La Curée

VI

Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de lami-carême. Mais la grande curiosité était le poèmedes&|160;Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho,&|160;en trois tableaux, que ces dames devaientreprésenter. L’auteur de ce poème, M.&|160;Hupel de la Noue,voyageait depuis plus d’un mois, de sa préfecture à l’hôtel du parcMonceau, afin de surveiller les répétitions et de donner son avissur les costumes. Il avait d’abord songé à écrire son œuvre envers&|160;; puis il s’était décidé pour des tableaux vivants&|160;;c’était plus noble, disait-il, plus près du beau antique.

Ces dames n’en dormaient plus. Certaines d’entre elleschangeaient jusqu’à trois fois de costume. Il y eut des conférencesinterminables que le préfet présidait. On discuta longuementd’abord le personnage de Narcisse. Serait-ce une femme ou un hommequi le représenterait&|160;? Enfin, sur les instances de Renée, ilfut décidé que l’on confierait le rôle à Maxime&|160;; mais ilserait le seul homme, et encoreMme&|160;de&|160;Lauwerens disait-elle qu’elle neconsentirait jamais à cela, si «&|160;le petit Maxime neressemblait pas à une vraie fille&|160;». Renée devait être lanymphe Écho. La question des costumes fut beaucoup plus laborieuse.Maxime donna un bon coup de main au préfet, qui se trouvait sur lesdents, au milieu de neuf femmes, dont l’imagination folle menaçaitde compromettre gravement la pureté des lignes de son œuvre. S’illes avait écoutées, son Olympe aurait porté de la poudre.Mme&|160;d’Espanet voulait absolument avoir une robe àtraîne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis queMme&|160;Haffner rêvait de s’habiller avec une peau debête. M.&|160;Hupel de la Noue fut énergique&|160;; il se fâchamême une fois&|160;; il était convaincu, il disait que s’il avaitrenoncé aux vers, c’était pour écrire son poème «&|160;avec desétoffes savamment combinées et des attitudes choisies parmi lesplus belles&|160;».

–&|160;L’ensemble, mesdames, répétait-il à chaque nouvelleexigence, vous oubliez l’ensemble… Je ne puis cependant passacrifier l’œuvre entière aux volants que vous me demandez.

Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d’or. On ypassa des après-midi entiers à arrêter la forme d’une jupe. Wormsfut convoqué plusieurs fois. Enfin tout fut réglé, les costumesarrêtés, les poses apprises, et M.&|160;Hupel de la Noue se déclarasatisfait. L’élection de M.&|160;de&|160;Mareuil lui avait donnémoins de mal.

Les Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho&|160;devaient commencer à onze heures. Dès dix heures etdemie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait balensuite, les femmes étaient là, costumées, assises sur desfauteuils rangés en demi-cercle devant le théâtre improvisé, uneestrade que cachaient deux larges rideaux de velours rouge àfranges d’or, glissant sur des tringles. Les hommes, derrière, setenaient debout, allaient et venaient. Les tapissiers avaient donnéà dix heures les derniers coups de marteau. L’estrade s’élevait aufond du salon, tenant tout un bout de cette longue galerie. Onmontait sur le théâtre par le fumoir, converti en foyer pour lesartistes. En outre, au premier étage, ces dames avaient à leurdisposition plusieurs pièces, où une armée de femmes de chambrepréparaient les toilettes des différents tableaux.

Il était onze heures et demie, et les rideaux ne s’ouvraientpas. Un grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuilsoffraient la plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, delaitières, d’espagnoles, de bergères, de sultanes&|160;; tandis quela masse compacte des habits noirs mettait une grande tache sombre,à côté de cette moire d’étoffes claires et d’épaules nues, toutesbraisillantes des étincelles vives des bijoux. Les femmes étaientseules travesties. Il faisait déjà chaud. Les trois lustresallumaient le ruissellement d’or du salon.

On vit enfin M.&|160;Hupel de la Noue sortir par une ouvertureménagée à gauche de l’estrade. Depuis huit heures du soir, ilaidait ces dames. Son habit avait, sur la manche gauche, troisdoigts marqués en blanc, une petite main de femme qui s’était poséelà, après s’être oubliée dans une boîte de poudre de riz. Mais lepréfet songeait bien aux misères de sa toilette&|160;! Il avait lesyeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. Il parut ne voirpersonne. Et, s’avançant vers Saccard, qu’il reconnut au milieud’un groupe d’hommes graves, il lui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;Sacrebleu&|160;! votre femme a perdu sa ceinture defeuillage… Nous voilà propres&|160;!

Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre deréponse, sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous lesdraperies, disparut. Les dames sourirent de la singulièreapparition de ce monsieur.

Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s’était forméderrière les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuilhors du rang, pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaientdepuis quelque temps. Il y avait là M.&|160;Toutin-Laroche, quel’empereur venait d’appeler au Sénat&|160;;M.&|160;de&|160;Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu validerla deuxième élection&|160;; M.&|160;Michelin, décoré de laveille&|160;; et, un peu en arrière, les Mignon et Charrier, dontl’un avait un gros diamant à sa cravate, tandis que l’autre enmontrait un plus gros encore à son doigt. Ces messieurs causaient.Saccard les quitta un instant pour aller échanger une parole à voixbasse avec sa sœur qui venait d’entrer et de s’asseoir entre Louisede Mareuil et Mme&|160;Michelin.Mme&|160;Sidonie était en magicienne&|160;; Louiseportait crânement un costume de page, qui lui donnait tout à faitl’air d’un gamin&|160;; la petite Michelin, en almée, souriaitamoureusement, dans ses voiles brodés de fils d’or.

–&|160;Sais-tu quelque chose&|160;? demanda doucement Saccard àsa sœur.

–&|160;Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit êtreici… Je les pincerai ce soir, sois tranquille.

–&|160;Préviens-moi tout de suite, n’est-ce pas&|160;?

Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louiseet Mme&|160;Michelin. Il compara l’une à une houri deMahomet, l’autre à un mignon d’Henri&|160;III. Son accent provençalsemblait faire chanter de ravissement toute sa personne grêle etstridente. Quand il revint au groupe des hommes graves,M.&|160;de&|160;Mareuil le prit à l’écart et lui parla du mariagede leurs enfants. Rien n’était changé, c’était toujours le dimanchesuivant qu’on devait signer le contrat.

–&|160;Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer cesoir le mariage à nos amis, si vous n’y voyez aucun inconvénient…J’attends pour cela mon frère le ministre qui m’a promis devenir.

Le nouveau député fut ravi. Cependant M.&|160;Toutin-Larocheélevait la voix, comme en proie à une vive indignation.

–&|160;Oui, messieurs, disait-il à M.&|160;Michelin et aux deuxentrepreneurs qui se rapprochaient, j’avais eu la bonhomie delaisser mêler mon nom à une telle affaire.

Et comme Saccard et Mareuil les rejoignaient&|160;:

–&|160;Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de laSociété générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard&|160;?

Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait decrouler avec un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieuxavaient voulu savoir où en était l’établissement des fameusesstations commerciales sur le littoral de la Méditerranée, et uneenquête judiciaire avait démontré que les ports du Marocn’existaient que sur les plans des ingénieurs, de fort beaux plans,pendus aux murs des bureaux de la Société. Depuis ce moment,M.&|160;Toutin-Laroche criait plus fort que les actionnaires,s’indignant, voulant qu’on lui rendît son nom pur de toute tache.Et il fit tant de bruit, que le gouvernement, pour calmer etréhabiliter devant l’opinion cet homme utile, se décida à l’envoyerau Sénat. Ce fut ainsi qu’il pêcha le siège tant ambitionné, dansune affaire qui avait failli le conduire en policecorrectionnelle.

–&|160;Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard.Vous pouvez montrer votre grande œuvre, le Crédit viticole, cettemaison qui est sortie victorieuse de toutes les crises.

–&|160;Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.

Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras,soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cetteinstitution financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge,avait inventé un coup de hausse dont M.&|160;Toutin-Laroche s’étaitmerveilleusement servi. Rien ne le chatouillait davantage que leséloges donnés à la prospérité du Crédit viticole. Il les provoquaitd’ordinaire. Il remercia M.&|160;de&|160;Mareuil d’un regard, et,se penchant vers le baron Gouraud, sur le fauteuil duquel ils’appuyait familièrement, il lui demanda&|160;:

–&|160;Vous êtes bien&|160;? vous n’avez pas tropchaud&|160;?

Le baron eut un léger grognement.

–&|160;Il baisse, il baisse tous les jours, ajoutaM.&|160;Toutin-Laroche à demi-voix, en se tournant vers cesmessieurs.

M.&|160;Michelin souriait, fermait de temps à autre lespaupières, d’un mouvement doux, pour voir son ruban rouge. LesMignon et Charrier, plantés carrément sur leurs grands pieds,semblaient beaucoup plus à l’aise dans leur habit depuis qu’ilsportaient des brillants. Cependant il était près de minuit,l’assemblée s’impatientait&|160;; elle ne se permettait pas demurmurer, mais les éventails battaient plus nerveusement, et lebruit des conversations grandissait.

Enfin, M.&|160;Hupel de la Noue reparut. Il avait passé uneépaule par l’étroite ouverture, lorsqu’il aperçutMme&|160;d’Espanet qui montait enfin surl’estrade&|160;; ces dames, déjà en place pour le premier tableau,n’attendaient plus qu’elle. Le préfet se tourna, montrant son dosaux spectateurs, et l’on put le voir causant avec la marquise, queles rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des salutslancés du bout des doigts&|160;:

–&|160;Mes compliments, marquise. Votre costume estdélicieux.

–&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;! répliquacavalièrement la jeune femme, qui lui éclata de rire au nez, tantelle le trouvait drôle, enfoui de la sorte dans les draperies.

L’audace de cette plaisanterie étonna un instant le galantM.&|160;Hupel de la Noue&|160;; mais il se remit, et goûtant deplus en plus le mot, à mesure qu’il l’approfondissait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! charmant&|160;! charmant&|160;! murmura-t-ild’un air ravi.

Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre augroupe des hommes graves, voulant jouir de son œuvre. Ce n’étaitplus l’homme effaré courant après la ceinture de feuillage de lanymphe Écho. Il était radieux, soufflant, s’essuyant le front. Ilavait toujours la petite main blanche sur la manche de sonhabit&|160;; et, de plus, le gant de sa main droite était taché derouge au bout du pouce&|160;; sans doute il avait trempé ce doigtdans le pot de fard d’une de ces dames. Il souriait, il s’éventait,il balbutiait&|160;:

–&|160;Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.

–&|160;Qui donc&|160;? demanda Saccard.

–&|160;La marquise. Imaginez-vous qu’elle vient de me dire…

Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi. Cesmessieurs se le répétèrent. Le digne M.&|160;Haffner, qui s’étaitapproché, ne put lui-même s’empêcher d’applaudir. Cependant, unpiano, que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse.Il se fit alors un grand silence. La valse avait des enroulementscapricieux, interminables&|160;; et toujours une phrase très doucemontait le clavier, se perdait dans un trille de rossignol&|160;;puis des voix sourdes reprenaient, plus lentement. C’était trèsvoluptueux. Les dames, la tête un peu inclinée, souriaient. Lepiano avait, au contraire, fait tomber brusquement la gaieté deM.&|160;Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux de velours rouged’un air anxieux, il se disait qu’il aurait dû placer lui-mêmeMme&|160;d’Espanet comme il avait placé les autres.

Les rideaux s’ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdinela valse sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames sepenchaient, les hommes allongeaient la tête, tandis quel’admiration se traduisait çà et là par une parole dite trop haut,un soupir inconscient, un rire étouffé. Cela dura cinq grandesminutes, sous le flamboiement des trois lustres.

M.&|160;Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à sonpoème. Il ne put résister à la tentation de répéter aux personnesqui l’entouraient ce qu’il disait depuis un mois&|160;:

–&|160;J’avais songé à faire ça en vers… Mais, n’est-cepas&|160;? c’est plus noble de lignes.

Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercementsans fin, il donna des explications. Les Mignon et Charriers’étaient approchés et l’écoutaient attentivement.

–&|160;Vous connaissez le sujet, n’est-ce pas&|160;? Le beauNarcisse, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprisel’amour de la nymphe Écho… Écho était de la suite de Junon, qu’elleamusait par ses discours pendant que Jupiter courait le monde…Écho, fille de l’Air et de la Terre, comme vous savez…

Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d’un tonplus intime&|160;:

–&|160;J’ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination… Lanymphe Écho conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grottemarine, pour que la déesse l’enflamme de ses feux. Mais la déessereste impuissante. Le jeune homme témoigne par son attitude qu’iln’est pas touché.

L’explication n’était pas inutile, car peu de spectateurs, dansle salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfeteut nommé ses personnages à demi-voix, on admira davantage. LesMignon et Charrier continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ilsn’avaient pas compris.

Sur l’estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte secreusait. Le décor était fait d’une soie tendue à grands pliscassés, imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelleétaient peints des coquillages, des poissons, de grandes herbesmarines. Le plancher, accidenté, montant en forme de tertre, setrouvait recouvert de la même soie, où le décorateur avaitreprésenté un sable fin constellé de perles et de paillettesd’argent. C’était un réduit de déesse. Là, sur le sommet du tertre,Mme&|160;de&|160;Lauwerens, en Vénus, se tenaitdebout&|160;; un peu forte, portant son maillot rose avec ladignité d’une duchesse de l’Olympe, elle avait compris sonpersonnage en souveraine de l’Amour, avec de grands yeux sévères etdévorants. Derrière elle, ne montrant que sa tête malicieuse, sesailes et son carquois, la petite Mme&|160;Daste donnaitson sourire au personnage aimable de Cupidon. Puis, d’un côté dutertre, les trois Grâces, Mmes&|160;de Guende,Teissière, de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient,s’enlaçaient, comme dans le groupe de Pradier&|160;; tandis que, del’autre côté, la marquise d’Espanet et Mme&|160;Haffner,enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la taille, lescheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, unsouvenir de Lesbos, que M.&|160;Hupel de la Noue expliquait à voixplus basse, pour les hommes seulement, en disant qu’il avait voulumontrer par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesseVanska faisait la Volupté&|160;; elle s’allongeait, tordue par undernier spasme, les yeux entrouverts et mourants, commelasse&|160;; très brune, elle avait dénoué sa chevelure noire, etsa tunique striée de flammes fauves montrait des bouts de sa peauardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du voile de Vénusau rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, d’un rosegénéral, d’un ton de chair. Et sous le rayon électrique,ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin,la gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentesse fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que cesblancheurs rosées vivaient, et qu’on ne savait plus si ces damesn’avaient pas poussé la vérité plastique jusqu’à se mettre toutesnues. Ce n’était là que l’apothéose&|160;; le drame se passait aupremier plan. À gauche, Renée, la nymphe Écho, tendait les brasvers la grande déesse, la tête à demi tournée du côté de Narcisse,suppliante, comme pour l’inviter à regarder Vénus, dont la vueseule allume de terribles feux&|160;; mais Narcisse, à droite,faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de la main etrestait d’une froideur de glace. Les costumes de ces deuxpersonnages avaient surtout coûté une peine infinie à l’imaginationde M.&|160;Hupel de la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur deforêts, portait un costume de chasseur idéal&|160;: maillotverdâtre, courte veste collante, rameau de chêne dans les cheveux.La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute uneallégorie&|160;; elle tenait des grands arbres et des grands monts,des lieux retentissants où les voix de la Terre et de l’Air serépondent&|160;; elle était rocher par le satin blanc de la jupe,taillis par les feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée degaze bleue du corsage. Et les groupes gardaient une immobilité destatue, la note charnelle de l’Olympe chantait dans l’éblouissementdu large rayon, pendant que le piano continuait sa plainte d’amouraiguë, coupée de profonds soupirs.

On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dansson geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu’on remarquabeaucoup. Mais tous les éloges furent pour l’expression de visagede Renée. Selon le mot de M.&|160;Hupel de la Noue, elle était«&|160;la douleur du désir inassouvi&|160;». Elle avait un sourireaigu qui cherchait à se faire humble, elle quêtait sa proie avecdes supplications de louve affamée qui ne cache ses dents qu’àdemi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette folle d’Adelinequi bougeait et qui retenait à grand-peine une irrésistible enviede rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano se tut.

Alors, on applaudit discrètement, et les conversationsreprirent. Un grand souffle d’amour, de désir contenu, était venudes nudités de l’estrade, courait le salon, où les femmess’alanguissaient davantage sur leurs sièges, tandis que les hommes,à l’oreille, se parlaient bas, avec des sourires. C’était unchuchotement d’alcôve, un demi-silence de bonne compagnie, unsouhait de volupté à peine formulé par un frémissement delèvres&|160;; et, dans les regards muets, se rencontrant au milieude ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutaled’amours offertes et acceptées d’un coup d’œil.

On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumesprenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules.Quand les Mignon et Charrier voulurent questionner M.&|160;Hupel dela Noue, ils furent tout surpris de ne plus le voir à côtéd’eux&|160;; il avait déjà plongé derrière l’estrade.

–&|160;Je vous racontais donc, ma toute belle, ditMme&|160;Sidonie, en reprenant une conversationinterrompue par le premier tableau, que j’avais reçu une lettre deLondres, vous savez&|160;? pour l’affaire des trois milliards… Lapersonne que j’ai chargée de faire des recherches m’écrit qu’ellecroit avoir trouvé le reçu du banquier. L’Angleterre aurait payé…J’en suis malade depuis ce matin.

Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe demagicienne semée d’étoiles. Et, comme Mme&|160;Michelinne l’écoutait pas, elle continua à voix plus basse, murmurant quel’Angleterre ne pouvait avoir payé, et que décidément elle irait àLondres elle-même.

–&|160;Le costume de Narcisse était bien joli, n’est-cepas&|160;? demanda Louise à Mme&|160;Michelin.

Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblaittout ragaillardi dans son fauteuil. Mme&|160;Sidonie,voyant où allait son regard, se pencha, lui chuchota à l’oreille,pour que l’enfant n’entendît pas&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il s’est exécuté&|160;?

–&|160;Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant àravir son rôle d’almée. J’ai choisi la maison de Louveciennes, etj’en ai reçu les actes de propriété par son homme d’affaires… Maisnous avons rompu, je ne le vois plus.

Louise avait une finesse d’oreille particulière pour saisir cequ’on voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sahardiesse de page, et dit tranquillement àMme&|160;Michelin&|160;:

–&|160;Vous ne trouvez pas qu’il est affreux, lebaron&|160;?

Puis elle ajouta en éclatant de rire&|160;:

–&|160;Dites&|160;! on aurait dû lui confier le rôle deNarcisse. Il serait délicieux en maillot vert pomme.

La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l’Olympe, avait eneffet ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, setournait à demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha quiemplissait le salon, le groupe des hommes graves continuait àcauser affaires, politique. M.&|160;Haffner dit qu’il venait d’êtrenommé président d’un jury chargé de régler des questionsd’indemnités. Alors la conversation s’engagea sur les travaux deParis, sur le boulevard du Prince-Eugène, dont on commençait àcauser sérieusement dans le public. Saccard saisit l’occasion,parla d’une personne qu’il connaissait, d’un propriétaire qu’onallait sans doute exproprier. Et il regardait en face cesmessieurs. Le baron hocha doucement la tête&|160;;M.&|160;Toutin-Laroche poussa les choses jusqu’à déclarer que rienn’était plus désagréable que d’être exproprié&|160;;M.&|160;Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sadécoration.

–&|160;Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes,conclut doctement M.&|160;de&|160;Mareuil, qui voulait êtreagréable à Saccard.

Ils s’étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent enavant leurs propres affaires. Ils comptaient se retirerprochainement, sans doute à Langres, disaient-ils, en gardant unpied-à-terre à Paris. Ils firent sourire ces messieurs, lorsqu’ilsracontèrent qu’après avoir achevé la construction de leurmagnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils l’avaient trouvé sibeau, qu’ils n’avaient pu résister à l’envie de le vendre. Leursbrillants devaient être une consolation qu’ils s’étaient offerte.Saccard riait de mauvaise grâce&|160;; ses anciens associésvenaient de réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où ilavait joué un rôle de dupe. Et, comme l’entracte s’allongeait, desphrases d’éloges sur la gorge de Vénus et sur la robe de la nympheÉcho coupaient la conversation des hommes graves.

Au bout d’une grande demi-heure, M.&|160;Hupel de la Nouereparut. Il marchait en plein succès, et le désordre de sa toilettecroissait. En regagnant sa place, il rencontraM.&|160;de&|160;Mussy. Il lui serra la main en passant&|160;; puisil revint sur ses pas pour lui demander&|160;:

–&|160;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise&|160;?

Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait deplus en plus, il le commentait, il finissait par le trouver exquisde naïveté. «&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;!&|160;»C’était un cri du cœur.

Mais M.&|160;de&|160;Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea lemot indécent. Il venait d’être attaché à l’ambassade d’Angleterre,où le ministre lui avait dit qu’une tenue sévère était de rigueur.Il refusait de conduire le cotillon, se vieillissait, ne parlaitplus de son amour pour Renée, qu’il saluait gravement quand il larencontrait.

M.&|160;Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière lefauteuil du baron, lorsque le piano entama une marche triomphale.De grands placages d’accords, frappés d’aplomb sur les touches,ouvraient un chant large, où, par instants, sonnaient des éclatsmétalliques. Après chaque phrase, une voix plus haute reprenait, enaccentuant le rythme. C’était brutal et joyeux.

–&|160;Vous allez voir, murmura M.&|160;Hupel de la Noue&|160;;j’ai poussé peut-être un peu loin la licence poétique&|160;; maisje crois que l’audace m’a réussi… La nymphe Écho, voyant que Vénusest sans puissance sur le beau Narcisse, le conduit chez Plutus,dieu des richesses et des métaux précieux… Après la tentation de lachair, la tentation de l’or.

–&|160;C’est classique, répondit le sec M.&|160;Toutin-Laroche,avec un sourire aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur lepréfet.

Les rideaux s’ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut unéblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeurflambante, dans laquelle les spectateurs ne virent d’abord qu’unbrasier, où des lingots d’or et des pierres précieuses semblaientse fondre. Une nouvelle grotte se creusait&|160;; mais celle-làn’était pas le frais réduit de Vénus, baigné par le flot mourantsur un sable fin semé de perles&|160;; elle devait se trouver aucentre de la terre, dans une couche ardente et profonde, fissure del’enfer antique, crevasse d’une mine de métaux en fusion habitéepar Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges filonsmétalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieuxmonde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle dusol. À terre, par un anachronisme hardi de M.&|160;Hupel de laNoue, il y avait un écroulement de pièces de vingt francs&|160;;des louis étalés, des louis entassés, un pullulement de louis quimontaient. Au sommet de ce tas d’or,Mme&|160;de&|160;Guende, en Plutus, était assise, Plutusfemme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe,prise à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, àdemi couchées, unies en grappe, ou fleurissant à l’écart, lesefflorescences féeriques de cette grotte, où les califesdes&|160;Mille et une Nuitsavaient vidé leur trésor&|160;:Mme&|160;Haffner en Or, avec une jupe roide etresplendissante d’évêque&|160;; Mme&|160;d’Espanet enArgent, luisante comme un clair de lune&|160;;Mme&|160;de&|160;Lauwerens, d’un bleu ardent, en Saphir,ayant à son côté la petite Mme&|160;Daste, une Turquoisesouriante, qui bleuissait tendrement&|160;; puis s’égrenaientl’Émeraude, Mme&|160;de&|160;Meinhold, et la Topaze,Mme&|160;Teissière&|160;; et, plus bas, la comtesseVanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les braslevés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polypemonstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans desnacres roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient descolliers, des bracelets, des parures complètes, faites chacune dela pierre précieuse que le personnage représentait. On remarquabeaucoup les bijoux originaux de Mmes&|160;d’Espanet etHaffner, composés uniquement de petites pièces d’or et de petitespièces d’argent neuves. Puis, au premier plan, le drame restait lemême&|160;: la nymphe Écho tentait le beau Narcisse, qui refusaitencore du geste. Et les yeux des spectateurs s’accoutumaient avecravissement à ce trou béant ouvert sur les entrailles enflammées duglobe, à ce tas d’or sur lequel se vautrait la richesse d’unmonde.

Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier.L’idée en parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse despièces de vingt francs, ce ruissellement de coffre-fort modernetombé dans un coin de la mythologie grecque, enchanta l’imaginationdes dames et des financiers qui étaient là. Les mots&|160;:«&|160;Que de pièces&|160;! que d’argent&|160;!&|160;» couraient,avec des sourires, de longs frémissements d’aise&|160;; et sûrementchacune de ces dames, chacun de ces messieurs faisait le rêved’avoir tout ça à lui, dans une cave.

–&|160;L’Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmuramalicieusement Louise à l’oreille deMme&|160;Sidonie.

Et Mme&|160;Michelin, la bouche un peu ouverte par undésir ravi, écartait son voile d’almée, caressait l’or d’un regardluisant, tandis que le groupe des hommes graves se pâmait.M.&|160;Toutin-Laroche, tout épanoui, murmura quelques mots àl’oreille du baron, dont la face se marbrait de taches jaunes. Maisles Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec une naïvetébrutale&|160;:

–&|160;Sacrebleu&|160;! il y aurait là de quoi démolir Paris etle rebâtir.

Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que lesMignon et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles.Quand les rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marchetriomphale par un grand bruit de notes jetées les unes sur lesautres, comme de dernières pelletées d’écus, les applaudissementséclatèrent, plus vifs, plus prolongés.

Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de sonsecrétaire, M.&|160;de&|160;Saffré, avait paru à la porte du salon.Saccard, qui guettait impatiemment son frère, voulut se précipiterà sa rencontre. Mais celui-ci, d’un geste, le pria de ne pasbouger. Et il vint doucement jusqu’au groupe des hommes graves.Quand les rideaux se furent refermés et qu’on l’eut aperçu, un longchuchotement courut le salon, les têtes se retournèrent&|160;: leministre balançait le succès des&|160;Amours du beau Narcisseet de la nymphe Écho.

–&|160;Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il ensouriant à M.&|160;Hupel de la Noue. Vous avez publié autrefois unvolume de vers,les Volubilis, je crois&|160;?… Je vois queles soucis de l’administration n’ont pas tari votreimagination.

Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d’une épigramme.La présence brusque de son chef le décontenança d’autant plus,qu’en s’examinant d’un coup d’œil pour voir si sa tenue étaitcorrecte, il aperçut, sur la manche de son habit, la petite mainblanche, qu’il n’osa pas essuyer. Il s’inclina, balbutia.

–&|160;Vraiment, continua le ministre, en s’adressant àM.&|160;Toutin-Laroche, au baron Gouraud, aux personnages qui setrouvaient là, tout cet or était un merveilleux spectacle… Nousferions de grandes choses, si M.&|160;Hupel de la Noue battaitmonnaie pour nous.

C’était, en langue ministérielle, le même mot que celui desMignon et Charrier. Alors M.&|160;Toutin-Laroche et les autresfirent leur cour, jouèrent sur la dernière phrase duministre&|160;: l’Empire avait déjà fait des merveilles&|160;; cen’était pas l’or qui manquait, grâce à la haute expérience dupouvoir&|160;; jamais la France n’avait eu une situation aussibelle devant l’Europe&|160;; et ces messieurs finirent par devenirsi plats, que le ministre changea lui-même la conversation. Il lesécoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés, cequi donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un airde doute et de dédain souriant.

Saccard, qui voulait amener l’annonce du mariage de Maxime et deLouise, manœuvrait pour trouver une transition habile. Il affectaitune grande familiarité, et son frère faisait le bonhomme,consentait à lui rendre le service de paraître l’aimer beaucoup. Ilétait réellement supérieur, avec son regard clair, son visiblemépris des coquineries mesquines, ses larges épaules qui, d’unhaussement, auraient culbuté tout ce monde-là. Quand il fut enfinquestion du mariage, il se montra charmant, il laissa entendrequ’il tenait prêt son cadeau de noces&|160;; il voulait parler dela nomination de Maxime, comme auditeur au Conseil d’État. Il allajusqu’à répéter deux fois à son frère, d’un ton tout à fait bongarçon&|160;:

–&|160;Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.

M.&|160;de&|160;Mareuil rougissait d’aise. On complimentaSaccard. M.&|160;Toutin-Laroche s’offrit comme second témoin. Puis,brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre del’opposition venait d’avoir «&|160;le triste courage&|160;», disaitM.&|160;Haffner, de défendre cette honte sociale. Et tous serécrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M.&|160;Michelinsouriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon etCharrier remarquaient avec étonnement que le collet de son habitétait usé.

Pendant ce temps, M.&|160;Hupel de la Noue restait embarrassé,s’appuyant au fauteuil du baron Gouraud, qui s’était contentéd’échanger avec le ministre une poignée de main silencieuse. Lepoète n’osait quitter la place. Un sentiment indéfinissable, lacrainte de paraître ridicule, la peur de perdre les bonnes grâcesde son chef, le retenaient, malgré l’envie furieuse qu’il avaitd’aller placer ces dames sur l’estrade, pour le dernier tableau. Ilattendait qu’un mot heureux lui vînt et le fît rentrer en faveur.Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné,lorsqu’il aperçut M.&|160;de&|160;Saffré&|160;; il lui prit lebras, s’accrocha à lui comme à une planche de salut. Le jeune hommeentrait, c’était une victime toute fraîche.

–&|160;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise&|160;? luidemanda le préfet.

Mais il était si troublé, qu’il ne savait plus présenter lachose d’une façon piquante. Il pataugeait.

–&|160;Je lui ai dit&|160;: «&|160;Vous avez un charmantcostume&|160;»&|160;; et elle m’a répondu…

–&|160;«&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;», ajoutatranquillement M.&|160;de&|160;Saffré. C’est vieux, mon cher, trèsvieux.

M.&|160;Hupel de la Noue le regarda, consterné. Le mot étaitvieux, et lui qui allait approfondir encore son commentaire sur lanaïveté de ce cri du cœur&|160;!

–&|160;Vieux, vieux comme le monde, répétait le secrétaire,Mme&|160;d’Espanet l’a déjà dit deux fois auxTuileries.

Ce fut le dernier coup. Le préfet se moqua alors du ministre, dusalon entier. Il se dirigeait vers l’estrade, lorsque le pianopréluda, d’une voix attristée, avec des tremblements de notes quipleuraient&|160;; puis la plainte s’élargit, traîna longuement, etles rideaux s’ouvrirent. M.&|160;Hupel de la Noue, qui avait déjàdisparu à moitié, rentra dans le salon, en entendant le légergrincement des anneaux. Il était pâle, exaspéré&|160;; il faisaitun violent effort sur lui-même pour ne pas apostropher ces dames.Elles s’étaient placées toutes seules&|160;! Ce devait être cettepetite d’Espanet qui avait monté le complot de hâter leschangements de costume, et de se passer de lui. Ça n’était pas ça,ça ne valait rien&|160;!

Il revint, mâchant de sourdes paroles. Il regardait surl’estrade, avec des haussements d’épaules, murmurant&|160;:

–&|160;La nymphe Écho est trop au bord… Et cette jambe du beauNarcisse, pas de noblesse, pas de noblesse du tout…

Les Mignon et Charrier, qui s’étaient approchés pour entendre«&|160;l’explication&|160;», se hasardèrent à lui demander«&|160;ce que le jeune homme et la jeune fille faisaient, couchéspar terre&|160;». Mais il ne répondit pas, il refusait d’expliquerdavantage son poème&|160;; et comme les entrepreneursinsistaient&|160;:

–&|160;Eh&|160;! ça ne me regarde plus, du moment que ces damesse placent sans moi&|160;!

Le piano sanglotait mollement. Sur l’estrade, une clairière, oùle rayon électrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizonde feuilles. C’était une clairière idéale, avec des arbres bleus,de grandes fleurs jaunes et rouges, qui montaient aussi haut queles chênes. Là, sur une butte de gazon, Vénus et Plutus se tenaientcôte à côte, entourés de nymphes accourues des taillis voisins pourleur faire escorte. Il y avait les filles des arbres, les fillesdes sources, les filles des monts, toutes les divinités rieuses etnues de la forêt. Et le dieu et la déesse triomphaient, punissaientles froideurs de l’orgueilleux qui les avait méprisés, tandis quele groupe des nymphes regardaient curieusement, avec un effroisacré, la vengeance de l’Olympe, au premier plan. Le drame s’ydénouait. Le beau Narcisse, couché sur le bord d’un ruisseau, quidescendait du lointain de la scène, se regardait dans le clairmiroir&|160;; et l’on avait poussé la vérité jusqu’à mettre unelame de vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n’était déjà plusle jeune homme libre, le rôdeur de forêts&|160;; la mort lesurprenait au milieu de l’admiration ravie de son image, la mortl’alanguissait, et Vénus, de son doigt tendu, comme une féed’apothéose, lui jetait le sort fatal. Il devenait fleur. Sesmembres verdissaient, s’allongeaient, dans son costume collant desatin vert&|160;; la tige flexible, les jambes légèrementrecourbées, allaient s’enfoncer en terre, prendre racine, pendantque le buste, orné de larges pans de satin blanc, s’épanouissait enune corolle merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime complétaitl’illusion, mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunesau milieu de la blancheur des pétales. Et la grande fleurnaissante, humaine encore, penchait la tête vers la source, lesyeux noyés, le visage souriant d’une extase voluptueuse, comme sile beau Narcisse eût enfin contenté dans la mort les désirs qu’ils’était inspirés à lui-même. À quelques pas, la nymphe Écho semourait aussi, se mourait de désirs inassouvis&|160;; elle setrouvait peu à peu prise dans la raideur du sol, elle sentait sesmembres brûlants se glacer et se durcir. Elle n’était pas rochervulgaire, sali de mousse, mais marbre blanc, par ses épaules et sesbras, par sa grande robe de neige, dont la ceinture de feuillage etl’écharpe bleue avaient glissé. Affaissée au milieu du satin de sajupe, qui se cassait à larges plis, pareil à un bloc de Paros, ellese renversait, n’ayant plus de vivant, dans son corps figé destatue, que ses yeux de femme, des yeux qui luisaient, fixés sur lafleur des eaux, penchée languissamment sur le miroir de la source.Et il semblait déjà que tous les bruits d’amour de la forêt, lesvoix prolongées des taillis, les frissons mystérieux des feuilles,les soupirs profonds des grands chênes, venaient battre sur lachair de marbre de la nymphe Écho, dont le cœur, saignant toujoursdans le bloc, résonnait longuement, répétait au loin les moindresplaintes de la Terre et de l’Air.

–&|160;Oh&|160;! l’ont-ils affublé, ce pauvre Maxime&|160;!murmura Louise. Et Mme&|160;Saccard, on dirait unemorte.

–&|160;Elle est couverte de poudre de riz, ditMme&|160;Michelin.

D’autres mots peu obligeants couraient. Ce troisième tableaun’eut pas le succès franc des deux autres. C’était pourtant cedénouement tragique qui enthousiasmait M.&|160;Hupel de la Noue surson propre talent. Il s’y admirait, comme son Narcisse dans sa lamede glace. Il y avait mis une foule d’intentions poétiques etphilosophiques. Quand les rideaux se furent refermés pour ladernière fois, et que les spectateurs eurent applaudi en gens bienélevés, il éprouva un regret mortel d’avoir cédé à la colère enn’expliquant pas la dernière page de son poème. Il voulut donneralors aux personnes qui l’entouraient la clef des chosescharmantes, grandioses ou simplement polissonnes, quereprésentaient le beau Narcisse et la nymphe Écho, et il essayamême de dire ce que Vénus et Plutus faisaient au fond de laclairière&|160;; mais ces messieurs et ces dames, dont les espritsnets et pratiques avaient compris la grotte de la chair et lagrotte de l’or, ne se souciaient pas de descendre dans lescomplications mythologiques du préfet. Seuls, les Mignon etCharrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie del’interroger. Il s’empara d’eux, il les tint debout, dansl’embrasure d’une fenêtre, pendant près de deux heures à leurraconter les&|160;Métamorphoses&|160;d’Ovide.

&|160;

Cependant le ministre se retirait. Il s’excusa de ne pouvoirattendre la belle Mme&|160;Saccard pour la complimentersur la grâce parfaite de la nymphe Écho. Il venait de faire troisou quatre fois le tour du salon au bras de son frère, donnantquelques poignées de main, saluant les dames. Jamais il ne s’étaittant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux, lorsque, sur leseuil de la porte, il lui dit, à voix haute&|160;:

–&|160;Je t’attends demain matin. Viens déjeuner avec moi.

Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rangé le longdes murs les fauteuils des dames. Le grand salon allongeaitmaintenant, du petit salon jaune à l’estrade, son tapis nu, dontles grandes fleurs de pourpre s’ouvraient, sous l’égouttement delumière tombant du cristal des lustres. La chaleur croissait, lestentures rouges brunissaient de leurs reflets l’or des meubles etdu plafond. On attendait pour ouvrir le bal que ces dames, lanymphe Écho, Vénus, Plutus et les autres, eussent changé decostumes.

Mme&|160;d’Espanet et Mme&|160;Haffnerparurent les premières. Elles avaient remis leurs costumes dusecond tableau&|160;; l’une était en Or, l’autre en Argent. On lesentoura, on les félicita&|160;; et elles racontaient leursémotions.

–&|160;C’est moi qui ai failli m’éclater, disait la marquise,quand j’ai vu de loin le grand nez de M.&|160;Toutin-Laroche qui meregardait&|160;!

–&|160;Je crois que j’ai un torticolis, reprenait languissammentla blonde Suzanne. Non, vrai, si ça avait duré une minute de plus,j’aurais remis ma tête d’une façon naturelle, tant j’avais mal aucou.

M.&|160;Hupel de la Noue, de l’embrasure où il avait poussé lesMignon et Charrier, jetait des coups d’œil inquiets sur le groupeformé autour des deux jeunes femmes&|160;; il craignait qu’on nes’y moquât de lui. Les autres nymphes arrivèrent les unes après lesautres&|160;; toutes avaient repris leurs costumes de pierresprécieuses&|160;; la comtesse Vanska, en Corail, eut un succès fou,lorsqu’on put examiner de près les ingénieux détails de sa robe.Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l’airsouriant&|160;; et un flot de femmes l’enveloppa, on le mit aucentre du cercle, on le plaisanta sur son rôle de fleur, sur sapassion des miroirs&|160;; lui, sans un embarras, comme charmé deson personnage, continuait à sourire, répondait aux plaisanteries,avouait qu’il s’adorait et qu’il était assez guéri des femmes pourse préférer à elles. On riait plus haut, le groupe grandissait,tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune homme, noyédans ce peuple d’épaules, dans ce tohu-bohu de costumes éclatants,gardait son parfum d’amour monstrueux, sa douceur vicieuse de fleurblonde.

Mais lorsque Renée descendit enfin, il se fit un demi-silence.Elle avait mis un nouveau costume, d’une grâce si originale etd’une telle audace, que ces messieurs et ces dames, habituéspourtant aux excentricités de la jeune femme, eurent un premiermouvement de surprise. Elle était en Otaïtienne. Ce costume,paraît-il, est des plus primitifs&|160;: un maillot couleur tendre,qui lui montait des pieds jusqu’aux seins, en lui laissant lesépaules et les bras nus&|160;; et, sur ce maillot, une simpleblouse de mousseline, courte et garnie de deux volants, pour cacherun peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne de fleurs deschamps&|160;; aux chevilles et aux poignets, des cercles d’or. Etrien autre. Elle était nue. Le maillot avait des souplesses dechair, sous la pâleur de la blouse&|160;; la ligne pure de cettenudité se retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effacéepar les volants, mais s’accentuant et reparaissant entre lesmailles de la dentelle, au moindre mouvement. C’était unesauvagesse adorable, une fille barbare et voluptueuse, à peinecachée dans une vapeur blanche, dans un pan de brume marine, oùtout son corps se devinait.

Renée, les joues roses, avançait d’un pas vif. Céleste avaitfait craquer un premier maillot&|160;; heureusement que la jeunefemme, prévoyant le cas, s’était précautionnée. Ce maillot déchirél’avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de son triomphe.Ses mains brûlaient, ses yeux brillaient de fièvre. Elle souriaitpourtant, répondait par de petites phrases aux hommes quil’arrêtaient, qui la complimentaient sur sa pureté d’attitudes,dans les tableaux vivants. Elle laissait derrière elle un sillaged’habits noirs étonnés et charmés de la transparence de sa blousede mousseline. Quand elle fut arrivée au groupe de femmes quientouraient Maxime, elle souleva de courtes exclamations, et lamarquise se mit à la regarder de la tête aux pieds, d’un airtendre, en murmurant&|160;:

–&|160;Elle est adorablement faite.

Mme&|160;Michelin, dont le costume d’almée devenaithorriblement lourd à côté de ce simple voile, pinçait les lèvres,tandis que Mme&|160;Sidonie, ratatinée dans sa robenoire de magicienne, murmurait à son oreille&|160;:

–&|160;C’est de la dernière indécence, n’est-ce pas, ma toutebelle&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien, dit enfin la jolie brune, c’estM.&|160;Michelin qui se fâcherait, si je me déshabillais commeça&|160;!

–&|160;Et il aurait raison, conclut la courtière.

La bande des hommes graves n’était pas de cet avis. Ilss’extasiaient de loin. M.&|160;Michelin, que sa femme mettait simal à propos en cause, se pâmait, pour faire plaisir àM.&|160;Toutin-Laroche et au baron Gouraud, que la vue de Renéeravissait. On complimenta fortement Saccard sur la perfection desformes de sa femme. Il s’inclinait, se montrait très touché. Lasoirée était bonne pour lui, et sans une préoccupation qui passaitpar instants dans ses yeux, lorsqu’il jetait un regard rapide sursa sœur, il eût paru parfaitement heureux.

–&|160;Dites, elle ne nous en avait jamais autant montré, ditplaisamment Louise à l’oreille de Maxime, en lui désignant Renée ducoin de l’œil.

Elle se reprit, et avec un sourire indéfinissable&|160;:

–&|160;À moi, du moins.

Le jeune homme la regarda, d’un air inquiet, mais ellecontinuait à sourire, drôlement, comme un écolier enchanté d’uneplaisanterie un peu forte.

Le bal fut ouvert. On avait utilisé l’estrade des tableauxvivants, en y plaçant un petit orchestre, où les cuivresdominaient&|160;; et les bugles, les cornets à pistons, jetaientleurs notes claires dans la forêt idéale, aux arbres bleus. Ce futd’abord un quadrille&|160;:&|160;Ah&|160;! il a des bottes, ila des bottes, Bastien&|160;!&|160;qui faisait alors lesdélices des bastringues. Ces dames dansèrent. Les polkas, lesvalses, les mazurkas, alternèrent avec les quadrilles. Le largebalancement des couples allait et venait, emplissait la longuegalerie, sautant sous le fouet des cuivres, se balançant aubercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de tous lespays et de toutes les époques, roulait, avec un fourmillement, unebigarrure d’étoffes vives. Le rythme, après avoir mêlé et emportéles couleurs, dans un tohu-bohu cadencé, ramenait brusquement, àcertains coups d’archet, la même tunique de satin rose, le mêmecorsage de velours bleu, à côté du même habit noir. Puis un autrecoup d’archet, une sonnerie de cornets à pistons, poussaient lescouples, les faisaient voyager à la file autour du salon, avec desmouvements balancés de nacelle s’en allant à la dérive, sous unsouffle de vent qui a brisé l’amarre. Et toujours, sans fin,pendant des heures. Parfois, entre deux danses, une dames’approchait d’une fenêtre, étouffant, respirant un peu d’airglacé&|160;; un couple se reposait sur une causeuse du petit salonbouton d’or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tourdes allées. Sous les berceaux de lianes, au fond de l’ombre tiède,où arrivaient les&|160;forte&|160;des cornets à pistons,dans les quadrilles d’Ohé&|160;! les p’titsagneaux&|160;et de&|160;J’ai un pied quir’mue,&|160;des jupes, dont on ne voyait que le bord, avaientdes rires languissants.

Quand on ouvrit la porte de la salle à manger, transformée enbuffet, avec des dressoirs contre les murs et une longue table aumilieu, chargée de viandes froides, ce fut une poussée, unécrasement. Un grand bel homme, qui avait eu la timidité de garderson chapeau à la main, fut si violemment collé contre le mur, quele malheureux chapeau creva avec une plainte sourde. Cela fit rire.On se ruait sur les pâtisseries et les volailles truffées, ens’enfonçant les coudes dans les côtes, brutalement. C’était unpillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et leslaquais ne savaient à qui répondre, au milieu de cette banded’hommes comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seulecrainte d’arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieuxmonsieur se fâcha parce qu’il n’y avait pas de bordeaux, et que lechampagne, assurait-il, l’empêchait de dormir.

–&|160;Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de savoix grave. Il y en aura pour tout le monde.

Mais on ne l’écoutait pas. La salle à manger était pleine, etdes habits noirs inquiets se haussaient à la porte. Devant lesdressoirs, des groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant.Beaucoup avalaient sans boire, n’ayant pu mettre la main sur unverre. D’autres, au contraire, buvaient, en courant inutilementaprès un morceau de pain.

–&|160;Écoutez, dit M.&|160;Hupel de la Noue, que les Mignon etCharrier, las de mythologie, avaient entraîné au buffet, nousn’aurons rien, si nous ne faisons pas cause commune… C’est bien pisaux Tuileries, et j’y ai acquis quelque expérience… Chargez-vous duvin, je me charge de la viande.

Le préfet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment,dans une éclaircie d’épaules, et l’emporta tranquillement, aprèss’être bourré les poches de petits pains. Les entrepreneursrevinrent de leur côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avecdeux bouteilles de champagne&|160;; mais ils n’avaient pu trouverque deux verres&|160;; ils dirent que ça ne faisait rien, qu’ilsboiraient dans le même. Et ces messieurs soupèrent sur le coind’une jardinière, au fond de la pièce. Ils ne retirèrent pas mêmeleurs gants, mettant les tranches toutes détachées du gigot dansleur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, debout, ilscausaient, la bouche pleine, écartant leur menton de leur gilet,pour que le jus tombât sur le tapis.

Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à undomestique s’il ne pourrait avoir un verre de champagne.

–&|160;Il faut attendre, monsieur&|160;! répondit avec colère ledomestique effaré, perdant la tête, oubliant qu’il n’était pas àl’office. On a déjà bu trois cents bouteilles.

Cependant, on entendait les voix de l’orchestre quigrandissaient, par souffles brusques. On dansait la polkades&|160;Baisers, célèbre dans les bals publics, et dontchaque danseur devait marquer le rythme en embrassant sa danseuse.Mme&|160;d’Espanet parut à la porte de la salle àmanger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitudecharmante, sa grande robe d’argent. On s’écartait à peine, elleétait obligée d’insister du coude pour s’ouvrir un passage. Ellefit le tour de la table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis ellevint droit à M.&|160;Hupel de la Noue, qui avait fini et quis’essuyait la bouche avec son mouchoir.

–&|160;Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec unadorable sourire, de me trouver une chaise&|160;! j’ai fait le tourde la table inutilement…

Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sagalanterie n’hésita pas&|160;; il s’empressa, trouva la chaise,installa Mme&|160;d’Espanet, et resta derrière son dos,à la servir. Elle ne voulut que quelques crevettes, avec un peu debeurre, et deux doigts de champagne. Elle mangeait avec des minesdélicates, au milieu de la gloutonnerie des hommes. La table et leschaises étaient exclusivement réservées aux dames. Mais on faisaittoujours une exception en faveur du baron Gouraud. Il était là,carrément assis, devant un morceau de pâté, dont ses mâchoiresbroyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le préfeten lui disant qu’elle n’oublierait jamais ses émotions d’artiste,dans&|160;les Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho. Elle lui expliqua même pourquoi on ne l’avait pasattendu, d’une façon qui le consola complètement&|160;: ces dames,en apprenant que le ministre était là, avaient pensé qu’il seraitpeu convenable de prolonger l’entracte. Elle finit par le prierd’aller chercher Mme&|160;Haffner, qui dansait avecM.&|160;Simpson, un homme brutal, disait-elle, et qui luidéplaisait. Et, quand Suzanne fut là, elle ne regarda plusM.&|160;Hupel de la Noue.

Saccard, suivi de MM.&|160;Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner,avait pris possession d’un dressoir. Comme la table était pleine,et que M.&|160;de&|160;Saffré passait avecMme&|160;Michelin au bras, il les retint, voulut que lajolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries,souriante, levant ses yeux clairs sur les cinq hommes quil’entouraient. Ils se penchaient vers elle, touchaient ses voilesd’almée brodés de fil d’or, l’acculaient contre le dressoir, oùelle finit par s’adosser, prenant des petits fours de toutes lesmains, très douce et très caressante, avec la docilité amoureused’une esclave au milieu de ses seigneurs. M.&|160;Michelin achevaittout seul, à l’autre bout de la pièce, une terrine de foie grasdont il avait réussi à s’emparer.

Cependant, Mme&|160;Sidonie, qui rôdait dans le baldepuis les premiers coups d’archet, entra dans la salle à manger,et appela Saccard du coin de l’œil.

–&|160;Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraîtinquiète. Je crois qu’elle médite quelque coup de tête… Mais jen’ai pu encore découvrir le damoiseau… Je vais manger quelque choseet me remettre à l’affût.

Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaillequ’elle se fit donner par M.&|160;Michelin, qui avait fini saterrine. Elle se versa du malaga dans une grande coupe àchampagne&|160;; puis, après s’être essuyé les lèvres du bout desdoigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa robe demagicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière destapis.

Le bal languissait, l’orchestre avait des essoufflements,lorsqu’un murmure courut&|160;: «&|160;Le cotillon&|160;! lecotillon&|160;!&|160;» qui ranima les danseurs et les cuivres. Ilvint des couples de tous les massifs de la serre&|160;; le grandsalon s’emplit, comme pour le premier quadrille&|160;; et, dans lacohue réveillée, on discutait. C’était la dernière flamme du bal.Les hommes qui ne dansaient pas regardaient, du fond desembrasures, avec des bienveillances molles, le groupe bavardgrandissant au milieu de la pièce&|160;; tandis que les soupeurs dubuffet, sans lâcher leur pain, allongeaient la tête, pour voir.

–&|160;M.&|160;de&|160;Mussy ne veut pas, disait une dame. Iljure qu’il ne le conduit plus… Voyons, une fois encore, monsieur deMussy, rien qu’une petite fois. Faites cela pour nous.

Mais le jeune attaché d’ambassade restait gourmé dans son colcassé. C’était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut undésappointement. Maxime refusa aussi, disant qu’il ne pourrait,qu’il était brisé. M.&|160;Hupel de la Noue n’osa s’offrir&|160;;il ne descendait que jusqu’à la poésie. Une dame ayant parlé deM.&|160;Simpson, on la fit taire&|160;; M.&|160;Simpson était leplus étrange conducteur de cotillon qu’on pût voir&|160;; il selivrait à des imaginations fantasques et malicieuses&|160;; dans unsalon où l’on avait eu l’imprudence de le choisir, on racontaitqu’il avait forcé les dames à sauter par-dessus des chaises, etqu’une de ses figures favorites était de faire marcher tout lemonde à quatre pattes autour de la pièce.

–&|160;Est-ce que M.&|160;de&|160;Saffré est parti&|160;?demanda une voix d’enfant.

Il partait, il faisait ses adieux à la belleMme&|160;Saccard, avec laquelle il était au mieux,depuis qu’elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique aimable avaitl’admiration des caprices des autres. On le ramena triomphalementdu vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire qu’on lecompromettait, qu’il était un homme sérieux. Puis, devant toutesles mains blanches qui se tendaient vers lui&|160;:

–&|160;Allons, dit-il, prenez vos places… Mais je vous préviensque je suis classique. Je n’ai pas pour deux liardsd’imagination.

Les couples s’assirent autour du salon, sur tous les siègesqu’on put réunir&|160;; des jeunes gens allèrent chercher jusqu’auxchaises de fonte de la serre. C’était un cotillon monstre.M.&|160;de&|160;Saffré, qui avait l’air recueilli d’un prêtreofficiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, dont le costume deCorail le préoccupait. Quand tout le monde fut en place, il jeta unlong regard sur cette file circulaire de jupes flanquées chacuned’un habit noir. Et il fit signe à l’orchestre, dont les cuivressonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon souriant desvisages.

Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d’unegaieté nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, semêlant aux groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies latrouvaient singulière. Elle avait parlé, dans la soirée, de faireun voyage en ballon avec un célèbre aéronaute dont tout Pariss’occupait. Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plusmarcher à l’aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant despoignées de main aux hommes qui se retiraient, causant avec lesintimes de son mari. Le baron Gouraud, qu’un laquais emportait danssa pelisse de fourrure, trouva un dernier éloge sur son costumed’Otaïtienne.

Cependant M.&|160;Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.

–&|160;Maxime compte sur vous, dit ce dernier.

–&|160;Parfaitement, répondit le nouveau sénateur.

Et se tournant vers Renée&|160;:

–&|160;Madame, je ne vous ai pas complimentée… Voilà donc cecher enfant casé&|160;!

Et comme elle avait un sourire étonné&|160;:

–&|160;Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard… Nous avonsarrêté ce soir le mariage de Mlle&|160;de&|160;Mareuilet de Maxime.

Elle continua de sourire, s’inclinant devantM.&|160;Toutin-Laroche, qui partait en disant&|160;:

–&|160;Vous signez le contrat dimanche, n’est-ce pas&|160;? Jevais à Nevers pour une affaire de mines, mais je serai deretour.

Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle nesouriait plus&|160;; et, à mesure qu’elle descendait dans cequ’elle venait d’apprendre, elle était prise d’un grand frisson.Elle regarda les tentures de velours rouge, les plantes rares, lespots de majolique, d’un regard fixe. Puis elle dit touthaut&|160;:

–&|160;Il faut que je lui parle.

Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester à l’entrée.Une figure du cotillon obstruait le passage. L’orchestre jouait ensourdine une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main,formaient un rond, un de ces ronds de petites filleschantant&|160;Giroflé girofla&|160;; et elles tournaientle plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant, glissant. Aumilieu, un cavalier – c’était le malicieux M.&|160;Simpson –, avaità la main une longue écharpe rose&|160;; il l’élevait, avec legeste d’un pêcheur qui va jeter un coup d’épervier&|160;; mais ilne se pressait pas, il trouvait drôle, sans doute, de laissertourner ces dames, de les fatiguer. Elles soufflaient, ellesdemandaient grâce. Alors il lança l’écharpe, et il la lança avectant d’adresse, qu’elle alla s’enrouler autour des épaules deMme&|160;d’Espanet et de Mme&|160;Haffner,tournant côte à côte. C’était une plaisanterie de l’Américain. Ilvoulut ensuite valser avec les deux dames à la fois, et il lesavait déjà prises à la taille toutes deux, l’une de son brasgauche, l’autre de son bras droit, lorsque M.&|160;de&|160;Saffrédit, de sa voix sévère de roi du cotillon&|160;:

–&|160;On ne danse pas avec deux dames.

Mais M.&|160;Simpson ne voulait pas lâcher les deux tailles.Adeline et Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. Onjugeait le coup, les dames se fâchaient, le tapage se prolongeait,et les habits noirs, dans les embrasures des fenêtres, sedemandaient comment Saffré allait sortir à sa gloire de ce casdélicat. Il parut, en effet, perplexe un moment, cherchant par quelraffinement de grâce il mettrait les rieurs de son côté. Puis ileut un sourire, il prit Mme&|160;d’Espanet etMme&|160;Haffner, chacune d’une main, leur posa unequestion à l’oreille, reçut leur réponse, et s’adressant ensuite àM.&|160;Simpson&|160;:

–&|160;Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous lapervenche&|160;?

M.&|160;Simpson, un peu sot, dit qu’il cueillait la verveine.Alors M.&|160;de&|160;Saffré lui donna la marquise, endisant&|160;:

–&|160;Voici la verveine.

On applaudit discrètement. Cela fut trouvé très joli.M.&|160;de&|160;Saffré était un conducteur de cotillon «&|160;quine restait jamais à court&|160;»&|160;; telle fut l’expression deces dames. Pendant ce temps, l’orchestre avait repris de toutes sesvoix la phrase de valse, et M.&|160;Simpson, après avoir fait letour du salon en valsant avec Mme&|160;d’Espanet, lareconduisait à sa place.

Renée put passer. Elle s’était mordu les lèvres au sang, devanttoutes «&|160;ces bêtises&|160;». Elle trouvait ces femmes et ceshommes stupides de lancer des écharpes et de prendre des noms defleurs. Ses oreilles bourdonnaient, une furie d’impatience luidonnait des envies brusques de se jeter la tête en avant et des’ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d’un pas rapide,heurtant les couples attardés qui regagnaient leurs sièges. Ellealla droit à la serre. Elle n’avait vu ni Louise ni Maxime parmiles danseurs, elle se disait qu’ils devaient être là, dans quelquetrou des feuillages, réunis par cet instinct des drôleries et despolissonneries, qui leur faisait chercher les petits coins, dèsqu’ils se trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visitainutilement le demi-jour de la serre. Elle n’aperçut, au fond d’unberceau, qu’un grand jeune homme qui baisait dévotement les mainsde la petite Mme&|160;Daste, en murmurant&|160;:

–&|160;Mme&|160;de&|160;Lauwerens me l’avait biendit&|160;: vous êtes un ange&|160;!

Cette déclaration, chez elle, dans sa serre, la choqua. VraimentMme&|160;de&|160;Lauwerens aurait dû porter son commerceailleurs&|160;! Et Renée se serait soulagée à chasser de sesappartements tout ce monde qui criait si fort. Debout devant lebassin, elle regardait l’eau, elle se demandait où Louise et Maximeavaient pu se cacher. L’orchestre jouait toujours cette valse dontle bercement ralenti lui tournait le cœur. C’était insupportable,on ne pouvait réfléchir chez soi. Elle ne savait plus. Elleoubliait que les jeunes gens n’étaient pas encore mariés, et ellese disait que c’était bien simple, qu’ils étaient allés se coucher.Puis elle songea à la salle à manger, elle remonta vivementl’escalier de la serre. Mais, à la porte du grand salon, elle futarrêtée une seconde fois par une figure du cotillon.

–&|160;Ce sont les «&|160;Points noirs&|160;», mesdames, disaitgalamment M.&|160;de&|160;Saffré. Ceci est de mon invention, et jevous en donne la primeur.

On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l’allusion aux jeunesfemmes. L’empereur venait de prononcer un discours qui constatait,à l’horizon politique, la présence de «&|160;certains pointsnoirs&|160;». Ces points noirs, on ne savait pourquoi, avaient faitfortune. L’esprit de Paris s’était emparé de cette expression, aupoint que, depuis huit jours, on accommodait tout aux points noirs.M.&|160;de&|160;Saffré plaça les cavaliers à l’un des bouts dusalon, en leur faisant tourner le dos aux dames, laissées à l’autrebout. Puis il leur commanda de relever leurs habits, de façon às’en cacher le derrière de la tête. Cette opération s’accomplit aumilieu d’une gaieté folle. Bossus, les épaules serrées, avec lespans des habits qui ne leur tombaient plus qu’à la taille, lescavaliers étaient vraiment affreux.

–&|160;Ne riez pas, mesdames, criait M.&|160;de&|160;Saffré avecun sérieux des plus comiques, ou je vous fais mettre vos dentellessur la tête.

La gaieté redoubla. Et il usa énergiquement de sa souverainetévis-à-vis de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pascacher leur nuque.

–&|160;Vous êtes les «&|160;points noirs&|160;»,disait-il&|160;; masquez vos têtes, ne montrez que le dos, il fautque ces dames ne voient plus que du noir… Maintenant, marchez,mêlez-vous les uns aux autres, pour qu’on ne vous reconnaissepas.

L’hilarité était à son comble. Les «&|160;points noirs&|160;»allaient et venaient, sur leurs jambes grêles, avec desbalancements de corbeaux sans tête. On vit la chemise d’unmonsieur, avec le coin de la bretelle. Alors ces dames demandèrentgrâce, elles étouffaient, et M.&|160;de&|160;Saffré voulut bienleur ordonner d’aller chercher les «&|160;points noirs&|160;».Elles partirent, comme un vol de jeunes perdrix, avec un grandbruit de jupes. Puis, au bout de sa course, chacune saisit lecavalier qui lui tomba sous la main. Ce fut un tohu-bohuinexprimable. Et, à la file, les couples improvisés se dégageaient,faisaient le tour du salon en valsant, dans le chant plus haut del’orchestre.

Renée s’était appuyée au mur. Elle regardait, pâle, les lèvresserrées. Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoielle ne dansait pas. Elle dut sourire, répondre quelque chose. Elles’échappa, elle entra dans la salle à manger. La pièce était vide.Au milieu des dressoirs pillés, des bouteilles et des assiettes quitraînaient, Maxime et Louise soupaient tranquillement, à un bout dela table, côte à côte, sur une serviette qu’ils avaient étalée. Ilsparaissaient à l’aise, ils riaient, dans ce désordre, ces verressales, ces plats tachés de graisse, ces débris encore tièdes de lagloutonnerie des soupeurs en gants blancs. Ils s’étaient contentésd’épousseter les miettes autour d’eux. Baptiste se promenaitgravement le long de la table, sans un regard pour cette pièce,qu’une bande de loups semblait avoir traversée&|160;; il attendaitque les domestiques vinssent remettre un peu d’ordre sur lesdressoirs.

Maxime avait encore pu réunir un souper très confortable. Louiseadorait les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine étaitrestée sur le haut d’un buffet. Ils avaient devant eux troisbouteilles de champagne entamées.

–&|160;Papa est peut-être parti, dit la jeune fille.

–&|160;Tant mieux&|160;! répondit Maxime, je vousreconduirai.

Et comme elle riait&|160;:

–&|160;Vous savez que, décidément, on veut que je vous épouse.Ce n’est plus une farce, c’est sérieux… Qu’est-ce que nous feronsdonc, quand nous allons être mariés&|160;?

–&|160;Nous ferons ce que font les autres, donc&|160;!

Cette drôlerie lui avait échappé un peu vite&|160;; elle repritvivement, comme pour la retirer&|160;:

–&|160;Nous irons en Italie. Ça me fera du bien à la poitrine.Je suis très malade… Ah&|160;! mon pauvre Maxime, la drôle de femmeque vous allez avoir&|160;! Je ne suis pas plus grosse que deuxsous de beurre.

Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume depage. Une toux sèche fit monter des lueurs rouges à ses joues.

–&|160;C’est le nougat, dit-elle. À la maison, on me défend d’enmanger… Passez-moi l’assiette, je vais fourrer le reste dans mapoche.

Et elle vidait l’assiette, quand Renée entra. Elle vint droit àMaxime, en faisant des efforts inouïs pour ne pas jurer, pour nepas battre cette bossue qu’elle trouvait là, attablée avec sonamant.

–&|160;Je veux te parler, bégaya-t-elle d’une voix sourde.

Il hésitait, pris de peur, redoutant un tête-à-tête.

–&|160;À toi seul, tout de suite, répétait Renée.

–&|160;Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regardindéfinissable. Vous tâcherez, en même temps, de retrouver monpère. Je l’égare à chaque soirée.

Il se leva, il essaya d’arrêter la jeune femme au milieu de lasalle à manger, en lui demandant ce qu’elle avait de si pressé àlui dire. Mais elle reprit entre ses dents&|160;:

–&|160;Suis-moi, ou je dis tout devant le monde&|160;!

Il devint très pâle, il la suivit avec une obéissance d’animalbattu. Elle crut que Baptiste la regardait&|160;; mais, à cetteheure, elle se souciait bien des regards clairs de ce valet&|160;!À la porte, le cotillon la retint une troisième fois.

–&|160;Attends, murmura-t-elle. Ces imbéciles n’en finirontpas.

Et elle lui prit la main pour qu’il n’essayât pas des’échapper.

M.&|160;de&|160;Saffré plaçait le duc de Rozan, le dos contre lemur, dans un angle du salon, à côté de la porte de la salle àmanger. Il mit une dame devant lui, puis un cavalier dos à dos avecla dame, puis une autre dame devant le cavalier, et cela à la file,couple par couple, en long serpent. Comme des danseuses causaient,s’attardaient&|160;:

–&|160;Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les«&|160;Colonnes&|160;».

Elles vinrent, les «&|160;colonnes&|160;» furent formées.L’indécence qu’il y avait à se trouver ainsi prise, serrée entredeux hommes, appuyée contre le dos de l’un, ayant devant soi lapoitrine de l’autre, égayait beaucoup les dames. Les pointes desseins touchaient les parements des habits, les jambes des cavaliersdisparaissaient dans les jupes des danseuses, et quand une gaietébrusque faisait pencher une tête, les moustaches d’en face étaientobligées de s’écarter, pour ne pas pousser les choses jusqu’aubaiser. Un farceur, à un moment, dut donner une légèrepoussée&|160;; la file se raccourcit, les habits entrèrent plusprofondément dans les jupes&|160;; il y eut de petits cris, et desrires, des rires qui n’en finissaient plus. On entendit la baronnede Meinhold dire&|160;: «&|160;Mais, monsieur, vousm’étouffez&|160;; ne me serrez pas si fort&|160;!&|160;» ce quiparut si drôle, ce qui donna à toute la file un accès d’hilarité sifou, que les «&|160;colonnes&|160;», ébranlées, chancelaient,s’entrechoquaient, s’appuyaient les unes sur les autres, pour nepas tomber. M.&|160;de&|160;Saffré, les mains levées, prêt àfrapper, attendait. Puis il frappa. À ce signal, tout d’un coup,chacun se retourna. Les couples qui étaient face à face, se prirentà la taille, et la file égrena dans le salon son chapelet devalseurs. Il n’y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en setournant, se trouva le nez contre le mur. On se moqua de lui.

–&|160;Viens, dit Renée à Maxime.

L’orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dontle rythme monotone s’affadissait à la longue, redoublaitl’exaspération de la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenantMaxime par la main&|160;; et, le poussant dans l’escalier quiallait au cabinet de toilette&|160;:

–&|160;Monte, lui ordonna-t-elle.

Elle le suivit. À ce moment, Mme&|160;Sidonie, quiavait rôdé toute la soirée autour de sa belle-sœur, étonnée de sespromenades continuelles à travers les pièces, arrivait justementsur le perron de la serre. Elle vit les jambes d’un hommes’enfoncer au milieu des ténèbres du petit escalier. Un sourirepâle éclaira son visage de cire, et, retroussant sa jupe demagicienne pour aller plus vite, elle chercha son frère,bouleversant une figure du cotillon, s’adressant aux domestiquesqu’elle rencontrait. Elle trouva enfin Saccard avecM.&|160;de&|160;Mareuil, dans une pièce contiguë à la salle àmanger, et que l’on avait transformée provisoirement en fumoir. Lesdeux pères parlaient de dot, de contrat. Mais quand sa sœur lui eutdit un mot à l’oreille, Saccard se leva, s’excusa, disparut.

En haut, le cabinet de toilette était en plein désordre. Sur lessièges traînaient le costume de la nymphe Écho, le maillot déchiré,des bouts de dentelle froissés, des linges jetés en paquet, tout ceque la hâte d’une femme attendue laisse derrière elle. Les petitsoutils d’ivoire et d’argent gisaient un peu partout&|160;; il yavait des brosses, des limes tombées sur le tapis&|160;; et lesserviettes encore humides, les savons oubliés sur le marbre, lesflacons laissés débouchés, mettaient, dans la tente couleur dechair, une odeur forte, pénétrante. La jeune femme, pour enlever leblanc de ses bras et de ses épaules, s’était trempée dans labaignoire de marbre rose, après les tableaux vivants. Des plaquesirisées s’arrondissaient sur la nappe d’eau refroidie.

Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire.Mais il grelottait devant le visage dur de Renée. Elle s’approchade lui, le poussant, disant à voix basse&|160;:

–&|160;Alors tu vas épouser la bossue&|160;?

–&|160;Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t’a ditcela&|160;?

–&|160;Eh&|160;! ne mens pas, c’est inutile…

Il eut une révolte. Elle l’inquiétait, il voulait en finir avecelle.

–&|160;Eh bien, oui, je l’épouse. Après&|160;?… Est-ce que je nesuis pas le maître&|160;?

Elle vint à lui, la tête un peu baissée, avec un rire mauvais,et lui prenant les poignets&|160;:

–&|160;Le maître&|160;! toi, le maître&|160;!… Tu sais bien quenon. C’est moi qui suis le maître. Je te casserais les bras, sij’étais méchante&|160;; tu n’as pas plus de force qu’une fille.

Et comme il se débattait, elle lui tordit les bras, de toute laviolence nerveuse que lui donnait la colère. Il poussa un faiblecri. Alors elle le lâcha, en reprenant&|160;:

–&|160;Ne nous battons pas, vois-tu&|160;; je serais la plusforte.

Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu’il sentait àses poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Ellerepoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan quitournait dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris lemariage.

–&|160;Je vais t’enfermer ici, dit-elle enfin&|160;; et quand ilfera jour, nous partirons pour Le Havre.

Il blêmit encore d’inquiétude et de stupeur.

–&|160;Mais c’est une folie&|160;! s’écria-t-il. Nous ne pouvonspas nous en aller ensemble. Tu perds la tête…

–&|160;C’est possible. En tout cas, c’est toi et ton père qui mel’avez fait perdre… J’ai besoin de toi et je te prends. Tant pispour les imbéciles&|160;!

Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua,s’approchant de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de sonhaleine&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais labossue&|160;! Vous vous moqueriez de moi, je serais peut-êtreforcée de reprendre ce grand dadais de Mussy, qui ne meréchaufferait pas même les pieds… Quand on a fait ce que nous avonsfait, on reste ensemble. D’ailleurs, c’est bien clair, je m’ennuielorsque tu n’es pas là, et comme je m’en vais, je t’emmène… Tu peuxdire à Céleste ce que tu veux qu’elle aille chercher chez toi.

Le malheureux tendit les mains, supplia&|160;:

–&|160;Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises. Reviensà toi… Pense un peu au scandale.

–&|160;Je m’en moque du scandale&|160;! Si tu refuses, jedescends dans le salon et je crie que j’ai couché avec toi et quetu es assez lâche pour vouloir maintenant épouser la bossue.

Il plia la tête, l’écouta, cédant déjà, acceptant cette volontéqui s’imposait si rudement à lui.

–&|160;Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant sonrêve, et de là nous gagnerons l’Angleterre. Personne ne nousembêtera plus. Si nous ne sommes pas assez loin, nous partironspour l’Amérique. Moi qui ai toujours froid, je serai bien là-bas.J’ai souvent envié les créoles…

Mais à mesure qu’elle agrandissait son projet, la terreurreprenait Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme quiétait folle assurément, laisser derrière lui une histoire dont lecôté honteux l’exilait à jamais&|160;! c’était comme un cauchemaratroce qui l’étouffait. Il cherchait avec désespoir un moyen poursortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit rose où battait leglas de Charenton. Il crut avoir trouvé.

–&|160;C’est que je n’ai pas d’argent, dit-il avec douceur, afinde ne pas l’exaspérer. Si tu m’enfermes, je ne pourrai pas m’enprocurer.

–&|160;J’en ai, moi, répondit-elle d’un air de triomphe. J’aicent mille francs. Tout s’arrange très bien…

Elle prit, dans l’armoire à glace, l’acte de cession que sonmari lui avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait.Elle l’apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donnerune plume et un encrier qui se trouvaient dans la chambre àcoucher, et repoussant les savons, signant l’acte&|160;:

–&|160;Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée,c’est que je le veux bien… Nous passerons chez Larsonneau, avantd’aller à la gare… Maintenant, mon petit Maxime, je vaist’enfermer, et nous nous sauverons par le jardin, quand j’aurai mistout ce monde à la porte. Nous n’avons même pas besoin d’emporterdes malles.

Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait. C’était uneexcentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de fièvrechaude, lui semblait tout à fait originale. Ça dépassait debeaucoup son désir de voyage en ballon. Elle vint prendre Maximedans ses bras, en murmurant&|160;:

–&|160;Je t’ai fait mal tout à l’heure, mon pauvre chéri&|160;!Aussi tu refusais… Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que tabossue t’aimerait comme je t’aime&|160;? Ce n’est pas une femme, cepetit moricaud-là…

Elle riait, elle l’attirait à elle, le baisait sur les lèvres,lorsqu’un bruit leur fit tourner la tête. Saccard était debout surle seuil de la porte.

Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras ducou de Maxime&|160;; et elle ne baissait pas le front, ellecontinuait à regarder son mari de ses grands yeux fixes demorte&|160;; tandis que le jeune homme, écrasé, terrifié,chancelait, la tête basse, maintenant qu’il n’était plus soutenupar son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui faisaitenfin crier en lui l’époux et le père, n’avançait pas, livide, lesbrûlant de loin du feu de ses regards. Dans l’air moite et odorantde la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flammedroite, avec l’immobilité d’une larme ardente. Et, coupant seul lesilence, le terrible silence, par l’étroit escalier un souffle demusique montait&|160;; la valse, avec ses enroulements decouleuvre, se glissait, se nouait, s’endormait sur le tapis deneige, au milieu du maillot déchiré et des jupes tombées àterre.

Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, ilserrait les poings pour assommer les coupables. La colère, dans cepetit homme remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Ileut un ricanement étranglé, et, s’approchant toujours&|160;:

–&|160;Tu lui annonçais ton mariage, n’est-ce pas&|160;?

Maxime recula, s’adossa au mur&|160;:

–&|160;Écoute, balbutia-t-il, c’est elle…

Il allait l’accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, direqu’elle voulait l’enlever, se défendre avec l’humilité et lesfrissons d’un enfant pris en faute. Mais il n’eut pas la force, lesmots se séchaient dans sa gorge. Renée gardait sa roideur destatue, son défi muet. Alors Saccard, sans doute pour trouver unearme, jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Et, sur le coin dela table de toilette, au milieu des peignes et des brosses àongles, il aperçut l’acte de cession, dont le papier timbréjaunissait le marbre. Il regarda l’acte, regarda les coupables.Puis, se penchant, il vit que l’acte était signé. Ses yeux allèrentde l’encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied ducandélabre. Il resta droit devant cette signature,réfléchissant.

Le silence semblait grandir, les flammes des bougiess’allongeaient, la valse se berçait le long des tentures avec plusde mollesse. Saccard eut un imperceptible mouvement d’épaules. Ilregarda encore sa femme et son fils d’un air profond, comme pourarracher à leur visage une explication qu’il ne trouvait pas. Puisil plia lentement l’acte, le mit dans la poche de son habit. Sesjoues étaient devenues toutes pâles.

–&|160;Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-ildoucement à sa femme… C’est cent mille francs que vous gagnez. Cesoir, je vous remettrai l’argent.

Il souriait presque, et ses mains seules gardaient untremblement. Il fit quelques pas, en ajoutant&|160;:

–&|160;On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu’unede vos farces dans ce bain de vapeur&|160;!…

Et s’adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de lavoix apaisée de son père&|160;:

–&|160;Allons, viens, toi&|160;! reprit-il. Je t’avais vumonter, je te cherchais pour que tu fisses tes adieux àM.&|160;de&|160;Mareuil et à sa fille.

Les deux hommes descendirent, causant ensemble. Renée restaseule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le troubéant du petit escalier, dans lequel elle venait de voirdisparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvaitdétourner les yeux de ce trou. Eh quoi&|160;! ils étaient partistranquillement, amicalement. Ces deux hommes ne s’étaient pasécrasés. Elle prêtait l’oreille, elle écoutait si quelque lutteatroce ne faisait pas rouler les corps le long des marches. Rien.Dans les ténèbres tièdes, rien qu’un bruit de danse, un longbercement. Elle crut entendre, au loin, les rires de la marquise,la voix claire de M.&|160;de&|160;Saffré. Alors le drame étaitfini&|160;? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose,les nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l’avaitbrûlée pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble.Son mari savait tout et ne la battait même pas. Et le silenceautour d’elle, ce silence où traînait la valse sans fin,l’épouvantait plus que le bruit d’un meurtre. Elle avait peur decette paix, peur de ce cabinet tendre et discret, empli d’une odeurd’amour.

Elle s’aperçut dans la haute glace de l’armoire. Elles’approcha, étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime,toute préoccupée par l’étrange femme qu’elle avait devant elle. Lafolie montait. Ses cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur lanuque, lui parurent une nudité, une obscénité. La ride de son frontse creusait si profondément, qu’elle mettait une barre sombreau-dessus des yeux, la meurtrissure mince et bleuâtre d’un coup defouet. Qui donc l’avait marquée ainsi&|160;? Son mari n’avait paslevé la main, pourtant. Et ses lèvres l’étonnaient par leur pâleur,ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle étaitvieille&|160;! Elle pencha le front, et quand elle se vit dans sonmaillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cilsbaissés, avec des rougeurs subites. Qui l’avait mise nue&|160;? quefaisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu’auventre&|160;? Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses quele maillot arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignessouples sous la gaze, son buste largement ouvert&|160;; et elleavait honte d’elle, et un mépris de sa chair l’emplissait de colèresourde contre ceux qui la laissaient ainsi, avec de simples cerclesd’or aux chevilles et aux poignets pour lui cacher la peau.

Alors, cherchant, avec l’idée fixe d’une intelligence qui senoie, ce qu’elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elleremonta d’un saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans,dans l’ombre grave de l’hôtel Béraud. Elle se souvint d’un jour oùla tante Élisabeth les avait habillées, elle et Christine, de robesde laine grise à petits carreaux rouges. On était à la Noël. Commeelles étaient contentes de ces deux robes semblables&|160;! Latante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu’à leur donner àchacune un bracelet et un collier de corail. Les manches étaientlongues, le corsage montait jusqu’au menton, les bijoux s’étalaientsur l’étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se rappelaitencore que son père était là, qu’il souriait de son air triste. Cejour-là, sa sœur et elle, dans la chambre des enfants, s’étaientpromenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas sesalir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camaradesl’avaient plaisantée sur «&|160;sa robe de Pierrot&|160;», qui luiallait au bout des doigts et qui lui montait par-dessus lesoreilles. Elle s’était mise à pleurer pendant la classe. À larécréation, pour qu’on ne se moquât plus d’elle, elle avaitretroussé les manches et rentré le tour de cou du corsage. Et lecollier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur lapeau de son cou et de son bras. Était-ce ce jour-là qu’elle avaitcommencé à se mettre nue&|160;?

Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son longeffarement, à ce tapage de l’or et de la chair qui était monté enelle, dont elle avait eu jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, puisjusqu’aux lèvres, et dont elle sentait maintenant le flot passersur sa tête, en lui battant le crâne à coups pressés. C’était commeune sève mauvaise&|160;; elle lui avait lassé les membres, mis aucœur des excroissances de honteuses tendresses, fait pousser aucerveau des caprices de malade et de bête. Cette sève, la plante deses pieds l’avait prise sur le tapis de sa calèche, sur d’autrestapis encore, sur toute cette soie et tout ce velours, où ellemarchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient avoirlaissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang,et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance.Lorsqu’elle était petite, elle n’avait que des curiosités. Mêmeplus tard, après ce viol qui l’avait jetée au mal, elle ne voulaitpas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elleétait restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elleentendait le tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandisqu’elle regardait fixement dans la glace pour lire cet avenir depaix qui lui avait échappé. Mais elle ne voyait que ses cuissesroses, ses hanches roses, cette étrange femme de soie rose qu’elleavait devant elle, et dont la peau de fine étoffe, aux maillesserrées, semblait faite pour des amours de pantins et de poupées.Elle en était arrivée à cela, à être une grande poupée dont lapoitrine déchirée ne laisse échapper qu’un filet de son. Alors,devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce sangbourgeois, qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, serévolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l’enfer,elle aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l’hôtelBéraud. Qui donc l’avait mise nue&|160;?

Et, dans l’ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se leverles figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant,avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambesgrêles. Cet homme était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyaitdans la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée,haletant, tapant toujours, soulevant des marteaux vingt fois troplourds pour ses bras, au risque de s’écraser lui-même. Elle lecomprenait maintenant&|160;; il lui apparaissait grandi par ceteffort surhumain, par cette coquinerie énorme, cette idée fixed’une immense fortune immédiate. Elle se le rappelait sautant lesobstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant pas le temps des’essuyer pour arriver avant l’heure, ne s’arrêtant même pas àjouir en chemin, mâchant ses pièces d’or en courant. Puis la têteblonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l’épaule rude deson père&|160;: il avait son clair sourire de fille, ses yeux videsde catin qui ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front,montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il letrouvait bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argentqu’il mangeait, lui, avec une si adorable paresse. Il étaitentretenu. Ses mains longues et molles contaient ses vices. Soncorps épilé avait une pose lassée de femme assouvie. Dans tout cetêtre lâche et mou, où le vice coulait avec la douceur d’une eautiède, ne luisait pas seulement l’éclair de la curiosité du mal. Ilsubissait. Et Renée, en regardant les deux apparitions sortir desombres légères de la glace, recula d’un pas, vit que Saccardl’avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et queMaxime s’était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la pochedu spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de sonmari&|160;; il la poussait aux toilettes d’une nuit, aux amantsd’une saison&|160;; il la tordait dans les flammes de sa forge, seservant d’elle, ainsi que d’un métal précieux, pour dorer le fer deses mains. Peu à peu, le père l’avait ainsi rendue assez folle,assez misérable, pour les baisers du fils. Si Maxime était le sangappauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruitvéreux de ces deux hommes, l’infamie qu’ils avaient creusée entreeux, et dans laquelle ils roulaient l’un et l’autre.

Elle savait maintenant. C’étaient ces gens qui l’avaient misenue. Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomberla jupe. Puis, à eux deux, ils venaient d’arracher la chemise. Àprésent, elle se trouvait sans un lambeau, avec des cercles d’or,comme une esclave. Ils la regardaient tout à l’heure, ils ne luidisaient pas&|160;: «&|160;Tu es nue.&|160;» Le fils tremblaitcomme un lâche, frissonnait à la pensée d’aller jusqu’au bout deson crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au lieude la tuer, l’avait volée&|160;; cet homme punissait les gens envidant leurs poches&|160;; une signature tombait comme un rayon desoleil au milieu de la brutalité de sa colère, et pour vengeance,il emportait la signature. Puis elle avait vu leurs épaules quis’enfonçaient dans les ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas uncri, pas une plainte. C’étaient des lâches. Ils l’avaient misenue.

Et elle se dit qu’une seule fois elle avait lu l’avenir, le jouroù, devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée queson mari la salirait et la jetterait un jour à la folie, étaitvenue effrayer ses désirs grandissants. Ah&|160;! que sa pauvretête souffrait&|160;! comme elle sentait, à cette heure, lafausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu’ellevivait dans une sphère bienheureuse de jouissance et d’impunitédivines&|160;! Elle avait vécu au pays de la honte, et elle étaitchâtiée par l’abandon de tout son corps, par la mort de son êtrequi agonisait. Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandesvoix des arbres.

Sa nudité l’irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autourd’elle. Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, sonsilence chaud, où les phrases de la valse arrivaient toujours,comme les derniers cercles mourants sur une nappe d’eau. Ce rireaffaibli de lointaine volupté passait sur elle avec des railleriesintolérables. Elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre.Alors elle vit le luxe du cabinet. Elle leva les yeux sur la tenterose, jusqu’à la couronne d’argent qui laissait apercevoir un Amourjoufflu apprêtant sa flèche&|160;; elle s’arrêta aux meubles, aumarbre de la table de toilette, encombré de pots et d’outilsqu’elle ne reconnaissait plus&|160;; elle alla à la baignoire,pleine encore, et dont l’eau dormait&|160;; elle repoussa du piedles étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costumede la nymphe Écho, les jupons, les serviettes oubliées. Et detoutes ces choses montaient des voix de honte&|160;: la robe de lanymphe Écho lui parlait de ce jeu qu’elle avait accepté, pourl’originalité de s’offrir à Maxime en public&|160;; la baignoireexhalait l’odeur de son corps, l’eau où elle s’était trempée,mettait, dans la pièce, sa fièvre de femme malade&|160;; la tableavec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs delit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, detoutes ces ordures qu’elle voulait oublier. Elle revint au milieudu cabinet, le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfumd’alcôve, ce luxe qui se décolletait avec une impudeur de fille,qui étalait tout ce rose. La pièce était nue comme elle&|160;; labaignoire rose, la peau rose des tentures, les marbres roses desdeux tables s’animaient, s’étiraient, se pelotonnaient,l’entouraient d’une telle débauche de voluptés vivantes, qu’elleferma les yeux, baissant le front, s’abîmant sous les dentelles duplafond et des murs qui l’écrasaient.

Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet detoilette, et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre àcoucher, l’or tendre du petit salon, le vert cru de la serre,toutes ces richesses complices. C’était là où ses pieds avaientpris la sève mauvaise. Elle n’aurait pas dormi avec Maxime sur ungrabat, au fond d’une mansarde. C’eût été trop ignoble. La soieavait fait son crime coquet. Et elle rêvait d’arracher cesdentelles, de cracher sur cette soie, de briser son grand lit àcoups de pied, de traîner son luxe dans quelque ruisseau d’où ilsortirait usé et sali comme elle.

Quand elle rouvrit les yeux, elle s’approcha de la glace, seregarda encore, s’examina de près. Elle était finie. Elle se vitmorte. Toute sa face lui disait que le craquement cérébrals’achevait. Maxime, cette perversion dernière de ses sens, avaitterminé son œuvre, épuisé sa chair, détraqué son intelligence. Ellen’avait plus de joies à goûter, plus d’espérances de réveil. Àcette pensée, une colère fauve se ralluma en elle. Et, dans unecrise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa proie,d’agoniser aux bras de Maxime et de l’emporter avec elle. Louise nepouvait l’épouser&|160;; Louise savait bien qu’il n’était pas àelle, puisqu’elle les avait vus s’embrasser sur les lèvres. Alors,elle jeta sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pastraverser le bal toute nue. Elle descendit.

Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avecMme&|160;Sidonie. Celle-ci, pour jouir du drame, s’étaitpostée de nouveau sur le perron de la serre. Mais elle ne sut plusque penser, quand Saccard reparut avec Maxime, et qu’il réponditbrutalement à ses questions faites à voix basse, qu’elle rêvait,qu’il n’y avait «&|160;rien du tout&|160;». Puis elle flaira lavérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraimentforte. Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte del’escalier, espérant qu’elle entendrait Renée pleurer, en haut.Lorsque la jeune femme ouvrit la porte, le battant souffletapresque sa belle-sœur.

–&|160;Vous m’espionnez&|160;! lui dit-elle avec colère.

Mais Mme&|160;Sidonie répondit avec un beaudédain&|160;:

–&|160;Est-ce que je m’occupe de vos saletés&|160;!

Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regardmajestueux&|160;:

–&|160;Ma petite, ce n’est pas ma faute s’il vous arrive desaccidents… Mais je n’ai pas de rancune, entendez-vous&|160;? Etsachez bien que vous auriez trouvé et que vous trouveriez encore enmoi une seconde mère. Je vous attends chez moi, quand il vousplaira.

Renée ne l’écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elletraversa une figure très compliquée du cotillon, sans même voir lasurprise que causait sa pelisse de fourrure. Il y avait, au milieude la pièce, des groupes de dames et de cavaliers qui se mêlaient,en agitant des banderoles, et la voix flûtée deM.&|160;de&|160;Saffré disait&|160;:

–&|160;Allons, mesdames, «&|160;la Guerre du Mexique…&|160;» Ilfaut que les dames qui font les broussailles étalent leurs jupes enrond et restent par terre… Maintenant, les cavaliers tournentautour des broussailles… Puis, quand je taperai dans mes mains,chacun d’eux valsera avec sa broussaille.

Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroulaune fois encore les couples autour du salon. La figure avait eu peude succès. Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtréesdans leurs jupons. Mme&|160;Daste déclara que ce quil’amusait, dans «&|160;la Guerre du Mexique&|160;», c’étaitseulement de faire «&|160;un fromage&|160;» avec sa robe, comme aupensionnat.

Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, queSaccard et Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti.Mme&|160;Sidonie se retirait avec les Mignon etCharrier, tandis que M.&|160;Hupel de la Noue reconduisaitMme&|160;Michelin, que son mari suivait discrètement. Lepréfet avait employé le reste de la soirée à faire la cour à lajolie brune. Il venait de la déterminer à passer un mois de labelle saison dans son chef-lieu, «&|160;où l’on voyait desantiquités vraiment curieuses&|160;».

Louise, qui croquait en cachette le nougat qu’elle avait dans lapoche, fut prise d’un accès de toux, au moment de sortir.

–&|160;Couvre-toi bien, dit le père.

Et Maxime s’empressa de serrer davantage le lacet du capuchon desa sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissaitemmailloter. Mais quand Mme&|160;Saccard parut,M.&|160;de&|160;Mareuil revint, lui fit ses adieux. Ils restèrenttous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer sa pâleur,son frissonnement, qu’elle avait eu froid, qu’elle était montéechez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle épiaitl’instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardaitavec sa tranquillité curieuse. Comme les hommes se serraient encorela main, elle se pencha et murmura&|160;:

–&|160;Vous ne l’épouserez pas, dites&|160;? Ce n’est paspossible. Vous savez bien…

Mais l’enfant l’interrompit, se haussant, lui disant àl’oreille&|160;:

–&|160;Oh&|160;! soyez tranquille, je l’emmène… Ça ne fait rien,puisque nous partons pour l’Italie.

Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux. Renéeresta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s’imagina que labossue se moquait d’elle. Puis, quand les Mareuil furent partis, enrépétant à plusieurs reprises&|160;: «&|160;Àdimanche&|160;!&|160;» elle regarda son mari, elle regarda Maxime,de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair tranquille,l’attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, elles’enfuit, se réfugia au fond de la serre.

Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient,et, sur la nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéas’épanouissaient lentement. Renée aurait voulu pleurer&|160;; maiscette chaleur humide, cette odeur forte qu’elle reconnaissait, laprenait à la gorge, étranglait son désespoir. Elle regardait à sespieds, au bord du bassin, à cette place du sable jaune, où elleétalait la peau d’ours l’autre hiver. Et quand elle leva les yeux,elle vit encore une figure du cotillon, tout au fond, par les deuxportes laissées ouvertes.

C’était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle nedistingua d’abord que des jupes volantes et des jambes noirespiétinant et tournant. La voix de M.&|160;de&|160;Saffrécriait&|160;: «&|160;Le Changement de dames&|160;! Le Changement dedames&|160;!&|160;» Et les couples passaient au milieu d’une finepoussière jaune&|160;; chaque cavalier, après avoir fait trois ouquatre tours de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, quilui jetait la sienne. La baronne de Meinhold, dans son costumed’Émeraude, tombait des mains du comte de Chibray aux mains deM.&|160;Simpson&|160;; il la rattrapait au petit bonheur, par uneépaule, tandis que le bout de ses gants glissait sous le corsage.La comtesse Vanska, rouge, faisant sonner ses pendeloques decorail, allait, d’un bond, de la poitrine deM.&|160;de&|160;Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu’elleenlaçait, qu’elle forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pourse pendre ensuite à la hanche de M.&|160;Simpson, qui venait delancer l’Émeraude au conducteur du cotillon. EtMme&|160;Teissière, Mme&|160;Daste,Mme&|160;de&|160;Lauwerens, luisaient comme de grandsjoyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu tendrede la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s’abandonnaient uninstant, se cambraient sous le poignet tendu d’un valseur, puisrepartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelleétreinte, visitaient à la file toutes les embrassades d’hommes dusalon. Cependant, Mme&|160;d’Espanet, devantl’orchestre, avait réussi à saisir Mme&|160;Haffner aupassage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L’Or etl’Argent dansaient ensemble, amoureusement.

Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, cepiétinement des jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyaitla furie des pieds, le pêle-mêle des bottes vernies et deschevilles blanches. Par moments, il lui semblait qu’un souffle devent allait enlever les robes. Ces épaules nues, ces bras nus, ceschevelures nues qui volaient, qui tourbillonnaient, prises, jetéeset reprises, au fond de cette galerie, où la valse de l’orchestres’affolait, où les tentures rouges se pâmaient sous les fièvresdernières du bal, lui apparurent comme l’image tumultueuse de savie à elle, de ses nudités, de ses abandons. Et elle éprouva unetelle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre la bossue entreses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils s’étaientaimés, qu’elle rêva d’arracher une tige du Tanghin qui lui frôlaitla joue, de la mâcher jusqu’au bois. Mais elle était lâche, elleresta devant l’arbuste à grelotter sous la fourrure que ses brasramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honteterrifiée.

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