La Curée

VII

Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées deprintemps qui ramènent dans Paris le jour bas et l’humidité sale del’hiver, Aristide Saccard descendait de voiture, place duChâteau-d’Eau, et s’engageait, avec quatre autres messieurs, dansla trouée de démolitions que creusait le futur boulevard duPrince-Eugène. C’était une commission d’enquête que le jury desindemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains immeubles,dont les propriétaires n’avaient pu s’entendre à l’amiable avec laVille.

Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de laPépinière. Pour que le nom de sa femme disparût complètement, ilimagina d’abord une vente des terrains et du café-concert.Larsonneau céda le tout à un créancier supposé. L’acte de venteportait le chiffre colossal de trois millions. Ce chiffre étaittellement exorbitant, que la commission de l’Hôtel de Ville,lorsque l’agent d’expropriation, au nom du propriétaire imaginaire,réclama le prix d’achat pour indemnité, ne voulut jamais accorderplus de deux millions cinq cent mille francs, malgré le sourdtravail de M. Michelin et les plaidoyers deM. Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s’attendait àcet échec ; il refusa l’offre, il laissa le dossier allerdevant le jury, dont il faisait justement partie avecM. de Mareuil, par un hasard qu’il devait avoir aidé. Etc’était ainsi qu’il se trouvait chargé, avec quatre de sescollègues, de faire une enquête sur ses propres terrains.

M. de Mareuil l’accompagnait. Sur les trois autresjurés, il y avait un médecin qui fumait un cigare, sans se soucierle moins du monde des plâtras qu’il enjambait, et deux industriels,dont l’un, fabricant d’instruments de chirurgie, avait anciennementtourné la meule dans les rues.

Le chemin où ces messieurs s’engagèrent était affreux. Il avaitplu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue,entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleinesterres molles, où les tombereaux de transport entraient jusqu’auxmoyeux. Aux deux côtés, des pans de murs, crevés par la pioche,restaient debout ; de hautes bâtisses éventrées, montrantleurs entrailles blafardes, ouvraient en l’air leurs cagesd’escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, pareilles auxtiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien n’était pluslamentable que les papiers peints de ces chambres, des carrésjaunes ou bleus qui s’en allaient en lambeaux, indiquant, à unehauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvrespetits cabinets, des trous étroits, où toute une existence d’hommeavait peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans descheminées montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d’unnoir lugubre. Une girouette oubliée grinçait au bord d’une toiture,tandis que des gouttières à demi détachées pendaient, pareilles àdes guenilles. Et la trouée s’enfonçait toujours, au milieu de cesruines, pareille à une brèche que le canon aurait ouverte ; lachaussée, encore à peine indiquée, emplie de décombres, avait desbosses de terre, des flaques d’eau profondes, s’allongeait sous leciel gris, dans la pâleur sinistre de la poussière de plâtre quitombait, et comme bordée de filets de deuil par les rubans noirsdes cheminées.

Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingoteset leurs chapeaux de haute forme, mettaient une singulière notedans ce paysage boueux, d’un jaune sale, où ne passaient que desouvriers blêmes, des chevaux crottés jusqu’à l’échine, des chariotsdont le bois disparaissait sous une croûte de poussière. Ils sesuivaient à la file, sautaient de pierre en pierre, évitant lesmares de fange coulante, parfois enfonçaient jusqu’aux chevilles etjuraient alors en secouant les pieds. Saccard avait parlé d’allerprendre la rue de Charonne, ce qui leur aurait évité cettepromenade dans ces terres défoncées ; mais ils avaientmalheureusement plusieurs immeubles à visiter sur la longue lignedu boulevard ; la curiosité les poussant, ils s’étaientdécidés à passer au beau milieu des travaux. D’ailleurs, ça lesintéressait beaucoup. Ils s’arrêtaient parfois en équilibre sur unplâtras roulé au fond d’une ornière, levaient le nez, s’appelaientpour se montrer un plancher béant, un tuyau de cheminée resté enl’air, une solive tombée sur un toit voisin. Ce coin de villedétruite, au sortir de la rue du Temple, leur semblait tout à faitdrôle.

– C’est vraiment curieux, disait M. de Mareuil.Tenez, Saccard, regardez donc cette cuisine, là-haut ; il yreste une vieille poêle pendue au-dessus du fourneau… Je la voisparfaitement.

Mais le médecin, le cigare aux dents, s’était planté devant unemaison démolie, et dont il ne restait que les pièces durez-de-chaussée, emplies des gravats des autres étages. Un seul pande mur se dressait du tas des décombres ; pour le renverserd’un coup, on l’avait entouré d’une corde, sur laquelle tiraientune trentaine d’ouvriers.

– Ils ne l’auront pas, murmura le médecin. Ils tirent tropà gauche.

Les quatre autres étaient revenus sur leurs pas, pour voirtomber le mur. Et tous les cinq, les yeux tendus, la respirationcoupée, attendaient la chute avec un frémissement de jouissance.Les ouvriers, lâchant, puis se roidissant brusquement,criaient : « Ohé ! hisse ! »

– Ils ne l’auront pas, répétait le médecin.

Puis, au bout de quelques secondes d’anxiété :

– Il remue, il remue, dit joyeusement un desindustriels.

Et quand le mur céda enfin, s’abattit avec un fracasépouvantable, en soulevant un nuage de plâtre, ces messieurs seregardèrent avec des sourires. Ils étaient enchantés. Leursredingotes se couvrirent d’une poussière fine, qui leur blanchitles bras et les épaules.

Maintenant, ils parlaient des ouvriers, en reprenant leur marcheprudente au milieu des flaques. Il n’y en avait pas beaucoup debons. C’étaient tous des fainéants, des mange-tout, et entêtés aveccela, ne rêvant que la ruine des patrons. M. de Mareuil,qui, depuis un instant, regardait avec un frisson deux pauvresdiables perchés au coin d’un toit, attaquant une muraille à coupsde pioche, émit cette idée que ces hommes-là avaient pourtant unfier courage. Les autres s’arrêtèrent de nouveau, levèrent les yeuxvers les démolisseurs en équilibre, courbés, tapant à toutevolée ; ils poussaient les pierres du pied et les regardaienttranquillement s’écraser en bas ; si leur pioche avait porté àfaux, le seul élan de leurs bras les aurait précipités.

– Bah ! c’est l’habitude, dit le médecin en reportantson cigare à ses lèvres. Ce sont des brutes.

Cependant, ils étaient arrivés à un des immeubles qu’ilsdevaient voir. Ils bâclèrent leur travail en un quart d’heure, etreprirent leur promenade. Peu à peu, ils n’avaient plus tantd’horreur pour la boue ; ils marchaient au milieu des mares,abandonnant l’espoir de préserver leurs bottes. Comme ils avaientdépassé la rue Ménilmontant, l’un des industriels, l’ancienrémouleur, devint inquiet. Il examinait les ruines autour de lui,ne reconnaissait plus le quartier. Il disait qu’il avait demeurépar là, il y avait plus de trente ans, à son arrivée à Paris, etque ça lui ferait bien plaisir de retrouver l’endroit. Il furetaittoujours du regard, lorsque la vue d’une maison que la pioche desdémolisseurs avait déjà coupée en deux, l’arrêta net au milieu duchemin. Il en étudia la porte, les fenêtres. Puis, montrant dudoigt un coin de la démolition, tout en haut :

– La voilà, s’écria-t-il, je la reconnais !

– Quoi donc ? demanda le médecin.

– Ma chambre, parbleu ! C’est elle !

C’était au cinquième, une petite chambre qui devait anciennementdonner sur une cour. Une muraille ouverte la montrait toute nue,déjà entamée d’un côté, avec son papier à grands ramages jaunes,dont une large déchirure tremblait au vent. On voyait encore lecreux d’une armoire, à gauche, tapissé de papier bleu. Et il yavait, à côté, le trou d’un poêle, où se trouvait un bout detuyau.

L’émotion prenait l’ancien ouvrier.

– J’y ai passé cinq ans, murmura-t-il. Ça n’allait pas fortdans ce temps-là, mais, c’est égal, j’étais jeune… Vous voyez bienl’armoire ; c’est là que j’ai économisé trois cents francs,sou à sou. Et le trou du poêle, je me rappelle encore le jour où jel’ai creusé. La chambre n’avait pas de cheminée, il faisait unfroid de loup, d’autant plus que nous n’étions pas souventdeux.

– Allons, interrompit le médecin en plaisantant, on ne vousdemande pas des confidences. Vous avez fait vos farces comme lesautres.

– Ça, c’est vrai, continua naïvement le digne homme. Je mesouviens encore d’une repasseuse de la maison d’en face…Voyez-vous, le lit était à droite, près de la fenêtre… Ah ! mapauvre chambre, comme ils me l’ont arrangée !

Il était vraiment très triste.

– Allez donc, dit Saccard, ce n’est pas un mal qu’on jetteces vieilles cambuses-là par terre. On va bâtir à la place debelles maisons de pierres de taille… Est-ce que vous habiteriezencore un pareil taudis ? Tandis que vous pourriez très bienvous loger sur le nouveau boulevard.

– Ça, c’est vrai, répondit de nouveau le fabricant, quiparut tout consolé.

La commission d’enquête s’arrêta encore dans deux immeubles. Lemédecin restait à la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ilsarrivèrent à la rue des Amandiers, les maisons se firent rares, ilsne traversaient plus que de grands enclos, des terrains vagues, oùtraînaient quelques masures à demi écroulées. Saccard semblaitréjoui par cette promenade à travers des ruines. Il venait de serappeler le dîner qu’il avait fait jadis, avec sa première femme,sur les buttes Montmartre, et il se souvenait parfaitement d’avoirindiqué, du tranchant de sa main, l’entaille qui coupait Paris dela place du Château-d’Eau à la barrière du Trône. La réalisation decette prédiction lointaine l’enchantait. Il suivait l’entaille,avec des joies secrètes d’auteur, comme s’il eût donné lui-même lespremiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il sautait lesflaques, en songeant que trois millions l’attendaient sous desdécombres, au bout de ce fleuve de fange grasse.

Cependant, ces messieurs se croyaient à la campagne. La voiepassait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs declôture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Lesverdures étaient d’un vert tendre très délicat. Chacun de cesjardins se creusait, comme un réduit tendu du feuillage desarbustes, avec un bassin étroit, une cascade en miniature, descoins de muraille où étaient peints des trompe-l’œil, des tonnellesen raccourci, des fonds bleuâtres de paysage. Les habitations,éparses et discrètement cachées, ressemblaient à des pavillonsitaliens, à des temples grecs ; et des mousses rongeaient lepied des colonnes de plâtre, tandis que des herbes folles avaientdisjoint la chaux des frontons.

– Ce sont des petites maisons, dit le médecin, avec unclignement d’œil.

Mais comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leurexpliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraitespour leurs parties fines. C’était la mode. Et il reprit :

– On appelait ça des petites maisons. Ce quartier en étaitplein… Il s’y en est passé de fortes, allez !

La commission d’enquête était devenue très attentive. Les deuxindustriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient avecun vif intérêt ces jardins, ces pavillons, auxquels ils nedonnaient pas un coup d’œil avant les explications de leurcollègue. Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le médecineut dit, en voyant une habitation déjà touchée par la pioche, qu’ilreconnaissait la petite maison du comte de Savigny, bien connue parles orgies de ce gentilhomme, toute la commission quitta leboulevard pour aller visiter la ruine. Ils montèrent sur lesdécombres, entrèrent par les fenêtres dans les pièces durez-de-chaussée ; et, comme les ouvriers étaient à déjeuner,ils purent s’oublier là, tout à leur aise. Ils y restèrent unegrande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, lespeintures des dessus de porte, les moulures tourmentées de cesplâtras jaunis par l’âge. Le médecin reconstruisait le logis.

– Voyez-vous, disait-il, cette pièce doit être la salle desfestins. Là, dans cet enfoncement du mur, il y avait certainementun immense divan. Et tenez, je suis même certain qu’une glacesurmontait ce divan ; voilà les pattes de la glace… Oh !c’étaient des coquins qui savaient joliment jouir de lavie !

Ils n’auraient pas quitté ces vieilles pierres quichatouillaient leur curiosité, si Aristide Saccard, prisd’impatience, ne leur avait dit en riant :

– Vous aurez beau chercher, ces dames n’y sont plus… Allonsà nos affaires.

Mais, avant de s’éloigner, le médecin monta sur une cheminée,pour détacher délicatement, d’un coup de pioche, une petite têted’Amour peinte, qu’il mit dans la poche de sa redingote.

Ils arrivèrent enfin au terme de leur course. Les anciensterrains de Mme Aubertot étaient très vastes ;le café-concert et le jardin n’en occupaient guère que la moitié,le reste se trouvait semé de quelques maisons sans importance. Lenouveau boulevard prenait ce grand parallélogramme en écharpe, cequi avait calmé une des craintes de Saccard ; il s’étaitimaginé pendant longtemps que le café-concert seul serait écorné.Aussi Larsonneau avait-il reçu l’ordre de parler très haut, lesbordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur. Ilmenaçait déjà la Ville de se servir d’un récent décret autorisantles propriétaires à ne livrer que le sol nécessaire aux travauxd’utilité publique.

Ce fut l’agent d’expropriation qui reçut ces messieurs. Il lespromena dans le jardin, leur fit visiter le café-concert, leurmontra un dossier énorme. Mais les deux industriels étaientredescendus, accompagnés du médecin, le questionnant encore surcette petite maison du comte de Savigny, dont ils avaient pleinl’imagination. Ils l’écoutaient, la bouche ouverte, plantés tousles trois à côté d’un jeu de tonneau. Et il leur parlait de laPompadour, leur racontait les amours de Louis XV, pendant queM. de Mareuil et Saccard continuaient seulsl’enquête.

– Voilà qui est fait, dit ce dernier en revenant dans lejardin. Si vous le permettez, messieurs, je me chargerai de rédigerle rapport.

Le fabricant d’instruments de chirurgie n’entendit même pas. Ilétait en pleine Régence.

– Quels drôles de temps, tout de même !murmura-t-il.

Puis ils trouvèrent un fiacre, rue de Charonne, et ils s’enallèrent, crottés jusqu’aux genoux, satisfaits de leur promenadecomme d’une partie de campagne. Dans le fiacre, la conversationtourna, ils parlèrent politique, ils dirent que l’empereur faisaitde grandes choses. On n’avait jamais rien vu de pareil à ce qu’ilsvenaient de voir. Cette grande rue toute droite serait superbe,quand on aurait bâti des maisons.

Ce fut Saccard qui rédigea le rapport, et le jury accorda troismillions. Le spéculateur était aux abois, il n’aurait pu attendreun mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et même un peude la cour d’assises. Il donna cinq cent mille francs sur lemillion qu’il devait à son tapissier et à son entrepreneur, pourl’hôtel du parc Monceau. Il combla d’autres trous, se lança dansdes sociétés nouvelles, assourdit Paris du bruit de ces vrais écusqu’il jetait à la pelle sur les tablettes de son armoire de fer. Lefleuve d’or avait enfin des sources. Mais ce n’était pas encore làune fortune solide, endiguée, coulant d’un jet égal et continu.Saccard, sauvé d’une crise, se trouvait misérable avec les miettesde ses trois millions, disait naïvement qu’il était encore troppauvre, qu’il ne pouvait s’arrêter. Et, bientôt, le sol craqua denouveau sous ses pieds.

Larsonneau s’était si admirablement conduit dans l’affaire deCharonne, que Saccard, après une courte hésitation, poussal’honnêteté jusqu’à lui donner ses dix pour cent et son pot-de-vinde trente mille francs. L’agent d’expropriation ouvrit alors unemaison de banque. Quand son complice, d’un ton bourru, l’accusaitd’être plus riche que lui, le bellâtre à gants jaunes répondait enriant :

– Voyez-vous, cher maître, vous êtes très fort pour fairepleuvoir les pièces de cent sous, mais vous ne savez pas lesramasser.

Mme Sidonie profita du coup de fortune de sonfrère pour lui emprunter dix mille francs, avec lesquels elle allapasser deux mois à Londres. Elle revint sans un sou. On ne sutjamais où les dix mille francs étaient passés.

– Dame, ça coûte, répondait-elle, quand on l’interrogeait.J’ai fouillé toutes les bibliothèques. J’avais trois secrétairespour mes recherches.

Et lorsqu’on lui demandait si elle avait enfin des donnéescertaines sur ses trois milliards, elle souriait d’abord d’un airmystérieux, puis elle finissait par murmurer :

– Vous êtes tous des incrédules… Je n’ai rien trouvé, maisça ne fait rien. Vous verrez, vous verrez, un jour.

Elle n’avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre.Son frère, le ministre, profita de son voyage pour la charger d’unecommission délicate. Quand elle revint, elle obtint de grandescommandes du ministère. Ce fut une nouvelle incarnation. Ellepassait des marchés avec le gouvernement, se chargeait de toutesles fournitures imaginables. Elle lui vendait des vivres et desarmes pour les troupes, des ameublements pour les préfectures etles administrations publiques, du bois de chauffage pour lesbureaux et les musées. L’argent qu’elle gagnait ne put la décider àchanger ses éternelles robes noires, et elle garda sa face jaune etdolente. Saccard pensa alors que c’était bien elle qu’il avait vuejadis sortir furtivement de chez leur frère Eugène. Elle devaitavoir entretenu de tous temps de secrètes relations avec lui, pourdes besognes que personne au monde ne connaissait.

Au milieu de ces intérêts, de ces soifs ardentes qui nepouvaient se satisfaire, Renée agonisait. La tante Élisabeth étaitmorte ; sa sœur, mariée, avait quitté l’hôtel Béraud, où sonpère seul restait debout, dans l’ombre grave des grandes pièces.Elle mangea en une saison l’héritage de la tante. Elle jouait,maintenant. Elle avait trouvé un salon où les dames s’attablaientjusqu’à trois heures du matin, perdant des centaines de millefrancs par nuit. Elle dut essayer de boire ; mais elle ne putpas, elle avait des soulèvements de dégoût invincibles. Depuisqu’elle s’était retrouvée seule, livrée à ce flot mondain quil’emportait, elle s’abandonnait davantage, ne sachant à quoi tuerle temps. Elle acheva de goûter à tout. Et rien ne la touchait,dans l’ennui immense qui l’écrasait. Elle vieillissait, ses yeux secerclaient de bleu, son nez s’amincissait, la moue de ses lèvresavait des rires brusques, sans cause. C’était la fin d’unefemme.

Quand Maxime eut épousé Louise, et que les jeunes gens furentpartis pour l’Italie, elle ne s’inquiéta plus de son amant, elleparut même l’oublier tout à fait. Et quand au bout de six mois,Maxime revint seul, ayant enterré « la bossue » dans lecimetière d’une petite ville de la Lombardie, ce fut de la hainequ’elle montra pour lui. Elle se rappela Phèdre, elle se souvintsans doute de cet amour empoisonné auquel elle avait entendu laRistori prêter ses sanglots. Alors, pour ne plus rencontrer chezelle le jeune homme, pour creuser à jamais un abîme de honte entrele père et le fils, elle força son mari à connaître l’inceste, ellelui raconta que, le jour où il l’avait surprise avec Maxime,c’était celui-ci qui la poursuivait depuis longtemps, qui cherchaità la violenter. Saccard fut horriblement contrarié de l’insistancequ’elle mit à vouloir lui ouvrir les yeux. Il dut se fâcher avecson fils, cesser de le voir. Le jeune veuf, riche de la dot de safemme, alla vivre en garçon, dans un petit hôtel de l’avenue del’Impératrice. Il avait renoncé au conseil d’État, il faisaitcourir. Renée goûta là une de ses dernières satisfactions. Elle sevengeait, elle jetait à la face de ces deux hommes l’infamie qu’ilsavaient mise en elle ; elle se disait que, maintenant, elle neles verrait plus se moquer d’elle, au bras l’un de l’autre, commedes camarades.

Dans l’écroulement de ses tendresses, il vint un moment où Renéen’eut plus que sa femme de chambre à aimer. Elle s’était prise peuà peu d’une affection maternelle pour Céleste. Peut-être cettefille, qui était tout ce qu’il restait autour d’elle de l’amour deMaxime, lui rappelait-elle des heures de jouissance mortes àjamais. Peut-être se trouvait-elle simplement touchée par lafidélité de cette servante, de ce brave cœur dont rien ne semblaitébranler la tranquille sollicitude. Elle la remerciait, au fond deses remords, d’avoir assisté à ses hontes, sans la quitter dedégoût ; elle s’imaginait des abnégations, toute une vie derenoncement, pour arriver à comprendre le calme de la chambrièredevant l’inceste, ses mains glacées, ses soins respectueux ettranquilles. Et elle se trouvait d’autant plus heureuse de sondévouement, qu’elle la savait honnête et économe, sans amant, sansvices.

Elle lui disait parfois, dans ses heures tristes :

– Va, ma fille, c’est toi qui me fermeras les yeux.

Céleste ne répondait pas, avait un singulier sourire. Un matin,elle lui apprit tranquillement qu’elle s’en allait, qu’elleretournait au pays. Renée en resta toute tremblante, comme siquelque grand malheur lui arrivait. Elle se récria, la pressa dequestions. Pourquoi l’abandonnait-elle, lorsqu’elles s’entendaientsi bien ensemble ? Et elle lui offrit de doubler sesgages.

Mais la femme de chambre, à toutes ses bonnes paroles, disaitnon du geste, d’une façon paisible et têtue.

– Voyez-vous, madame, finit-elle par répondre, vousm’offririez tout l’or du Pérou, que je ne resterais pas une semainede plus. Vous ne me connaissez pas, allez !… Il y a huit ansque je suis avec vous, n’est-ce pas ? Eh bien, dès le premierjour, je me suis dit : « Dès que j’aurai amassé cinqmille francs, je m’en retournerai là-bas ; j’achèterai lamaison à Lagache, et je vivrai bien heureuse… » C’est unepromesse que je me suis faite, vous comprenez. Et j’ai les cinqmille francs d’hier, quand vous m’avez payé mes gages.

Renée eut froid au cœur. Elle voyait Céleste passer derrièreelle et Maxime, pendant qu’ils s’embrassaient, et elle la voyaitavec son indifférence, son parfait détachement, songeant à ses cinqmille francs. Elle essaya pourtant encore de la retenir, épouvantéedu vide où elle allait vivre, rêvant malgré tout de garder auprèsd’elle cette bête entêtée qu’elle avait crue dévouée, et quin’était qu’égoïste. L’autre souriait, branlait toujours la tête, enmurmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible. Ce serait ma mère, queje refuserais… J’achèterai deux vaches. Je monterai peut-être unpetit commerce de mercerie… C’est très gentil chez nous. Ah !pour ça, je veux bien que vous veniez me voir. C’est près de Caen.Je vous laisserai l’adresse.

Alors Renée n’insista plus. Elle pleura à chaudes larmes, quandelle fut seule. Le lendemain, par un caprice de malade, elle voulutaccompagner Céleste à la gare de l’Ouest, dans son propre coupé.Elle lui donna une de ses couvertures de voyage, lui fit un cadeaud’argent, s’empressa autour d’elle comme une mère dont la filleentreprend quelque pénible et long voyage. Dans le coupé, elle laregardait avec des yeux humides. Céleste causait, disait combienelle était contente de s’en aller. Puis, enhardie, elle s’épancha,elle donna des conseils à sa maîtresse.

– Moi, madame, je n’aurais pas compris la vie comme vous.Je me le suis dit bien souvent, quand je vous trouvais avecM. Maxime : « Est-il possible qu’on soit si bêtepour les hommes ! » Ça finit toujours mal… Ah !bien, c’est moi qui me suis toujours méfiée !

Elle riait, elle se renversait dans le coin du coupé.

– C’est mes écus qui auraient dansé ! continua-t-elle,et aujourd’hui, je m’abîmerais les yeux à pleurer. Aussi, dès queje voyais un homme, je prenais un manche à balai… Je n’ai jamaisosé vous dire tout ça. D’ailleurs, ça ne me regardait pas. Vousétiez bien libre, et moi je n’avais qu’à gagner honnêtement monargent.

À la gare, Renée voulut payer pour elle et lui prit une place depremière. Comme elles étaient arrivées en avance, elle la retint,lui serrant les mains, lui répétant :

– Et prenez bien garde à vous, soignez-vous bien, ma bonneCéleste.

Celle-ci se laissait caresser. Elle restait heureuse sous lesyeux noyés de sa maîtresse, le visage frais et souriant. Renéeparla encore du passé. Et, brusquement, l’autre s’écria :

– J’oubliais : je ne vous ai pas conté l’histoire deBaptiste, le valet de chambre de monsieur… On n’aura pas voulu vousdire…

La jeune femme avoua qu’en effet elle ne savait rien.

– Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignité,ses regards dédaigneux, vous m’en parliez vous-même… Tout ça,c’était de la comédie… Il n’aimait pas les femmes, il ne descendaitjamais à l’office, quand nous y étions ; et même, je puis lerépéter maintenant, il prétendait que c’était dégoûtant au salon, àcause des robes décolletées. Je le crois bien, qu’il n’aimait pasles femmes !

Et elle se pencha à l’oreille de Renée ; elle la fitrougir, tout en gardant elle-même son honnête placidité.

– Quand le nouveau garçon d’écurie, continua-t-elle, euttout appris à monsieur, monsieur préféra chasser Baptiste que del’envoyer en justice. Il parût que ces vilaines choses se passaientdepuis des années dans les écuries… Et dire que ce grand escogriffeavait l’air d’aimer les chevaux ! C’était les palefreniersqu’il aimait.

La cloche l’interrompit. Elle prit à la hâte les huit ou dixpaquets dont elle n’avait pas voulu se séparer. Elle se laissaembrasser. Puis elle s’en alla, sans se retourner.

Renée resta dans la gare jusqu’au coup de sifflet de lalocomotive. Et, quand le train fut parti, désespérée, elle ne sutplus que faire ; ses journées lui semblaient s’étendre devantelle, vides comme cette grande salle, où elle était demeurée seule.Elle remonta dans son coupé, elle dit au cocher de retourner àl’hôtel. Mais, en chemin, elle se ravisa ; elle eut peur de sachambre, de l’ennui qui l’attendait ; elle ne se sentait pasmême le courage de rentrer changer de toilette, pour son tour delac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin defoule.

Elle ordonna au cocher d’aller au Bois.

Il était quatre heures. Le Bois s’éveillait des lourdeurs duchaud après-midi. Le long de l’avenue de l’Impératrice, des fuméesde poussière volaient, et l’on voyait, au loin, les nappes étaléesdes verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et deSuresnes, couronnés par la grisaille du Mont-Valérien. Le soleil,haut sur l’horizon, coulait, emplissant d’une poussière d’or lescreux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cetocéan de feuilles en un océan de lumière. Mais, après lesfortifications, dans l’allée du Bois qui conduit au lac, on venaitd’arroser ; les voitures roulaient sur la terre brune, commesur la laine d’une moquette, au milieu d’une fraîcheur, d’unesenteur de terre mouillée qui montait. Aux deux côtés, les petitsarbres des taillis enfonçaient, parmi les broussailles basses, lafoule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond d’un demi-jourverdâtre, que des coups de lumière trouaient, çà et là, declairières jaunes ; et, à mesure qu’on approchait du lac, leschaises des trottoirs étaient plus nombreuses, des familles assisesregardaient, de leur visage tranquille et silencieux,l’interminable défilé des roues. Puis, en arrivant au carrefour,devant le lac, c’était un éblouissement ; le soleil obliquefaisait de la rondeur de l’eau un grand miroir d’argent poli,reflétant la face éclatante de l’astre. Les yeux battaient, on nedistinguait, à gauche, près de la rive, que la tache sombre de labarque de promenade. Les ombrelles des voitures s’inclinaient, d’unmouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et ne serelevaient que dans l’allée, le long de la nappe d’eau, qui, duhaut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par desbrunissures d’or. À droite, les bouquets de conifères alignaientleurs colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du cielrougissaient le violet tendre ; à gauche, les pelousess’étendaient, noyées de clarté, pareilles à des champs d’émeraudes,jusqu’à la dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, enapprochant de la cascade, tandis que, d’un côté, le demi-jour destaillis recommençait, les îles, au-delà du lac, se dressaient dansl’air bleu, avec les coups de soleil de leurs rives, les ombresénergiques de leurs sapins, au pied desquels le Chalet ressemblaità un jouet d’enfant perdu au coin d’une forêt vierge. Tout le Boisfrissonnait et riait sous le soleil.

Renée eut honte de son coupé, de son costume de soie puce, parcette admirable journée. Elle se renfonça un peu, les glacesouvertes, regardant ce ruissellement de lumière sur l’eau et surles verdures. Aux coudes des allées, elle apercevait la file desroues qui tournaient comme des étoiles d’or, dans une longuetraînée de lueurs aveuglantes. Les panneaux vernis, les éclairs despièces de cuivre et d’acier, les couleurs vives des toilettes, s’enallaient, au trot régulier des chevaux, mettaient, sur les fonds duBois, une large barre mouvante, un rayon tombé du ciel,s’allongeant et suivant les courbes de la chaussée. Et, dans cerayon, la jeune femme, clignant les yeux, voyait par instants sedétacher le chignon blond d’une femme, le dos noir d’un laquais, lacrinière blanche d’un cheval. Les rondeurs moirées des ombrellesmiroitaient comme des lunes de métal.

Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, ellesongea à la cendre fine du crépuscule qu’elle avait vue tomber unsoir sur les feuillages jaunis. Maxime l’accompagnait. C’était àl’époque où le désir de cet enfant s’éveillait en elle. Et ellerevoyait les pelouses trempées par l’air du soir, les taillisassombris, les allées désertes. La file des voitures passait avecun bruit triste, le long des chaises vides, tandis qu’aujourd’huile roulement des roues, le trot des chevaux, sonnaient avec desjoies de fanfare. Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent.Elle y avait vécu, Maxime avait grandi là, à côté d’elle, sur lecoussin de sa voiture. C’était leur jardin. La pluie les ysurprenait, le soleil les y ramenait, la nuit ne les en chassaitpas toujours. Ils s’y promenaient par tous les temps, ils ygoûtaient les ennuis et les joies de leur vie. Dans le vide de sonêtre, dans la mélancolie du départ de Céleste, ces souvenirs luicausaient une joie amère. Son cœur disait : « Jamaisplus ! jamais plus ! » Et elle resta glacée, quandelle évoqua ce paysage d’hiver, ce lac figé et terni, sur lequelils avaient patiné ; le ciel était couleur de suie, la neigecousait aux arbres des guipures blanches, la bise leur jetait auxyeux et aux lèvres un sable fin.

Cependant, à gauche, sur la voie réservée aux cavaliers, elleavait reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy etM. de Saffré. Larsonneau avait tué la mère du duc, en luiprésentant, à l’échéance, les cent cinquante mille francs debillets signés par son fils, et le duc mangeait son deuxièmedemi-million avec Blanche Müller, après avoir laissé les premierscinq cent mille francs aux mains de Laure d’Aurigny.M. de Mussy, qui avait quitté l’ambassade d’Angleterrepour l’ambassade d’Italie, était redevenu galant ; ilconduisait le cotillon avec de nouvelles grâces. Quant àM. de Saffré, il restait le sceptique et le viveur leplus aimable du monde. Renée le vit qui poussait son cheval vers laportière de la comtesse Vanska, dont il était amoureux fou,disait-on, depuis le jour où il l’avait vue en Corail, chez lesSaccard.

Toutes ces dames se trouvaient là, d’ailleurs : la duchessede Sternich, dans son éternel huit-ressorts ;Mme de Lauwerens, ayant devant elle la baronnede Meinhold et la petite Mme Daste, dans unlandau ; Mme Teissière etMme de Guende, en victoria. Au milieu de cesdames, Sylvia et Laure d’Aurigny s’étalaient, sur les coussinsd’une magnifique calèche. Mme Michelin passa même,au fond d’un coupé ; la jolie brune était allée visiter lechef-lieu de M. Hupel de la Noue ; et, à son retour, onl’avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôtajouter une voiture découverte. Renée aperçut aussi la marquised’Espanet et Mme Haffner, les inséparables, cachéessous leurs ombrelles, qui riaient tendrement, les yeux dans lesyeux, étendues côte à côte.

Puis passaient ces messieurs : M. de Chibray, enmail ; M. Simpson, en dog-cart ; les sieurs Mignonet Charrier, plus âpres à la besogne, malgré leur rêve de retraiteprochaine, dans un coupé qu’ils laissaient au coin des allées, pourfaire un bout de chemin à pied ; M. de Mareuil,encore en deuil de sa fille, quêtant des saluts pour sa premièreinterruption lancée la veille au Corps législatif, promenant sonimportance politique dans la voiture de M. Toutin-Laroche, quivenait une fois de plus de sauver le Crédit viticole, après l’avoirmis à deux doigts de sa perte, et que le Sénat maigrissait etrendait plus considérable encore.

Et, pour clore ce défilé, comme majesté dernière, le baronGouraud s’appesantissait au soleil, sur les doubles oreillers donton garnissait sa voiture. Renée eut une surprise, un dégoût, enreconnaissant Baptiste à côté du cocher, la face blanche, l’airsolennel. Le grand laquais était entré au service du baron.

Les taillis fuyaient toujours, l’eau du lac s’irisait sous lesrayons plus obliques, la file des voitures allongeait ses lueursdansantes. Et la jeune femme, prise elle-même et emportée danscette jouissance, avait la vague conscience de tous ces appétitsqui roulaient au milieu du soleil. Elle ne se sentait pasd’indignation contre ces mangeurs de curée. Mais elle les haïssait,pour leur joie, pour ce triomphe qui les lui montraient en pleinepoussière d’or du ciel. Ils étaient superbes et souriants ;les femmes s’étalaient, blanches et grasses ; les hommesavaient des regards vifs, des allures charmées d’amants heureux. Etelle, au fond de son cœur vide, ne trouvait plus qu’une lassitude,qu’une envie sourde. Était-elle donc meilleure que les autres, pourplier ainsi sous les plaisirs ? ou était-ce les autres quiétaient louables d’avoir les reins plus forts que les siens ?Elle ne savait pas, elle souhaitait de nouveaux désirs pourrecommencer la vie, lorsque, en tournant la tête, elle aperçut, àcôté d’elle, sur le trottoir longeant le taillis, un spectacle quila déchira d’un coup suprême.

Saccard et Maxime marchaient à petits pas, au bras l’un del’autre. Le père avait dû rendre visite au fils, et tous deuxétaient descendus de l’avenue de l’Impératrice jusqu’au lac, encausant.

– Tu m’entends, répétait Saccard, tu es un nigaud… Quand ona de l’argent comme toi, on ne le laisse pas dormir au fond de sestiroirs. Il y a cent pour cent à gagner dans l’affaire dont je teparle. C’est un placement sûr. Tu sais bien que je ne voudrais paste mettre dedans !

Mais le jeune homme semblait ennuyé de cette insistance. Ilsouriait de son air joli, il regardait les voitures.

– Vois donc cette petite femme là-bas, la femme en violet,dit-il tout à coup. C’est une blanchisseuse que cet animal de Mussya lancée.

Ils regardèrent la femme en violet. Puis Saccard tira un cigarede sa poche, et s’adressant à Maxime qui fumait :

– Donne-moi du feu.

Alors ils s’arrêtèrent un instant, face à face, rapprochantleurs visages. Quand le cigare fut allumé :

– Vois-tu, continua le père, en reprenant le bras du fils,en le serrant étroitement sous le sien, tu serais un imbécile, situ ne m’écoutais pas. Hein ! est-ce entendu ?M’apporteras-tu demain les cent mille francs ?

– Tu sais bien que je ne vais plus chez toi, réponditMaxime en pinçant les lèvres.

– Bah ! des bêtises ! il faut que ça finisse, àla fin !

Et comme ils faisaient quelques pas en silence, au moment oùRenée, se sentant défaillir, enfonçait la tête dans le capiton ducoupé, pour ne pas être vue, une rumeur grandit, courut le long dela file des voitures. Sur les trottoirs, les piétons s’arrêtaient,se retournaient, la bouche ouverte, suivant des yeux quelque chosequi approchait. Il y eut un bruit de roues plus vif, les équipagess’écartèrent respectueusement, et deux piqueurs parurent, vêtus devert, avec des calottes rondes sur lesquelles sautaient des glandsd’or, dont les fils retombaient en nappe. Ils couraient, un peupenchés, au trot de leurs grands chevaux bais. Derrière eux, ilslaissaient un vide. Alors dans ce vide, l’empereur parut.

Il était au fond d’un landau, seul sur la banquette. Vêtu denoir, avec sa redingote boutonnée jusqu’au menton, il avait unchapeau très haut de forme, légèrement incliné, et dont la soieluisait. En face de lui, occupant l’autre banquette, deuxmessieurs, mis avec cette élégance correcte qui était bien vue auxTuileries, restaient graves, les mains sur les genoux, de l’airmuet de deux invités de noce promenés au milieu de la curiositéd’une foule.

Renée trouva l’empereur vieilli. Sous les grosses moustachescirées, la bouche s’ouvrait plus mollement. Les paupièress’alourdissaient au point de couvrir à demi l’œil éteint, dont legris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait toujoursson arête sèche dans le visage vague.

Cependant, tandis que les dames des voitures souriaientdiscrètement, les piétons se montraient le prince.

Un gros homme affirmait que l’empereur était le monsieur quitournait le dos au cocher, à gauche. Quelques mains se levèrentpour saluer. Mais Saccard, qui avait retiré son chapeau, avant mêmeque les piqueurs eussent passé, attendit que la voiture impérialese trouvât juste en face de lui, et alors il cria de sa grosse voixprovençale :

– Vive l’empereur !

L’empereur, surpris, se tourna, reconnut sans doutel’enthousiaste, rendit le salut en souriant. Et tout disparut dansle soleil, les équipages se refermèrent, Renée n’aperçut plus,au-dessus des crinières, entre les dos des laquais, que lescalottes vertes des piqueurs, qui sautaient avec leurs glandsd’or.

Elle resta un moment les yeux grands ouverts, pleins de cetteapparition, qui lui rappelait une autre heure de sa vie. Il luisemblait que l’empereur, en se mêlant à la file des voitures,venait d’y mettre le dernier rayon nécessaire, et de donner un sensà ce défilé triomphal. Maintenant, c’était une gloire. Toutes cesroues, tous ces hommes décorés, toutes ces femmes étaléeslanguissamment, s’en allaient dans l’éclair et le roulement dulandau impérial. Cette sensation devint si aiguë et si douloureuse,que la jeune femme éprouva l’impérieux besoin d’échapper à cetriomphe, à ce cri de Saccard qui lui sonnait encore aux oreilles,à cette vue du père et du fils, les bras unis, causant et marchantà petits pas. Elle chercha, les mains sur la poitrine, comme brûléepar un feu intérieur ; et ce fut avec une soudaine espérancede soulagement, de fraîcheur salutaire, qu’elle se pencha et dit aucocher :

– À l’hôtel Béraud !

La cour avait sa froideur de cloître. Renée fit le tour desarcades, heureuse de l’humidité qui lui tombait sur les épaules.Elle s’approcha de l’auge verte de mousse, polie sur les bords parl’usure ; elle regarda la tête de lion à demi effacée, lagueule entrouverte, qui jetait un filet d’eau par un tube de fer.Que de fois elle et Christine avaient pris cette tête entre leursbras de gamines, pour se pencher, pour arriver jusqu’au filetd’eau, dont elles aimaient à sentir le jaillissement glacé surleurs petites mains. Puis elle monta le grand escalier silencieux,elle aperçut son père au fond de l’enfilade des vastespièces ; il redressait sa haute taille, il s’enfonçaitlentement dans l’ombre de la vieille demeure, de cette solitudehautaine où il s’était absolument cloîtré depuis la mort de sasœur ; et elle songea aux hommes du Bois, à cet autrevieillard, au baron Gouraud, qui faisait rouler sa chair au soleil,sur des oreillers. Elle monta encore, elle prit les corridors, lesescaliers de service, elle fit le voyage de la chambre des enfants.Quand elle arriva tout en haut, elle trouva la clef au clouhabituel, une grosse clef rouillée, où les araignées avaient filéleur toile. La serrure jeta un cri plaintif. Que la chambre desenfants était triste ! Elle eut un serrement de cœur à laretrouver si vide, si grise, si muette. Elle referma la porte de lavolière laissée ouverte, avec la vague idée que ce devait être parcette porte que s’étaient envolées les joies de son enfance. Devantles jardinières, pleines encore d’une terre durcie et fendilléecomme de la fange sèche, elle s’arrêta, elle cassa de ses doigtsune tige de rhododendron ; ce squelette de plante, maigre etblanc de poussière, était tout ce qu’il restait de leurs vivantescorbeilles de verdure. Et la natte, la natte elle-même, déteinte,mangée par les rats, s’étalait avec une mélancolie de linceul quiattend depuis des années la morte promise. Dans un coin, au milieude ce désespoir muet, de cet abandon dont le silence pleurait, elleretrouva une de ses anciennes poupées ; tout le son avaitcoulé par un trou, et la tête de porcelaine continuait à sourire deses lèvres d’émail, au-dessus de ce corps mou, que des folies depoupée semblaient avoir épuisé.

Renée étouffait, au milieu de cet air gâté de son premier âge.Elle ouvrit la fenêtre, elle regarda l’immense paysage. Là rienn’était sali. Elle retrouvait les éternelles joies, les éternellesjeunesses du grand air. Derrière elle, le soleil devaitbaisser ; elle ne voyait que les rayons de l’astre à soncoucher jaunissant avec des douceurs infinies ce bout de villequ’elle connaissait si bien. C’était comme une chanson dernière dujour, un refrain de gaieté qui s’endormait lentement sur touteschoses. En bas, l’estacade avait des luisants de flammes fauves,tandis que le pont de Constantine détachait la dentelle noire deses cordages de fer sur la blancheur de ses piliers. Puis, àdroite, les ombrages de la Halle aux vins et du Jardin des plantesfaisaient une grande mare, aux eaux stagnantes et moussues, dont lasurface verdâtre allait se noyer dans les brumes du ciel. À gauche,le quai Henri IV et le quai de la Rapée alignaient la mêmerangée de maisons, ces maisons que les gamines, vingt ansauparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes dehangars, les mêmes cheminées rougeâtres d’usines. Et, au-dessus desarbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l’adieu dusoleil, lui apparut tout d’un coup comme un vieil ami. Mais ce quila calmait, ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine,c’étaient les longues berges grises, c’était surtout la Seine, lagéante, qu’elle regardait venir du bout de l’horizon, droit à elle,comme en ces heureux temps où elle avait peur de la voir grossir etmonter jusqu’à la fenêtre. Elle se souvenait de leurs tendressespour la rivière, de leur amour de sa coulée colossale, de cefrisson de l’eau grondante, s’étalant en nappe à leurs pieds,s’ouvrant autour d’elles, derrière elles, en deux bras qu’elles nevoyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et purecaresse. Elles étaient coquettes déjà, et elles disaient, les joursde ciel clair, que la Seine avait passé sa belle robe de soieverte, mouchetée de flammes blanches ; et les courants oùl’eau frisait mettaient à la robe des ruches de satin, pendantqu’au loin, au-delà de la ceinture des ponts, des plaques delumière étalaient des pans d’étoffe couleur de soleil.

Et Renée, levant les yeux, regarda le vaste ciel qui secreusait, d’un bleu tendre, peu à peu fondu dans l’effacement ducrépuscule. Elle songeait à la ville complice, au flamboiement desnuits du boulevard, aux après-midi ardents du Bois, aux journéesblafardes et crues des grands hôtels neufs. Puis, quand elle baissala tête, qu’elle revit d’un regard le paisible horizon de sonenfance, ce coin de cité bourgeoise et ouvrière où elle rêvait unevie de paix, une amertume dernière lui vint aux lèvres. Les mainsjointes, elle sanglota dans la nuit tombante.

L’hiver suivant, lorsque Renée mourut d’une méningite aiguë, cefut son père qui paya ses dettes. La note de Worms se montait àdeux cent cinquante-sept mille francs.

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