaux derues et de boulevards, dont il s’était oublié à exposer assezexactement le plan devant Angèle. Quand cette dernière mourut, ilne fut pas fâché qu’elle emportât dans la terre ses bavardages desbuttes Montmartre. Là était sa fortune, dans ces fameuses entaillesque sa main avait faites au cœur de Paris, et il entendait nepartager son idée avec personne, sachant qu’au jour du butin il yaurait bien assez de corbeaux planant au-dessus de la villeéventrée. Son premier plan était d’acquérir à bon compte quelqueimmeuble, qu’il saurait à l’avance condamné à une expropriationprochaine, et de réaliser un gros bénéfice, en obtenant une forteindemnité. Il se serait peut-être décidé à tenter l’aventure sansun sou, à acheter l’immeuble à crédit pour ne toucher ensuitequ’une différence, comme à la Bourse, lorsqu’il se remaria,moyennant cette prime de deux cent mille francs qui fixa etagrandit son plan. Maintenant, ses calculs étaient faits&|160;: ilachetait à sa femme, sous le nom d’un intermédiaire, sans paraîtreaucunement, la maison de la rue de la Pépinière, et triplait samise de fonds, grâce à sa science acquise dans les couloirs del’Hôtel de Ville, et à ses bons rapports avec certains personnagesinfluents. S’il avait tressailli, lorsque la tante Élisabeth luiavait indiqué l’endroit où se trouvait la maison, c’est qu’elleétait située au beau milieu du tracé d’une voie dont on ne causaitencore que dans le cabinet du préfet de la Seine. Cette voie, leboulevard Malesherbes l’emportait tout entière. C’était un ancienprojet de Napoléon&|160;Ier&|160;qu’on songeait à mettreà exécution, «&|160;pour donner, disaient les gens graves, undébouché normal à des quartiers perdus derrière un dédale de ruesétroites, sur les escarpements des coteaux qui limitaientParis&|160;». Cette phrase officielle n’avouait naturellement pasl’intérêt que l’empire avait à la danse des écus, à ces déblais età ces remblais formidables qui tenaient les ouvriers en haleine.Saccard s’était permis, un jour, de consulter, chez le préfet, cefameux plan de Paris sur lequel «&|160;une main auguste&|160;»avait tracé à l’encre rouge les principales voies du deuxièmeréseau. Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plusprofondément encore que la main de l’agent voyer. Le boulevardMalesherbes, qui abattait des hôtels superbes, dans les ruesd’Anjou et de la Ville-l’Évêque, et qui nécessitait des travaux deterrassement considérables, devait être troué un des premiers.Quand Saccard alla visiter l’immeuble de la rue de la Pépinière, ilsongea à cette soirée d’automne, à ce dîner qu’il avait fait avecAngèle sur les buttes Montmartre, et pendant lequel il était tombé,au soleil couchant, une pluie si drue de louis d’or sur le quartierde la Madeleine. Il sourit&|160;; il pensa que le nuage radieuxavait crevé chez lui, dans sa cour, et qu’il allait ramasser lespièces de vingt francs.

Tandis que Renée, installée luxueusement dans l’appartement dela rue de Rivoli, au milieu de ce Paris nouveau dont elle allaitêtre une des reines, méditait ses futures toilettes et s’essayait àsa vie de grande mondaine, son mari soignait dévotement sa premièregrande affaire. Il lui achetait d’abord la maison de la rue de laPépinière, grâce à l’intermédiaire d’un certain Larsonneau, qu’ilavait rencontré furetant comme lui dans les bureaux de l’Hôtel deVille, mais qui avait eu la bêtise de se laisser surprendre, unjour qu’il visitait les tiroirs du préfet. Larsonneau s’étaitétabli agent d’affaires, au fond d’une cour noire et humide du basde la rue Saint-Jacques. Son orgueil, ses convoitises y souffraientcruellement. Il se trouvait au même point que Saccard avant sonmariage&|160;; il avait, disait-il, inventé, lui aussi, «&|160;unemachine à pièces de cent sous&|160;»&|160;; seulement les premièresavances lui manquaient pour tirer parti de son invention. Ils’entendit à demi-mot avec son ancien collègue, et il travailla sibien, qu’il eut la maison pour cent cinquante mille francs. Renée,au bout de quelques mois, avait déjà de gros besoins d’argent. Lemari n’intervint que pour autoriser sa femme à vendre. Quand lemarché fut conclu, elle le pria de placer en son nom cent millefrancs qu’elle lui remit en toute confiance, pour le toucher sansdoute et lui faire fermer les yeux sur les cinquante mille francsqu’elle gardait en poche. Il sourit d’un air fin&|160;; il entraitdans ses calculs qu’elle jetât l’argent par les fenêtres&|160;; cescinquante mille francs, qui allaient disparaître en dentelles et enbijoux, devaient lui rapporter, à lui, le cent pour cent. Il poussal’honnêteté, tant il était satisfait de sa première affaire,jusqu’à placer réellement les cent mille francs de Renée et à luiremettre les titres de rente. Sa femme ne pouvait les aliéner, ilétait certain de les retrouver au nid, s’il en avait jamaisbesoin.

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–&|160;Ma chère, ce sera pour vos chiffons, dit-ilgalamment.

Quand il posséda la maison, il eut l’habileté, en un mois, de lafaire revendre deux fois à des prête-noms, en grossissant chaquefois le prix d’achat. Le dernier acquéreur ne la paya pas moins detrois cent mille francs. Pendant ce temps, Larsonneau, qui seulparaissait à titre de représentant des propriétaires successifs,travaillait les locataires. Il refusait impitoyablement derenouveler les baux, à moins qu’on ne consentît à des augmentationsformidables de loyer. Les locataires, qui avaient vent del’expropriation prochaine, étaient au désespoir&|160;; ilsfinissaient par accepter l’augmentation, surtout lorsque Larsonneauajoutait, d’un air conciliant, que cette augmentation seraitfictive pendant les cinq premières années. Quant aux locataires quifirent les méchants, ils furent remplacés par des créaturesauxquelles on donna le logement pour rien et qui signèrent tout cequ’on voulut&|160;; là, il y eut double bénéfice&|160;: le loyerfut augmenté, et l’indemnité réservée au locataire pour son baildut revenir à Saccard. Mme&|160;Sidonie voulut aider sonfrère, en établissant dans une des boutiques du rez-de-chaussée undépôt de pianos. Ce fut à cette occasion que Saccard et Larsonneau,pris de fièvre, allèrent un peu loin&|160;: ils inventèrent deslivres de commerce, ils falsifièrent des écritures, pour établir lavente des pianos sur un chiffre énorme. Pendant plusieurs nuits,ils griffonnèrent ensemble. Ainsi travaillée, la maison tripla devaleur. Grâce au dernier acte de vente, grâce aux augmentations deloyer, aux faux locataires et au commerce deMme&|160;Sidonie, elle pouvait être estimée à cinq centmille francs devant la commission des indemnités.

Les rouages de l’expropriation, de cette machine puissante qui,pendant quinze ans, a bouleversé Paris, soufflant la fortune et laruine, sont des plus simples. Dès qu’une voie nouvelle estdécrétée, les agents voyers dressent le plan parcellaire etévaluent les propriétés. D’ordinaire, pour les immeubles, aprèsenquête, ils capitalisent la location totale et peuvent ainsidonner un chiffre approximatif. La commission des indemnités,composée de membres du conseil municipal, fait toujours une offreinférieure à ce chiffre, sachant que les intéressés réclamerontdavantage, et qu’il y aura concession mutuelle. Quand ils nepeuvent s’entendre, l’affaire est portée devant un jury qui seprononce souverainement sur l’offre de la Ville et la demande dupropriétaire ou du locataire exproprié.

Saccard, resté à l’Hôtel de Ville pour le moment décisif, eut uninstant l’impudence de vouloir se faire désigner, lorsque lestravaux du boulevard Malesherbes commencèrent, et d’estimerlui-même sa maison. Mais il craignit de paralyser par là soninfluence sur les membres de la commission des indemnités. Il fitchoisir un de ses collègues, un jeune homme doux et souriant, nomméMichelin, et dont la femme, d’une adorable beauté, venait parfoisexcuser son mari auprès de ses chefs, lorsqu’il s’absentait pourcause d’indisposition. Il était indisposé très souvent. Saccardavait remarqué que la jolie Mme&|160;Michelin, qui seglissait si humblement par les portes entrebâillées, était unetoute-puissance&|160;; Michelin gagnait de l’avancement à chacunede ses maladies, il faisait son chemin en se mettant au lit.Pendant une de ses absences, comme il envoyait sa femme presquetous les matins donner de ses nouvelles à son bureau, Saccard lerencontra deux fois sur les boulevards extérieurs, fumant uncigare, de l’air tendre et ravi qui ne le quittait jamais. Cela luiinspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet heureuxménage si ingénieux et si pratique. Il avait l’admiration de toutesles «&|160;machines à pièces de cent sous&|160;» habilementexploitées. Quand il eut fait désigner Michelin, il alla voir sacharmante femme, voulut la présenter à Renée, parla devant elle deson frère le député, l’illustre orateur.Mme&|160;Michelin comprit.

À partir de ce jour, son mari garda pour son collègue sessourires les plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettrele digne garçon dans ses confidences, se contenta de se trouver là,comme par hasard, le jour où il procéda à l’évaluation del’immeuble de la rue de la Pépinière. Il l’aida. Michelin, la têtela plus nulle et la plus vide qu’on pût imaginer, se conforma auxinstructions de sa femme, qui lui avait recommandé de contenterM.&|160;Saccard en toutes choses. Il ne soupçonna rien,d’ailleurs&|160;; il crut que l’agent voyer était pressé de luifaire bâcler sa besogne pour l’emmener au café. Les baux, lesquittances de loyer, les fameux livres deMme&|160;Sidonie passèrent des mains de son collèguesous ses yeux, sans qu’il eût le temps seulement de vérifier leschiffres, que celui-ci énonçait tout haut. Larsonneau était là, quitraitait son complice en étranger.

–&|160;Allez, mettez cinq cent mille francs, finit par direSaccard. La maison vaut davantage… Dépêchons, je crois qu’il va yavoir un mouvement du personnel à l’Hôtel de Ville, et je veux vousen parler pour que vous préveniez votre femme.

L’affaire fut ainsi enlevée. Mais il avait encore des craintes.Il redoutait que ce chiffre de cinq cent mille francs ne parût unpeu gros à la commission des indemnités, pour une maison qui n’envalait notoirement que deux cent mille. La hausse formidable surles immeubles n’avait pas encore eu lieu. Une enquête lui auraitfait courir le risque de sérieux désagréments. Il se rappelaitcette phrase de son frère&|160;: «&|160;Pas de scandale tropbruyant, ou je te supprime&|160;»&|160;; et il savait Eugène hommeà exécuter sa menace. Il s’agissait de rendre aveugles etbienveillants ces messieurs de la commission. Il jeta les yeux surdeux hommes influents dont il s’était fait des amis par la façondont il les saluait dans les corridors, lorsqu’il les rencontrait.Les trente-six membres du conseil municipal étaient choisis avecsoin de la main même de l’empereur, sur la présentation du préfet,parmi les sénateurs, les députés, les avocats, les médecins, lesgrands industriels qui s’agenouillaient le plus dévotement devantle pouvoir&|160;; mais, entre tous, le baron Gouraud etM.&|160;Toutin-Laroche méritaient la bienveillance des Tuileriespar leur ferveur.

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Tout le baron Gouraud tenait dans cette courte biographie&|160;:fait baron par Napoléon&|160;Ier, en récompense debiscuits avariés fournis à la Grande Armée, il avait tour à tourété pair sous Louis&|160;XVIII, sous Charles&|160;X, sousLouis-Philippe, et il était sénateur sous Napoléon&|160;III.C’était un adorateur du trône, des quatre planches doréesrecouvertes de velours&|160;; peu lui importait l’homme qui s’ytrouvait assis. Avec son ventre énorme, sa face de bœuf, son allured’éléphant, il était d’une coquinerie charmante&|160;; il sevendait avec majesté et commettait les plus grosses infamies au nomdu devoir et de la conscience. Mais cet homme étonnait encore pluspar ses vices. Il courait sur lui des histoires qu’on ne pouvaitraconter qu’à l’oreille. Ses soixante-dix-huit ans fleurissaient enpleine débauche monstrueuse. À deux reprises, on avait dû étoufferde sales aventures, pour qu’il n’allât pas traîner son habit brodéde sénateur sur les bancs de la cour d’assises.

M.&|160;Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d’unmélange de suif et de stéarine pour la fabrication des bougies,rêvait le Sénat. Il s’était fait l’inséparable du baronGouraud&|160;; il se frottait à lui, avec l’idée vague que cela luiporterait bonheur. Au fond, il était très pratique, et s’il eûttrouvé un fauteuil de sénateur à acheter, il en aurait âprementdébattu le prix. L’empire allait mettre en vue cette nullité avide,ce cerveau étroit qui avait le génie des tripotages industriels. Ilvendit le premier son nom à une compagnie véreuse, à une de cessociétés qui poussèrent comme des champignons empoisonnés sur lefumier des spéculations impériales. On put voir collée aux murs, àcette époque, une affiche portant en grosses lettres noires cesmots&|160;:&|160;Société générale des ports duMaroc,&|160;et dans laquelle le nom de M.&|160;Toutin-Laroche,avec son titre de conseiller municipal, s’étalait, en tête de listedes membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus les unsque les autres. Ce procédé, dont on a abusé depuis, fitmerveille&|160;; les actionnaires accoururent, bien que la questiondes ports du Maroc fût peu claire et que les braves gens quiapportaient leur argent ne pussent expliquer eux-mêmes à quelleœuvre on allait l’employer. L’affiche parlait superbement d’établirdes stations commerciales le long de la Méditerranée. Depuis deuxans, certains journaux célébraient cette opération grandiose,qu’ils déclaraient plus prospère tous les trois mois. Au conseilmunicipal, M.&|160;Toutin-Laroche passait pour un administrateur depremier mérite&|160;; il était une des fortes têtes de l’endroit,et sa tyrannie aigre sur ses collègues n’avait d’égale que saplatitude dévote devant le préfet. Il travaillait déjà à lacréation d’une grande compagnie financière, le Crédit viticole, unecaisse de prêt pour les vignerons, dont il parlait avec desréticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui lesconvoitises des imbéciles.

Saccard gagna la protection de ces deux personnages, en leurrendant des services, dont il feignit habilement d’ignorerl’importance. Il mit en rapport sa sœur et le baron, alorscompromis dans une histoire des moins propres. Il la conduisit chezlui, sous le prétexte de réclamer son appui en faveur de la chèrefemme, qui pétitionnait depuis longtemps, afin d’obtenir unefourniture de rideaux pour les Tuileries. Mais il advint, quandl’agent voyer les eut laissés ensemble, que ce futMme&|160;Sidonie qui promit au baron de traiter aveccertaines gens, assez maladroits pour ne pas être honorés del’amitié qu’un sénateur avait daigné témoigner à leur enfant, unepetite fille d’une dizaine d’années. Saccard agit lui-même auprèsde M.&|160;Toutin-Laroche&|160;; il se ménagea une entrevue aveclui dans un corridor et mit la conversation sur le fameux Créditviticole. Au bout de cinq minutes, le grand administrateur effaré,stupéfait des choses étonnantes qu’il entendait, prit sans façonl’employé à son bras et le retint pendant une heure dans lecouloir. Saccard lui souffla des mécanismes financiers prodigieuxd’ingéniosité. Quand M.&|160;Toutin-Laroche le quitta, il lui serrala main d’une façon expressive, avec un clignement d’yeuxfranc-maçonnique.

–&|160;Vous en serez, murmura-t-il, il faut que vous ensoyez.

Il fut supérieur dans toute cette affaire. Il poussa la prudencejusqu’à ne pas rendre le baron Gouraud et M.&|160;Toutin-Larochecomplices l’un de l’autre. Il les visita séparément, leur glissa unmot à l’oreille en faveur d’un de ses amis qui allait êtreexproprié, rue de la Pépinière&|160;; il eut bien soin de dire àchacun des deux compères qu’il ne parlerait de cette affaire àaucun autre membre de la commission, que c’était une chose enl’air, mais qu’il comptait sur toute sa bienveillance.

L’agent voyer avait eu raison de craindre et de prendre sesprécautions. Quand le dossier relatif à son immeuble arriva devantla commission des indemnités, il se trouva justement qu’un desmembres habitait la rue d’Astorg et connaissait la maison. Cemembre se récria sur le chiffre de cinq cent mille francs que,selon lui, on devait réduire de plus de moitié. Aristide avait eul’impudence de faire demander sept cent mille francs. Ce jour-là,M.&|160;Toutin-Laroche, d’ordinaire très désagréable pour sescollègues, était d’une humeur plus massacrante encore que decoutume. Il se fâcha, il prit la défense des propriétaires.

–&|160;Nous sommes tous propriétaires, messieurs, criait-il…L’empereur veut faire de grandes choses, ne lésinons pas sur desmisères… Cette maison doit valoir les cinq cent mille francs&|160;;c’est un de nos hommes, un employé de la Ville, qui a fixé cechiffre… Vraiment, on dirait que nous vivons dans la forêt deBondy&|160;; vous verrez que nous finirons par nous soupçonnerentre nous.

Le baron Gouraud, appesanti sur son siège, regardait du coin del’œil, d’un air surpris, M.&|160;Toutin-Laroche jetant feu etflamme en faveur du propriétaire de la rue de la Pépinière. Il eutun soupçon. Mais, en somme, comme cette sortie violente ledispensait de prendre la parole, il se mit à hocher doucement latête, en signe d’approbation absolue. Le membre de la rue d’Astorgrésistait, révolté, ne voulant pas plier devant les deux tyrans dela commission, dans une question où il était plus compétent que cesmessieurs. Ce fut alors que M.&|160;Toutin-Laroche, ayant remarquéles signes approbatifs du baron, s’empara vivement du dossier etdit d’une voix sèche&|160;:

–&|160;C’est bien. Nous éclaircirons vos doutes… Si vous lepermettez, je me charge de l’affaire, et le baron Gouraud feral’enquête avec moi.

–&|160;Oui, oui, dit gravement le baron, rien de louche ne doitentacher nos décisions.

Le dossier avait déjà disparu dans les vastes poches deM.&|160;Toutin-Laroche. La commission dut s’incliner. Sur le quai,comme ils sortaient, les deux compères se regardèrent sans rire.Ils se sentaient complices, ce qui redoublait leur aplomb. Deuxesprits vulgaires eussent provoqué une explication&|160;; euxcontinuèrent à plaider la cause des propriétaires, comme si on eûtpu les entendre encore, et à déplorer l’esprit de méfiance qui seglissait partout. Au moment où ils allaient se quitter&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’oubliais, mon cher collègue, dit le baronavec un sourire, je pars tout à l’heure pour la campagne. Vousseriez bien aimable d’aller faire sans moi cette petite enquête… Etsurtout ne me vendez pas, ces messieurs se plaignent de ce que jeprends trop de vacances.

–&|160;Soyez tranquille, répondit M.&|160;Toutin-Laroche, jevais de ce pas rue de la Pépinière.

Il rentra tranquillement chez lui, avec une pointe d’admirationpour le baron, qui dénouait si joliment les situations délicates.Il garda le dossier dans sa poche, et, à la séance suivante, ildéclara, d’un ton péremptoire, au nom du baron et au sien, qu’entrel’offre de cinq cent mille francs et la demande de sept cent millefrancs, il fallait prendre un moyen terme et accorder six centmille francs. Il n’y eut pas la moindre opposition. Le membre de larue d’Astorg, qui avait réfléchi sans doute, dit avec une grandebonhomie qu’il s’était trompé&|160;: il avait cru qu’il s’agissaitde la maison voisine.

Ce fut ainsi qu’Aristide Saccard remporta sa première victoire.Il quadrupla sa mise de fonds et gagna deux complices. Une seulechose l’inquiéta&|160;; lorsqu’il voulut anéantir les fameux livresde Mme&|160;Sidonie, il ne les trouva plus. Il courutchez Larsonneau, qui lui avoua carrément qu’il les avait, en effet,et qu’il les gardait. L’autre ne se fâcha pas&|160;; il sembla direqu’il n’avait eu de l’inquiétude que pour ce cher ami, beaucoupplus compromis que lui par ces écritures presque entièrement de samain, mais qu’il était rassuré, du moment où elles se trouvaient ensa possession. Au fond, il eût volontiers étranglé le «&|160;cherami&|160;»&|160;; il se souvenait d’une pièce fort compromettante,d’un inventaire faux, qu’il avait eu la bêtise de dresser, et quidevait être resté dans l’un des registres. Larsonneau, payégrassement, alla monter un cabinet d’affaires rue de Rivoli, où ileut des bureaux meublés avec le luxe d’un appartement de fille.Saccard, après avoir quitté l’Hôtel de Ville, pouvant mettre enbranle un roulement de fonds considérable, se lança dans laspéculation à outrance, tandis que Renée, grisée, folle, emplissaitParis du bruit de ses équipages, de l’éclat de ses diamants, duvertige de sa vie adorable et tapageuse.

Parfois, le mari et la femme, ces deux fièvres chaudes del’argent et du plaisir, allaient dans les brouillards glacés del’île Saint-Louis. Il leur semblait qu’ils entraient dans une villemorte.

L’hôtel Béraud, bâti vers le commencement du dix-septièmesiècle, était une de ces constructions carrées, noires et graves,aux étroites et hautes fenêtres, nombreuses au Marais, et qu’onloue à des pensionnats, à des fabricants d’eau de Seltz, à desentrepositaires de vins et d’alcools. Seulement, il étaitadmirablement conservé. Sur la rue Saint-Louis-en-l’Île, il n’avaitque trois étages, des étages de quinze à vingt pieds de hauteur. Lerez-de-chaussée, plus écrasé, était percé de fenêtres garniesd’énormes barres de fer, s’enfonçant lugubrement dans la sombreépaisseur des murs, et d’une porte arrondie, presque aussi hauteque large, à marteau de fonte, peinte en gros vert et garnie declous énormes qui dessinaient des étoiles et des losanges sur lesdeux vantaux. Cette porte était typique, avec les bornes qui laflanquaient, renversées à demi et largement cerclées de fer. Onvoyait qu’anciennement on avait ménagé le lit d’un ruisseau, aumilieu de la porte, entre les pentes légères du cailloutage duporche&|160;; mais M.&|160;Béraud s’était décidé à boucher ceruisseau en faisant bitumer l’entrée&|160;; ce fut, d’ailleurs, leseul sacrifice aux architectes modernes qu’il accepta jamais. Lesfenêtres des étages étaient garnies de minces rampes de fer forgé,laissant voir leurs croisées colossales à fortes boiseries bruneset à petits carreaux verdâtres. En haut, devant les mansardes, letoit s’interrompait, la gouttière continuait seule son chemin pourconduire les eaux de pluie aux tuyaux de descente. Et ce quiaugmentait encore la nudité austère de la façade, c’était l’absenceabsolue de persiennes et de jalousies, le soleil ne venant enaucune saison sur ces pierres pâles et mélancoliques. Cette façade,avec son air vénérable, sa sévérité bourgeoise, dormaitsolennellement dans le recueillement du quartier, dans le silencede la rue que les voitures ne troublaient guère.

À l’intérieur de l’hôtel, se trouvait une cour carrée, entouréed’arcades, une réduction de la place Royale, dallée d’énormespavés, ce qui achevait de donner à cette maison morte l’apparenced’un cloître. En face du porche, une fontaine, une tête de lion àdemi effacée, et dont on ne voyait plus que la gueule entrouverte,jetait, par un tube de fer, une eau lourde et monotone, dans uneauge verte de mousse, polie sur les bords par l’usure. Cette eauétait glaciale. Des herbes poussaient entre les pavés. L’été, unmince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rareavait blanchi un angle de la façade, au midi, tandis que les troisautres pans, moroses et noirâtres, étaient marbrés de moisissures.Là, au fond de cette cour fraîche et muette comme un puits,éclairée d’un jour blanc d’hiver, on se serait cru à mille lieuesde ce nouveau Paris où flambaient toutes les chaudes jouissances,dans le vacarme des millions.

Les appartements de l’hôtel avaient le calme triste, lasolennité froide de la cour. Desservis par un large escalier àrampe de fer, où les pas et la toux des visiteurs sonnaient commesous une voûte d’église, ils s’étendaient en longues enfilades devastes et hautes pièces, dans lesquelles se perdaient de vieuxmeubles, de bois sombre et trapu&|160;; et le demi-jour n’étaitpeuplé que par les personnages des tapisseries, dont on apercevaitvaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de l’anciennebourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et sans mollesse,des sièges dont le chêne est recouvert à peine d’un peu d’étoupe,des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse desplanches compromettrait singulièrement la frêle existence des robesmodernes. M.&|160;Béraud du Châtel avait choisi son appartementdans la partie la plus noire de l’hôtel, entre la rue et la cour,au premier étage. Il se trouvait là dans un cadre merveilleux derecueillement, de silence et d’ombre. Quand il poussait les portes,traversant la solennité des pièces, de son pas lent et grave, onl’eût pris pour un de ces membres des vieux parlements, dont onvoyait les portraits accrochés aux murs, rentrant chez lui toutsongeur, après avoir discuté et refusé de signer un édit duroi.

Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nidchaud et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coind’adorable enfance, de grand air, de lumière large. Il fallaitmonter une foule de petits escaliers, filer le long de dix à douzecorridors, redescendre, remonter encore, faire un véritable voyage,et l’on arrivait enfin à une vaste chambre, à une sorte debelvédère bâti sur le toit, derrière l’hôtel, au-dessus du quai deBéthune. Elle était en plein midi. La fenêtre s’ouvrait si grande,que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air, tout son bleu,semblait y entrer. Perchée comme un pigeonnier, elle avait delongues caisses de fleurs, une immense volière, et pas un meuble.On avait simplement étalé une natte sur le carreau. C’était la«&|160;chambre des enfants&|160;». Dans tout l’hôtel, on laconnaissait, on la désignait sous ce nom. La maison était sifroide, la cour si humide, que la tante Élisabeth avait redoutépour Christine et Renée ce souffle frais qui tombait desmurs&|160;; maintes fois, elle avait grondé les gamines quicouraient sous les arcades et qui prenaient plaisir à tremper leurspetits bras dans l’eau glacée de la fontaine. Alors, l’idée luiétait venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seulcoin où le soleil entrât et se réjouît, solitaire, depuis bientôtdeux siècles, au milieu des toiles d’araignée. Elle leur donna unenatte, des oiseaux, des fleurs. Les gamines furent enthousiasmées.Pendant les vacances, Renée vivait là, dans le bain jaune de ce bonsoleil, qui semblait heureux de la toilette qu’on avait faite à saretraite et des deux têtes blondes qu’on lui envoyait. La chambredevint un paradis, toute résonnante du chant des oiseaux et dubabil des petites. On la leur avait cédée en toute propriété. Ellesdisaient «&|160;notre chambre&|160;»&|160;; elles étaient chezelles&|160;; elles allaient jusqu’à s’y enfermer à clef pour sebien prouver qu’elles en étaient les uniques maîtresses. Quel coinde bonheur&|160;! Un massacre de joujoux râlait sur la natte, dansle soleil clair.

Et la grande joie de la chambre des enfants était encore levaste horizon. Des autres fenêtres de l’hôtel, on ne voyait, enface de soi, que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, decelle-ci, on apercevait tout ce bout de Seine, tout ce bout deParis qui s’étend de la Cité au pont de Bercy, plat et immense, etqui ressemble à quelque originale cité de Hollande. En bas, sur lequai de Béthune, il y avait des baraques de bois à moitiéeffondrées, des entassements de poutres et de toits crevés, parmilesquels les enfants s’amusaient souvent à regarder courir des ratsénormes, qu’elles redoutaient vaguement de voir grimper le long deshautes murailles. Mais, au-delà, l’enchantement commençait.L’estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédralegothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme unedentelle sous les pieds des passants, se coupaient à angle droit,paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. Enface, les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs duJardin des plantes, verdissaient, s’étalaient jusqu’àl’horizon&|160;: tandis que, de l’autre côté de l’eau, le quaiHenri&|160;IV et le quai de la Rapée alignaient leurs constructionsbasses et inégales, leur rangée de maisons qui, de haut,ressemblaient aux petites maisons de bois et de carton que lesgamines avaient dans des boîtes. Au fond, à droite, le toit ardoiséde la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au milieu,descendant jusqu’à la Seine, les larges berges pavées faisaientdeux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d’unefile de tonneaux, d’un chariot attelé, d’un bateau de bois ou decharbon vidé à terre. Mais l’âme de tout cela, l’âme qui emplissaitle paysage, c’était la Seine, la rivière vivante&|160;; elle venaitde loin, du bord vague et tremblant de l’horizon, elle sortait delà-bas, du rêve, pour couler droit aux enfants, dans sa majestétranquille, dans son gonflement puissant, qui s’épanouissait,s’élargissait en nappe à leurs pieds, à la pointe de l’île. Lesdeux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le pontd’Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de lacontenir, de l’empêcher de monter jusque dans la chambre. Lespetites aimaient la géante, elles s’emplissaient les yeux de sacoulée colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait verselles, comme pour les atteindre, et qu’elles sentaient se fendre etdisparaître à droite et à gauche, dans l’inconnu, avec une douceurde titan dompté. Par les beaux jours, par les matinées de cielbleu, elles se trouvaient ravies des belles robes de laSeine&|160;; c’étaient des robes changeantes qui passaient du bleuau vert, avec mille teintes d’une délicatesse infinie&|160;; onaurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec desruches de satin&|160;; et les bateaux qui s’abritaient aux deuxrives la bordaient d’un ruban de velours noir. Au loin, surtout,l’étoffe devenait admirable et précieuse, comme la gaze enchantéed’une tunique de fée&|160;; après la bande de satin gros vert, dontl’ombre des ponts serrait la Seine, il y avait des plastrons d’or,des pans d’une étoffe plissée couleur de soleil. Le ciel immense,sur cette eau, ces files basses de maisons, ces verdures des deuxparcs, se creusait.

Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà etrapportant du pensionnat des curiosités charnelles, jetait unregard dans l’école de natation des bains Petit, dont le bateau setrouve amarré à la pointe de l’île. Elle cherchait à voir, entreles linges flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, leshommes en caleçon dont on apercevait les ventres nus.

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