La Curée

V

Le baiser qu’il avait mis sur le cou de sa femme préoccupaitSaccard. Il n’usait plus de ses droits de mari depuislongtemps&|160;; la rupture était venue naturellement, ni l’un nil’autre ne se souciant d’une liaison qui les dérangeait. Pour qu’ilsongeât à rentrer dans la chambre de Renée, il fallait qu’il y eûtquelque bonne affaire au bout de ses tendresses conjugales.

Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en luilaissant des inquiétudes sur le dénouement. Larsonneau, avec sonlinge éblouissant, avait des sourires qui lui déplaisaient. Iln’était qu’un pur intermédiaire, qu’un prête-nom dont il payait lescomplaisances par un intérêt de dix pour cent sur les bénéficesfuturs. Mais, bien que l’agent d’expropriation n’eût pas mis un soudans l’affaire, et que Saccard, après avoir fourni les fonds ducafé-concert, eût pris toutes ses précautions, contre-vente,lettres dont la date restait en blanc, quittances données àl’avance, ce dernier n’en éprouvait pas moins une peur sourde, unpressentiment de quelque traîtrise. Il flairait, chez son complice,l’intention de le faire chanter, à l’aide de cet inventaire fauxque celui-ci gardait précieusement, et auquel il devait uniquementd’être de l’affaire.

Aussi les deux compères se serraient-ils vigoureusement la main.Larsonneau traitait Saccard de «&|160;cher maître&|160;». Il avait,au fond, une véritable admiration pour cet équilibriste, dont ilsuivait en amateur les exercices sur la corde roide de laspéculation. L’idée de le duper le chatouillait comme une voluptérare et piquante. Il caressait un plan encore vague, ne sachanttrop comment employer l’arme qu’il possédait, et à laquelle ilcraignait de se couper lui-même. Il se sentait, d’ailleurs, à lamerci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions quedes inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deuxmillions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaientfinir par s’abîmer dans une faillite colossale, si la fée del’expropriation ne les touchait de sa baguette d’or. D’après lesplans primitifs qu’ils avaient pu consulter, le nouveau boulevard,ouvert pour relier le parc d’artillerie de Vincennes à la casernedu Prince-Eugène, et mettre ce parc au cœur de Paris en tournant lefaubourg Saint-Antoine, emportait une partie des terrains&|160;;mais il restait à craindre qu’ils ne fussent qu’à peine écornés etque l’ingénieuse spéculation du café-concert n’échouât par sonimprudence même. Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec uneaventure délicate sur les bras. Ce péril, toutefois, ne l’empêchaitpas, malgré son rôle forcément secondaire, d’être navré, lorsqu’ilsongeait aux maigres dix pour cent qu’il toucherait dans un vol sicolossal de millions. Et c’était alors qu’il ne pouvait résister àla démangeaison furieuse d’allonger la main, de se tailler sapart.

Saccard n’avait pas même voulu qu’il prêtât de l’argent à safemme, s’amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, oùse plaisait son amour des trafics compliqués.

–&|160;Non, non, mon cher, disait-il avec son accent provençal,qu’il exagérait encore quand il voulait donner du sel à uneplaisanterie, n’embrouillons pas nos comptes… Vous êtes le seulhomme à Paris auquel j’ai juré de ne jamais rien devoir.

Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme était ungouffre. Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pourqu’elle leur cédât immédiatement sa part de propriété. Il auraitpréféré n’avoir affaire qu’à lui. Il le tâtait parfois, il poussaitles choses jusqu’à dire, de son air las et indifférent deviveur&|160;:

–&|160;Il faudra pourtant que je mette un peu d’ordre dans mespapiers… Votre femme m’épouvante, mon bon. Je ne veux pas qu’onpose chez moi les scellés sur certaines pièces.

Saccard n’était pas homme à supporter patiemment de pareillesallusions, quand il savait surtout à quoi s’en tenir sur l’ordrefroid et méticuleux qui régnait dans les bureaux du personnage.Toute sa petite personne rusée et active se révoltait contre lespeurs que cherchait à lui faire ce grand bellâtre d’usurier engants jaunes. Le pis était qu’il se sentait pris de frissons, quandil pensait à un scandale possible&|160;; et il se voyait exilébrutalement par son frère, vivant en Belgique de quelque négoceinavouable. Un jour, il se fâcha, il alla jusqu’à tutoyerLarsonneau.

–&|160;Écoute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil garçon,mais tu ferais bien de me rendre la pièce que tu sais. Tu verrasque ce bout de papier finira par nous fâcher.

L’autre fit l’étonné, serra les mains de son «&|160;chermaître&|160;», en l’assurant de son dévouement. Saccard regrettason impatience d’une minute. Ce fut à cette époque qu’il songeasérieusement à se rapprocher de sa femme&|160;; il pouvait avoirbesoin d’elle contre son complice, et il se disait encore que lesaffaires se traitent merveilleusement sur l’oreiller. Le baiser surle cou devint peu à peu la révélation de toute une nouvelletactique.

D’ailleurs, il n’était pas pressé, il ménageait ses moyens. Ilmit tout l’hiver à mûrir son plan, tiraillé par cent affaires plusembrouillées les unes que les autres. Ce fut pour lui un hiverterrible, plein de secousses, une campagne prodigieuse, pendantlaquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite. Loin derestreindre son train de maison, il donna fête sur fête. Mais, s’ilparvint à faire face à tout, il dut négliger Renée, qu’il réservaitpour son coup de triomphe, lorsque l’opération de Charonne seraitmûre. Il se contenta de préparer le dénouement, en continuant à neplus lui donner de l’argent que par l’entremise de Larsonneau.Quand il pouvait disposer de quelques milliers de francs, etqu’elle criait misère, il les lui apportait, en disant que leshommes à Larsonneau exigeaient un billet du double de la somme.Cette comédie l’amusait énormément, l’histoire de ces billets leravissait par le roman qu’ils mettaient dans l’affaire. Même autemps de ses bénéfices les plus nets, il avait servi la pension desa femme d’une façon très irrégulière, lui faisant des cadeauxprinciers, lui abandonnant des poignées de billets de banque, puisla laissant aux abois pour une misère pendant des semaines.Maintenant qu’il se trouvait sérieusement embarrassé, il parlaitdes charges de la maison, il la traitait en créancier, auquel on neveut pas avouer sa ruine, et qu’on fait patienter avec deshistoires. Elle l’écoutait à peine&|160;; elle signait tout cequ’il voulait&|160;; elle se plaignait seulement de ne pouvoirsigner davantage.

Il avait déjà, cependant, pour deux cent mille francs de billetssignés d’elle, qui lui coûtaient à peine cent dix mille francs.Après les avoir fait endosser par Larsonneau au nom duquel ilsétaient souscrits, il faisait voyager ces billets d’une façonprudente, comptant s’en servir plus tard comme d’armes décisives.Jamais il n’aurait pu aller jusqu’au bout de ce terrible hiver,prêter à usure à sa femme et maintenir son train de maison, sans lavente de son terrain du boulevard Malesherbes, que les sieursMignon et Charrier lui payèrent argent comptant, mais en retenantun escompte formidable.

Cet hiver fut pour Renée une longue joie. Elle ne souffrait quedu besoin d’argent. Maxime lui coûtait très cher&|160;; il latraitait toujours en belle-maman, la laissait payer partout. Maiscette misère cachée était pour elle une volupté de plus. Elles’ingéniait, se cassait la tête, pour que «&|160;son cherenfant&|160;» ne manquât de rien&|160;; et quand elle avait décidéson mari à lui trouver quelques milliers de francs, elle lesmangeait avec son amant, en folies coûteuses, comme deux écolierslâchés dans leur première escapade. Lorsqu’ils n’avaient pas lesou, ils restaient à l’hôtel, ils jouissaient de cette grandebâtisse, d’un luxe si neuf et si insolemment bête. Le père n’étaitjamais là. Les amoureux gardaient le coin du feu plus souventqu’autrefois. C’est que Renée avait enfin empli d’une jouissancechaude le vide glacial de ces plafonds dorés. Cette maison suspectedu plaisir mondain était devenue une chapelle où elle pratiquait àl’écart une nouvelle religion. Maxime ne mettait pas seulement enelle la note aiguë qui s’accordait avec ses toilettes folles&|160;;il était l’amant fait pour cet hôtel, aux larges vitrines demagasin, et qu’un ruissellement de sculptures inondait des greniersaux caves&|160;; il animait ces plâtras, depuis les deux Amoursjoufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille unfilet d’eau, jusqu’aux grandes femmes nues soutenant les balcons etjouant au milieu des frontons avec des épis et des pommes&|160;; ilexpliquait le vestibule trop riche, le jardin trop étroit, lespièces éclatantes où l’on voyait trop de fauteuils et pas un objetd’art. La jeune femme, qui s’y était mortellement ennuyée, s’yamusa tout d’un coup, en usa comme d’une chose dont elle n’avaitpas d’abord compris l’emploi. Et ce ne fut pas seulement dans sonappartement, dans le salon bouton d’or et dans la serre, qu’ellepromena son amour, mais dans l’hôtel entier. Elle finit par seplaire même sur le divan du fumoir&|160;; elle s’oubliait là, elledisait que cette pièce avait une vague odeur de tabac trèsagréable.

Elle prit deux jours de réception au lieu d’un. Le jeudi, tousles intrus venaient. Mais le lundi était réservé aux amies intimes.Les hommes n’étaient pas admis. Maxime seul assistait à ces partiesfines qui avaient lieu dans le petit salon. Un soir, elle eutl’étonnante idée de l’habiller en femme et de le présenter commeune de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de Meinhold, etles autres amies qui étaient là, se levèrent, saluèrent, étonnéespar cette figure qu’elles reconnaissaient vaguement. Puislorsqu’elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurentabsolument pas que le jeune homme allât se déshabiller. Elles legardèrent avec ses jupes, le taquinant, se prêtant à desplaisanteries équivoques. Quand il avait reconduit ces dames par lagrande porte, il faisait le tour du parc et revenait par la serre.Jamais les bonnes amies n’eurent le moindre soupçon. Les amants nepouvaient être plus familiers qu’ils ne l’étaient déjà, lorsqu’ilsse disaient bons camarades. Et s’il arrivait qu’un domestique lesvît se serrer d’un peu près, entre deux portes, il n’éprouvaitaucune surprise, étant habitué aux plaisanteries de madame et dufils de monsieur.

Cette liberté entière, cette impunité les enhardissaient encore.S’ils poussaient les verrous la nuit, ils s’embrassaient le jourdans toutes les pièces de l’hôtel. Ils inventèrent mille petitsjeux, par les temps de pluie. Mais le grand régal de Renée étaittoujours de faire un feu terrible et de s’assoupir devant lebrasier. Elle eut, cet hiver-là, un luxe de linge merveilleux. Elleporta des chemises et des peignoirs d’un prix fou, dont lesentre-deux et la batiste la couvraient à peine d’une fumée blanche.Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme nue, lesdentelles et la peau roses, la chair baignée par la flamme àtravers l’étoffe mince. Maxime, accroupi à ses pieds, lui baisaitles genoux, sans même sentir le linge qui avait la tiédeur et lacouleur de ce beau corps. Le jour était bas, il tombait pareil à uncrépuscule dans la chambre de soie grise, tandis que Céleste allaitet venait derrière eux, de son pas tranquille. Elle était devenueleur complice, naturellement. Un matin qu’ils s’étaient oubliés aulit, elle les y trouva, et garda son flegme de servante au sangglacé. Ils ne se gênaient plus, elle entrait à toute heure, sansque le bruit de leurs baisers lui fît tourner la tête. Ilscomptaient sur elle pour les prévenir en cas d’alerte. Ilsn’achetaient pas son silence. C’était une fille très économe, trèshonnête, et à laquelle on ne connaissait pas d’amant.

Cependant, Renée ne s’était pas cloîtrée. Elle courait le monde,y menait Maxime à sa suite, comme un page blond en habit noir, ygoûtait même des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle unlong triomphe. Jamais elle n’avait eu des imaginations plus hardiesde toilettes et de coiffures. Ce fut alors qu’elle risqua cettefameuse robe de satin couleur buisson, sur laquelle était brodéetoute une chasse au cerf, avec des attributs, des poires à poudre,des cors de chasse, des couteaux à larges lames. Ce fut alors aussiqu’elle mit à la mode les coiffures antiques que Maxime dut allerdessiner pour elle au musée Campana, récemment ouvert. Ellerajeunissait, elle était dans la plénitude de sa beauté turbulente.L’inceste mettait en elle une flamme qui luisait au fond de sesyeux et chauffait ses rires. Son binocle prenait des insolencessuprêmes sur le bout de son nez, et elle regardait les autresfemmes, les bonnes amies étalées dans l’énormité de quelque vice,d’un air d’adolescent vantard, d’un sourire fixe signifiant&|160;:«&|160;J’ai mon crime.&|160;»

Maxime, lui, trouvait le monde assommant. C’était par«&|160;chic&|160;» qu’il prétendait s’y ennuyer, car il nes’amusait réellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres,il disparaissait dans les jupons de Renée. Mais il redevenait lemaître, dès qu’il s’agissait de quelque escapade. Renée voulutrevoir le cabinet du boulevard, et la largeur du divan la fitsourire. Puis, il la mena un peu partout, chez les filles, au balde l’Opéra, dans les avant-scènes des petits théâtres, dans tousles endroits équivoques où ils pouvaient coudoyer le vice brutal,en goûtant les joies de l’incognito. Quand ils rentraientfurtivement à l’hôtel, brisés de fatigue, ils s’endormaient auxbras l’un de l’autre, cuvant l’ivresse du Paris ordurier, avec deslambeaux de couplets grivois chantant encore à leurs oreilles. Lelendemain, Maxime imitait les acteurs, et Renée, sur le piano dupetit salon, cherchait à retrouver la voix rauque et lesdéhanchements de Blanche Müller dans son rôle de la Belle Hélène.Ses leçons de musique du couvent ne lui servaient plus qu’àécorcher les couplets des bouffonneries nouvelles. Elle avait unehorreur sainte pour les airs sérieux. Maxime «&|160;blaguait&|160;»avec elle la musique allemande, et il crut devoir aller sifflerle&|160;Tannhäuser&|160;par conviction, et pour défendreles refrains égrillards de sa belle-mère.

Une de leurs grandes parties fut de patiner&|160;; cet hiver-là,le patin était à la mode, l’empereur étant allé un des premiersessayer la glace du lac, au bois de Boulogne. Renée commanda àWorms un costume complet de Polonaise, velours et fourrure&|160;;elle voulut que Maxime eût des bottes molles et un bonnet derenard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leurpiquaient le nez et les lèvres, comme si le vent leur eût soufflédu sable fin au visage. Cela les amusait d’avoir froid. Le Boisétait tout gris, avec des filets de neige, semblables, le long desbranches, à de minces guipures. Et, sous le ciel pâle, au-dessus dulac figé et terni, il n’y avait que les sapins des îles qui missentencore, au bord de l’horizon, leurs draperies théâtrales, où laneige cousait aussi de hautes dentelles. Ils filaient tous deuxdans l’air glacé, du vol rapide des hirondelles qui rasent le sol.Ils mettaient un poing derrière le dos, et se posant mutuellementl’autre main sur l’épaule, ils allaient droits, souriants, côte àcôte, tournant sur eux-mêmes, dans le large espace que marquaientde grosses cordes. Du haut de la grande allée, des badauds lesregardaient. Parfois ils venaient se chauffer aux brasiers alluméssur le bord du lac. Et ils repartaient. Ils arrondissaientlargement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et de froid.

Puis, quand vint le printemps, Renée se rappela son ancienneélégie. Elle voulut que Maxime se promenât avec elle dans le parcMonceau, la nuit, au clair de la lune. Ils allèrent dans la grotte,s’assirent sur l’herbe, devant la colonnade. Mais lorsqu’elletémoigna le désir de faire une promenade sur le petit lac, ilss’aperçurent que la barque qu’on voyait de l’hôtel, attachée aubord d’une allée, n’avait pas de rames. On devait les retirer lesoir. Ce fut une désillusion. D’ailleurs, les grandes ombres duparc inquiétaient les amants. Ils auraient souhaité qu’on y donnâtune fête vénitienne, avec des ballons rouges et un orchestre. Ilsle préféraient, le jour, l’après-midi, et souvent ils se mettaientalors à une des fenêtres de l’hôtel, pour voir les équipages quisuivaient la courbe savante de la grande allée. Ils se plaisaient àce coin charmant du nouveau Paris, à cette nature aimable etpropre, à ces pelouses pareilles à des pans de velours, coupées decorbeilles, d’arbustes choisis, et bordées de magnifiques rosesblanches. Les voitures se croisaient là, aussi nombreuses que surun boulevard&|160;; les promeneuses y traînaient leurs jupes,mollement, comme si elles n’eussent pas quitté du pied les tapis deleurs salons. Et, à travers les feuillages, ils critiquaient lestoilettes, se montraient les attelages, goûtaient de véritablesdouceurs aux couleurs tendres de ce grand jardin. Un bout de grilledorée brillait entre deux arbres, une file de canards passait surle lac, le petit pont Renaissance blanchissait, tout neuf dans lesverdures, tandis qu’aux deux bords de la grande allée, sur deschaises jaunes, les mères oubliaient en causant les petits garçonset les petites filles qui se regardaient d’un air joli, avec desmoues d’enfants précoces.

Les amants avaient l’amour du nouveau Paris. Ils couraientsouvent la ville en voiture, faisaient un détour, pour passer parcertains boulevards qu’ils aimaient d’une tendresse personnelle.Les maisons, hautes, à grandes portes sculptées, chargées debalcons, où luisaient, en grandes lettres d’or, des noms, desenseignes, des raisons sociales, les ravissaient. Pendant que lecoupé filait, ils suivaient, d’un regard ami, les bandes grises destrottoirs, larges, interminables, avec leurs bancs, leurs colonnesbariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée claire qui allait aubout de l’horizon, se rapetissant et s’ouvrant sur un carrébleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grandsmagasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants defoule piétinant et bourdonnant, les emplissaient peu à peu d’unesatisfaction absolue et entière, d’une sensation de perfection dansla vie de la rue. Ils aimaient jusqu’aux jets des lancesd’arrosage, qui passaient comme une fumée blanche, devant leurschevaux, s’étalaient, s’abattaient en pluie fine sous les roues ducoupé, brunissant le sol, soulevant un léger flot de poussière. Ilsroulaient toujours, et il leur semblait que la voiture roulait surdes tapis, le long de cette chaussée droite et sans fin, qu’onavait faite uniquement pour leur éviter les ruelles noires. Chaqueboulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du soleilriaient sur les façades neuves, allumaient les vitres, battaientles tentes des boutiques et des cafés, chauffaient l’asphalte sousles pas affairés de la foule. Et quand ils rentraient, un peuétourdis par le tohu-bohu éclatant de ces longs bazars, ils seplaisaient au parc Monceau, comme à la plate-bande nécessaire de ceParis nouveau, étalant son luxe aux premières tiédeurs duprintemps.

Lorsque la mode les força absolument de quitter Paris, ilsallèrent aux bains de mer, mais à regret, pensant sur les plages del’Océan aux trottoirs des boulevards. Leur amour lui-même s’yennuya. C’était une fleur de la serre qui avait besoin du grand litgris et rose, de la chair nue du cabinet, de l’aube dorée du petitsalon. Depuis qu’ils étaient seuls le soir, en face de la mer, ilsne trouvaient plus rien à se dire. Elle essaya de chanter sonrépertoire du théâtre des Variétés, sur un vieux piano quiagonisait dans un coin de sa chambre, à l’hôtel&|160;; maisl’instrument, tout humide des vents du large, avait les voixmélancoliques des grandes eaux.La Belle Hélène&|160;y futlugubre et fantastique. Pour se consoler, la jeune femme étonna laplage par des costumes prodigieux. Toute la bande de ces damesétait là, à bâiller, à attendre l’hiver, en cherchant avecdésespoir un costume de bain qui ne les rendît pas trop laides.Jamais Renée ne put décider Maxime à se baigner. Il avait une peurabominable de l’eau, devenait tout pâle quand le flot arrivaitjusqu’à ses bottines, ne se serait pour rien au monde approché dubord d’une falaise&|160;; il marchait loin des trous, faisant delongs détours pour éviter la moindre côte un peu roide.

Saccard vint à deux ou trois reprises voir «&|160;lesenfants&|160;». Il était écrasé de soucis, disait-il. Ce ne fut quevers octobre, lorsqu’ils se retrouvèrent tous les trois à Paris,qu’il songea sérieusement à se rapprocher de sa femme. L’affaire deCharonne mûrissait. Son plan fut net et brutal. Il comptait prendreRenée au jeu qu’il aurait joué avec une fille. Elle vivait dans desbesoins d’argent grandissants, et, par fierté, ne s’adressait à sonmari qu’à la dernière extrémité. Ce dernier se promit de profiterde sa première demande pour être galant, et renouer des rapportsdepuis longtemps rompus, dans la joie de quelque grosse dettepayée.

Des embarras terribles attendaient Renée et Maxime à Paris.Plusieurs des billets souscrits à Larsonneau étaient échus&|160;;mais, comme Saccard les laissait naturellement dormir chezl’huissier, ces billets inquiétaient peu la jeune femme. Elle setrouvait bien autrement effrayée par sa dette chez Worms quimontait maintenant à près de deux cent mille francs. Le tailleurexigeait un acompte, en menaçant de suspendre tout crédit. Elleavait de brusques frissons, quand elle songeait au scandale d’unprocès, et surtout à une fâcherie avec l’illustre couturier. Puisil lui fallait de l’argent de poche. Ils allaient s’ennuyer àmourir, elle et Maxime, s’ils n’avaient pas quelques louis àdépenser par jour. Le cher enfant était à sec, depuis qu’ilfouillait vainement les tiroirs de son père. Sa fidélité, sasagesse exemplaire, pendant sept à huit mois, tenaient beaucoup auvide absolu de sa bourse. Il n’avait pas toujours vingt francs pourinviter quelque coureuse à souper. Aussi revenait-ilphilosophiquement à l’hôtel. La jeune femme, à chacune de leursescapades, lui remettait son porte-monnaie pour qu’il payât dansles restaurants, dans les bals, dans les petits théâtres. Ellecontinuait à le traiter maternellement&|160;; et même c’était ellequi payait, du bout de ses doigts gantés, chez le pâtissier où ilss’arrêtaient presque chaque après-midi, pour manger des petitspâtés aux huîtres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son gilet,des louis qu’il ne savait pas là, et qu’elle y avait mis, comme unemère qui garnit la poche d’un collégien. Et cette belle existencede goûters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles, allaitcesser&|160;! Mais une crainte plus grave encore vint lesconsterner. Le bijoutier de Sylvia, auquel il devait dix millefrancs, se fâchait, parlait de Clichy. Les billets qu’il avait enmain, protestés depuis longtemps, étaient couverts de tels frais,que la dette se trouvait grossie de trois ou quatre milliers defrancs. Saccard déclara nettement qu’il ne pouvait rien. Son fils àClichy le poserait, et quand il l’en retirerait, il ferait grandbruit de cette largesse paternelle. Renée était au désespoir&|160;;elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un véritablecachot, couché sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposasérieusement de ne plus sortir de chez elle, d’y vivre ignoré detous, à l’abri des recors. Puis elle jura qu’elle trouveraitl’argent. Jamais elle ne parlait de l’origine de la dette, de cetteSylvia qui confiait ses amours aux glaces des cabinetsparticuliers. C’était une cinquantaine de mille francs qu’il luifallait&|160;: quinze mille pour Maxime, trente mille pour Worms,et cinq mille francs d’argent de poche. Ils auraient devant euxquinze grands jours de bonheur. Elle se mit en campagne.

Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs àson mari. Elle ne s’y décida qu’avec des répugnances. Les dernièresfois qu’il était entré dans sa chambre pour lui apporter del’argent, il lui avait mis de nouveaux baisers sur le cou, en luiprenant les mains, en parlant de sa tendresse. Les femmes ont unsens très délicat pour deviner les hommes. Aussi s’attendait-elle àune exigence, à un marché tacite et conclu en souriant. En effet,quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se récria,dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-mêmeétait encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu etpris d’une émotion subite&|160;:

–&|160;On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vaiscourir Paris, faire l’impossible… Je veux, chère amie, que voussoyez contente.

Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, lavoix un peu tremblante&|160;:

–&|160;Je te les porterai demain soir, dans ta chambre… sansbillet…

Mais elle dit vivement qu’elle n’était pas pressée, qu’elle nevoulait pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre toutson cœur dans ce dangereux «&|160;sans billet&|160;», qu’il avaitlaissé échapper et qu’il regrettait, ne parut pas avoir essuyé unrefus désagréable. Il se releva, en disant&|160;:

–&|160;Eh bien, à votre disposition… Je vous trouverai la sommequand le moment sera venu. Larsonneau n’y sera pour rien,entendez-vous. C’est un cadeau que j’entends vous faire.

Il souriait d’un air bonhomme. Elle resta dans une cruelleangoisse. Elle sentait qu’elle perdrait le peu d’équilibre qui luirestait si elle se livrait à son mari. Son dernier orgueil étaitd’être mariée au père mais de n’être que la femme du fils. Souvent,quand Maxime lui semblait froid, elle essayait de lui fairecomprendre cette situation par des allusions fort claires&|160;; ilest vrai que le jeune homme, qu’elle s’attendait à voir tomber àses pieds, après cette confidence, demeurait parfaitementindifférent, croyant sans doute qu’elle voulait le rassurer sur lapossibilité d’une rencontre entre son père et lui, dans la chambrede soie grise.

Quand Saccard l’eut quittée, elle s’habilla précipitamment etfit atteler. Pendant que son coupé l’emportait vers l’îleSaint-Louis, elle préparait la façon dont elle allait demander lescinquante mille francs à son père. Elle se jetait dans cette idéebrusque, sans vouloir la discuter, se sentant très lâche au fond,et prise d’une épouvante invincible devant une pareille démarche.Lorsqu’elle arriva, la cour de l’hôtel Béraud la glaça, de sonhumidité morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauverqu’elle monta le large escalier de pierre, où ses petites bottes àhauts talons sonnaient terriblement. Elle avait eu la sottise, danssa hâte, de choisir un costume de soie feuille morte à longsvolants de dentelles blanches, orné de nœuds de satin, coupé parune ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, quecomplétait une petite toque, à grande voilette blanche, mettait unenote si singulière dans l’ennui sombre de l’escalier, qu’elle eutelle-même conscience de l’étrange figure qu’elle y faisait. Elletremblait en traversant l’enfilade austère des vastes pièces, oùles personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ceflot de jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.

Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il setenait d’habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitreadapté aux bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tanteÉlisabeth tricotait avec de longues aiguilles de bois&|160;; et,dans le silence de la pièce, on n’entendait que le tic-tac de cesaiguilles.

Renée s’assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sanstroubler la sévérité du haut plafond par un bruit d’étoffesfroissées. Ses dentelles étaient d’une blancheur crue, sur le fondnoir des tapisseries et des vieux meubles. M.&|160;Béraud duChâtel, les mains posées au bord du pupitre, la regardait. La tanteÉlisabeth parla du mariage prochain de Christine, qui devaitépouser le fils d’un avoué fort riche&|160;; la jeune fille étaitsortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chezun fournisseur&|160;; et la bonne tante causait toute seule, de savoix placide, sans cesser de tricoter, bavardant sur les affairesdu ménage, jetant des regards souriants à Renée par-dessus seslunettes.

Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout lesilence de l’hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donnébeaucoup pour que les dentelles de sa robe fussent noires. Leregard de son père l’embarrassait au point qu’elle trouva Wormsvraiment ridicule d’avoir imaginé de si grands volants.

–&|160;Comme tu es belle, ma fille&|160;! dit tout à coup latante Élisabeth, qui n’avait pas même encore vu les dentelles de sanièce.

Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pourmieux voir. M.&|160;Béraud du Châtel eut un pâle sourire.

–&|160;C’est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bienembarrassée avec ça sur les trottoirs.

–&|160;Mais, mon père, on ne sort pas à pied&|160;! s’écriaRenée, qui regretta ensuite ce mot du cœur.

Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa hautetaille, et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage.Celle-ci restait toute pâle d’émotion. Chaque fois qu’elles’exhortait à avoir du courage et qu’elle cherchait une transitionpour arriver à la demande d’argent, elle éprouvait un élancement aucœur.

–&|160;On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle.

–&|160;Oh&|160;! répondit la tante sans laisser à son frère letemps d’ouvrir les lèvres, ton père ne sort guère que pour aller deloin en loin au Jardin des plantes. Et encore faut-il que je mefâche&|160;! Il prétend qu’il se perd dans Paris, que la villen’est plus faite pour lui… Va, tu peux le gronder&|160;!

–&|160;Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps àautre à nos jeudis&|160;! continua la jeune femme.

M.&|160;Béraud du Châtel fit quelques pas en silence. Puis,d’une voix tranquille&|160;:

–&|160;Tu remercieras ton mari, dit-il. C’est un garçon actif,paraît-il, et je souhaite pour toi qu’il mène honnêtement sesaffaires. Mais nous n’avons pas les mêmes idées, et je suis mal àl’aise dans votre belle maison du parc Monceau.

La tante Élisabeth parut chagrine de cette réponse&|160;:

–&|160;Que les hommes sont donc méchants avec leurpolitique&|160;! dit-elle gaiement. Veux-tu savoir la vérité&|160;?Ton père est furieux contre vous, parce que vous allez auxTuileries.

Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que sonmécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit àmarcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse,ayant au bord des lèvres la demande des cinquante mille francs.Puis, une lâcheté plus grande la prit, elle embrassa son père, elles’en alla.

La tante Élisabeth voulut l’accompagner jusqu’à l’escalier. Entraversant l’enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sapetite voix de vieille&|160;:

–&|160;Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir dete voir belle et bien portante&|160;; car si ton mariage avait maltourné, sais-tu que je me serais crue coupable&|160;?… Ton marit’aime, tu as tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Mais oui, répondit Renée, s’efforçant de sourire, la mortdans le cœur.

La tante la retint encore, la main sur la rampe del’escalier.

–&|160;Vois-tu, je n’ai qu’une crainte, c’est que tu ne tegrises avec tout ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vendsrien… Si un jour tu avais un enfant, tu trouverais pour lui unepetite fortune toute prête.

Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir desoulagement. Elle avait des gouttes de sueur froide auxtempes&|160;; elle les essuya, en pensant à l’humidité glaciale del’hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé roula au soleil clair duquai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante mille francs, ettoute sa douleur s’éveilla, plus vive. Elle qu’on croyait sihardie, comme elle venait d’être lâche&|160;! Et pourtant c’étaitde Maxime qu’il s’agissait, de sa liberté, de leurs joies à tousdeux&|160;! Au milieu des reproches amers qu’elle s’adressait, uneidée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble&|160;:elle aurait dû parler des cinquante mille francs à la tanteÉlisabeth, dans l’escalier. Où avait-elle eu la tête&|160;? Labonne femme lui aurait peut-être prêté la somme, ou tout au moinsl’aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire à son cocher deretourner rue Saint-Louis-en-l’Île lorsqu’elle crut revoir l’imagede son père traversant lentement l’ombre solennelle du grand salon.Jamais elle n’aurait le courage de rentrer tout de suite dans cettepièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite&|160;?Et, au fond d’elle, elle ne trouvait même plus le courage de parlerde l’affaire à la tante Élisabeth. Elle dit à son cocher de laconduire rue du Faubourg-Poissonnière.

Mme&|160;Sidonie eut un cri de ravissement,lorsqu’elle la vit pousser la porte discrètement voilée de laboutique. Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courirchez le juge de paix, où elle citait une cliente. Mais elle feraitdéfaut, ça serait pour un autre jour&|160;; elle était tropheureuse que sa belle-sœur eût l’amabilité de lui rendre enfin unepetite visite. Renée souriait, d’un air embarrassé.Mme&|160;Sidonie ne voulut absolument pas qu’elle restâten bas&|160;; elle la fit monter dans sa chambre, par le petitescalier, après avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elleôtait ainsi et remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenaitpar un simple clou.

–&|160;Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir surune chaise longue, nous allons pouvoir causer gentiment…Imaginez-vous que vous arrivez comme mars en carême. Je seraisallée ce soir chez vous.

Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vaguesensation de malaise que procure à un promeneur un coin de forêtcoupé dans un paysage aimé.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle enfin, vous avez changé le lit deplace, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelles,c’est une de mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face dela cheminée. Elle m’a conseillé aussi des rideaux rouges.

–&|160;C’est ce que je me disais, les rideaux n’étaient pas decette couleur… Une couleur bien commune, le rouge.

Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxede grand hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épinglesà cheveux qui ne venaient certainement pas du maigre chignon deMme&|160;Sidonie. À l’ancienne place où se trouvait lelit, le papier peint se montrait tout éraflé, déteint et sali parles matelas. La courtière avait bien essayé de cacher cette plaie,derrière les dossiers de deux fauteuils&|160;; mais ces dossiersétaient un peu bas, et Renée s’arrêta à cette bande usée.

–&|160;Vous avez quelque chose à me dire&|160;? demanda-t-elleenfin.

–&|160;Oui, c’est toute une histoire, ditMme&|160;Sidonie, joignant les mains, avec des mines degourmande qui va conter ce qu’elle a mangé à son dîner.Imaginez-vous que M.&|160;de&|160;Saffré est amoureux de la belleMme&|160;Saccard… Oui, de vous-même, ma mignonne.

Elle n’eut même pas un mouvement de coquetterie.

–&|160;Tiens&|160;! dit-elle, vous le disiez si épris deMme&|160;Michelin.

–&|160;Oh&|160;! c’est fini, tout à fait fini… Je puis vous endonner la preuve, si vous voulez… Vous ne savez donc pas que lapetite Michelin a plu au baron Gouraud&|160;? C’est à n’y riencomprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont stupéfaits…Et savez-vous qu’elle est en train d’obtenir le ruban rouge pourson mari&|160;!… Allez, c’est une gaillarde. Elle n’a pas froid auxyeux, elle n’a besoin de personne pour conduire sa barque.

Elle dit cela avec quelque regret mêlé d’admiration.

–&|160;Mais revenons à M.&|160;de&|160;Saffré… Il vous auraitrencontrée à un bal d’actrices, enfouie dans un domino, et même ils’accuse de vous avoir offert un peu cavalièrement à souper… Est-cevrai&|160;?

La jeune femme restait toute surprise.

–&|160;Parfaitement vrai, murmura-t-elle&|160;; mais qui a pului dire&|160;?…

–&|160;Attendez, il prétend qu’il vous a reconnue plus tard,quand vous n’avez plus été dans le salon, et qu’il s’est rappelévous avoir vue sortir au bras de Maxime… C’est depuis ce temps-làqu’il est amoureux fou. Ça lui a poussé au cœur, vouscomprenez&|160;? un caprice… Il est venu me voir pour me supplierde vous présenter ses excuses…

–&|160;Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompitnégligemment Renée.

Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses&|160;:

–&|160;Ah&|160;! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée. Ilme faut absolument cinquante mille francs demain matin. J’étaisvenue pour vous parler de cette affaire. Vous connaissez desprêteurs, m’avez-vous dit&|160;?

La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle-sœurcoupait son histoire, lui fit attendre quelque temps saréponse.

–&|160;Oui, certes&|160;; seulement, je vous conseille, avanttout, de chercher chez des amis… Moi, à votre place, je sais bience que je ferais… Je m’adresserais à M.&|160;de&|160;Saffré, toutsimplement.

Renée eut un sourire contraint.

–&|160;Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vousle prétendez si amoureux.

La vieille la regardait d’un œil fixe&|160;; puis son visage mouse fondit doucement dans un sourire de pitié attendrie.

–&|160;Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré&|160;; neniez pas, je le vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie…Voyons, laissez-moi arranger la petite affaire en question.

Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants.Et elle resta debout, toute secouée par une cruelle lutteintérieure. Elle ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être,lorsqu’un léger coup de sonnette retentit dans la pièce voisine.Mme&|160;Sidonie sortit vivement, en entrebâillant uneporte qui laissa voir une double rangée de pianos. La jeune femmeentendit ensuite un pas d’homme et le bruit étouffé d’uneconversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner deplus près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur.Cette tache l’inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, lescinquante mille francs, M.&|160;de&|160;Saffré, elle revint devantle lit, songeuse&|160;: ce lit était bien mieux à l’endroit où ilse trouvait auparavant&|160;; il y avait des femmes qui manquaientvraiment de goût&|160;; pour sûr, quand on était couché, on devaitavoir la lumière dans les yeux. Et elle vit vaguement se lever, aufond de son souvenir, l’image de l’inconnu du quai Saint-Paul, sonroman en deux rendez-vous, cet amour de hasard qu’elle avait goûtélà, à cette autre place. Il n’en restait que cette usure du papierpeint. Alors cette chambre l’emplit de malaise, et elles’impatienta de ce bourdonnement de voix qui continuait, dans lapièce voisine.

Quand Mme&|160;Sidonie revint, ouvrant et fermant laporte avec précaution, elle fit des signes répétés du bout desdoigts, pour lui recommander de parler tout bas. Puis, à sonoreille&|160;:

–&|160;Vous ne savez pas, l’aventure est bonne&|160;: c’estM.&|160;de&|160;Saffré qui est là.

–&|160;Vous ne lui avez pas dit au moins que j’étais ici&|160;?demanda la jeune femme inquiète.

La courtière sembla surprise, et très naïvement&|160;:

–&|160;Mais si… Il attend que je lui dise d’entrer. Bienentendu, je ne lui ai pas parlé des cinquante mille francs…

Renée, toute pâle, s’était redressée comme sous un coup defouet. Une immense fierté lui remontait au cœur. Ce bruit debottes, qu’elle entendait plus brutal dans la chambre d’à côté,l’exaspérait.

–&|160;Je m’en vais, dit-elle d’une voix brève. Venez m’ouvrirla porte.

Mme&|160;Sidonie essaya de sourire.

–&|160;Ne faites pas l’enfant… Je ne puis pas rester avec cegarçon sur les bras, maintenant que je lui ai dit que vous étiezici… Vous me compromettez, vraiment…

Mais la jeune femme avait déjà descendu le petit escalier. Ellerépétait devant la porte fermée de la boutique&|160;:

–&|160;Ouvrez-moi, ouvrez-moi.

La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton decuivre, avait l’habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulutencore parlementer. Enfin, prise de colère elle-même, laissant voirau fond de ses yeux gris la sécheresse aigre de sa nature, elles’écria&|160;:

–&|160;Mais enfin que voulez-vous que je lui dise, à cethomme&|160;?

–&|160;Que je ne suis pas à vendre, répondit Renée, qui avait unpied sur le trottoir.

Et il lui sembla entendre Mme&|160;Sidonie murmureren refermant violemment la porte&|160;: «&|160;Eh&|160;! va donc,grue&|160;! tu me payeras ça.&|160;»

–&|160;Pardieu&|160;! pensa-t-elle en remontant dans son coupé,j’aime encore mieux mon mari.

Elle retourna droit à l’hôtel. Le soir, elle dit à Maxime de nepas venir&|160;; elle était souffrante, elle avait besoin de repos.Et, le lendemain, lorsqu’elle lui remit les quinze mille francspour le bijoutier de Sylvia, elle resta embarrassée devant sasurprise et ses questions. C’était son mari, dit-elle, qui avaitfait une bonne affaire. Mais à partir de ce jour, elle fut plusfantasque, elle changeait souvent les heures des rendez-vousqu’elle donnait au jeune homme, et souvent même elle le guettaitdans la serre pour le renvoyer. Lui, s’inquiétait peu de ceschangements d’humeur&|160;; il se plaisait à être une choseobéissante aux mains des femmes. Ce qui l’ennuya davantage, ce futla tournure morale que prenaient parfois leurs tête-à-têted’amoureux. Elle devenait toute triste&|160;; même il lui arrivaitd’avoir de grosses larmes dans les yeux. Elle interrompait sonrefrain sur «&|160;le beau jeune homme&|160;» de&|160;la BelleHélène, jouait les cantiques du pensionnat, demandait à sonamant s’il ne croyait pas que le mal fût puni tôt ou tard.

–&|160;Décidément, elle vieillit, pensait-il. C’est tout le plussi elle est drôle encore un an ou deux.

La vérité était qu’elle souffrait cruellement. Maintenant, elleaurait mieux aimé tromper Maxime avec M.&|160;de&|160;Saffré. ChezMme&|160;Sidonie, elle s’était révoltée, elle avait cédéà une fierté instinctive, au dégoût de ce marché grossier. Mais,les jours suivants, quand elle endura les angoisses de l’adultère,tout sombra en elle, et elle se sentit si méprisable, qu’elle seserait livrée au premier homme qui aurait poussé la porte de lachambre aux pianos. Si, jusque-là, la pensée de son mari étaitpassée parfois dans l’inceste, comme une pointe d’horreurvoluptueuse, le mari, l’homme lui-même, y entra dès lors avec unebrutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleursintolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute etqui rêvait volontiers un coin de paradis surhumain, où les dieuxgoûtent leurs amours en famille, elle roulait à la débauchevulgaire, au partage de deux hommes. Vainement elle tenta de jouirde l’infamie. Elle avait encore les lèvres chaudes des baisers deSaccard, lorsqu’elle les offrait aux baisers de Maxime. Sescuriosités descendirent au fond de ces voluptés maudites&|160;;elle alla jusqu’à mêler ces deux tendresses, jusqu’à chercher lefils dans les étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plusmeurtrie de ce voyage dans l’inconnu du mal, de ces ténèbresardentes où elle confondait son double amant, avec des terreurs quidonnaient un râle à ses joies.

Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance parles fièvres de son imagination. Elle eût préféré mourir qued’avouer la vérité à Maxime. C’était une peur sourde que le jeunehomme ne se révoltât, ne la quittât&|160;; c’était surtout unecroyance si absolue de péché monstrueux et de damnation éternelle,qu’elle aurait plus volontiers traversé nue le parc Monceau, que deconfesser sa honte à voix basse. Elle restait, d’ailleurs,l’étourdie qui étonnait Paris par ses extravagances. Des gaietésnerveuses la prenaient, des caprices prodigieux, donts’entretenaient les journaux, en la désignant par ses initiales. Cefut à cette époque qu’elle voulut sérieusement se battre en duel,au pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, méchamment,disait-elle, renversé un verre de punch sur sa robe&|160;; ilfallut que son beau-frère le ministre se fâchât. Une autre fois,elle paria avec Mme&|160;de&|160;Lauwerens qu’elleferait le tour de la piste de Longchamp en moins de dix minutes, etce ne fut qu’une question de costume qui la retint. Maxime lui-mêmecommençait à être effrayé par cette tête où la folie montait, et oùil croyait entendre, la nuit, sur l’oreiller, tout le tapage d’uneville en rut de plaisirs.

Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n’avaientseulement pas regardé l’affiche. Ils voulaient voir une grandetragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir toutParis, et à laquelle la mode leur commandait de s’intéresser. OndonnaitPhèdre. Il se rappelait assez son répertoireclassique, elle savait assez d’italien pour suivre la pièce. Etmême ce drame leur causa une émotion particulière, dans cettelangue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments,un simple accompagnement d’orchestre soutenant la mimique desacteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, quipleurait son rôle.

–&|160;Quel godiche&|160;! murmurait Maxime.

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par lessanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuaitprofondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle sedemandait de quel sang elle pouvait être, elle, l’incestueuse destemps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femmetraînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quandPhèdre fait à Œnone la confidence de sa tendresse criminelle&|160;;au second, lorsqu’elle se déclare, toute brûlante, àHippolyte&|160;; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour deThésée l’accable, et qu’elle se maudit, dans une crise de fureursombre, elle emplissait la salle d’un tel cri de passion fauve,d’un tel besoin de volupté surhumaine, que la jeune femme sentaitpasser sur sa chair chaque frisson de son désir et de sesremords.

–&|160;Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendrele récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux&|160;!

Et il murmura d’une voix creuse&|160;:

À peine nous sortions des portesde Trézène,

Il était sur son char…

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n’écoutaplus. Le lustre l’aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaientde toutes ces faces pâles tendues vers la scène. Le monologuecontinuait, interminable. Elle était dans la serre, sous lesfeuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, lasurprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elleperdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentanteet mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir lesyeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s’empoisonner, unjour&|160;? Comme son drame était mesquin et honteux à côté del’épopée antique&|160;! et tandis que Maxime lui nouait sous lementon sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrièreelle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmurecomplaisant d’Œnone.

Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait engénéral la tragédie «&|160;assommante&|160;», et préférait lespièces des Bouffes. Cependant&|160;Phèdre&|160;était«&|160;corsée&|160;». Il s’y était intéressé, parce que… Et ilserra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idéedrôle lui passa par la tête, et il céda à l’envie de faire unmot&|160;:

–&|160;C’est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pasm’approcher de la mer, à Trouville.

Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Ilfallut qu’il répétât sa phrase.

–&|160;Pourquoi&|160;? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenantpas.

–&|160;Mais le monstre…

Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeunefemme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n’était plus qu’ungros pantin qui retroussait son péplum et montrait sa langue aupublic comme Blanche Müller, au troisième acte de&|160;la BelleHélène, Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait destartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.

&|160;

Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elleavait des rébellions superbes. Quel était donc son crime, etpourquoi aurait-elle rougi&|160;? Est-ce qu’elle ne marchait paschaque jour sur des infamies plus grandes&|160;? Est-ce qu’elle necoudoyait pas, chez les ministres, aux Tuileries, partout, desmisérables comme elle, qui avaient sur leur chair des millions etqu’on adorait à deux genoux&|160;! Et elle songeait à l’amitiéhonteuse d’Adeline d’Espanet et de Suzanne Haffner, dont onsouriait parfois aux lundis de l’impératrice. Elle se rappelait lenégoce de Mme&|160;de&|160;Lauwerens, que les mariscélébraient pour sa bonne conduite, son ordre, son exactitude àpayer ses fournisseurs. Elle nommait Mme&|160;Daste,Mme&|160;Teissière, la baronne de Meinhold, cescréatures dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotéesdans le beau monde comme des valeurs à la Bourse.Mme&|160;de&|160;Guende était tellement bête ettellement bien faite, qu’elle avait pour amants trois officierssupérieurs à la fois, sans pouvoir les distinguer, à cause de leuruniforme&|160;; ce qui faisait dire à ce démon de Louise qu’elleles forçait d’abord à se mettre en chemise, pour savoir auquel destrois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait descours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels onprétendait l’avoir revue, vêtue d’indienne, rôdant comme une louve.Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée ettriomphante. Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich sedressait, laide, vieillie, lassée, avec la gloire d’avoir passé unenuit dans le lit impérial&|160;; c’était le vice officiel, elle engardait comme une majesté de la débauche et une souveraineté surcette bande d’illustres coureuses.

Alors, l’incestueuse s’habituait à sa faute comme à une robe degala, dont les roideurs l’auraient d’abord gênée. Elle suivait lesmodes de l’époque, elle s’habillait et se déshabillait à l’exempledes autres. Elle finissait par croire qu’elle vivait au milieu d’unmonde supérieur à la morale commune, où les sens s’affinaient et sedéveloppaient, où il était permis de se mettre nue pour la joie del’Olympe entier. Le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans lescheveux, un diamant attaché sur le front. Et elle revoyait, commeune justification et une rédemption, l’empereur, au bras dugénéral, passer entre les deux files d’épaules inclinées.

Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari,continuait à l’inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant, cegrand valet pâle et digne lui semblait marcher autour d’elle, avecla solennité d’un blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regardsfroids passaient plus haut, par-dessus son chignon, avec despudeurs de bedeau refusant de souiller ses yeux sur la chevelured’une pécheresse. Elle s’imaginait qu’il savait tout, elle auraitacheté son silence, si elle eût osé. Puis des malaises laprenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus, quand ellerencontrait Baptiste, se disant que toute l’honnêteté de sonentourage s’était retirée et cachée sous l’habit noir de celaquais.

Elle demanda un jour à Céleste&|160;:

–&|160;Est-ce que Baptiste plaisante à l’office&|160;? Luiconnaissez-vous quelque aventure, quelque maîtresse&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien, oui&|160;! se contenta de répondre lafemme de chambre.

–&|160;Voyons, il a dû vous faire la cour&|160;?

–&|160;Eh&|160;! il ne regarde jamais les femmes. C’est à peinesi nous l’apercevons… Il est toujours chez monsieur ou dans lesécuries… Il dit qu’il aime beaucoup les chevaux.

Renée s’irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulupouvoir mépriser ses gens. Bien qu’elle se fût prise d’affectionpour Céleste, elle se serait réjouie de lui savoir des amants.

–&|160;Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste estun beau garçon&|160;?

–&|160;Moi, madame&|160;! s’écria la chambrière, de l’airstupéfait d’une personne qui vient d’entendre une choseprodigieuse, oh&|160;! j’ai bien d’autres idées en tête. Je ne veuxpas d’un homme. J’ai mon plan, vous verrez plus tard. Je ne suispas une bête, allez.

Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis,d’ailleurs, grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles,rencontraient des obstacles nombreux qu’il lui fallait franchir, etcontre lesquels elle se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi queLouise de Mareuil se dressa un jour entre elle et Maxime. Ellen’était pas jalouse de «&|160;la bossue&|160;», comme elle lanommait dédaigneusement&|160;; elle la savait condamnée par lesmédecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareillaideron, même au prix d’un million de dot. Dans ses chutes, elleavait conservé une naïveté bourgeoise à l’égard des gens qu’elleaimait&|160;; si elle se méprisait elle-même, elle les croyaitvolontiers supérieurs et très estimables. Mais, tout en rejetant lapossibilité d’un mariage qui lui eût paru une débauche sinistre etun vol, elle souffrait des familiarités, de la camaraderie desjeunes gens. Quand elle parlait de Louise à Maxime, il riaitd’aise, il lui racontait les mots de l’enfant, il luidisait&|160;:

–&|160;Elle m’appelle son petit homme, tu sais, cettegamine&|160;?

Et il montrait une telle liberté d’esprit, qu’elle n’osait luifaire entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leursjeux de mains, leur empressement, dans les salons, à chercher lescoins d’ombre pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, luigâtaient les plus belles soirées.

Un fait vint donner à la situation un caractère singulier. Renéeavait souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices dehardiesse brutale. Elle entraînait Maxime derrière un rideau,derrière une porte et l’embrassait, au risque d’être vue. Un jeudisoir, comme le salon bouton d’or était plein de monde, il luipoussa la belle idée d’appeler le jeune homme qui causait avecLouise&|160;; elle s’avança à sa rencontre, du fond de la serre oùelle se trouvait, et le baisa brusquement sur la bouche, entre deuxmassifs, se croyant suffisamment cachée. Mais Louise avait suiviMaxime. Quand les amants levèrent la tête, ils la virent, àquelques pas, qui les regardait avec un étrange sourire, sans unerougeur ni un étonnement, de l’air tranquillement amical d’uncompagnon de vice, assez savant pour comprendre et goûter un telbaiser.

Ce jour-là Maxime se sentit réellement épouvanté, et ce futRenée qui se montra indifférente et même joyeuse. C’était fini. Ildevenait impossible que la bossue lui prît son amant. Ellepensait&|160;:

–&|160;J’aurais dû le faire exprès. Elle sait maintenant que«&|160;son petit homme&|160;» est à moi.

Maxime se rassura, en retrouvant Louise aussi rieuse, aussidrôle qu’auparavant. Il la jugea «&|160;très forte, très bonnefille&|160;». Et ce fut tout.

Renée s’inquiétait avec raison. Saccard, depuis quelque temps,songeait au mariage de son fils avecMlle&|160;de&|160;Mareuil. Il y avait là une dot d’unmillion qu’il ne voulait pas laisser échapper, comptant plus tardmettre les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement del’hiver, étant restée au lit pendant près de trois semaines, il eutune telle peur de la voir mourir avant l’union projetée, qu’il sedécida à marier les enfants tout de suite. Il les trouvait bien unpeu jeunes&|160;; mais les médecins redoutaient le mois de marspour la poitrinaire. De son côté, M.&|160;de&|160;Mareuil étaitdans une situation délicate. Au dernier scrutin, il avait enfinréussi à se faire nommer député. Seulement, le Corps législatifvenait de casser son élection, qui fut le scandale de la révisiondes pouvoirs. Cette élection était tout un poème héroï-comique, surlequel les journaux vécurent pendant un mois. M.&|160;Hupel de laNoue, le préfet du département, avait déployé une telle vigueur,que les autres candidats ne purent même afficher leur profession defoi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils,M.&|160;de&|160;Mareuil couvrit la circonscription de tables où lespaysans burent et mangèrent pendant une semaine. Il promit, enoutre, un chemin de fer, la construction d’un pont et de troiséglises, et adressa, la veille du scrutin, aux électeurs influents,les portraits de l’empereur et de l’impératrice, deux grandesgravures recouvertes d’une vitre et encadrées d’une baguette d’or.Cet envoi eut un succès fou, la majorité fut écrasante. Mais quandla Chambre, devant l’éclat de rire de la France entière, se trouvaforcée de renvoyer M.&|160;de&|160;Mareuil à ses électeurs, leministre entra dans une colère terrible contre le préfet et lemalheureux candidat, qui s’étaient montrés vraiment trop«&|160;roides&|160;». Il parla même de mettre la candidatureofficielle sur un autre nom. M.&|160;de&|160;Mareuil fut épouvanté,il avait dépensé trois cent mille francs dans le département, il ypossédait de grandes propriétés où il s’ennuyait, et qu’il luifaudrait revendre à perte. Aussi vint-il supplier son cher collègued’apaiser son frère, de lui promettre, en son nom, une électiontout à fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccardreparla du mariage des enfants, et que les deux pères l’arrêtèrentdéfinitivement.

Quand Maxime fut tâté à ce sujet, il éprouva un embarras. Louisel’amusait, la dot le tentait plus encore. Il dit oui, il acceptatoutes les dates que Saccard voulut, pour s’éviter l’ennui d’unediscussion. Mais, au fond, il s’avouait que, malheureusement, leschoses ne s’arrangeraient pas avec une si belle facilité. Renée nevoudrait jamais&|160;; elle pleurerait, elle lui ferait des scènes,elle était capable de commettre quelque gros scandale pour étonnerParis. C’était bien désagréable. Maintenant, elle lui faisait peur.Elle le couvait avec des yeux inquiétants, elle le possédait sidespotiquement, qu’il croyait sentir des griffes s’enfoncer dansson épaule, quand elle posait là sa main blanche. Sa turbulencedevenait de la brusquerie, et il y avait des sons brisés au fond deses rires. Il craignait réellement qu’elle ne devînt folle, unenuit, entre ses bras. Chez elle le remords, la crainte d’êtresurprise, les joies cruelles de l’adultère, ne se traduisaient pascomme chez les autres femmes, par des larmes et des accablements,mais par une extravagance plus haute, par un besoin de tapage plusirrésistible. Et, au milieu de son effarement grandissant, oncommençait à entendre un râle, le détraquement de cette adorable etétonnante machine qui se cassait.

Maxime attendait passivement une occasion qui le débarrassât decette maîtresse gênante. Il disait de nouveau qu’ils avaient faitune bêtise. Si leur camaraderie avait d’abord mis dans leursrapports d’amoureux une volupté de plus, elle lui empêchaitaujourd’hui de rompre, comme il l’aurait certainement fait avec uneautre femme. Il ne serait plus revenu&|160;; c’était sa façon dedénouer ses amours, pour éviter tout effort et toute querelle. Maisil se sentait incapable d’un éclat, et il s’oubliait mêmevolontiers encore dans les caresses de Renée&|160;; elle étaitmaternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d’embarras, siquelque créancier se fâchait. Puis l’idée de Louise, l’idée dumillion de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous lesbaisers de la jeune femme, «&|160;que tout cela était bel et bon,mais que ce n’était pas sérieux, et qu’il faudrait bien que çafinît&|160;».

Une nuit, Maxime fut si rapidement décavé chez une dame où l’onjouait souvent jusqu’au jour, qu’il éprouva une de ces colèresmuettes de joueur dont les poches sont vides. Il eût donné tout aumonde pour pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Ilprit son chapeau, et du pas machinal d’un homme poussé par une idéefixe, il alla au parc Monceau, ouvrit la petite grille, se trouvadans la serre. Il était plus de minuit. Renée lui avait défendu devenir, ce soir-là. Maintenant, quand elle lui fermait sa porte,elle ne cherchait même plus à trouver une explication, et lui nesongeait qu’à profiter de son jour de congé. Il ne se souvintnettement de la défense de la jeune femme que devant laporte-fenêtre du petit salon, qui était fermée. D’ordinaire, quandil devait venir, Renée tournait à l’avance l’espagnolette de cetteporte.

–&|160;Bah&|160;! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet detoilette éclairée, je vais siffler, et elle descendra. Je ne ladérangerai pas&|160;; si elle a quelques louis, je m’en irai toutde suite.

Et il siffla doucement. Souvent, d’ailleurs, il employait cesignal pour lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il sifflainutilement à plusieurs reprises. Il s’acharna, haussant le ton, nevoulant pas lâcher son idée d’emprunt immédiat. Enfin, il vit laporte-fenêtre s’ouvrir avec des précautions infinies, sans qu’ileût entendu le moindre bruit de pas. Dans le demi-jour de la serre,Renée lui apparut, les cheveux dénoués, à peine vêtue, comme sielle allait se mettre au lit. Elle était nu-pieds. Elle le poussavers un des berceaux, descendant les marches, marchant sur le sabledes allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du sol.

–&|160;C’est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avecune colère contenue… Je t’avais dit de ne pas venir. Que meveux-tu&|160;?

–&|160;Eh&|160;! montons, dit Maxime surpris de cet accueil. Jete dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid.

Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s’aperçutalors qu’elle était horriblement pâle. Une épouvante muette lacourbait. Ses derniers vêtements, les dentelles de son linge,pendaient comme des lambeaux tragiques, sur sa peaufrissonnante.

Il l’examinait avec un étonnement croissant.

–&|160;Qu’as-tu donc&|160;? Tu es malade&|160;?

Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers lesvitres de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où ilavait vu de la lumière.

–&|160;Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup.

–&|160;Non, non, ce n’est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante,affolée.

–&|160;Allons donc, ma chère, je vois l’ombre.

Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant quese dire. Les dents de Renée claquaient de terreur, et il luisemblait qu’on jetait des seaux d’eau glacée sur ses pieds nus.Maxime éprouvait plus d’irritation qu’il n’aurait cru&|160;; maisil demeurait encore assez désintéressé pour réfléchir, pour se direque l’occasion était bonne, et qu’il allait rompre.

–&|160;Tu ne me feras pas croire que c’est Céleste qui porte unpaletot, continua-t-il. Si les vitres de la serre n’étaient pas siépaisses, je reconnaîtrais peut-être le monsieur.

Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, endisant, les mains jointes, prise d’une terreurcroissante&|160;:

–&|160;Je t’en prie, Maxime…

Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, unetaquinerie féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêlepour se soulager par la colère. Le dépit pinça ses lèvres&|160;;et, au lieu de la battre, comme il en avait d’abord eu l’envie, ilaiguisa sa voix, il reprit&|160;:

–&|160;Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vousdéranger… Ça se voit tous les jours, qu’on ne s’aime plus.Moi-même, je commençais à en avoir assez… Voyons, ne t’impatientepas. Je vais te laisser remonter&|160;; mais pas avant que tum’aies dit le nom du monsieur…

–&|160;Jamais, jamais&|160;! murmura la jeune femme, quiétouffait ses larmes.

–&|160;Ce n’est pas pour le provoquer, c’est pour savoir… Lenom, dis vite le nom, et je pars.

Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son riremauvais. Et elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir leslèvres, pour que le nom qu’il lui demandait ne pût s’enéchapper.

–&|160;Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée.Qu’as-tu peur&|160;? ne sommes-nous pas de bons amis&|160;?… Jeveux savoir qui me remplace, c’est légitime… Attends, je t’aiderai.C’est M.&|160;de&|160;Mussy, dont la douleur t’a touchée.

Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareilinterrogatoire.

–&|160;Ce n’est pas M.&|160;de&|160;Mussy&|160;?… Alors le ducde Rozan&|160;? vrai, non plus&|160;?… Peut-être le comte deChibray&|160;? pas davantage&|160;?…

Il s’arrêta, il chercha.

–&|160;Diable, c’est que je ne vois personne… Ce n’est pas monpère, après ce que tu m’as dit…

Renée tressaillit, comme sous une brûlure, etsourdement&|160;:

–&|160;Non, tu sais bien qu’il ne vient plus. Je n’aurais pasaccepté, ce serait ignoble.

–&|160;Qui alors&|160;?

Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme luttaencore quelques instants.

–&|160;Oh&|160;! Maxime, si tu savais&|160;!… Je ne puispourtant pas dire…

Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtreéclairée&|160;:

–&|160;C’est M.&|160;de&|160;Saffré, balbutia-t-elle trèsbas.

Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cetaveu qu’il sollicitait avec tant d’insistance. Il fut irrité de ladouleur inattendue que lui causait ce nom d’homme. Il rejetaviolemment les poignets de Renée, s’approchant, lui disant en pleinvisage, les dents serrées&|160;:

–&|160;Tiens, veux-tu savoir, tu es une…&|160;!

Il dit le mot. Et il s’en allait, lorsqu’elle courut à lui,sanglotante, le prenant dans ses bras, murmurant des mots detendresse, des demandes de pardon, lui jurant qu’elle l’adoraittoujours, et que le lendemain elle lui expliquerait tout. Mais ilse dégagea, il ferma violemment la porte de la serre, enrépondant&|160;:

–&|160;Eh non&|160;! c’est fini, j’en ai plein le dos.

Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin. Il luisemblait que les arbres de la serre tournaient autour d’elle. Puis,lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elleremonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plustragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle réponditaux questions de son mari, qui l’attendait, qu’elle avait cru serappeler l’endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdudepuis le matin. Et quand elle fut couchée, elle éprouva tout àcoup un désespoir immense, en réfléchissant qu’elle aurait dû direà Maxime que son père, rentré avec elle, l’avait suivie dans sachambre pour l’entretenir d’une question d’argent quelconque.

Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer ledénouement de l’affaire de Charonne. Sa femme luiappartenait&|160;; il venait de la sentir douce et inerte entre sesmains, comme une chose qui s’abandonne. D’autre part, le tracé duboulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, il fallait que Renéefût dépouillée avant que l’expropriation prochaine s’ébruitât.Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amourd’artiste&|160;; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendaitses pièges avec les raffinements d’un chasseur qui met de lacoquetterie à prendre galamment le gibier. C’était, chez lui, unesimple satisfaction de joueur adroit, d’homme goûtant une voluptéparticulière au gain volé&|160;; il voulait avoir les terrains pourun morceau de pain, quitte à donner cent mille francs de bijoux àsa femme, dans la joie du triomphe. Les opérations les plus simplesse compliquaient, dès qu’il s’en occupait, devenaient des dramesnoirs&|160;; il se passionnait, il aurait battu son père pour unepièce de cent sous. Et il semait ensuite l’or royalement.

Mais, avant d’obtenir de Renée la cession de sa part depropriété, il eut la prudence d’aller tâter Larsonneau sur lesintentions de chantage qu’il avait flairées en lui. Son instinct lesauva, en cette circonstance. L’agent d’expropriation avait cru, deson côté, que le fruit était mûr et qu’il pouvait le cueillir.Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, iltrouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violentdésespoir.

–&|160;Ah&|160;! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant lesmains, nous sommes perdus… J’allais courir chez vous pour nousconcerter, pour nous sortir de cette horrible aventure…

Tandis qu’il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccardremarqua qu’il était en train de signer des lettres, au moment deson entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Ille regarda tranquillement, en disant&|160;:

–&|160;Bah&|160;! qu’est-ce qui nous arrive donc&|160;?

Mais l’autre ne répondit pas tout de suite&|160;; il s’étaitjeté dans son fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur lebuvard, le front entre les mains, il se branlait furieusement latête. Enfin, d’une voix étouffée&|160;:

–&|160;On m’a volé le registre, vous savez…

Et il conta qu’un de ses commis, un gueux digne du bagne, luiavait soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels setrouvait le fameux registre. Le pis était que le voleur avaitcompris le parti qu’il pouvait tirer de cette pièce et qu’ilvoulait se la faire racheter cent mille francs.

Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier.Évidemment, Larsonneau se souciait peu, au fond, d’être cru. Ilcherchait un simple prétexte pour lui faire entendre qu’il voulaitcent mille francs dans l’affaire de Charonne&|160;; et même, àcette condition, il rendrait les papiers compromettants qu’il avaitentre les mains. Le marché parut trop lourd à Saccard. Il auraitvolontiers fait la part de son ancien collègue&|160;; mais cetteembûche tendue, cette vanité de le prendre pour dupe, l’irritaient.D’ailleurs, il n’était pas sans inquiétude&|160;; il connaissait lepersonnage, il le savait très capable de porter les papiers à sonfrère le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer toutscandale.

–&|160;Diable&|160;! murmura-t-il, en s’asseyant à son tour,voilà une vilaine histoire… Et pourrait-on voir le gueux enquestion&|160;?

–&|160;Je vais l’envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure àcôté, rue Jean-Lantier.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un petit jeune homme,louche, les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur,entra doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il étaitvêtu d’une mauvaise redingote noire trop grande et horriblementrâpée. Il se tint debout, à distance respectueuse, regardantSaccard du coin de l’œil, tranquillement. Larsonneau, quil’appelait Baptistin, lui fit subir un interrogatoire, auquel ilrépondit par des monosyllabes, sans se troubler le moins dumonde&|160;; et il recevait en toute indifférence les noms devoleur, d’escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoiraccompagner chacune de ses demandes.

Saccard admira le sang-froid de ce malheureux. À un moment,l’agent d’expropriation s’élança de son fauteuil comme pour lebattre&|160;; et il se contenta de reculer d’un pas, en louchantavec plus d’humilité.

–&|160;C’est bien, laissez-le, dit le financier… Alors,monsieur, vous demandez cent mille francs pour rendre lespapiers&|160;?

–&|160;Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme.

Et il s’en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.

–&|160;Hein&|160;! quelle crapule&|160;! balbutia-t-il.Avez-vous vu ses regards faux&|160;?… Ces gaillards-là vous ontl’air timides et vous assassineraient un homme pour vingtfrancs.

Mais Saccard l’interrompit en disant&|160;:

–&|160;Bah&|160;! il n’est pas terrible. Je crois qu’on pourras’arranger avec lui… Je venais pour une affaire beaucoup plusinquiétante… Vous aviez raison de vous défier de ma femme, mon cherami. Imaginez-vous qu’elle vend sa part de propriété àM.&|160;Haffner. Elle a besoin d’argent, dit-elle. C’est son amieSuzanne qui a dû la pousser.

L’autre cessa brusquement de se désespérer&|160;; il écoutait,un peu pâle, rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sacolère.

–&|160;Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nosespérances. Si M.&|160;Haffner devient votre coassocié, nonseulement nos profits sont compromis, mais j’ai une peur affreusede nous trouver dans une situation très désagréable vis-à-vis decet homme méticuleux qui voudra éplucher les comptes.

L’agent d’expropriation se mit à marcher d’un pas agité, faisantcraquer ses bottines vernies sur le tapis.

–&|160;Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pourrendre service aux gens&|160;!… Mais, mon cher, à votre place,j’empêcherais absolument ma femme de faire une pareille sottise. Jela battrais plutôt.

–&|160;Ah&|160;! mon ami&|160;!… dit le financier avec un finsourire. Je n’ai pas plus d’action sur ma femme que vous neparaissez en avoir sur cette canaille de Baptistin.

Larsonneau s’arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours,et le regarda d’un air profond. Puis il reprit sa marche de long enlarge, mais d’un pas lent et mesuré. Il s’approcha d’une glace,remonta son nœud de cravate, marcha encore, retrouvant sonélégance. Et tout d’un coup&|160;:

–&|160;Baptistin&|160;! cria-t-il.

Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Iln’avait plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.

–&|160;Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.

Et quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu’on devaitlui donner.

–&|160;Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément.

Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur lesbénéfices futurs de l’affaire de Charonne. Il estimait qu’il setirait encore à bon marché de la main gantée de l’usurier. Cedernier fit mettre la promesse à son nom, continuant la comédiejusqu’au bout, disant qu’il tiendrait compte des trente millefrancs au jeune homme. Ce fut avec des rires de soulagement queSaccard brûla le registre à la flamme de la cheminée, feuille àfeuille. Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureusespoignées de main avec Larsonneau, et le quitta, en luidisant&|160;:

–&|160;Vous allez ce soir chez Laure, n’est-ce pas&|160;?…Attendez-moi. J’aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendronsnos dernières dispositions.

Laure d’Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors ungrand appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelleexpiatoire. Elle venait de prendre un jour par semaine, comme lesdames du vrai monde. C’était une façon de réunir à la fois leshommes qui la voyaient, un par un, dans la semaine. AristideSaccard triomphait, les mardis soir&|160;; il était l’amant entitre&|160;; et il tournait la tête, avec un rire vague, quand lamaîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, enaccordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs.Lorsqu’il était resté le dernier de la bande, il allumait encore uncigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieurqui se morfondait dans la rue en attendant qu’il sortît&|160;;puis, après avoir appelé Laure sa «&|160;chère enfant&|160;», etlui avoir donné une petite tape sur la joue, il s’en allaittranquillement par une porte, tandis que le monsieur entrait parune autre. Le secret traité d’alliance qui avait consolidé lecrédit de Saccard et fait trouver à la d’Aurigny deux mobiliers enun mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un dénouement àcette comédie. Ce dénouement, arrêté à l’avance, devait consisterdans une rupture publique, au profit de quelque imbécile quipayerait cher le droit d’être l’entreteneur sérieux et connu detout Paris. L’imbécile était trouvé. Le duc de Rozan, lasd’assommer inutilement les femmes de son monde, rêvait uneréputation de débauché, pour accentuer d’un relief sa figure fade.Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait laconquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinqans, il se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à telpoint qu’il pouvait disposer au plus d’une dizaine de louis à lafois. Les soirs où Laure daignait lui prendre ses dix louis, en seplaignant, en parlant des cent mille francs dont elle auraitbesoin, il soupirait, il lui promettait la somme pour le jour où ilserait le maître. Ce fut alors qu’elle eut l’idée de lui faire lieramitié avec Larsonneau, un des bons amis de la maison. Les deuxhommes allèrent déjeuner ensemble chez Tortoni&|160;; et, audessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une Espagnoledélicieuse, prétendit connaître des prêteurs&|160;; mais ilconseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains.Cette confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bonami la promesse de s’occuper de «&|160;sa petite affaire&|160;». Ils’en occupa si bien qu’il devait porter l’argent le soir même oùSaccard lui avait donné rendez-vous chez Laure.

Lorsque Larsonneau arriva, il n’y avait encore dans le grandsalon blanc et or de la d’Aurigny que cinq ou six femmes, qui luiprirent les mains, lui sautèrent au cou, avec une fureur detendresse. Elles l’appelaient «&|160;ce grand Lar&|160;!&|160;» undiminutif caressant que Laure avait inventé. Et lui, d’une voixflûtée&|160;:

–&|160;Là, là, mes petites chattes&|160;; vous allez écraser monchapeau.

Elles se calmèrent, elles l’entourèrent étroitement sur unecauseuse, tandis qu’il leur contait une indigestion de Sylvia, aveclaquelle il avait soupé la veille. Puis, tirant un drageoir de lapoche de son habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortitde sa chambre à coucher, et comme plusieurs messieurs arrivaient,elle entraîna Larsonneau dans un boudoir, situé à l’un des bouts dusalon, dont une double portière le séparait.

–&|160;As-tu l’argent&|160;? lui demanda-t-elle, quand ilsfurent seuls.

Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau,sans répondre, s’inclina plaisamment, en frappant sur la pocheintérieure de son habit.

–&|160;Oh&|160;! ce grand Lar&|160;! murmura la jeune femmeravie.

Elle le prit par la taille et l’embrassa.

–&|160;Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons…Rozan est dans ma chambre&|160;; je vais le chercher.

Mais il la retint, et lui baisant à son tour lesépaules&|160;:

–&|160;Tu sais quelle commission je t’ai demandée, àtoi&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, grande bête, c’est convenu.

Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau était mis pluscorrectement que le duc, ganté plus juste, cravaté avec plus d’art.Ils se touchèrent négligemment la main, et parlèrent des courses del’avant-veille, où un de leurs amis avait eu un cheval battu. Laurepiétinait.

–&|160;Voyons, ce n’est pas tout ça, mon chéri, dit-elle àRozan&|160;; le grand Lar a l’argent, tu sais. Il faudraitterminer.

Larsonneau parut se souvenir.

–&|160;Ah&|160;! oui, c’est vrai, dit-il, j’ai la somme… Maisque vous auriez bien fait de m’écouter, mon bon&|160;! Est-ce queces gueux ne m’ont pas demandé le cinquante pour cent&|160;?…Enfin, j’ai accepté quand même, vous m’aviez dit que ça ne faisaitrien…

Laure d’Aurigny s’était procuré des feuilles de papier timbrédans la journée. Mais quand il fut question d’une plume et d’unencrier, elle regarda les deux hommes d’un air consterné, doutantde trouver chez elle ces objets. Elle voulait aller voir à lacuisine, lorsque Larsonneau tira de sa poche, de la poche où étaitle drageoir, deux merveilles, un porte-plume en argent, quis’allongeait à l’aide d’une vis, et un encrier, acier et ébène,d’un fini et d’une délicatesse de bijou. Et comme Rozans’asseyait&|160;:

–&|160;Faites les billets à mon nom. Vous comprenez, je n’ai pasvoulu vous compromettre. Nous nous arrangerons ensemble… Six effetsde vingt-cinq mille francs chacun, n’est-ce pas&|160;?

Laure comptait sur un coin de la table les«&|160;chiffons&|160;». Rozan ne les vit même pas. Quand il eutsigné et qu’il leva la tête, ils avaient disparu dans la poche dela jeune femme. Mais elle vint à lui, et l’embrassa sur les deuxjoues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les regardaitphilosophiquement, en pliant les effets, et en remettantl’écritoire et le porte-plume dans sa poche.

La jeune femme était encore au cou de Rozan, lorsque AristideSaccard souleva un coin de la portière&|160;:

–&|160;Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il en riant.

Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, enéchangeant avec lui un clignement d’yeux d’intelligence. Elle étaitradieuse.

–&|160;C’est fait, mon cher, dit-elle&|160;; je vous avaisprévenu. Vous ne m’en voulez pas trop&|160;?

Saccard haussa les épaules d’un air bonhomme. Il écarta laportière, et s’effaçant pour livrer passage à Laure et au duc, ilcria, d’une voix glapissante d’huissier&|160;:

–&|160;Monsieur le duc, madame la duchesse&|160;!

Cette plaisanterie eut un succès fou. Le lendemain, les journauxla contèrent, en nommant crûment Laure d’Aurigny, et en désignantles deux hommes par des initiales très transparentes. La ruptured’Aristide Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encoreque leurs prétendues amours.

Cependant, Saccard avait laissé retomber la portière sur l’éclatde gaieté que sa plaisanterie avait soulevé dans le salon.

–&|160;Hein&|160;! quelle bonne fille&|160;! dit-il en setournant vers Larsonneau. Elle est d’un vice&|160;!… C’est vous,gredin, qui devez bénéficier dans tout ceci. Qu’est-ce qu’on vousdonne&|160;?

Mais il se défendit, avec des sourires&|160;; et il tirait sesmanchettes qui remontaient. Il vint enfin s’asseoir, près de laporte, sur une causeuse où Saccard l’appelait du geste.

–&|160;Venez là, je ne veux pas vous confesser, quediable&|160;!… Aux affaires sérieuses maintenant, mon bon. J’ai eu,ce soir, une longue conversation avec ma femme… Tout estconclu.

–&|160;Elle consent à céder sa part&|160;? demandaLarsonneau.

–&|160;Oui, mais ça n’a pas été sans peine… Les femmes sont d’unentêtement&|160;! Vous savez, la mienne avait promis de ne pasvendre à une vieille tante. C’étaient des scrupules à n’en plusfinir… Heureusement que j’avais préparé une histoire tout à faitdécisive.

Il se leva pour allumer un cigare au candélabre que Laure avaitlaissé sur la table, et revenant s’allonger mollement au fond de lacauseuse&|160;:

–&|160;J’ai dit à ma femme, continua-t-il, que vous étiez tout àfait ruiné… Vous avez joué à la Bourse, mangé votre argent avec desfilles, tripoté dans de mauvaises spéculations&|160;; enfin vousêtes sur le point de faire une faillite épouvantable… J’ai mêmedonné à entendre que je ne vous croyais pas d’une parfaitehonnêteté… Alors je lui ai expliqué que l’affaire de Charonneallait sombrer dans votre désastre, et que le mieux seraitd’accepter la proposition que vous m’aviez faite de la dégager, enlui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est vrai.

–&|160;Ce n’est pas fort, murmura l’agent d’expropriation. Etvous vous imaginez que votre femme va croire de pareillesbourdes&|160;?

Saccard eut un sourire. Il était dans une heured’épanchement.

–&|160;Vous êtes naïf, mon cher, reprit-il. Le fond del’histoire importe peu&|160;; ce sont les détails, le geste etl’accent qui sont tout. Appelez Rozan, et je parie que je luipersuade qu’il fait grand jour. Et ma femme n’a guère plus de têteque Rozan… Je lui ai laissé entrevoir des abîmes. Elle ne se doutepas même de l’expropriation prochaine. Comme elle s’étonnait que,en pleine catastrophe, vous puissiez songer à prendre une pluslourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous gênait dansquelque mauvais coup ménagé à vos créanciers… Enfin je lui aiconseillé l’affaire comme l’unique moyen de ne pas se trouver mêléeà des procès interminables et de tirer quelque argent desterrains.

Larsonneau continuait à trouver l’histoire un peu brutale. Ilétait de méthode moins dramatique&|160;; chacune de ses opérationsse nouait et se dénouait avec des élégances de comédie desalon.

–&|160;Moi, j’aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacunson système… Il ne nous reste alors qu’à payer.

–&|160;C’est à ce sujet, répondit Saccard, que je veuxm’entendre avec vous… Demain, je porterai l’acte de cession à mafemme, et elle aura simplement à vous faire remettre cet acte pourtoucher le prix convenu… Je préfère éviter toute entrevue.

Jamais il n’avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez euxsur un pied d’intimité. Il ne l’invitait pas, l’accompagnait chezRenée, les jours où il fallait absolument que les deux associés serencontrassent&|160;; cela était arrivé trois fois. Presquetoujours, il traitait avec des procurations de sa femme, pensantqu’il était inutile de lui laisser voir ses affaires de tropprès.

Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant&|160;:

–&|160;Voici les deux cent mille francs de billets souscrits parma femme&|160;; vous les lui donnerez en paiement, et vousajouterez cent mille francs que je vous porterai demain dans lamatinée… Je me saigne, mon cher ami. Cette affaire me coûte lesyeux de la tête.

–&|160;Mais, fit remarquer l’agent d’expropriation, cela ne vafaire que trois cent mille francs… Est-ce que le reçu sera de cettesomme&|160;?

–&|160;Un reçu de trois cent mille francs&|160;! reprit Saccarden riant, ah&|160;! bien, nous serions propres plus tard. Il faut,d’après nos inventaires, que la propriété soit estimée aujourd’huideux millions cinq cent mille francs. Le reçu sera de la moitié,naturellement.

–&|160;Jamais votre femme ne voudra le signer.

–&|160;Eh si&|160;! Je vous dis que tout est convenu…Parbleu&|160;! je lui ai dit que c’était votre première condition.Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite,comprenez-vous&|160;? Et c’est là que j’ai paru douter de votrehonnêteté et que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers…Est-ce que ma femme comprend quelque chose à tout cela&|160;?

Larsonneau hochait la tête en murmurant&|160;:

–&|160;N’importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plussimple.

–&|160;Mais mon histoire est la simplicité même&|160;! ditSaccard très étonné. Où diable voyez-vous qu’elle secomplique&|160;?

Il n’avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu’ilajoutait à l’affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joiedans ce conte à dormir debout qu’il venait de faire à Renée&|160;;et ce qui le ravissait, c’était l’impudence du mensonge,l’entassement des impossibilités, la complication étonnante del’intrigue. Depuis longtemps, il aurait eu les terrains, s’iln’avait pas imaginé tout ce drame&|160;; mais il aurait éprouvémoins de jouissance à les avoir aisément. D’ailleurs, il mettait laplus grande naïveté à faire de la spéculation de Charonne tout unmélodrame financier.

Il se leva, et prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant versle salon&|160;:

–&|160;Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas&|160;?Contentez-vous de suivre mes instructions, et vous m’applaudirezaprès… Voyez-vous, mon cher, vous avez tort de porter des gantsjaunes, c’est ce qui vous gâte la main.

L’agent d’expropriation se contenta de sourire, enmurmurant&|160;:

–&|160;Oh&|160;! les gants ont du bon, cher maître&|160;: ontouche à tout sans se salir.

Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris etquelque peu inquiet de trouver Maxime de l’autre côté de laportière. Le jeune homme était assis sur une causeuse, à côté d’unedame blonde, qui lui racontait d’une voix monotone une longuehistoire, la sienne sans doute. Il avait, en effet, entendu laconversation de son père et de Larsonneau. Les deux complices luiparaissaient de rudes gaillards. Encore vexé de la trahison deRenée, il goûtait une joie lâche à apprendre le vol dont elleallait être la victime. Ça le vengeait un peu. Son père vint luiserrer la main d’un air soupçonneux&|160;; mais Maxime lui dit àl’oreille, en lui montrant la dame blonde&|160;:

–&|160;Elle n’est pas mal, n’est-ce pas&|160;? Je veux la«&|160;faire&|160;» pour ce soir.

Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d’Aurigny vint lesrejoindre un moment&|160;; elle se plaignait de ce que Maxime luirendît à peine visite une fois par mois. Mais il prétendit avoirété très occupé, ce qui fit rire tout le monde. Il ajouta quedésormais on ne verrait plus que lui.

–&|160;J’ai écrit une tragédie, dit-il, et j’ai trouvé lecinquième acte hier seulement… Je compte me reposer chez toutes lesbelles femmes de Paris.

Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvaitcomprendre. Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deuxcoins de la cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard selevèrent, ainsi que la dame blonde, qui demeurait dans la maison.Alors la d’Aurigny alla parler bas au duc. Il parut surpris etcontrarié. Voyant qu’il ne se décidait pas à quitter sonfauteuil&|160;:

–&|160;Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à demi-voix. J’ai unemigraine&|160;!… Demain, je vous le promets.

Rozan dut obéir. Laure attendit qu’il fût sur le palier pourdire vivement à l’oreille de Larsonneau&|160;:

–&|160;Hein&|160;! grand Lar, je suis de parole… Fourre-le danssa voiture.

Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonterà son appartement qui était à l’étage supérieur, Saccard fut étonnéde ce que Maxime ne la suivait pas.

–&|160;Eh bien&|160;? lui demanda-t-il.

–&|160;Ma foi, non, répondit le jeune homme. J’ai réfléchi…

Puis il eut une idée qu’il crut très drôle&|160;:

–&|160;Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n’a pasencore fermé sa porte.

Mais le père haussa doucement les épaules, en disant&|160;:

–&|160;Merci, j’ai mieux que cela pour l’instant, mon petit.

Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulaitabsolument prendre Larsonneau dans sa voiture&|160;; sa mèredemeurait au Marais, il aurait laissé l’agent d’expropriation à saporte, rue de Rivoli. Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même,dit au cocher de partir. Et il resta sur le trottoir du boulevardHaussmann avec les deux autres, causant, ne s’éloignant pas.

–&|160;Ah&|160;! ce pauvre Rozan&|160;! dit Saccard, qui comprittout à coup.

Larsonneau jura que non, qu’il se moquait pas mal de ça, qu’ilétait un homme pratique. Et comme les deux autres continuaient àplaisanter et que le froid était très vif, il finit pars’écrier&|160;:

–&|160;Ma foi, tant pis, je sonne&|160;!… Vous êtes desindiscrets, messieurs.

–&|160;Bonne nuit&|160;! lui cria Maxime, lorsque la porte sereferma.

Et prenant le bras de son père, il remonta avec lui leboulevard. Il faisait une de ces claires nuits de gelée, où il estsi bon de marcher sur la terre dure, dans l’air glacé. Saccarddisait que Larsonneau avait tort, qu’il fallait être simplement lecamarade de la d’Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l’amourde ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, iltrouvait des sentences, des conseils étonnants de sagesse.

–&|160;Vois-tu, dit-il à son fils, ça n’a qu’un temps, monpetit… On y perd sa santé, et l’on n’y goûte pas le vrai bonheur.Tu sais que je ne suis pas un bourgeois. Eh bien, j’en ai assez, jeme range.

Maxime ricanait&|160;; il arrêta son père, le contempla au clairde lune, en déclarant qu’il avait «&|160;une bonne tête&|160;».Mais Saccard se fit plus grave encore.

–&|160;Plaisante tant que tu voudras. Je te répète qu’il n’y arien de tel que le mariage pour conserver un homme et le rendreheureux.

Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pourterminer cette affaire, disait-il, puisqu’ils en causaient. Lachose était complètement arrangée. Il lui apprit même qu’il avaitfixé avec M.&|160;de&|160;Mareuil la date de la signature ducontrat au dimanche qui suivrait le jeudi de la mi-carême. Cejeudi-là, il devait y avoir une grande soirée à l’hôtel du parcMonceau, et il en profiterait pour annoncer publiquement lemariage. Maxime trouva tout cela très bien. Il était débarrassé deRenée, il ne voyait plus d’obstacle, il se livrait à son père commeil s’était livré à sa belle-mère.

–&|160;Eh bien, c’est entendu, dit-il. Seulement n’en parle pasà Renée. Ses amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j’aimemieux qu’elles sachent la chose en même temps que tout lemonde.

Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient versle haut du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une fouled’excellents conseils. Il lui apprenait comment il devait s’yprendre pour faire un paradis de son ménage.

–&|160;Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C’est une bêtise.Une femme avec laquelle on n’a plus de rapports vous coûte les yeuxde la tête… D’abord, il faut payer quelque fille, n’est-cepas&|160;? Puis, la dépense est bien plus grande à la maison&|160;:c’est la toilette, c’est les plaisirs particuliers de madame, lesbonnes amies, tout le diable et son train.

Il était dans une heure de vertu extraordinaire. Le succès deson affaire de Charonne lui mettait au cœur des tendressesd’idylle.

–&|160;Moi, continua-t-il, j’étais né pour vivre heureux etignoré au fond de quelque village, avec toute ma famille à mescôtés… On ne me connaît pas, mon petit… J’ai l’air comme ça très enl’air. Eh bien, pas du tout, j’adorerais rester près de ma femme,je lâcherais volontiers mes affaires pour une rente modeste qui mepermettrait de me retirer à Plassans… Tu vas être riche, fais-toiavec Louise un intérieur où vous vivrez comme deux tourtereaux.C’est si bon&|160;! J’irai vous voir. Ça me fera du bien.

Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ilsétaient arrivés devant la grille de l’hôtel, et ils causaient,debout au bord du trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bisesoufflait. Pas un bruit ne montait dans la nuit pâle d’uneblancheur de gelée&|160;; Maxime, surpris des attendrissements deson père, avait depuis un instant une question sur les lèvres.

–&|160;Mais toi, dit-il enfin, il me semble…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Avec ta femme&|160;?

Saccard haussa les épaules.

–&|160;Eh&|160;! parfaitement. J’étais un imbécile. C’estpourquoi je te parle en toute expérience… Mais nous nous sommesremis ensemble, oh&|160;! tout à fait. Il y a bientôt six semaines.Je vais la retrouver le soir, quand je ne rentre pas trop tard.Aujourd’hui, la pauvre bichette se passera de moi&|160;; j’ai àtravailler jusqu’au jour. C’est qu’elle est jolimentfaite&|160;!…

Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, àvoix plus basse, d’un ton de confidence&|160;:

–&|160;Tu sais, la taille de Blanche Müller, eh bien, c’est ça,mais dix fois plus souple. Et les hanches donc&|160;! elles sontd’un dessin, d’une délicatesse…

Et il conclut en disant au jeune homme qui s’enallait&|160;:

–&|160;Tu es comme moi, tu as du cœur, ta femme sera heureuse…Au revoir, mon petit&|160;!

Quand Maxime fut enfin débarrassé de son père, il fit rapidementle tour du parc. Ce qu’il venait d’entendre le surprenait si fort,qu’il éprouvait l’irrésistible besoin de voir Renée. Il voulait luidemander pardon de sa brutalité, savoir pourquoi elle avait mentien lui nommant M.&|160;de&|160;Saffré, connaître l’histoire destendresses de son mari. Mais tout cela confusément, avec le seuldésir net de fumer chez elle un cigare et de renouer leurcamaraderie. Si elle était bien disposée, il comptait même luiannoncer son mariage, pour lui faire entendre que leurs amoursdevaient rester mortes et enterrées. Quand il eut ouvert la petiteporte, dont il avait heureusement gardé la clef, il finit par sedire que sa visite, après la confidence de son père, étaitnécessaire et tout à fait convenable.

Dans la serre, il siffla comme la veille&|160;; mais iln’attendit pas. Renée vint lui ouvrir la porte-fenêtre du petitsalon, et monta devant lui sans parler. Elle rentrait à peine d’unbal de l’Hôtel de Ville. Elle était encore vêtue d’une robe blanchede tulle bouillonné, semée de nœuds de satin&|160;; les basques ducorsage de satin se trouvaient encadrées d’une large dentelle dejais blanc, que la lumière des candélabres moirait de bleu et derose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut touché de sa pâleur,de l’émotion profonde qui lui coupait la voix. Elle ne devait pasl’attendre, elle était toute frissonnante de le voir arriver commeà l’ordinaire, tranquillement, de son air câlin. Céleste revint dela garde-robe, où elle était allée chercher une chemise de nuit, etles amants continuèrent à garder le silence, attendant que cettefille ne fût plus là. Ils ne se gênaient pas d’habitude devantelle&|160;; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu’ilsse sentaient sur les lèvres. Renée voulut que Céleste ladéshabillât dans la chambre à coucher où il y avait un grand feu.La chambrière ôtait les épingles, enlevait les chiffons un à un,sans se presser. Et Maxime, ennuyé, prit machinalement la chemise,qui se trouvait à côté de lui sur une chaise, et la fit chaufferdevant la flamme, penché, les bras élargis. C’était lui qui, auxjours heureux, rendait ce petit service à Renée. Elle eut unattendrissement, à le voir présenter délicatement la chemise aufeu. Puis comme Céleste n’en finissait pas&|160;:

–&|160;Tu t’es bien amusée à ce bal&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oh&|160;! non, tu sais, toujours la même chose,répondit-elle. Beaucoup trop de monde, une véritable cohue.

Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d’un côté.

–&|160;Quelle toilette avait Adeline&|160;?

–&|160;Une robe mauve, assez mal comprise… Elle est petite, etelle a la rage des volants.

Ils parlèrent des autres femmes. Maintenant Maxime se brûlaitles doigts avec la chemise.

–&|160;Mais tu vas la roussir, dit Renée dont la voix avait descaresses maternelles.

Céleste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva,alla regarder le grand lit gris et rose, s’arrêta à un des bouquetsbrochés de la tenture, pour tourner la tête, pour ne pas voir lesseins nus de Renée. C’était instinctif. Il ne se croyait plus sonamant, il n’avait plus le droit de voir. Puis il tira un cigare desa poche et l’alluma. Renée lui avait permis de fumer chez elle.Enfin Céleste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu,toute blanche dans son vêtement de nuit.

Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant ducoin de l’œil Renée, qu’un frisson semblait reprendre. Et, seplantant devant la cheminée, le cigare aux dents, il demanda d’unevoix brusque&|160;:

–&|160;Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était mon père qui setrouvait avec toi, hier soir&|160;?

Elle leva la tête, les yeux tout grands, avec un regard desuprême angoisse&|160;; puis un flot de sang lui empourpra la face,et, anéantie de honte, elle se cacha dans ses mains, ellebalbutia&|160;:

–&|160;Tu sais cela&|160;? tu sais cela&|160;?…

Elle se reprit, elle essaya de mentir.

–&|160;Ce n’est pas vrai… qui te l’a dit&|160;?

Maxime haussa les épaules.

–&|160;Pardieu&|160;! mon père lui-même, qui te trouve jolimentfaite et qui m’a parlé de tes hanches.

Il avait laissé percer un léger dépit. Mais il se remit àmarcher, continuant d’une voix grondeuse et amicale, entre deuxbouffées de cigare&|160;:

–&|160;Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singulièrefemme. Hier, c’est ta faute, si j’ai été grossier. Tu m’aurais ditque c’était mon père, je m’en serais allé tranquillement, tucomprends&|160;? Moi, je n’ai pas de droit… Mais tu vas me nommerM.&|160;de&|160;Saffré&|160;!

Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s’approcha,s’agenouilla devant elle, lui écarta les mains de force.

–&|160;Voyons, dis-moi pourquoi tu m’as nomméM.&|160;de&|160;Saffré.

Alors, détournant encore la tête, elle répondit au milieu de seslarmes, à voix basse&|160;:

–&|160;Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que tonpère…

Il se releva, reprit son cigare qu’il avait posé sur un coin dela cheminée, et se contenta de murmurer&|160;:

–&|160;Tu es bien drôle, va&|160;!…

Elle ne pleurait plus. Les flammes de la cheminée et le feu deses joues séchaient ses larmes. L’étonnement de voir Maxime sicalme devant une révélation qu’elle croyait devoir l’écraser luifaisait oublier sa honte. Elle le regardait marcher, ellel’écoutait parler comme dans un rêve. Il lui répétait, sans quitterson cigare, qu’elle n’était pas raisonnable, qu’il était toutnaturel qu’elle eût des rapports avec son mari, qu’il ne pouvaitvraiment songer à s’en fâcher. Mais aller avouer un amant quand cen’était pas vrai. Et il revenait toujours à cela, à cette chosequ’il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait réellementmonstrueuse. Il parla des «&|160;imaginations folles&|160;» desfemmes.

–&|160;Tu es un peu fêlée, ma chère, il faut soigner ça.

Il finit par demander curieusement&|160;:

–&|160;Mais pourquoi M.&|160;de&|160;Saffré plutôt qu’unautre&|160;?

–&|160;Il me fait la cour, dit Renée.

Maxime retint une impertinence&|160;; il allait dire qu’elles’était sans doute crue plus vieille d’un mois, en avouantM.&|160;de&|160;Saffré pour amant. Il n’eut que le sourire mauvaisde cette méchanceté, et, jetant son cigare dans le feu, il vints’asseoir de l’autre côté de la cheminée. Là, il parla raison, ildonna à entendre à Renée qu’ils devaient rester bons camarades. Lesregards fixes de la jeune femme l’embarrassaient un peu,pourtant&|160;; il n’osa pas lui annoncer son mariage. Elle lecontemplait longuement, les yeux encore gonflés par les larmes.Elle le trouvait pauvre, étroit, méprisable, et elle l’aimaittoujours, de cette tendresse qu’elle avait pour ses dentelles. Ilétait joli sous la lumière du candélabre, placé au bord de lacheminée, à côté de lui. Comme il renversait la tête, la lueur desbougies lui dorait les cheveux, lui glissait sur la face, dans leduvet léger des joues, avec des blondeurs charmantes.

–&|160;Il faut pourtant que je m’en aille, dit-il à plusieursreprises.

Il était bien décidé à ne pas rester. Renée ne l’aurait pasvoulu d’ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient&|160;; ilsn’étaient plus que deux amis. Et quand Maxime eut enfin serré lamain de la jeune femme et qu’il fut sur le point de quitter lachambre, elle le retint encore un instant, en lui parlant de sonpère. Elle en faisait un grand éloge.

–&|160;Vois-tu, j’avais trop de remords. Je préfère que ça soitarrivé… Tu ne connais pas ton père&|160;; j’ai été étonnée de letrouver si bon, si désintéressé. Le pauvre homme a de si grossoucis en ce moment.

Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans répondre, d’unair gêné. Elle insistait.

–&|160;Tant qu’il ne venait pas dans cette chambre, ça m’étaitégal. Mais après… Quand je le voyais ici, affectueux, m’apportantun argent qu’il avait dû ramasser dans tous les coins de Paris, seruinant pour moi sans une plainte, j’en devenais malade… Si tusavais avec quel soin il a veillé à mes intérêts&|160;!

Le jeune homme revint doucement à la cheminée, contre laquelleil s’adossa. Il restait embarrassé, la tête basse, avec un sourirequi montait peu à peu à ses lèvres.

–&|160;Oui, murmura-t-il, mon père est très fort pour veilleraux intérêts des gens.

Le son de sa voix étonna Renée. Elle le regarda, et lui, commepour se défendre&|160;:

–&|160;Oh&|160;! je ne sais rien… Je dis seulement que mon pèreest un habile homme.

–&|160;Tu aurais tort d’en mal parler, reprit-elle. Tu dois lejuger un peu en l’air… Si je te faisais connaître tous sesembarras, si je te répétais ce qu’il me confiait encore ce soir, tuverrais comme on se trompe, quand on croit qu’il tient àl’argent…

Maxime ne put retenir un haussement d’épaules. Il interrompit sabelle-mère, d’un rire d’ironie.

–&|160;Va, je le connais, je le connais beaucoup… Il a dû tedire de bien jolies choses. Conte-moi donc ça.

Ce ton railleur la blessait. Alors elle renchérit encore sur seséloges, elle trouva son mari tout à fait grand, elle parla del’affaire de Charonne, de ce tripotage où elle n’avait riencompris, comme d’une catastrophe dans laquelle s’étaient révélées àelle l’intelligence et la bonté de Saccard. Elle ajouta qu’ellesignerait l’acte de cession le lendemain, et que si c’étaitréellement là un désastre, elle acceptait ce désastre en punitionde ses fautes. Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant endessous&|160;; puis il dit à demi-voix&|160;:

–&|160;C’est ça, c’est bien ça…

Et, plus haut, mettant la main sur l’épaule de Renée&|160;:

–&|160;Ma chère, je te remercie, mais je savais l’histoire…C’est toi qui es d’une bonne pâte&|160;!

Il fit de nouveau mine de s’en aller. Il éprouvait unedémangeaison furieuse de tout conter. Elle l’avait exaspéré, avecses éloges sur son mari, et il oubliait qu’il s’était promis de nepas parler, pour s’éviter tout désagrément.

–&|160;Quoi&|160;! que veux-tu dire&|160;? demanda-t-elle.

–&|160;Eh&|160;! pardieu&|160;! que mon père te met dedans de laplus jolie façon du monde… Tu me fais de la peine, vrai&|160;; tues trop godiche&|160;!

Et il lui conta ce qu’il avait entendu chez Laure, lâchement,sournoisement, goûtant une secrète joie à descendre dans cesinfamies. Il lui semblait qu’il se vengeait d’une injure vaguequ’on venait de lui faire. Son tempérament de fille s’attardaitbéatement à cette dénonciation, à ce bavardage cruel, surprisderrière une porte. Il n’épargna rien à Renée, ni l’argent que sonmari lui avait prêté à usure, ni celui qu’il comptait lui voler, àl’aide d’histoires ridicules, bonnes à endormir les enfants. Lajeune femme l’écoutait, très pâle, les lèvres serrées. Deboutdevant la cheminée, elle baissait un peu la tête, elle regardait lefeu. Sa toilette de nuit, cette chemise que Maxime avait faitchauffer, s’écartait, laissait voir des blancheurs immobiles destatue.

–&|160;Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tun’aies pas l’air d’une sotte… Mais tu aurais tort d’en vouloir àmon père. Il n’est pas méchant. Il a ses défauts comme tout lemonde… À demain, n’est-ce pas&|160;?

Il s’avançait toujours vers la porte. Renée l’arrêta d’un gestebrusque.

–&|160;Reste&|160;! cria-t-elle impérieusement.

Et le prenant, l’attirant à elle, l’asseyant presque sur sesgenoux, devant le feu, elle le baisa sur les lèvres, endisant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! bien, ce serait trop bête de nous gêner,maintenant… Tu ne sais donc pas que, depuis hier, depuis que tu asvoulu rompre, je n’ai plus la tête à moi. Je suis comme uneimbécile. Ce soir, au bal, j’avais un brouillard devant les yeux.C’est qu’à présent, j’ai besoin de toi pour vivre. Quand tu t’eniras, je serai vidée… Ne ris pas, je te dis ce que je sens.

Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle nel’eût pas vu depuis longtemps.

–&|160;Tu as trouvé le mot, j’étais godiche, ton père m’auraitfait voir aujourd’hui des étoiles en plein midi. Est-ce que jesavais&|160;! Pendant qu’il me contait son histoire, je n’entendaisqu’un grand bourdonnement, et j’étais tellement anéantie, qu’ilm’aurait fait mettre à genoux, s’il avait voulu, pour signer sespaperasses. Et je m’imaginais que j’avais des remords&|160;!… Vrai,j’étais bête à ce point&|160;!…

Elle éclata de rire, des lueurs de folie luisaient dans sesyeux. Elle continua, en serrant plus étroitement son amant.

–&|160;Est-ce que nous faisons le mal, nous autres&|160;! Nousnous aimons, nous nous amusons comme il nous plaît. Tout le mondeen est là, n’est-ce pas&|160;?… Vois, ton père ne se gêne guère. Ilaime l’argent et il en prend où il en trouve. Il a raison, ça memet à l’aise… D’abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendrastous les soirs. J’avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pource que je t’ai dit… Mais puisque ça ne te fait rien… D’ailleurs, jelui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant.

Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime hésitait,désespéré. Il voyait la sottise qu’il avait commise, il sereprochait durement d’avoir trop causé. Comment annoncer sonmariage maintenant&|160;! C’était sa faute, la rupture était faite,il n’avait pas besoin de remonter dans cette chambre, ni surtoutd’aller prouver à la jeune femme que son mari la dupait. Et il nesavait plus à quel sentiment il venait d’obéir, ce qui redoublaitsa colère contre lui-même. Mais, s’il eut la pensée un instantd’être brutal une seconde fois, de s’en aller, la vue de Renée quilaissait tomber ses pantoufles, lui donna une lâcheté invincible.Il eut peur. Il resta.

Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui fairesigner l’acte de cession, elle lui répondit tranquillement qu’ellen’en ferait rien, qu’elle avait réfléchi. D’ailleurs, elle ne sepermit pas même une allusion&|160;; elle s’était juré d’êtrediscrète, ne voulant pas se créer des ennuis, désirant goûter enpaix le renouveau de ses amours. L’affaire de Charonnes’arrangerait comme elle pourrait&|160;; son refus de signern’était qu’une vengeance&|160;; elle se moquait bien du reste.Saccard fut sur le point de s’emporter. Tout son rêve croulait. Sesautres affaires allaient de mal en pis. Il se trouvait à bout deressources, se soutenant par un miracle d’équilibre&|160;; le matinmême, il n’avait pu payer la note de son boulanger. Cela nel’empêchait pas de préparer une fête splendide pour le jeudi de lami-carême. Il éprouva, devant le refus de Renée, cette colèreblanche d’un homme vigoureux arrêté dans son œuvre par le capriced’un enfant. Avec l’acte de cession en poche, il comptait bienbattre monnaie, en attendant l’indemnité. Puis, quand il se fut unpeu calmé et qu’il eut l’intelligence nette, il s’étonna du brusquerevirement de sa femme&|160;: à coup sûr, elle avait dû êtreconseillée. Il flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net,qu’il courut chez sa sœur, pour l’interroger, lui demander si ellene savait rien sur la vie cachée de Renée. Sidonie se montra trèsaigre. Elle ne pardonnait pas à sa belle-sœur l’affront qu’elle luiavait fait en refusant de voir M.&|160;de&|160;Saffré. Aussi, quandelle comprit, aux questions de son frère, que celui-ci accusait safemme d’avoir un amant, s’écria-t-elle qu’elle en était certaine.Et elle s’offrit d’elle-même pour espionner «&|160;lestourtereaux&|160;». Cette pimbêche verrait comme cela de quel boiselle se chauffait. Saccard, d’habitude, ne cherchait pas lesvérités désagréables&|160;; son intérêt seul le forçait à ouvrirdes yeux qu’il tenait sagement fermés. Il accepta l’offre de sasœur.

–&|160;Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d’unevoix pleine de compassion… Ah&|160;! mon pauvre frère, ce n’est pasAngèle qui t’aurait jamais trahi&|160;! Un mari si bon, sigénéreux&|160;! Ces poupées parisiennes n’ont pas de cœur… Et moiqui ne cesse de lui donner de bons conseils&|160;!

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