La Curée

IV

Le désir net et cuisant qui était monté au cœur de Renée, dansles parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louiseriaient sur une causeuse du petit salon bouton d’or, paruts’effacer comme un cauchemar dont il ne reste plus qu’un vaguefrisson. La jeune femme avait, toute la nuit, gardé aux lèvresl’amertume du Tanghin&|160;; il lui semblait, à sentir cettecuisson de la feuille maudite, qu’une bouche de flamme se posaitsur la sienne, lui soufflait un amour dévorant. Puis cette bouchelui échappait, et son rêve se noyait dans de grands flots d’ombrequi roulaient sur elle.

Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, elle secrut malade. Elle fit fermer les rideaux, parla à son médecin denausées et de douleurs de tête, refusa absolument de sortir pendantdeux jours. Et, comme elle se prétendait assiégée, elle condamna saporte. Maxime vint inutilement y frapper. Il ne couchait pas àl’hôtel, pour disposer plus librement de son appartement&|160;;d’ailleurs, il menait la vie la plus nomade du monde, logeant dansles maisons neuves de son père, choisissant l’étage qui luiplaisait, déménageant tous les mois, souvent par caprice, parfoispour laisser la place à des locataires sérieux. Il essuyait lesplâtres en compagnie de quelque maîtresse. Habitué aux caprices desa belle-mère, il feignit une grande compassion, et monta quatrefois par jour demander de ses nouvelles avec des mines désolées,uniquement pour la taquiner. Le troisième jour, il la trouva dansle petit salon, rose, souriante, l’air calme et reposé.

–&|160;Eh bien&|160;! t’es-tu beaucoup amusée avecCéleste&|160;? lui demanda-t-il, faisant allusion au longtête-à-tête qu’elle venait d’avoir avec sa femme de chambre.

–&|160;Oui, répondit-elle, c’est une fille précieuse. Elle atoujours les mains glacées&|160;; elle me les posait sur le frontet calmait un peu ma pauvre tête.

–&|160;Mais, c’est un remède, cette fille-là&|160;! s’écria lejeune homme. Si j’avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu mela prêterais, n’est-ce pas, pour qu’elle mît ses deux mains sur moncœur&|160;?

Ils plaisantèrent, ils firent au Bois leur promenade accoutumée.Quinze jours se passèrent. Renée s’était jetée plus follement danssa vie de visites et de bals&|160;; sa tête semblait avoir tournéune fois encore, elle ne se plaignait plus de lassitude et dedégoût. On eût dit seulement qu’elle avait fait quelque chutesecrète, dont elle ne parlait pas, mais qu’elle confessait par unmépris plus marqué pour elle-même et par une dépravation plusrisquée dans ses caprices de grande mondaine. Un soir, elle avoua àMaxime qu’elle mourait d’envie d’aller à un bal que Blanche Müller,une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et auxreines du demi-monde. Cet aveu surprit et embarrassa le jeune hommelui-même, qui n’avait pourtant pas de grands scrupules. Il voulutcatéchiser sa belle-mère&|160;: vraiment, ce n’était pas là saplace&|160;; elle n’y verrait, d’ailleurs, rien de biendrôle&|160;; puis, si elle était reconnue, cela ferait scandale. Àtoutes ces bonnes raisons, elle répondait, les mains jointes,suppliant et souriant&|160;:

–&|160;Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux… Jemettrai un domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser lessalons.

Quand Maxime, qui finissait toujours par céder, et qui auraitmené sa belle-mère dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peuqu’elle l’en eût prié, eut consenti à la conduire au bal de BlancheMüller, elle battit des mains comme un enfant auquel on accorde unerécréation inespérée.

–&|160;Ah&|160;! tu es gentil, dit-elle. C’est pour demain,n’est-ce pas&|160;? Viens me chercher de très bonne heure. Je veuxvoir arriver ces dames. Tu me les nommeras, et nous nous amuseronsjoliment…

Elle réfléchit, puis elle ajouta&|160;:

–&|160;Non, ne viens pas. Tu m’attendras avec un fiacre, sur leboulevard Malesherbes. Je sortirai par le jardin.

Ce mystère était un piment qu’elle ajoutait à sonescapade&|160;; simple raffinement de jouissance, car elle seraitsortie à minuit par la grande porte, que son mari n’aurait passeulement mis la tête à la fenêtre.

Le lendemain, après avoir recommandé à Céleste de l’attendre,elle traversa, avec les frissons d’une peur exquise, les ombresnoires du parc Monceau. Saccard avait profité de sa bonne amitiéavec l’Hôtel de Ville pour se faire donner la clef d’une petiteporte du parc, et Renée avait voulu également en avoir une. Ellefaillit se perdre, ne trouva le fiacre que grâce aux deux yeuxjaunes des lanternes. À cette époque, le boulevard Malesherbes, àpeine terminé, était encore, le soir, une véritable solitude. Lajeune femme se glissa dans la voiture, très émue, le cœur battantdélicieusement, comme si elle fût allée à quelque rendez-vousd’amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, à moitié endormidans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle l’enempêcha, et comme elle cherchait à lui retenir le bras, dansl’obscurité, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce quiles amusa beaucoup tous les deux.

–&|160;Je te dis que j’aime l’odeur du tabac, s’écria-t-elle.Garde ton cigare… Puis, nous nous débauchons, ce soir… Je suis unhomme, moi.

Le boulevard n’était pas encore éclairé. Pendant que le fiacredescendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiturequ’ils ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune hommeportait son cigare aux lèvres, un point rouge trouait les ténèbresépaisses. Ce point rouge intéressait Renée. Maxime, que le flot dudomino de satin noir avait couvert à demi, en emplissantl’intérieur du fiacre, continuait à fumer en silence, d’un aird’ennui. La vérité était que le caprice de sa belle-mère venait del’empêcher de suivre au café Anglais une bande de dames, résolues àcommencer et à terminer là le bal de Blanche Müller. Il étaitmaussade, et elle devina sa bouderie dans l’ombre.

–&|160;Est-ce que tu es souffrant&|160;? lui demanda-t-elle.

–&|160;Non, j’ai froid, répondit-il.

–&|160;Tiens&|160;! moi je brûle. Je trouve qu’on étouffe… Metsun coin de mes jupons sur tes genoux.

–&|160;Oh&|160;! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur,j’en ai jusqu’aux yeux.

Mais ce mot le fit rire lui-même, et peu à peu il s’anima. Ellelui conta la peur qu’elle venait d’avoir dans le parc Monceau.Alors elle lui confessa une de ses autres envies&|160;: elle auraitvoulu faire, la nuit, sur le petit lac du parc, une promenade dansla barque qu’elle voyait de ses fenêtres, échouée au bord d’uneallée. Il trouva qu’elle devenait élégiaque. Le fiacre roulaittoujours, les ténèbres restaient profondes, ils se penchaient l’unvers l’autre pour s’entendre dans le bruit des roues, se frôlant dugeste, sentant leur haleine tiède, parfois, lorsqu’ilss’approchaient trop. Et, à temps égaux, le cigare de Maxime seravivait, tachait l’ombre de rouge, en jetant un éclair pâle etrose sur le visage de Renée. Elle était adorable, vue à cette lueurrapide&|160;; si bien que le jeune homme en fut frappé.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il, nous paraissons bien jolie,ce soir, belle-maman… Voyons un peu.

Il approcha son cigare, tira précipitamment quelques bouffées.Renée, dans son coin, se trouva éclairée d’une lumière chaude etcomme haletante. Elle avait relevé un peu son capuchon. Sa têtenue, couverte d’une pluie de petits frisons, coiffée d’un simpleruban bleu, ressemblait à celle d’un vrai gamin, au-dessus de lagrande blouse de satin noir qui lui montait jusqu’au cou. Elletrouva très drôle d’être ainsi regardée et admirée à la clarté d’uncigare. Elle se renversait avec de petits rires, tandis qu’ilajoutait d’un air de gravité comique&|160;:

–&|160;Diable&|160;! il va falloir que je veille sur toi, si jeveux te ramener saine et sauve à mon père.

Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s’engageait sur lesboulevards. Là, il s’emplit de clartés dansantes, du reflet desmagasins dont les vitrines flambaient. Blanche Müller habitait, àdeux pas, une des maisons neuves qu’on a bâties sur les terrainsexhaussés de la rue Basse-du-Rempart. Il n’y avait encore quequelques voitures à la porte. Il n’était guère plus de dix heures.Maxime voulait faire un tour sur les boulevards, attendre uneheure&|160;; mais Renée, dont la curiosité s’éveillait, plus vive,lui déclara carrément qu’elle allait monter toute seule, s’il nel’accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de trouver en hautplus de monde qu’il ne l’aurait cru. La jeune femme avait mis sonmasque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait à voix basse desordres sans réplique, et qui lui obéissait docilement, elle furetadans toutes les pièces, souleva le coin des portières, examinal’ameublement, serait allée jusqu’à fouiller les tiroirs, si ellen’avait pas eu peur d’être vue.

L’appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l’onretrouvait la cabotine. C’était surtout là que les narines roses deRenée frémissaient, et qu’elle forçait son compagnon à marcherdoucement, pour ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elles’oublia particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grandouvert par Blanche Müller, qui, lorsqu’elle recevait, livrait à sesconvives jusqu’à son alcôve, où l’on poussait le lit pour établirdes tables de jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas&|160;; il luiparut commun et même un peu sale, avec son tapis que des bouts decigarette avaient criblé de petites brûlures rondes, et sestentures de soie bleue tachées de pommade, piquées par leséclaboussures du savon. Puis, quand elle eut bien inspecté leslieux, mis les moindres détails du logis dans sa mémoire, pour lesdécrire plus tard à ses intimes, elle passa aux personnages. Leshommes, elle les connaissait&|160;; c’étaient, pour la plupart, lesmêmes financiers, les mêmes hommes politiques, les mêmes jeunesviveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son salon,par moments, lorsqu’elle se trouvait en face d’un groupe d’habitsnoirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le mêmesourire, en parlant à la marquise d’Espanet ou à la blondeMme&|160;Haffner. Et lorsqu’elle regardait les femmes,l’illusion ne cessait pas complètement. Laure d’Aurigny était enjaune comme Suzanne Haffner, et Blanche Müller avait, comme Adelined’Espanet, une robe blanche qui la décolletait jusqu’au milieu dudos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle voulut bien s’asseoiravec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un instant, le jeunehomme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms de ces dames,les déshabillant du regard, comptant les mètres de dentellesqu’elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit plongéedans cette étude grave, il finit par s’échapper, obéissant à unappel que Laure d’Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisantasur la dame qu’il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venirles rejoindre, vers une heure, au café Anglais.

–&|160;Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où ilrejoignait Renée.

Celle-ci se trouvait entourée d’un groupe de femmes qui riaienttrès fort, tandis que M.&|160;de&|160;Saffré avait profité de laplace laissée libre par Maxime pour se glisser à côté d’elle et luidire des galanteries de cocher. Puis M.&|160;de&|160;Saffré et lesfemmes, tout ce monde s’était mis à crier, à se taper sur lescuisses, si bien que Renée, les oreilles brisées, bâillant à sontour, se leva en disant à son compagnon&|160;:

–&|160;Allons-nous-en, ils sont trop bêtes&|160;!

Comme ils sortaient, M.&|160;de&|160;Mussy entra. Il parutenchanté de rencontrer Maxime, et, sans faire attention à la femmemasquée qui était avec lui&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mon ami, murmura-t-il d’un air langoureux, elleme fera mourir. Je sais qu’elle va mieux, et elle me ferme toujourssa porte. Dites-lui bien que vous m’avez vu les larmes auxyeux.

–&|160;Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit lejeune homme avec un rire singulier.

Et, dans l’escalier&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! belle-maman, ce pauvre garçon ne t’a pastouchée&|160;?

Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir,elle s’arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avaitattendus, regardant d’un air hésitant du côté de la Madeleine et ducôté du boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures etdemie, le boulevard avait encore une grande animation.

–&|160;Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avecregret.

–&|160;À moins que tu ne veuilles suivre un instant lesboulevards en voiture, répondit Maxime.

Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et ellese désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et uncommencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu’un bald’actrices était drôle à mourir. Le printemps, comme il arriveparfois dans les derniers jours d’octobre, semblait êtrerevenu&|160;; la nuit avait des tiédeurs de mai, et les quelquesfrissons froids qui passaient, mettaient dans l’air une gaieté deplus. Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant lafoule, les cafés, les restaurants, dont la file interminablecourait devant elle. Elle était devenue toute sérieuse, perdue aufond de ces vagues souhaits dont s’emplissent les rêveries defemmes. Ce large trottoir que balayaient les robes des filles, etoù les bottes des hommes sonnaient avec des familiaritésparticulières, cet asphalte gris où lui semblait passer le galopdes plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses désirsendormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait,pour lui laisser entrevoir d’autres joies de plus haut goût. Auxfenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmessur la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire trèsrisquée, d’un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau,l’ombre de sa femme en flagrant délit avec l’ombre d’un amant. Ellel’écoutait à peine. Lui, s’égaya, finit par lui prendre les mains,par la taquiner, en lui parlant de ce pauvreM.&|160;de&|160;Mussy.

Comme ils revenaient et qu’ils repassaient devantBrébant&|160;:

–&|160;Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M.&|160;de&|160;Saffrém’a invitée à souper, ce soir&|160;?

–&|160;Oh&|160;! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant.Saffré n’a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore àla salade de homard.

–&|160;Non, non, il parlait d’huîtres et de perdreau froid… Maisil me tutoyait, et cela m’a gênée…

Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après unsilence, d’un air désolé&|160;:

–&|160;Le pis est que j’ai une faim atroce.

–&|160;Comment, tu as faim&|160;! s’écria le jeune homme. C’estbien simple, nous allons souper ensemble… Veux-tu&|160;?

Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d’abord, assura queCéleste lui avait préparé une collation à l’hôtel. Cependant, nevoulant pas aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voitureau coin de la rue Le Peletier, devant le restaurant du caféRiche&|160;; il était même descendu, et comme sa belle-mèrehésitait encore&|160;:

–&|160;Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette,dis-le… Je vais monter à côté du cocher et te reconduire à tonmari.

Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d’oiseauqui craint de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Cetrottoir qu’elle sentait sous ses pieds lui chauffait les talons,lui donnait, à fleur de peau, un délicieux frisson de peur et decaprice contenté. Depuis que le fiacre roulait, elle avait uneenvie folle d’y sauter. Elle le traversa à petits pas, furtivement,comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à redouter d’y êtrevue. Son escapade tournait décidément à l’aventure. Certes, elle neregrettait pas d’avoir refusé l’invitation brutale deM.&|160;de&|160;Saffré. Mais elle serait rentrée horriblementmaussade, si Maxime n’avait eu l’idée de lui faire goûter au fruitdéfendu. Celui-ci monta l’escalier vivement, comme s’il était chezlui. Elle le suivit en soufflant un peu. De légers fumets de maréeet de gibier traînaient, et le tapis, que des baguettes de cuivretendaient sur les marches, avait une odeur de poussière quiredoublait son émotion.

Comme ils arrivaient à l’entresol, ils rencontrèrent un garçon,à l’air digne, qui se rangea contre le mur pour les laisserpasser.

–&|160;Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n’est-cepas&|160;?… Donnez-nous le salon blanc.

Charles s’inclina, remonta quelques marches, ouvrit la ported’un cabinet. Le gaz était baissé, il sembla à Renée qu’ellepénétrait dans le demi-jour d’un lieu suspect et charmant.

Un roulement continu entrait par la fenêtre grande ouverte, etsur le plafond, dans les reflets du café d’en bas, passaient lesombres rapides des promeneurs. Mais, d’un coup de pouce, le garçonhaussa le gaz. Les ombres du plafond disparurent, le cabinets’emplit d’une lumière crue qui tomba en plein sur la tête de lajeune femme. Elle avait déjà rejeté son capuchon en arrière. Lespetits frisons s’étaient un peu ébouriffés dans le fiacre, mais leruban bleu n’avait pas bougé. Elle se mit à marcher, gênée par lafaçon dont Charles la regardait&|160;; il avait un clignementd’yeux, un pincement de paupières, pour mieux la voir, quisignifiait clairement&|160;: «&|160;En voilà une que je ne connaispas encore.&|160;»

–&|160;Que servirai-je à monsieur&|160;? demanda-t-il à voixhaute.

Maxime se tourna vers Renée.

–&|160;Le souper de M.&|160;de&|160;Saffré, n’est-ce pas&|160;?dit-il, des huîtres, un perdreau…

Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l’imita,discrètement, en murmurant&|160;:

–&|160;Alors, le souper de mercredi, si vous voulez&|160;?

–&|160;Le souper de mercredi…, répétait Maxime.

Puis, se rappelant&|160;:

–&|160;Oui, ça m’est égal, donnez-nous le souper demercredi.

Quand le garçon fut sorti, Renée prit son binocle et fitcurieusement le tour du petit salon. C’était une pièce carrée,blanche et or, meublée avec des coquetteries de boudoir. Outre latable et les chaises, il y avait un meuble bas, une sorte deconsole, où l’on desservait, et un large divan, un véritable lit,qui se trouvait placé entre la cheminée et la fenêtre. Une penduleet deux flambeaux Louis&|160;XVI garnissaient la cheminée de marbreblanc. Mais la curiosité du cabinet était la glace, une belle glacetrapue que les diamants de ces dames avaient criblée de noms, dedates, de vers estropiés, de pensées prodigieuses et d’aveuxétonnants. Renée crut apercevoir une saleté et n’eut pas le couragede satisfaire sa curiosité. Elle regarda le divan, éprouva unnouvel embarras, se mit, afin d’avoir une contenance, à regarder leplafond et le lustre de cuivre doré, à cinq becs. Mais la gênequ’elle ressentait était délicieuse. Pendant qu’elle levait lefront, comme pour étudier la corniche, grave et le binocle à lamain, elle jouissait profondément de ce mobilier équivoque, qu’ellesentait autour d’elle&|160;; de cette glace claire et cynique, dontla pureté, à peine ridée par ces pattes de mouche ordurières, avaitservi à rajuster tant de faux chignons&|160;; de ce divan qui lachoquait par sa largeur&|160;; de la table, du tapis lui-même, oùelle retrouvait l’odeur de l’escalier, une vague odeur de poussièrepénétrante et comme religieuse.

Puis, lorsqu’il lui fallut baisser enfin les yeux&|160;:

–&|160;Qu’est-ce donc que ce souper de mercredi&|160;?demanda-t-elle à Maxime.

–&|160;Rien, répondit-il, un pari qu’un de mes amis a perdu.

Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans hésiter qu’il avaitsoupé le mercredi avec une dame, rencontrée sur le boulevard. Mais,depuis qu’il était entré dans le cabinet, il la traitaitinstinctivement en femme à laquelle il faut plaire et dont on doitménager la jalousie. Elle n’insista pas, d’ailleurs&|160;; ellealla s’accouder à la rampe de la fenêtre, où il vint la rejoindre.Derrière eux, Charles entrait et sortait, avec un bruit devaisselle et d’argenterie.

Il n’était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Parisgrondait, prolongeait la journée ardente, avant de se décider àgagner son lit. Les files d’arbres marquaient, d’une ligne confuse,les blancheurs des trottoirs et le noir vague de la chaussée, oùpassaient le roulement et les lanternes rapides des voitures. Auxdeux bords de cette bande obscure, les kiosques des marchands dejournaux, de place en place, s’allumaient, pareils à de grandeslanternes vénitiennes, hautes et bizarrement bariolées, poséesrégulièrement à terre, pour quelque illumination colossale. Mais, àcette heure, leur éclat assourdi se perdait dans le flamboiementdes devantures voisines. Pas un volet n’était mis, les trottoirss’allongeaient sans une raie d’ombre, sous une pluie de rayons quiles éclairait d’une poussière d’or, de la clarté chaude etéclatante du plein jour. Maxime montra à Renée, en face d’eux, lecafé Anglais, dont les fenêtres luisaient. Les branches hautes desarbres les gênaient un peu, d’ailleurs, pour voir les maisons et letrottoir opposés. Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessousd’eux. C’était un va-et-vient continu&|160;; des promeneurspassaient par groupes, des filles, deux à deux, traînaient leursjupes, qu’elles relevaient de temps à autre, d’un mouvementalangui, en jetant autour d’elles des regards las et souriants.Sous la fenêtre même, le café Riche avançait ses tables dans lecoup de soleil de ses lustres, dont l’éclat s’étendait jusqu’aumilieu de la chaussée&|160;; et c’était surtout au centre de cetardent foyer qu’ils voyaient les faces blêmes et les rires pâlesdes passants. Autour des petites tables rondes, des femmes, mêléesaux hommes, buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveuxdans le cou&|160;; elles se dandinaient sur les chaises, avec desparoles hautes que le bruit empêchait d’entendre. Renée en remarquaparticulièrement une, seule à une table, vêtue d’un costume d’unbleu dur, garni d’une guipure blanche&|160;; elle achevait, àpetits coups, un verre de bière, renversée à demi, les mains sur leventre, d’un air d’attente lourde et résignée. Celles quimarchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et lajeune femme, qu’elles intéressaient, les suivait du regard, allaitd’un bout du boulevard à l’autre, dans les lointains tumultueux etconfus de l’avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, etoù les clartés n’étaient plus que des étincelles. Et le défilérepassait sans fin, avec une régularité fatigante, mondeétrangement mêlé et toujours le même, au milieu des couleurs vives,des trous de ténèbres, dans le tohu-bohu féerique de ces milleflammes dansantes, sortant comme un flot des boutiques, colorantles transparents des croisées et des kiosques, courant sur lesfaçades en baguettes, en lettres, en dessins de feu, piquantl’ombre d’étoiles, filant sur la chaussée, continuellement. Lebruit assourdissant qui montait avait une clameur, un ronflementprolongé, monotone, comme une note d’orgue accompagnant l’éternelleprocession de petites poupées mécaniques. Renée crut, un moment,qu’un accident venait d’avoir lieu. Un flot de personnes se mouvaità gauche, un peu au-delà du passage de l’Opéra. Mais, ayant prisson binocle, elle reconnut le bureau des omnibus&|160;; il y avaitbeaucoup de monde sur le trottoir, debout, attendant, seprécipitant, dès qu’une voiture arrivait. Elle entendait la voixrude du contrôleur appeler les numéros, puis les tintements ducompteur lui arrivaient en sonneries cristallines. Elle s’arrêtaaux annonces d’un kiosque, crûment coloriées comme les imagesd’Épinal&|160;; il y avait, sur un carreau, dans un cadre jaune etvert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, réclamed’un chapelier qu’elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinqminutes, l’omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternesrouges et sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier,ébranlant la maison de son fracas&|160;; et elle voyait les hommesde l’impériale, des visages fatigués qui se levaient et lesregardaient, elle et Maxime, du regard curieux des affamés mettantl’œil à une serrure.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle, le parc Monceau, à cette heure, dortbien tranquillement.

Ce fut la seule parole qu’elle prononça. Ils restèrent là prèsde vingt minutes, silencieux, s’abandonnant à la griserie desbruits et des clartés. Puis, la table mise, ils vinrent s’asseoir,et comme elle paraissait gênée par la présence du garçon, il lecongédia.

–&|160;Laissez-nous… Je sonnerai pour le dessert.

Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeuxbrillaient&|160;; on eût dit qu’elle venait de courir. Ellerapportait de la fenêtre un peu du vacarme et de l’animation duboulevard. Elle ne voulut pas que son compagnon fermât lacroisée.

–&|160;Eh&|160;! c’est l’orchestre, dit-elle, comme il seplaignait du bruit. Tu ne trouves pas que c’est une drôle demusique&|160;? Cela va très bien accompagner nos huîtres et notreperdreau.

Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade. Elle avaitdes mouvements vifs, une pointe de fièvre, et ce cabinet, cetête-à-tête avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue, lafouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec décisionqu’elle attaqua les huîtres. Maxime n’avait pas faim, il la regardadévorer en souriant.

–&|160;Diable&|160;! murmura-t-il, tu aurais fait une bonnesoupeuse.

Elle s’arrêta, fâchée de manger si vite.

–&|160;Tu trouves que j’ai faim. Que veux-tu&|160;? C’est cetteheure de bal idiot qui m’a creusée… Ah&|160;! mon pauvre ami, je teplains de vivre dans ce monde-là&|160;!

–&|160;Tu sais bien, dit-il, que je t’ai promis de lâcher Sylviaet Laure d’Aurigny, le jour où tes amies voudront venir souper avecmoi.

Elle eut un geste superbe.

–&|160;Pardieu&|160;! je crois bien. Nous sommes autrementamusantes que ces dames, avoue-le… Si une de nous assommait unamant comme ta Sylvia et ta Laure d’Aurigny doivent vous assommer,mais la pauvre petite femme ne garderait pas cet amant unesemaine&|160;!… Tu ne veux jamais m’écouter. Essaie, un de cesjours.

Maxime, pour ne pas appeler le garçon, se leva, enleva lescoquilles d’huîtres et apporta le perdreau qui était sur laconsole. La table avait le luxe des grands restaurants. Sur lanappe damassée, un souffle d’adorable débauche passait, et c’étaitavec de petits frémissements d’aise que Renée promenait ses finesmains de sa fourchette à son couteau, de son assiette à son verre.Elle but du vin blanc sans eau, elle qui buvait ordinairement del’eau à peine rougie. Comme Maxime, debout, sa serviette sur lebras, la servait avec des complaisances comiques, ilreprit&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que M.&|160;de&|160;Saffré a bien pu te dire,pour que tu sois si furieuse&|160;? Est-ce qu’il t’a trouvéelaide&|160;?

–&|160;Oh&|160;! lui, répondit-elle, c’est un vilain homme.Jamais je n’aurais cru qu’un monsieur si distingué, si poli chezmoi, parlât une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont lesfemmes qui m’ont agacée. On aurait dit des marchandes de pommes. Ily en avait une qui se plaignait d’avoir un clou à la hanche, et, unpeu plus, je crois qu’elle aurait relevé sa jupe pour faire voirson mal à tout le monde.

Maxime riait aux éclats.

–&|160;Non, vrai, continua-t-elle en s’animant, je ne vouscomprends pas, elles sont sales et bêtes… Et dire que, lorsque jete voyais aller chez ta Sylvia, je m’imaginais des chosesprodigieuses, des festins antiques, comme on en voit dans lestableaux, avec des créatures couronnées de roses, des coupes d’or,des voluptés extraordinaires… Ah&|160;! bien, oui. Tu m’as montréun cabinet de toilette malpropre et des femmes qui juraient commedes charretiers. Ça ne vaut pas la peine de faire le mal.

Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence, et, tenantdu bout des doigts un os de perdreau qu’elle rongeait délicatement,elle ajouta d’une voix plus basse&|160;:

–&|160;Le mal, ce devrait être quelque chose d’exquis, mon cher…Moi qui suis une honnête femme, quand je m’ennuie et que je commetsle péché de rêver l’impossible, je suis sûre que je trouve deschoses beaucoup plus jolies que les Blanche Müller.

Et, d’un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynismenaïf&|160;:

–&|160;C’est une affaire d’éducation, comprends-tu&|160;?

Elle déposa doucement le petit os dans son assiette. Leronflement des voitures continuait, sans qu’une note plus vives’élevât. Elle était obligée de hausser la voix pour qu’il pûtl’entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avaitencore, sur la console, des truffes, un entremets sucré, desasperges, une curiosité pour la saison. Il apporta le tout, pour neplus avoir à se déranger, et comme la table était un peu étroite,il plaça à terre, entre elle et lui, un seau d’argent plein deglace, dans lequel se trouvait une bouteille de champagne.L’appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrentà tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec desgaietés brusques, se lançant dans des théories scabreuses,s’accoudant comme deux amis qui soulagent leur cœur, après boire.Le bruit diminuait sur le boulevard&|160;; mais elle l’entendait aucontraire qui grandissait, et toutes ces roues, par instants,semblaient lui tourner dans la tête.

Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secouasa longue blouse de satin, pour faire tomber les miettes, endisant&|160;:

–&|160;C’est cela… Tu sais, tu peux allumer un cigare.

Elle était un peu étourdie. Elle alla à la fenêtre, attirée parun bruit particulier qu’elle ne s’expliquait pas. On fermait lesboutiques.

–&|160;Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime,l’orchestre qui se dégarnit.

Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chaussée, lesfiacres et les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur,plus rares et plus rapides. Mais, sur les côtés, le long destrottoirs, de grands trous d’ombre s’étaient creusés, devant lesboutiques fermées. Les cafés seuls flambaient encore, rayantl’asphalte de nappes lumineuses. De la rue Drouot à la rue duHelder, elle apercevait ainsi une longue file de carrés blancs etde carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs surgissaientet s’évanouissaient d’une étrange façon. Les filles surtout, avecla traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et noyéesdans l’ombre, prenaient un air d’apparition, de marionnettesblafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elles’amusa un moment à ce jeu. Il n’y avait plus de lumièreépandue&|160;; les becs de gaz s’éteignaient&|160;; les kiosquesbariolés tachaient les ténèbres plus durement. Par instants, unflot de foule, la sortie de quelque théâtre, passait. Mais desvides se faisaient bientôt, et il venait, sous la fenêtre, desgroupes de deux ou trois hommes qu’une femme abordait. Ilsrestaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, quelques-unesde leurs paroles montaient&|160;; puis, la femme, le plus souvent,s’en allait au bras d’un des hommes. D’autres filles se rendaientde café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le sucreoublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d’un aird’interrogation et d’offre silencieuses, les consommateursattardés. Et comme Renée venait de suivre des yeux l’impérialepresque vide d’un omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coindu trottoir, la femme à la robe bleue et aux guipures blanches,droite, tournant la tête, toujours en quête.

Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s’oubliait,il eut un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes ducafé Anglais&|160;; l’idée que son père y soupait de son côté luiparut comique&|160;; mais il avait, ce soir-là, des pudeursparticulières qui gênaient ses plaisanteries habituelles. Renée nequitta la rampe qu’à regret. Une ivresse, une langueur montaientdes profondeurs plus vagues du boulevard. Dans le ronflementaffaibli des voitures, dans l’effacement des clartés vives, il yavait un appel caressant à la volupté et au sommeil. Leschuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un coind’ombre, faisaient du trottoir le corridor de quelque grandeauberge, à l’heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre.Les lueurs et les bruits allaient toujours en se mourant, la villes’endormait, des souffles de tendresse passaient sur les toits.

Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustrelui fit cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant,avec de courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait ledessert&|160;; il sortait, rentrait encore, faisait battre laporte, lentement, avec son flegme d’homme comme il faut.

–&|160;Mais je n’ai plus faim&|160;! s’écria Renée, enleveztoutes ces assiettes et donnez-nous le café.

Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva ledessert et versa le café. Il emplissait le cabinet de sonimportance.

–&|160;Je t’en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeunefemme, dont le cœur tournait.

Maxime le congédia&|160;; mais il avait à peine disparu, qu’ilrevint une fois encore pour fermer hermétiquement les grandsrideaux de la fenêtre, d’un air discret. Quand il se fut enfinretiré, le jeune homme, que l’impatience prenait, lui aussi, seleva, et allant à la porte&|160;:

–&|160;Attends, dit-il, j’ai un moyen pour qu’il nous lâche.

Et il poussa le verrou.

–&|160;C’est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, aumoins.

Leurs confidences, leurs bavardages de bons camaradesrecommencèrent. Maxime avait allumé un cigare. Renée buvait soncafé à petits coups et se permettait même un verre de chartreuse.La pièce s’échauffait, s’emplissait d’une fumée bleuâtre. Ellefinit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son mentonentre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sabouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux,plus minces, luisaient davantage. Ainsi chiffonnée, sa petitefigure était adorable, sous la pluie de frisons dorés qui luidescendaient maintenant jusque dans les sourcils. Maxime laregardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvaitoriginale. Par moments, il n’était plus bien sûr de son sexe&|160;;la grande ride qui lui traversait le front, l’avancement boudeur deses lèvres, son air indécis de myope, en faisaient un grand jeunehomme&|160;; d’autant plus que sa longue blouse de satin noirallait si haut, qu’on voyait à peine, sous le menton, une ligne ducou blanche et grasse. Elle se laissait regarder avec un sourire,ne bougeant plus la tête, le regard perdu, la parole ralentie.

Puis elle eut un brusque réveil&|160;; elle alla regarder laglace, vers laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis uninstant. Elle se haussa sur la pointe des pieds, appuya les mainsau bord de la cheminée, pour lire ces signatures, ces mots risquésqui l’avaient effarouchée, avant le souper. Elle épelait lessyllabes avec quelque difficulté, riait, lisait toujours, comme uncollégien qui tourne les pages d’un Piron dans son pupitre.

–&|160;«&|160;Ernest et Clara&|160;», disait-elle, et il y a uncœur dessous qui ressemble à un entonnoir… Ah&|160;! voici qui estmieux&|160;: «&|160;J’aime les hommes, parce que j’aime lestruffes.&|160;» Signé «&|160;Laure&|160;». Dis donc, Maxime, est-ceque c’est la d’Aurigny qui a écrit cela&|160;?… Puis voici lesarmes d’une de ces dames, je crois&|160;: une poule fumant unegrosse pipe… Toujours des noms, le calendrier des saintes et dessaints&|160;: Victor, Amélie, Alexandre, Édouard, Marguerite,Paquita, Louise, Renée… Tiens, il y en a une qui se nomme commemoi…

Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussaitdavantage, et son domino, se tendant par-derrière, dessinait lacambrure de sa taille, le développement de ses hanches. Le jeunehomme suivait la ligne du satin qui plaquait comme une chemise. Ilse leva à son tour et jeta son cigare. Il était mal à l’aise,inquiet. Quelque chose d’ordinaire et d’accoutumé lui manquait.

–&|160;Ah&|160;! voici ton nom, Maxime, s’écria Renée… Écoute…«&|160;J’aime…&|160;»

Mais il s’était assis sur le coin du divan, presque aux pieds dela jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, d’un mouvementprompt&|160;; il la détourna de la glace, en lui disant d’une voixsingulière&|160;:

–&|160;Je t’en prie, ne lis pas cela.

Elle se débattit en riant nerveusement.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? Est-ce que je ne suis pas taconfidente&|160;?

Mais lui, insistant, d’un ton plus étouffé&|160;:

–&|160;Non, non, pas ce soir.

Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avecses poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu’ils ne seconnaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux.Elle tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient àlutter, bien qu’elle ne fît plus un mouvement du côté de la glaceet qu’elle s’abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait àbras-le-corps, elle dit avec son rire embarrassé etmourant&|160;:

–&|160;Voyons, laisse-moi… Tu me fais mal.

Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence ducabinet, où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le soltrembler et entendit le fracas de l’omnibus des Batignolles quidevait tourner le coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils seretrouvèrent côte à côte, assis sur le divan, il balbutia, aumilieu de leur malaise mutuel&|160;:

–&|160;Bah&|160;! ça devait arriver un jour ou l’autre.

Elle ne disait rien. Elle regardait d’un air écrasé les rosacesdu tapis.

–&|160;Est-ce que tu y songeais, toi&|160;?… continua Maxime,balbutiant davantage. Moi, pas du tout… J’aurais dû me défier ducabinet…

Mais elle, d’une voix profonde, comme si toute l’honnêtetébourgeoise des Béraud du Châtel s’éveillait dans cette fautesuprême&|160;:

–&|160;C’est infâme, ce que nous venons de faire là,murmura-t-elle, dégrisée, la face vieillie et toute grave.

Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux,s’accouda. L’orchestre était mort&|160;; la faute s’était commisedans le dernier frisson des basses et le chant lointain desviolons, vague sourdine du boulevard endormi et rêvant d’amour. Enbas, la chaussée et les trottoirs s’enfonçaient, s’allongeaient, aumilieu d’une solitude grise. Toutes ces roues grondantes de fiacressemblaient s’en être allées, en emportant les clartés et la foule.Sous la fenêtre, le café Riche était fermé, pas un filet de lumièrene glissait des volets. De l’autre côté de l’avenue, des lueursbraisillantes allumaient seules encore la façade du café Anglais,une croisée entre autres, entrouverte, et d’où sortaient des riresaffaiblis. Et, tout le long de ce ruban d’ombre, du coude de la rueDrouot à l’autre extrémité, aussi loin que ses regards pouvaientaller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des kiosquesrougissant et verdissant la nuit, sans l’éclairer, semblables à desveilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Lesarbres découpaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandisque la ligne irrégulière des maisons se perdait avec lesamoncellements d’une côte rocheuse, au bord d’une mer bleuâtre.Mais cette bande de ciel l’attristait davantage, et c’était dansles ténèbres du boulevard qu’elle trouvait quelque consolation. Cequi restait au ras de l’avenue déserte, du bruit et du vice de lasoirée, l’excusait. Elle croyait sentir la chaleur de tous ces pasd’hommes et de femmes monter du trottoir qui se refroidissait. Leshontes qui avaient traîné là, désirs d’une minute, offres faites àvoix basse, noces d’une nuit payées à l’avance, s’évaporaient,flottaient en une buée lourde que roulaient les souffles matinaux.Penchée sur l’ombre, elle respira ce silence frissonnant, cettesenteur d’alcôve, comme un encouragement qui lui venait d’en bas,comme une assurance de honte partagée et acceptée par une villecomplice. Et, lorsque ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité,elle aperçut la femme au costume bleu garni de guipure, seule dansla solitude grise, debout à la même place, attendant et s’offrantaux ténèbres vides.

La jeune femme, en se retournant, aperçut Charles, qui regardaitautour de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu deRenée, froissé, oublié sur un coin du divan. Et il s’empressa de lelui apporter, de son air poli. Alors elle sentit toute sa honte.Debout devant la glace, les mains maladroites, elle essaya derenouer le ruban. Mais son chignon était tombé, les petits frisonsse trouvaient tout aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refairele nœud. Charles vint à son secours, en disant, comme s’il eûtoffert une chose accoutumée, un rince-bouche ou descure-dents&|160;:

–&|160;Si madame voulait le peigne&|160;?…

–&|160;Eh&|160;! non, c’est inutile, interrompit Maxime, quilança au garçon un regard d’impatience. Allez nous chercher unevoiture.

Renée se décida à rabattre simplement le capuchon de son domino.Et, comme elle allait quitter la glace, elle se haussa légèrement,pour retrouver les mots que l’étreinte de Maxime lui avait empêchéde lire. Il y avait, montant vers le plafond, et d’une grosseécriture abominable, cette déclaration signée Sylvia&|160;:«&|160;J’aime Maxime.&|160;» Elle pinça les lèvres et rabattit soncapuchon un peu plus bas.

Dans la voiture, ils éprouvèrent une gêne horrible. Ilss’étaient placés, comme en descendant du parc Monceau, l’un en facede l’autre. Ils ne trouvaient pas une parole à se dire. Le fiacreétait plein d’une ombre opaque, et le cigare de Maxime n’y mettaitplus même un point rouge, un éclair de braise rose. Le jeune hommeperdu de nouveau dans les jupons, «&|160;dont il avait jusqu’auxyeux&|160;», souffrait de ces ténèbres, de ce silence, de cettefemme muette, qu’il sentait à son côté, et dont il s’imaginait voirles yeux tout grands ouverts sur la nuit. Pour paraître moins bête,il finit par chercher sa main, et quand il la tint dans la sienne,il fut soulagé, il trouva la situation tolérable. Cette mains’abandonnait molle et rêveuse.

Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Renée songeaitqu’elle n’était pas coupable. Elle n’avait pas voulu l’inceste. Etplus elle descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, auxpremières heures de son escapade, à sa sortie furtive du parcMonceau, chez Blanche Müller, sur le boulevard, même dans lecabinet du restaurant. Pourquoi donc était-elle tombée à genoux surle bord de ce divan&|160;? Elle ne savait plus. Elle n’avaitcertainement pas pensé une seconde à cela. Elle se serait refuséeavec colère. C’était pour rire, elle s’amusait, rien de plus. Etelle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet orchestreassourdissant du boulevard, ce va-et-vient d’hommes et de femmes,tandis que des barres de feu brûlaient ses yeux fatigués.

Maxime, dans son coin, rêvait aussi avec quelque ennui. Il étaitfâché de l’aventure. Il s’en prenait au domino de satin noir.Avait-on jamais vu une femme se fagoter de la sorte&|160;! On nelui voyait pas même le cou. Il l’avait prise pour un garçon, iljouait avec elle, et ce n’était pas sa faute si le jeu était devenusérieux. Pour sûr, il ne l’aurait pas touchée du bout des doigts,si elle avait seulement montré un coin d’épaule. Il se seraitsouvenu qu’elle était la femme de son père. Puis, comme il n’aimaitpas les réflexions désagréables, il se pardonna. Tant pis, aprèstout&|160;! il tâcherait de ne plus recommencer. C’était unebêtise.

Le fiacre s’arrêta, et Maxime descendit le premier pour aiderRenée. Mais, à la petite porte du parc, il n’osa pas l’embrasser.Ils se touchèrent la main, comme de coutume. Elle se trouvait déjàde l’autre côté de la grille, lorsque, pour dire quelque chose,avouant sans le vouloir une préoccupation qui tournait vaguementdans sa rêverie depuis le restaurant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont aparlé le garçon&|160;?

–&|160;Ce peigne, répéta Maxime embarrassé, mais je ne saispas…

Renée comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peignequi entrait dans le matériel, au même titre que les rideaux, leverrou et le divan. Et, sans attendre une explication qui ne venaitpas, elle s’enfonça au milieu des ténèbres du parc Monceau, hâtantle pas, croyant voir derrière elle ces dents d’écaille où Laured’Aurigny et Sylvia avaient dû laisser des cheveux blonds et descheveux noirs. Elle avait une grosse fièvre. Il fallut que Célestela mît au lit et la veillât jusqu’au matin. Maxime, sur le trottoirdu boulevard Malesherbes, se consulta un moment, pour savoir s’ilrejoindrait la bande joyeuse du café Anglais&|160;; puis, avecl’idée qu’il se punissait, il décida qu’il devait aller secoucher.

Le lendemain, Renée s’éveilla tard d’un sommeil lourd et sansrêves. Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu’elle passeraitla journée dans sa chambre. C’était là son refuge, aux heuresgraves. Vers midi, son mari ne la voyant pas descendre pour ledéjeuner, lui demanda la permission de l’entretenir un instant.Elle refusait déjà avec une pointe d’inquiétude, lorsqu’elle seravisa. La veille, elle avait remis à Saccard une note de Worms,montant à cent trente-six mille francs, un chiffre un peu gros, etsans doute il voulait se donner la galanterie de lui remettrelui-même la quittance.

La pensée des petits frisons de la veille lui vint. Elle regardamachinalement dans la glace ses cheveux que Céleste avait noués engrosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu,s’enfouissant dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dontl’appartement se trouvait également au premier étage, faisantpendant à celui de sa femme, vint en pantoufles, en mari. Ilmettait à peine une fois par mois les pieds dans la chambre deRenée, et toujours pour quelque délicate question d’argent. Cematin-là, il avait les yeux rougis, le teint blême d’un homme quin’a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme, galamment.

–&|160;Vous êtes malade, ma chère amie&|160;? dit-il ens’asseyant à l’autre coin de la cheminée. Un peu de migraine,n’est-ce pas&|160;?… Pardonnez-moi de vous casser la tête avec mongalimatias d’homme d’affaires&|160;; mais la chose est assezgrave…

Il tira d’une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms,dont Renée reconnut le papier glacé.

–&|160;J’ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau,continua-t-il, et je suis désolé, je ne puis absolument pas lesolder en ce moment.

Il étudia du coin de l’œil l’effet produit sur elle par sesparoles. Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec unsourire&|160;:

–&|160;Vous savez, ma chère amie, que je n’ai pas l’habituded’éplucher vos dépenses. Je ne dis pas que certains détails de cemémoire ne m’aient point un peu surpris. Ainsi, par exemple, jevois ici, à la seconde page&|160;: «&|160;Robe de bal&|160;: étoffe70&|160;fr.&|160;; façon, 600&|160;fr.&|160;; argent prêté,5&|160;000&|160;fr.&|160;; eau du docteur Pierre,6&|160;fr.&|160;». Voilà une robe de soixante-dix francs qui montebien haut… Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses.Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez étépresque sage, relativement, je veux dire… Seulement, je le répète,je ne puis payer, je suis gêné.

Elle tendit la main, d’un geste de dépit contenu.

–&|160;C’est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire.J’aviserai.

–&|160;Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard,goûtant comme un triomphe l’incrédulité de sa femme au sujet de sesembarras d’argent. Je ne dis pas que ma situation soit menacée,mais les affaires sont bien nerveuses en ce moment… Laissez-moi,quoique je vous importune, vous expliquer notre cas&|160;; vousm’avez confié votre dot, et je vous dois une entière franchise.

Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mit àtisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu’ilcausait d’affaires, était chez lui un calcul qui avait fini pardevenir une habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrasedifficile à prononcer, il produisait quelque éboulement qu’ilréparait ensuite laborieusement, rapprochant les bûches, ramassantet entassant les petits éclats de bois. D’autres fois, ildisparaissait presque dans la cheminée, pour aller chercher unmorceau de braise égaré. Sa voix s’assourdissait, ons’impatientait, on s’intéressait à ses savantes constructions decharbons ardents, on ne l’écoutait plus, et généralement on sortaitde chez lui battu et content. Même chez les autres, il s’emparaitdespotiquement des pincettes. L’été, il jouait avec une plume, uncouteau à papier, un canif.

–&|160;Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit lefeu en déroute, je vous demande encore une fois pardon d’entrerdans ces détails… Je vous ai servi exactement la rente des fondsque vous m’avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vousblesser, que j’ai regardé seulement cette rente comme votre argentde poche, payant vos dépenses, ne vous demandant jamais votreapport de moitié dans les frais communs du ménage.

Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand troudans la cendre pour enterrer le bout d’une bûche. Il arrivait à unaveu délicat.

–&|160;J’ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argentdes intérêts considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains,soyez tranquille… Quant aux sommes provenant de vos biens de laSologne, elles ont servi en partie au paiement de l’hôtel que noushabitons&|160;; le reste est placé dans une affaire excellente, laSociété générale des ports du Maroc… Nous n’en sommes pas à compterensemble, n’est-ce pas&|160;? mais je veux vous prouver que lespauvres maris sont parfois bien méconnus.

Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que decoutume. La vérité était que la dot de Renée n’existait plus depuislongtemps&|160;; elle avait passé, dans la caisse de Saccard, àl’état de valeur fictive. S’il en servait les intérêts à plus dedeux ou trois cents pour cent, il n’aurait pu représenter lemoindre titre ni retrouver la plus petite espèce solide du capitalprimitif. Comme il l’avouait à moitié, d’ailleurs, les cinq centmille francs des biens de la Sologne avaient servi à donner unpremier acompte sur l’hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensembleprès de deux millions. Il devait encore un million au tapissier età l’entrepreneur.

–&|160;Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que jesuis très endettée vis-à-vis de vous.

–&|160;Oh&|160;! chère amie, s’écria-t-il, en prenant la main desa femme, sans abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vousavez là&|160;!… En deux mots, tenez, j’ai été malheureux à laBourse, Toutin-Laroche a fait des bêtises, les Mignon et Charriersont des butors qui me mettent dedans. Et voilà pourquoi je ne puispayer votre mémoire. Vous me pardonnez, n’est-ce pas&|160;?

Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entreles bûches, alluma des fusées d’étincelles. Renée se rappelal’allure inquiète qu’il avait depuis quelque temps. Mais elle neput descendre dans l’étonnante vérité. Saccard en était arrivé à untour de force quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, ilvivait sur le pied d’une dotation de prince, et certains matins iln’avait pas mille francs dans sa caisse. Ses dépenses neparaissaient pas diminuer. Il vivait sur la dette, parmi un peuplede créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéficesscandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant cetemps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, denouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels ilsautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrainminé, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquantemille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchanttoujours avec un aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus derage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sourceslégendaires continuait à sortir.

La spéculation traversait alors une heure mauvaise. Saccardétait un digne enfant de l’Hôtel de Ville. Il avait eu la rapiditéde transformation, la fièvre de jouissance, l’aveuglement dedépenses qui secouait Paris. À ce moment, comme la Ville, il setrouvait en face d’un formidable déficit qu’il s’agissait decombler secrètement&|160;; car il ne voulait pas entendre parler desagesse, d’économie, d’existence calme et bourgeoise. Il préféraitgarder le luxe inutile et la misère réelle de ces voies nouvelles,d’où il avait tiré sa colossale fortune de chaque matin mangéechaque soir. D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façadedorée d’un capital absent. À cette heure de folie chaude, Parislui-même n’engageait pas son avenir avec plus d’emportement etn’allait pas plus droit à toutes les sottises et à toutes lesduperies financières. La liquidation menaçait d’être terrible.

Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains deSaccard. Il venait d’essuyer, comme il le disait, des pertesconsidérables à la Bourse. M.&|160;Toutin-Laroche avait faillifaire sombrer le Crédit viticole dans un jeu à la hausse quis’était brusquement tourné contre lui&|160;; heureusement que legouvernement, intervenant sous le manteau, avait remis debout lafameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. Saccard,ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère leministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bonsde délégation de la Ville, compromise avec celle du Créditviticole, se trouvait moins heureux encore dans sa spéculation surles immeubles. Les Mignon et Charrier avaient complètement rompuavec lui. S’il les accusait, c’était par une rage sourde de s’êtretrompé, en faisant bâtir sur sa part de terrains, tandis qu’euxvendaient prudemment la leur. Pendant qu’ils réalisaient unefortune, lui restait avec des maisons sur les bras, dont il ne sedébarrassait souvent qu’à perte. Entre autres, il vendit trois centmille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel il en devaitencore trois cent quatre-vingt mille. Il avait bien inventé un tourde sa façon, qui consistait à exiger dix mille francs d’unappartement valant huit mille francs au plus&|160;; le locataireeffrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire consentait àlui faire cadeau des deux premières années de loyer&|160;;l’appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel,mais le bail portait le chiffre de dix mille francs par an, etquand Saccard trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus del’immeuble, il arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Ilne put appliquer cette duperie en grand&|160;; ses maisons ne selouaient pas&|160;; il les avait bâties trop tôt&|160;; lesdéblais, au milieu desquels elles se trouvaient perdues, en pleineboue, l’hiver, les isolaient, leur faisaient un tort considérable.L’affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des sieursMignon et Charrier, qui lui rachetèrent l’hôtel dont il avait dûabandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Lesentrepreneurs étaient enfin mordus par l’envie d’habiter«&|160;leur boulevard&|160;». Comme ils avaient vendu leur part deterrains de plus-value, et qu’ils flairaient la gêne de leur ancienassocié, ils lui offrirent de le débarrasser de l’enclos au milieuduquel l’hôtel s’élevait jusqu’au plancher du premier étage, dontl’armature de fer était en partie posée. Seulement ils traitèrentde plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de taille,disant qu’ils auraient préféré le sol nu, pour y faire construire àleur guise. Saccard dut vendre, sans tenir compte des cent etquelque mille francs qu’il avait déjà dépensés, et ce quil’exaspéra davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs nevoulurent reprendre le terrain à deux cent cinquante francs lemètre, chiffre fixé lors du partage. Ils lui rabattirent vingt-cinqfrancs par mètre, comme ces marchandes à la toilette qui ne donnentplus que quatre francs d’un objet qu’elles ont vendu cinq francs laveille. Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une arméede maçons envahir l’enclos de planches et continuer à bâtir sur les«&|160;plâtras inutiles&|160;».

Il jouait donc d’autant mieux la gêne devant sa femme, que sesaffaires s’embrouillaient davantage. Il n’était pas homme à seconfesser par amour de la vérité.

–&|160;Mais, monsieur, dit Renée d’un air de doute, si vous voustrouvez embarrassé, pourquoi m’avoir acheté cette aigrette et cetterivière qui vous ont coûté, je crois, soixante-cinq millefrancs&|160;?… Je n’ai que faire de ces bijoux&|160;; je vais êtreobligée de vous demander la permission de m’en défaire pour donnerun acompte à Worms.

–&|160;Gardez-vous-en bien&|160;! s’écria-t-il avec inquiétude.Si l’on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère,on ferait des cancans sur ma situation…

Il était bonhomme, ce matin-là. Il finit par sourire et parmurmurer en clignant les yeux&|160;:

–&|160;Ma chère amie, nous autres spéculateurs, nous sommescomme les jolies femmes, nous avons nos roueries… Conservez, jevous prie, votre aigrette et votre rivière pour l’amour de moi.

Il ne pouvait conter l’histoire qui était tout à fait jolie,mais un peu risquée. Ce fut à la fin d’un souper que Saccard etLaure d’Aurigny conclurent un traité d’alliance. Laure étaitcriblée de dettes et ne songeait plus qu’à trouver un bon jeunehomme qui voulût bien l’enlever et la conduire à Londres. Saccard,de son côté, sentait le sol s’écrouler sous lui&|160;; sonimagination aux abois cherchait un expédient qui le montrât aupublic vautré sur un lit d’or et de billets de banque. La fille etle spéculateur, dans la demi-ivresse du dessert, s’entendirent. Iltrouva l’idée de cette vente de diamants qui fit courir tout Paris,et dans laquelle il acheta, à grand tapage, des bijoux pour safemme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent mille francsenviron, il parvint à satisfaire les créanciers de Laure, auxquelselle devait à peu près le double. Il est même à croire qu’il retiradu jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on levit liquider la situation de la d’Aurigny, il passa pour son amant,on crut qu’il payait la totalité de ses dettes, qu’il faisait desfolies pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le créditrevint, formidable. Et on le plaisantait, à la Bourse, sur sapassion, avec des sourires, des allusions, qui le ravissaient.Pendant ce temps, Laure d’Aurigny, mise en vue par ce vacarme, etchez laquelle il ne passa seulement pas une nuit, feignait de letromper avec huit à dix imbéciles alléchés par l’idée de la voler àun homme si colossalement riche. En un mois, elle eut deuxmobiliers et plus de diamants qu’elle n’en avait vendus. Saccardavait pris l’habitude d’aller fumer un cigare chez elle,l’après-midi, au sortir de la Bourse&|160;; souvent il apercevaitdes coins de redingote qui fuyaient, effarouchés, entre les portes.Quand ils étaient seuls, ils ne pouvaient se regarder sans rire. Illa baisait au front, comme une fille perverse dont la coquineriel’enthousiasmait. Il ne lui donnait pas un sou, et même une foiselle lui prêta de l’argent, pour une dette de jeu.

Renée voulut insister, parla d’engager au moins lesbijoux&|160;; mais son mari lui fit entendre que cela n’était paspossible, que tout Paris s’attendait à les lui voir le lendemain.Alors la jeune femme, que le mémoire de Worms inquiétait beaucoup,chercha un autre expédient.

–&|160;Mais, s’écria-t-elle tout à coup, mon affaire de Charonnemarche bien, n’est-ce pas&|160;? Vous me disiez encore l’autre jourque les bénéfices seraient superbes… Peut-être que Larsonneaum’avancerait les cent trente-six mille francs&|160;?

Saccard, depuis un instant, oubliait les pincettes entre sesjambes. Il les reprit vivement, se pencha, disparut presque dans lacheminée, où la jeune femme entendit sourdement sa voix quimurmurait&|160;:

–&|160;Oui, oui, Larsonneau pourrait peut-être…

Elle arrivait enfin, d’elle-même, au point où il l’amenaitdoucement depuis le commencement de la conversation. Il y avaitdeux ans déjà qu’il préparait son coup de génie, du côté deCharonne. Jamais sa femme ne voulut aliéner les biens de la tanteÉlisabeth&|160;; elle avait juré à cette dernière de les garderintacts pour les léguer à son enfant, si elle devenait mère. Devantcet entêtement, l’imagination du spéculateur travailla et finit parbâtir tout un poème. C’était une œuvre de scélératesse exquise, uneduperie colossale dont la Ville, l’État, sa femme et jusqu’àLarsonneau, devaient être les victimes. Il ne parla plus de vendreles terrains&|160;; seulement il gémit chaque jour sur la sottisequ’il y avait à les laisser improductifs, à se contenter d’unrevenu de deux pour cent. Renée, toujours pressée d’argent, finitpar accepter l’idée d’une spéculation quelconque. Il basa sonopération sur la certitude d’une expropriation prochaine, pour lepercement du boulevard du Prince-Eugène, dont le tracé n’était pasencore nettement arrêté. Et ce fut alors qu’il amena son anciencomplice Larsonneau, comme un associé qui conclut avec sa femme untraité sur les bases suivantes&|160;: elle apportait les terrains,représentant une valeur de cinq cent mille francs&|160;; de soncôté, Larsonneau s’engageait à bâtir, sur ces terrains, pour unesomme égale, une salle de café-concert, accompagnée d’un grandjardin, où l’on établirait des jeux de toutes sortes, desbalançoires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Lesbénéfices devaient naturellement être partagés, de même que lespertes seraient subies par moitié. Dans le cas où l’un des deuxassociés voudrait se retirer, il le pourrait, en exigeant sa part,selon l’estimation qui interviendrait. Renée parut surprise de cegros chiffre de cinq cent mille francs, lorsque les terrains envalaient au plus trois cent mille. Mais il lui fit comprendre quec’était une façon habile de lier plus tard les mains de Larsonneau,dont les constructions n’atteindraient jamais une telle somme.

Larsonneau était devenu un viveur élégant, bien ganté, avec dulinge éblouissant et des cravates étonnantes. Il avait, pour faireses courses, un tilbury fin comme une œuvre d’horlogerie, très hautde siège, et qu’il conduisait lui-même. Ses bureaux de la rue deRivoli étaient une enfilade de pièces somptueuses, où l’on nevoyait pas le moindre carton, la moindre paperasse. Ses employésécrivaient sur des tables de poirier noirci, marquetées, ornées decuivres ciselés. Il prenait le titre d’agent d’expropriation, unmétier nouveau que les travaux de Paris avaient créé. Ses attachesavec l’Hôtel de Ville le renseignaient à l’avance sur le percementdes voies nouvelles. Quand il était parvenu à se faire communiquer,par un agent voyer, le tracé d’un boulevard, il allait offrir sesservices aux propriétaires menacés. Et il faisait valoir ses petitsmoyens pour grossir l’indemnité, en agissant avant le décretd’utilité publique. Dès qu’un propriétaire acceptait ses offres, ilprenait tous les frais à sa charge, dressait un plan de lapropriété, écrivait un mémoire, suivait l’affaire devant letribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur ladifférence entre l’offre de la Ville et l’indemnité accordée par lejury. Mais à cette besogne à peu près avouable, il en joignaitplusieurs autres. Il prêtait surtout à usure. Ce n’était plusl’usurier de la vieille école, déguenillé, malpropre, aux yeuxblancs et muets comme des pièces de cent sous, aux lèvres pâles etserrées comme les cordons d’une bourse. Lui, souriait, avait desœillades charmantes, se faisait habiller chez Dusautoy, allaitdéjeuner chez Brébant avec sa victime, qu’il appelait «&|160;Monbon&|160;», en lui offrant des havanes au dessert. Au fond, dansses gilets qui le pinçaient à la taille, Larsonneau était unterrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d’un billetjusqu’au suicide du signataire, sans rien perdre de sonamabilité.

Saccard eût volontiers cherché un autre associé. Mais il avaittoujours des inquiétudes au sujet de l’inventaire faux queLarsonneau gardait précieusement. Il préféra le mettre dansl’affaire, comptant profiter de quelque circonstance pour rentreren possession de cette pièce compromettante. Larsonneau bâtit lecafé-concert, une construction en planches et en plâtras, surmontéede clochetons de fer-blanc, qu’il fit peinturlurer en jaune et enrouge. Le jardin et les jeux eurent du succès dans le quartierpopuleux de Charonne. Au bout de deux ans, la spéculationparaissait prospère, bien que les bénéfices fussent réellement trèsfaibles. Saccard, jusqu’alors, n’avait parlé qu’avec enthousiasme àsa femme de l’avenir d’une si belle idée.

Renée, voyant que son mari ne se décidait pas à sortir de lacheminée, où sa voix s’étouffait de plus en plus&|160;:

–&|160;J’irai voir Larsonneau aujourd’hui, dit-elle. C’est maseule ressource.

Alors il abandonna la bûche avec laquelle il luttait.

–&|160;La course est faite, chère amie, répondit-il en souriant.Est-ce que je ne préviens pas tous vos désirs&|160;?… J’ai vuLarsonneau hier soir.

–&|160;Et il vous a promis les cent trente-six millefrancs&|160;? demanda-t-elle avec anxiété.

Il faisait, entre les deux bûches qui flambaient, une petitemontagne de braise, ramassant délicatement, du bout des pincettes,les plus minces fragments de charbon, regardant d’un air satisfaits’élever cette butte qu’il construisait avec un art infini.

–&|160;Oh&|160;! comme vous y allez&|160;!… murmura-t-il. C’estune grosse somme que cent trente-six mille francs… Larsonneau estun bon garçon, mais sa caisse est encore modeste. Il est tout prêtà vous obliger…

Il s’attardait, clignant les yeux, rebâtissant un coin de labutte qui venait de s’écrouler. Ce jeu commençait à brouiller lesidées de la jeune femme. Elle suivait malgré elle le travail de sonmari, dont la maladresse augmentait. Elle était tentée de luidonner des conseils. Oubliant Worms, le mémoire, le manqued’argent, elle finit par dire&|160;:

–&|160;Mais placez donc ce gros morceau-là dessous&|160;; lesautres tiendront.

Son mari lui obéit docilement, en ajoutant&|160;:

–&|160;Il ne peut trouver que cinquante mille francs. C’esttoujours un joli acompte… Seulement, il ne veut pas mêler cetteaffaire avec celle de Charonne. Il n’est qu’intermédiaire, vouscomprenez, chère amie&|160;? La personne qui prête l’argent demandedes intérêts énormes. Elle voudrait un billet de quatre-vingt millefrancs, à six mois de date.

Et, ayant couronné la butte par un morceau de braise pointu, ilcroisa les mains sur les pincettes en regardant fixement safemme.

–&|160;Quatre-vingt mille francs&|160;! s’écria-t-elle, maisc’est un vol&|160;!… Est-ce que vous me conseillez une pareillefolie&|160;?

–&|160;Non, dit-il nettement. Mais, si vous avez absolumentbesoin d’argent, je ne vous la défends pas.

Il se leva comme pour se retirer. Renée, dans une indécisioncruelle, regarda son mari et le mémoire qu’il laissait sur lacheminée. Elle finit par prendre sa pauvre tête entre ses mains, enmurmurant&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ces affaires&|160;!… J’ai la tête brisée, cematin… Allez, je vais signer ce billet de quatre-vingt millefrancs. Si je ne le faisais pas, ça me rendrait tout à fait malade.Je me connais, je passerais la journée dans un combat affreux…J’aime mieux faire les bêtises tout de suite. Ça me soulage.

Et elle parla de sonner pour qu’on allât lui chercher du papiertimbré. Mais il voulut lui rendre ce service lui-même. Il avaitsans doute le papier timbré dans sa poche, car son absence dura àpeine deux minutes. Pendant qu’elle écrivait sur une petite tablequ’il avait poussée au coin du feu, il l’examinait avec des yeux oùs’allumait un désir étonné. Il faisait très chaud dans la chambre,pleine encore du lever de la jeune femme, des senteurs de sapremière toilette. Tout en causant, elle avait laissé glisser lespans du peignoir dans lequel elle s’était pelotonnée, et le regardde son mari, debout devant elle, glissait sur sa tête inclinée,parmi l’or de ses cheveux, très loin, jusqu’aux blancheurs de soncou et de sa poitrine. Il souriait d’un air singulier&|160;; ce feuardent qui lui avait brûlé la face, cette chambre close où l’airalourdi gardait une odeur d’amour, ces cheveux jaunes et cette peaublanche qui le tentaient avec une sorte de dédain conjugal, lerendaient rêveur, élargissaient le drame dont il venait de jouerune scène, faisaient naître quelque secret et voluptueux calculdans sa chair brutale d’agioteur.

Quand sa femme lui tendit le billet, en le priant de terminerl’affaire, il le prit, la regardant toujours.

–&|160;Vous êtes belle à ravir…, murmura-t-il.

Et comme elle se penchait pour repousser la table, il la baisarudement sur le cou. Elle jeta un petit cri. Puis elle se leva,frémissante, tâchant de rire, songeant invinciblement aux baisersde l’autre, la veille. Mais il eut regret de ce baiser de cocher.Il la quitta, en lui serrant amicalement la main, et en luipromettant qu’elle aurait les cinquante mille francs le soir même.Renée sommeilla toute la journée devant le feu. Aux heures decrise, elle avait des langueurs de créole. Alors, toute saturbulence devenait paresseuse, frileuse, endormie. Ellegrelottait, il lui fallait des brasiers ardents, une chaleursuffocante qui lui mettait au front de petites gouttes de sueur, etqui l’assoupissait. Dans cet air brûlant, dans ce bain de flammes,elle ne souffrait presque plus&|160;; sa douleur devenait comme unsonge léger, un vague oppressement, dont l’indécision mêmefinissait par être voluptueuse. Ce fut ainsi qu’elle berça jusqu’ausoir ses remords de la veille, dans la clarté rouge du foyer, enface d’un terrible feu qui faisait craquer les meubles autourd’elle, et lui ôtait, par instants, la conscience de son être. Elleput songer à Maxime, comme à une jouissance enflammée dont lesrayons la brûlaient&|160;; elle eut un cauchemar d’étranges amours,au milieu de bûchers, sur des lits chauffés à blanc. Céleste allaitet venait, dans la chambre, avec sa figure calme de servante ausang glacé. Elle avait l’ordre de ne laisser entrer personne&|160;;elle congédia même les inséparables, Adeline d’Espanet et SuzanneHaffner, de retour d’un déjeuner qu’elles venaient de faireensemble, dans un pavillon loué par elles à Saint-Germain.Cependant, vers le soir, Céleste étant venue dire à sa maîtresseque Mme&|160;Sidonie, la sœur de monsieur, voulait luiparler, elle reçut l’ordre de l’introduire.

Mme&|160;Sidonie ne venait généralement qu’à la nuittombée. Son frère avait pourtant obtenu qu’elle mît des robes desoie. Mais, on ne savait comment, la soie qu’elle portait avaitbeau sortir du magasin, elle ne paraissait jamais neuve&|160;; ellese fripait, perdait son luisant, ressemblait à une loque. Elleavait aussi consenti à ne pas apporter son panier chez les Saccard.En revanche, ses poches débordaient de paperasses. Renée, dont ellene pouvait faire une cliente raisonnable, résignée aux nécessitésde la vie, l’intéressait. Elle la visitait régulièrement, avec dessourires discrets de médecin qui ne veut pas effrayer un malade enlui apprenant le nom de son mal. Elle s’apitoyait sur ses petitesmisères, comme sur des bobos qu’elle guérirait immédiatement, si lajeune femme voulait. Cette dernière, qui était dans une de cesheures où l’on a besoin d’être plaint, la faisait uniquement entrerpour lui dire qu’elle avait des douleurs de tête intolérables.

–&|160;Eh&|160;! ma toute belle, murmuraMme&|160;Sidonie en se glissant dans l’ombre de lapièce, mais vous étouffez, ici&|160;!… Toujours vos douleursnévralgiques, n’est-ce pas&|160;? C’est le chagrin. Vous prenez lavie trop à cœur.

–&|160;Oui, j’ai bien des soucis, répondit languissammentRenée.

La nuit tombait. Elle n’avait pas voulu que Céleste allumât unelampe. Le brasier seul jetait une grande lueur rouge, quil’éclairait en plein, allongée, dans son peignoir blanc dont lesdentelles devenaient roses. Au bord de l’ombre, on ne voyait qu’unbout de la robe noire de Mme&|160;Sidonie et ses deuxmains croisées, couvertes de gants de coton gris. Sa voix tendresortait des ténèbres.

–&|160;Encore des peines d’argent&|160;! dit-elle, comme si elleavait dit&|160;: des peines de cœur, d’un ton plein de douceur etde pitié.

Renée abaissa les paupières, fit un geste d’aveu.

–&|160;Ah&|160;! si mes frères m’écoutaient, nous serions tousriches. Mais ils lèvent les épaules, quand je leur parle de cettedette de trois milliards, vous savez&|160;?… J’ai bon espoir,pourtant. Il y a dix ans que je veux faire un voyage en Angleterre.J’ai si peu de temps à moi&|160;!… Enfin je me suis décidée àécrire à Londres, et j’attends la réponse.

Et comme la jeune femme souriait&|160;:

–&|160;Je sais, vous êtes une incrédule, vous aussi. Cependantvous seriez bien contente, si je vous faisais cadeau, un de cesjours, d’un joli petit million… Allez, l’histoire est toutesimple&|160;: c’est un banquier de Paris qui prêta l’argent au filsdu roi d’Angleterre, et comme le banquier mourut sans héritiernaturel, l’État peut aujourd’hui exiger le remboursement de ladette, avec les intérêts composés. J’ai fait le calcul, ça monte àdeux milliards neuf cent quarante-trois millions deux cent dixmille francs… N’ayez pas peur, ça viendra, ça viendra.

–&|160;En attendant, dit la jeune femme avec une pointed’ironie, vous devriez bien me faire prêter cent mille francs… Jepourrais payer mon tailleur qui me tourmente beaucoup.

–&|160;Cent mille francs se trouvent, répondit tranquillementMme&|160;Sidonie. Il ne s’agit que d’y mettre leprix.

Le brasier luisait&|160;; Renée, plus languissante, allongeaitses jambes, montrait le bout de ses pantoufles, au bord de sonpeignoir. La courtière reprit sa voix apitoyée.

–&|160;Pauvre chère, vous n’êtes vraiment pas raisonnable… Jeconnais beaucoup de femmes, mais je n’en ai jamais vu une aussi peusoucieuse de sa santé. Tenez, cette petite Michelin, c’est elle quisait s’arranger&|160;! Je songe à vous, malgré moi, quand je lavois heureuse et bien portante… Savez-vous queM.&|160;de&|160;Saffré en est amoureux fou et qu’il lui a déjàdonné pour près de dix mille francs de cadeaux&|160;? Je crois queson rêve est d’avoir une maison de campagne.

Elle s’animait, elle cherchait sa poche.

–&|160;J’ai là encore une lettre d’une pauvre jeune femme… Sinous avions de la lumière, je vous la ferais lire… Imaginez-vousque son mari ne s’occupe pas d’elle. Elle avait signé des billets,elle a été obligée d’emprunter à un monsieur que je connais. C’estmoi qui ai retiré les billets des griffes des huissiers, et ça n’apas été sans peine… Ces pauvres enfants, croyez-vous qu’ils font lemal&|160;? Je les reçois chez moi, comme s’ils étaient mon fils etma fille.

–&|160;Vous connaissez un prêteur&|160;? demanda négligemmentRenée.

–&|160;J’en connais dix… Vous êtes trop bonne. Entre femmes,n’est-ce pas&|160;? on peut se dire bien des choses, et ce n’estpas parce que votre mari est mon frère, que je l’excuserai decourir les gueuses et de laisser se morfondre au coin du feu unamour de femme comme vous… Cette Laure d’Aurigny lui coûte les yeuxde la tête. Ça ne m’étonnerait pas qu’il vous eût refusé del’argent. Il vous en a refusé, n’est-ce pas&|160;?… Ô lemalheureux&|160;!

Renée écoutait complaisamment cette voix molle qui sortait del’ombre, comme l’écho encore vague de ses propres songeries. Lespaupières demi-closes, presque couchée dans son fauteuil, elle nesavait plus que Mme&|160;Sidonie était là, elle croyaitrêver que de mauvaises pensées lui venaient et la tentaient avecune grande douceur. La courtière parla longtemps, pareille à uneeau tiède et monotone.

–&|160;C’est Mme&|160;de&|160;Lauwerens qui a gâtévotre existence. Vous n’avez jamais voulu me croire. Ah&|160;! vousn’en seriez pas à pleurer au coin de votre cheminée, si vous nevous étiez pas défiée de moi… Et je vous aime comme mes yeux, matoute belle. Vous avez un pied ravissant. Vous allez vous moquer demoi, mais je veux vous conter mes folies&|160;: quand il y a troisjours que je ne vous ai vue, il faut absolument que je vienne pourvous admirer&|160;; oui, il me manque quelque chose&|160;; j’aibesoin de me rassasier de vos beaux cheveux, de votre visage siblanc et si délicat, de votre taille mince… Vrai, je n’ai jamais vude taille pareille.

Renée finit par sourire. Ses amants n’avaient pas eux-mêmescette chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sabeauté. Mme&|160;Sidonie vit ce sourire.

–&|160;Allons, c’est convenu, dit-elle en se levant vivement… Jebavarde, je bavarde, et j’oublie que je vous casse la tête… Vousviendrez demain, n’est-ce pas&|160;? Nous causerons argent, nouschercherons un prêteur… Entendez-vous, je veux que vous soyezheureuse.

La jeune femme, sans bouger, pâmée par la chaleur, réponditaprès un silence, comme s’il lui avait fallu un travail laborieuxpour comprendre ce qu’on disait autour d’elle&|160;:

–&|160;Oui, j’irai, c’est convenu, et nous causerons&|160;; maispas demain… Worms se contentera d’un acompte. Quand il metourmentera encore, nous verrons… Ne me parlez plus de tout cela.J’ai la tête brisée par les affaires.

Mme&|160;Sidonie parut très contrariée. Elle allaitse rasseoir, reprendre son monologue caressant&|160;; maisl’attitude lasse de Renée lui fit remettre son attaque à plus tard.Elle tira de sa poche une poignée de paperasses, où elle chercha etfinit par trouver un objet renfermé dans une sorte de boîterose.

–&|160;J’étais venue pour vous recommander un nouveau savon,dit-elle en reprenant sa voix de courtière. Je m’intéresse beaucoupà l’inventeur, qui est un charmant jeune homme. C’est un savon trèsdoux, très bon pour la peau. Vous l’essaierez, n’est-ce pas&|160;?et vous en parlerez à vos amies… Je le laisse là, sur votrecheminée.

Elle était à la porte, lorsqu’elle revint encore, et, droitedans la lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit àfaire l’éloge d’une ceinture élastique, une invention destinée àremplacer les corsets.

–&|160;Ça vous donne une taille absolument ronde, une vraietaille de guêpe, disait-elle… J’ai sauvé ça d’une faillite. Quandvous viendrez, vous essaierez les spécimens, si vous voulez… J’aidû courir les avoués pendant une semaine. Le dossier est dans mapoche, et je vais de ce pas chez mon huissier pour lever unedernière opposition… À bientôt, ma mignonne. Vous savez que je vousattends et que je veux sécher vos beaux yeux.

Elle glissa, elle disparut. Renée ne l’entendit même pas fermerla porte. Elle resta là, devant le feu qui mourait, continuant lerêve de la journée, la tête pleine de chiffres dansants, entendantau loin les voix de Saccard et de Mme&|160;Sidoniedialoguer, lui offrir des sommes considérables, du ton dont uncommissaire-priseur met un mobilier aux enchères. Elle sentait surson cou le baiser brutal de son mari, et quand elle se retournait,c’était la courtière qu’elle trouvait à ses pieds, avec sa robenoire, son visage mou, lui tenant des discours passionnés, luivantant ses perfections, implorant un rendez-vous d’amour, avecl’attitude d’un amant à bout de résignation. Cela la faisaitsourire. La chaleur, dans la pièce, devenait de plus en plusétouffante. Et la stupeur de la jeune femme, les rêves bizarresqu’elle faisait, n’étaient qu’un sommeil léger, un sommeilartificiel, au fond duquel elle revoyait toujours le petit cabinetdu boulevard, le large divan où elle était tombée à genoux. Elle nesouffrait plus du tout. Quand elle ouvrait les paupières, Maximepassait dans le brasier rose.

Le lendemain, au bal du ministère, la belleMme&|160;Saccard fut merveilleuse. Worms avait acceptél’acompte de cinquante mille francs&|160;; elle sortait de cetembarras d’argent, avec des rires de convalescente. Quand elletraversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à longuetraîne Louis&|160;XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il yeut un murmure, les hommes se bousculèrent pour la voir. Et lesintimes s’inclinaient, avec un discret sourire d’intelligence,rendant hommage à ces belles épaules, si connues du tout-Parisofficiel, et qui étaient les fermes colonnes de l’empire. Elles’était décolletée avec un tel mépris des regards, elle marchait sicalme et si tendre dans sa nudité, que cela n’était presque plusindécent. Eugène Rougon, le grand homme politique qui sentait cettegorge nue plus éloquente encore que sa parole à la Chambre, plusdouce et plus persuasive pour faire goûter les charmes du règne etconvaincre les sceptiques, alla complimenter sa belle-sœur sur sonheureux coup d’audace d’avoir échancré son corsage de deux doigtsde plus. Presque tout le Corps législatif était là, et à la façondont les députés regardaient la jeune femme, le ministre sepromettait un beau succès, le lendemain, dans la question délicatedes emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre unpouvoir qui faisait pousser, dans le terreau des millions, unefleur comme cette Renée, une si étrange fleur de volupté, à lachair de soie, aux nudités de statue, vivante jouissance quilaissait derrière elle une odeur de plaisir tiède. Mais ce qui fitchuchoter le bal entier, ce fut la rivière et l’aigrette. Leshommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes se les désignaient duregard, furtivement. On ne parla que de ça toute la soirée. Et lessalons allongeaient leur enfilade, dans la lumière blanche deslustres, emplis d’une cohue resplendissante, comme un fouillisd’astres tombés dans un coin trop étroit.

Vers une heure, Saccard disparut. Il avait goûté le succès de safemme en homme dont le coup de théâtre réussit. Il venait encore deconsolider son crédit. Une affaire l’appelait chez Laured’Aurigny&|160;; il se sauva en priant Maxime de reconduire Renée àl’hôtel, après le bal.

Maxime passa la soirée, sagement, à côté de Louise de Mareuil,très occupés tous les deux à dire un mal affreux des femmes quiallaient et venaient. Et quand ils avaient trouvé quelque folieplus grosse que les autres, ils étouffaient leurs rires dans leurmouchoir. Il fallut que Renée vînt demander son bras au jeunehomme, pour sortir des salons. Dans la voiture, elle fut d’unegaieté nerveuse&|160;; elle était encore toute vibrante del’ivresse de lumière, de parfums et de bruits, qu’elle venait detraverser. Elle semblait, d’ailleurs, avoir oublié leur«&|160;bêtise&|160;» du boulevard, comme disait Maxime. Elle luidemanda seulement, d’un ton de voix singulier&|160;:

–&|160;Elle est donc très drôle, cette petite bossue deLouise&|160;?

–&|160;Oh&|160;! très drôle…, répondit le jeune homme en riantencore. Tu as vu la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dansles cheveux, n’est-ce pas&|160;?… Est-ce que Louise ne prétend pasque c’est un oiseau mécanique qui bat des ailes et qui crie&|160;:«&|160;Coucou&|160;! coucou&|160;!&|160;» au pauvre duc toutes lesheures.

Renée trouva très comique cette plaisanterie de pensionnaireémancipée. Quand ils furent arrivés, comme Maxime allait prendrecongé d’elle, elle lui dit&|160;:

–&|160;Tu ne montes pas&|160;? Céleste m’a sans doute préparéune collation.

Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n’y avait pasde collation, et Céleste était couchée. Il fallut que Renée allumâtles bougies d’un petit candélabre à trois branches. Sa maintremblait un peu.

–&|160;Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme dechambre, elle aura mal compris mes ordres… Jamais je ne vaispouvoir me déshabiller toute seule.

Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pourlui raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait à lamémoire, tranquille comme s’il se fût attardé chez un ami,cherchant déjà son porte-cigares pour allumer un havane. Mais là,lorsqu’elle eut posé le candélabre, elle se tourna et tomba dansles bras du jeune homme, muette et inquiétante, collant sa bouchesur sa bouche.

L’appartement particulier de Renée était un nid de soie et dedentelle, une merveille de luxe coquet. Un boudoir très petitprécédait la chambre à coucher. Les deux pièces n’en faisaientqu’une, ou du moins le boudoir n’était guère que le seuil de lachambre, une grande alcôve, garnie de chaises longues, sans portepleine, fermée par une double portière. Les murs, dans l’une etl’autre pièces, se trouvaient également tendus d’une étoffe de soiemate gris de lin, brochée d’énormes bouquets de roses, de lilasblancs et de boutons d’or. Les rideaux et portières étaient enguipure de Venise, posée sur une doublure de soie, faite de bandesalternativement grises et roses. Dans la chambre à coucher, lacheminée en marbre blanc, un véritable joyau, étalait, comme unecorbeille de fleurs, ses incrustations de lapis et de mosaïquesprécieuses, reproduisant les roses, les lilas blancs et les boutonsd’or de la tenture. Un grand lit gris et rose, dont on ne voyaitpas le bois recouvert d’étoffe et capitonné, et dont le chevets’appuyait au mur, emplissait toute une moitié de la chambre avecson flot de draperies, ses guipures et sa soie brochée de bouquets,tombant du plafond jusqu’au tapis. On aurait dit une toilette defemme, arrondie, découpée, accompagnée de poufs, de nœuds, devolants&|160;; et ce large rideau qui se gonflait, pareil à unejupe, faisait rêver à quelque grande amoureuse, penchée, se pâmant,près de choir sur les oreillers. Sous les rideaux, c’était unsanctuaire, des batistes plissées à petits plis, une neige dedentelles, toutes sortes de choses délicates et transparentes, quise noyaient dans un demi-jour religieux. À côté du lit, de cemonument dont l’ampleur dévote rappelait une chapelle ornée pourquelque fête, les autres meubles disparaissaient&|160;: des siègesbas, une psyché de deux mètres, des meubles pourvus d’une infinitéde tiroirs. À terre, le tapis, d’un gris bleuâtre, était semé deroses pâles effeuillées. Et, aux deux côtés du lit, il y avait deuxgrandes peaux d’ours noir, garnies de velours rose, aux onglesd’argent, et dont les têtes, tournées vers la fenêtre, regardaientfixement le ciel vide de leurs yeux de verre.

Cette chambre avait une harmonie douce, un silence étouffé.Aucune note trop aiguë, reflet de métal, dorure claire, ne chantaitdans la phrase rêveuse du rose et du gris. La garniture de lacheminée elle-même, le cadre de la glace, la pendule, les petitscandélabres, étaient faits de pièces de vieux sèvres, laissant àpeine voir le cuivre doré des montures. Une merveille, cettegarniture, la pendule surtout, avec sa ronde d’Amours joufflus, quidescendaient, se penchaient autour du cadran, comme une bande degamins tout nus se moquant de la marche rapide des heures. Ce luxeadouci, ces couleurs et ces objets que le goût de Renée avait voulutendres et souriants, mettaient là un crépuscule, un jour d’alcôvedont on a tiré les rideaux. Il semblait que le lit se continuât,que la pièce entière fût un lit immense, avec ses tapis, ses peauxd’ours, ses sièges capitonnés, ses tentures matelassées quicontinuaient la mollesse du sol le long des murs, jusqu’au plafond.Et, comme dans un lit, la jeune femme laissait là, sur toutes ceschoses, l’empreinte, la tiédeur, le parfum de son corps. Quand onécartait la double portière du boudoir, il semblait qu’on soulevâtune courtepointe de soie, qu’on entrât dans quelque grande coucheencore chaude et moite, où l’on retrouvait, sur les toiles fines,les formes adorables, le sommeil et les rêves d’une Parisienne detrente ans.

Une pièce voisine, la garde-robe, grande chambre tendue devieille perse, était simplement entourée de hautes armoires en boisde rose, où se trouvait pendue l’armée des robes. Céleste, trèsméthodique, rangeait les robes par ordre d’ancienneté, lesétiquetait, mettait de l’arithmétique au milieu des caprices jaunesou bleus de sa maîtresse, tenait la garde-robe dans unrecueillement de sacristie et une propreté de grande écurie. Il n’yavait pas un meuble, et pas un chiffon ne traînait&|160;; lespanneaux des armoires luisaient, froids et nets, comme les panneauxvernis d’un coupé.

Mais la merveille de l’appartement, la pièce dont parlait toutParis, c’était le cabinet de toilette. On disait&|160;: «&|160;Lecabinet de toilette de la belle Mme&|160;Saccard&|160;»comme on dit&|160;: «&|160;La galerie des Glaces, àVersailles&|160;». Ce cabinet se trouvait dans une des tourelles del’hôtel, juste au-dessus du petit salon bouton d’or. On songeait,en y entrant, à une large tente ronde, une tente de féerie, dresséeen plein rêve par quelque guerrière amoureuse. Au centre duplafond, une couronne d’argent ciselé retenait les pans de la tentequi venaient, en s’arrondissant, s’attacher aux murs, d’où ilstombaient droits jusqu’au plancher. Ces pans, cette tenture riche,étaient faits d’un dessous de soie rose recouvert d’une mousselinetrès claire, plissée à grands plis de distance en distance&|160;;une applique de guipure séparait les plis, et des baguettesd’argent guillochées descendaient de la couronne, filaient le longde la tenture, aux deux bords de chaque applique. Le gris rose dela chambre à coucher s’éclairait ici, devenait un blanc rose, unechair nue. Et sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui nelaissaient voir du plafond, par le vide étroit de la couronne,qu’un trou bleuâtre, où Chaplin avait peint un Amour rieur,regardant et apprêtant sa flèche, on se serait cru au fond d’undrageoir, dans quelque précieuse boîte à bijoux, grandie, non plusfaite pour l’éclat d’un diamant, mais pour la nudité d’une femme.Le tapis, d’une blancheur de neige, s’étalait sans le moindre semisde fleurs. Une armoire à glace, dont les deux panneaux étaientincrustés d’argent&|160;; une chaise longue, deux poufs, destabourets de satin blanc&|160;; une grande table de toilette, àplaque de marbre rose, et dont les pieds disparaissaient sous desvolants de mousseline et de guipure, meublaient la pièce. Lescristaux de la table de toilette, les verres, les vases, la cuvetteétaient en vieux bohème veiné de rose et de blanc. Et il y avaitencore une autre table, incrustée d’argent comme l’armoire à glace,où se trouvait rangé l’outillage, les engins de toilette, troussebizarre, qui étalait un nombre considérable de petits instrumentsdont l’usage échappait, les gratte-dos, les polissoirs, les limesde toutes les grandeurs et de toutes les formes, les ciseaux droitset recourbés, toutes les variétés des pinces et des épingles.Chacun de ces objets, en argent et ivoire, était marqué au chiffrede Renée.

Mais le cabinet avait un coin délicieux, et ce coin-là surtoutle rendait célèbre. En face de la fenêtre, les pans de la tentes’ouvraient et découvraient, au fond d’une sorte d’alcôve longue etpeu profonde, une baignoire, une vasque de marbre rose, enfoncéedans le plancher, et dont les bords cannelés comme ceux d’unegrande coquille arrivaient au ras du tapis. On descendait dans labaignoire par des marches de marbre. Au-dessus des robinetsd’argent, au col de cygne, une glace de Venise, découpée, sanscadre, avec des dessins dépolis dans le cristal, occupait le fondde l’alcôve. Chaque matin Renée prenait un bain de quelquesminutes. Ce bain emplissait pour la journée le cabinet d’unemoiteur, d’une odeur de chair fraîche et mouillée. Parfois, unflacon débouché, un savon resté hors de sa boîte, mettaient unepointe plus violente dans cette langueur un peu fade. La jeunefemme aimait à rester là, jusqu’à midi, presque nue. La tenteronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables etces cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, souslaquelle on croyait voir couler un sang rose, prenaient desrondeurs de chair, des rondeurs d’épaules et de seins&|160;; et,selon l’heure de la journée, on eût dit la peau neigeuse d’unenfant ou la peau chaude d’une femme. C’était une grande nudité.Quand Renée sortait du bain, son corps blond n’ajoutait qu’un peude rose à toute cette chair rose de la pièce.

Ce fut Maxime qui déshabilla Renée. Il s’entendait à ces choses,et ses mains agiles devinaient les épingles, couraient autour de sataille avec une science native. Il la décoiffa, lui enleva sesdiamants, la recoiffa pour la nuit. Et comme il mêlait à son officede chambrière et de coiffeur des plaisanteries et des caresses,Renée riait, d’un rire gras et étouffé, tandis que la soie de soncorsage craquait et que ses jupes se dénouaient une à une. Quandelle se vit nue, elle souffla les bougies du candélabre, pritMaxime à bras-le-corps et l’emporta presque dans la chambre àcoucher. Ce bal avait achevé de la griser. Dans sa fièvre, elleavait conscience de la journée passée la veille au coin de son feu,de cette journée de stupeur ardente, de rêves vagues et souriants.Elle entendait toujours dialoguer les voix sèches de Saccard et deMme&|160;Sidonie, criant des chiffres, avec desnasillements d’huissier. C’étaient ces gens qui l’assommaient, quila poussaient au crime. Et même à cette heure, lorsqu’ellecherchait ses lèvres, au fond du grand lit obscur, elle voyaittoujours Maxime au milieu du brasier de la veille, la regardantavec des yeux qui la brûlaient.

Le jeune homme ne se retira qu’à six heures du matin. Elle luidonna la clef de la petite porte du parc Monceau, en lui faisantjurer de revenir tous les soirs. Le cabinet de toilettecommuniquait avec le salon bouton d’or par un escalier de servicecaché dans le mur, et qui desservait toutes les pièces de latourelle. Du salon, il était facile de passer dans la serre et degagner le parc.

En sortant au petit jour, par un brouillard épais, Maxime étaitun peu étourdi de sa bonne fortune. Il l’accepta, d’ailleurs, avecses complaisances d’être neutre.

–&|160;Tant pis&|160;! pensait-il, c’est elle qui le veut, aprèstout… Elle est diablement bien faite&|160;; et elle avait raison,elle est deux fois plus drôle au lit que Sylvia.

Ils avaient glissé à l’inceste, dès le jour où Maxime, dans satunique râpée de collégien, s’était pendu au cou de Renée, enchiffonnant son habit de garde française. Ce fut, dès lors, entreeux, une longue perversion de tous les instants. L’étrangeéducation que la jeune femme donnait à l’enfant&|160;; lesfamiliarités qui firent d’eux des camarades&|160;; plus tard,l’audace rieuse de leurs confidences&|160;; toute cette promiscuitépérilleuse finit par les attacher d’un singulier lien, où les joiesde l’amitié devenaient presque des satisfactions charnelles. Ilss’étaient livrés l’un à l’autre depuis des années&|160;; l’actebrutal ne fut que la crise aiguë de cette inconsciente maladied’amour. Dans le monde affolé où ils vivaient, leur faute avaitpoussé comme sur un fumier gras de sucs équivoques&|160;; elles’était développée avec d’étranges raffinements, au milieu departiculières conditions de débauche.

Lorsque la grande calèche les emportait au Bois et les roulaitmollement le long des allées, se contant des gravelures àl’oreille, cherchant dans leur enfance les polissonneries del’instinct, ce n’était là qu’une déviation et qu’un contentementinavoué de leurs désirs. Ils se sentaient vaguement coupables,comme s’ils s’étaient effleurés d’un attouchement&|160;; et même cepéché originel, cette langueur des conversations ordurières qui leslassait d’une fatigue voluptueuse, les chatouillait plus doucementencore que des baisers nets et positifs. Leur camaraderie fut ainsila marche lente de deux amoureux, qui devait fatalement un jour lesmener au cabinet du café Riche et au grand lit gris et rose deRenée. Quand ils se trouvèrent aux bras l’un de l’autre, ilsn’eurent pas la secousse de la faute. On eût dit de vieux amants,dont les baisers avaient des ressouvenirs. Et ils venaient deperdre tant d’heures dans un contact de tout leur être, qu’ilsparlaient malgré eux de ce passé plein de leurs tendressesignorantes.

–&|160;Tu te souviens, le jour où je suis arrivé à Paris, disaitMaxime, tu avais un drôle de costume&|160;; et, avec mon doigt,j’ai tracé un angle sur ta poitrine, je t’ai conseillé de tedécolleter en pointe… Je sentais ta peau sous la chemisette, et mondoigt enfonçait un peu… C’était très bon…

Renée riait, le baisant, murmurant&|160;:

–&|160;Tu étais déjà joliment vicieux… Nous as-tu amusées, chezWorms, tu te rappelles&|160;! Nous t’appelions «&|160;notre petithomme&|160;». Moi j’ai toujours cru que la grosse Suzanne se seraitparfaitement laissé faire, si la marquise ne l’avait surveilléeavec des yeux furibonds.

–&|160;Ah&|160;! oui, nous avons bien ri…, murmurait le jeunehomme. L’album de photographies, n’est-ce pas&|160;? et tout lereste, nos courses dans Paris, nos goûters chez le pâtissier duboulevard&|160;; tu sais, ces petits gâteaux aux fraises que tuadorais&|160;?… Moi, je me souviendrai toujours de cet après-midioù tu m’as conté l’aventure d’Adeline, au couvent, quand elleécrivait des lettres à Suzanne, et qu’elle signait comme unhomme&|160;: «&|160;Arthur d’Espanet&|160;», en lui proposant del’enlever…

Les amants s’égayaient encore de cette bonne histoire&|160;;puis Maxime continuait de sa voix câline&|160;:

–&|160;Quand tu venais me chercher au collège dans ta voiture,nous devions être drôles tous les deux… Je disparaissais sous tesjupons, tant j’étais petit.

–&|160;Oui, oui, balbutiait-elle, prise de frissons, attirant lejeune homme à elle, c’était très bon, comme tu dis… Nous nousaimions sans le savoir, n’est-ce pas&|160;? Moi je l’ai su avanttoi. L’autre jour, en revenant du Bois, j’ai frôlé ta jambe, etj’ai tressailli… Mais tu ne t’es aperçu de rien. Hein&|160;? tu nesongeais pas à moi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! si, répondait-il un peu embarrassé. Seulement,je ne savais pas, tu comprends… Je n’osais pas.

Il mentait. L’idée de posséder Renée ne lui était jamaisnettement venue. Il l’avait effleurée de tout son vice sans ladésirer réellement. Il était trop mou pour cet effort. Il acceptaRenée parce qu’elle s’imposa à lui, et qu’il glissa jusqu’à sacouche, sans le vouloir, sans le prévoir. Quand il y eut roulé, ily resta, parce qu’il y faisait chaud et qu’il s’oubliait au fond detous les trous où il tombait. Dans les commencements, il goûta mêmedes satisfactions d’amour-propre. C’était la première femme mariéequ’il possédait. Il ne songeait pas que le mari était son père.

Mais Renée apportait dans la faute toutes ces ardeurs de cœurdéclassé. Elle aussi avait glissé sur la pente. Seulement, ellen’avait pas roulé jusqu’au bout comme une chair inerte. Le désirs’était éveillé en elle trop tard pour le combattre, lorsque lachute devenait fatale. Cette chute lui apparut brusquement commeune nécessité de son ennui, comme une jouissance rare et extrêmequi seule pouvait réveiller ses sens lassés, son cœur meurtri. Cefut pendant cette promenade d’automne, au crépuscule, quand le Boiss’endormait, que l’idée vague de l’inceste lui vint, pareille à unchatouillement qui lui mit à fleur de peau un frissoninconnu&|160;; et, le soir, dans la demi-ivresse du dîner, sous lefouet de la jalousie, cette idée se précisa, se dressa ardemmentdevant elle, au milieu des flammes de la serre, en face de Maximeet de Louise. À cette heure, elle voulut le mal, le mal quepersonne ne commet, le mal qui allait emplir son existence vide etla mettre enfin dans cet enfer, dont elle avait toujours peur,comme au temps où elle était petite fille. Puis, le lendemain, ellene voulut plus, par un étrange sentiment de remords et delassitude. Il lui semblait qu’elle avait déjà péché, que ce n’étaitpas si bon qu’elle pensait, et que ce serait vraiment trop sale. Lacrise devait être fatale, venir d’elle-même, en dehors de ces deuxêtres, de ces camarades qui étaient destinés à se tromper un beausoir, à s’accoupler, en croyant se donner une poignée de main.Mais, après cette chute bête, elle se remit à son rêve d’un plaisirsans nom, et alors elle reprit Maxime dans ses bras, curieuse delui, curieuse des joies cruelles d’un amour qu’elle regardait commeun crime. Sa volonté accepta l’inceste, l’exigea, entendit legoûter jusqu’au bout, jusqu’aux remords, s’ils venaient jamais.Elle fut active, consciente. Elle aima avec son emportement degrande mondaine, ses préjugés inquiets de bourgeoise, tous sescombats, ses joies et ses dégoûts de femme qui se noie dans sonpropre mépris.

Maxime revint chaque nuit. Il arrivait par le jardin, vers uneheure. Le plus souvent, Renée l’attendait dans la serre, qu’ildevait traverser pour gagner le petit salon. Ils étaient,d’ailleurs, d’une impudence parfaite, se cachant à peine, oubliantles précautions les plus classiques de l’adultère. Ce coin del’hôtel, il est vrai, leur appartenait. Baptiste, le valet dechambre du mari, avait seul le droit d’y pénétrer, et Baptiste, enhomme grave, disparaissait aussitôt que son service était fini.Maxime prétendait même en riant qu’il se retirait pour écrire sesMémoires. Une nuit, cependant, comme il venait d’arriver, Renée lelui montra qui traversait solennellement le salon, tenant unbougeoir à la main. Le grand valet, avec sa carrure de ministre,éclairé par la lumière jaune de la cire, avait, cette nuit-là, unvisage plus correct et plus sévère encore que de coutume. En sepenchant, les amants le virent souffler sa bougie et se dirigervers les écuries, où dormaient les chevaux et les palefreniers.

–&|160;Il fait sa ronde, dit Maxime.

Renée resta frissonnante. Baptiste l’inquiétait d’ordinaire. Illui arrivait de dire qu’il était le seul honnête homme de l’hôtel,avec sa froideur, ses regards clairs qui ne s’arrêtaient jamais auxépaules des femmes.

Ils mirent alors quelque prudence à se voir. Ils fermaient lesportes du petit salon, et pouvaient ainsi jouir en toutetranquillité de ce salon, de la serre et de l’appartement de Renée.C’était tout un monde. Ils y goûtèrent, pendant les premiers mois,les joies les plus raffinées, les plus délicatement cherchées. Ilspromenèrent leurs amours du grand lit gris et rose de la chambre àcoucher, dans la nudité rose et blanche du cabinet de toilette, etdans la symphonie en jaune mineur du petit salon. Chaque pièce,avec son odeur particulière, ses tentures, sa vie propre, leurdonnait une tendresse différente, faisait de Renée une autreamoureuse&|160;: elle fut délicate et jolie dans sa couchecapitonnée de grande dame, au milieu de cette chambre tiède etaristocratique, où l’amour prenait un effacement de bon goût&|160;;sous la tente couleur de chair, au milieu des parfums et de lalangueur humide de la baignoire, elle se montra fille capricieuseet charnelle, se livrant au sortir du bain, et ce fut là que Maximela préféra&|160;; puis, en bas, au clair lever de soleil du petitsalon, au milieu de cette aurore jaunissante qui dorait sescheveux, elle devint déesse, avec sa tête de Diane blonde, ses brasnus qui avaient des poses chastes, son corps pur, dont lesattitudes, sur les causeuses, trouvaient des lignes nobles, d’unegrâce antique. Mais il était un lieu dont Maxime avait presquepeur, et où Renée ne l’entraînait que les jours mauvais, les joursoù elle avait besoin d’une ivresse plus âcre. Alors ils aimaientdans la serre. C’était là qu’ils goûtaient l’inceste.

Une nuit, dans une heure d’angoisse, la jeune femme avait vouluque son amant allât chercher une des peaux d’ours noir. Puis ilss’étaient couchés sur cette fourrure d’encre, au bord d’un bassin,dans la grande allée circulaire. Au-dehors, il gelait terriblement,par un clair de lune limpide. Maxime était arrivé frissonnant, lesoreilles et les doigts glacés. La serre se trouvait chauffée à untel point, qu’il eut une défaillance, sur la peau de bête. Ilentrait dans une flamme si lourde, au sortir des piqûres sèches dufroid, qu’il éprouvait des cuissons, comme si on l’eût battu deverges. Quand il revint à lui, il vit Renée agenouillée, penchée,avec des yeux fixes, une attitude brutale qui lui fit peur. Lescheveux tombés, les épaules nues, elle s’appuyait sur ses poings,l’échine allongée, pareille à une grande chatte aux yeuxphosphorescents. Le jeune homme, couché sur le dos, aperçut,au-dessus des épaules de cette adorable bête amoureuse qui leregardait, le sphinx de marbre, dont la lune éclairait les cuissesluisantes. Renée avait la pose et le sourire du monstre à tête defemme, et, dans ses jupons dénoués, elle semblait la sœur blanchede ce dieu noir.

Maxime resta languissant. La chaleur était suffocante, unechaleur sombre, qui ne tombait pas du ciel en pluie de feu, maisqui traînait à terre, ainsi qu’une exhalaison malsaine, et dont labuée montait, pareille à un nuage chargé d’orage. Une humiditéchaude couvrait les amants d’une rosée, d’une sueur ardente.Longtemps ils demeurèrent sans gestes et sans paroles, dans ce bainde flammes, Maxime terrassé et inerte, Renée frémissante sur sespoignets comme sur des jarrets souples et nerveux. Au-dehors, parles petites vitres de la serre, on voyait des échappées du parcMonceau, des bouquets d’arbres aux fines découpures noires, despelouses de gazon blanches comme des lacs glacés, tout un paysagemort, dont les délicatesses et les teintes claires et uniesrappelaient des coins de gravures japonaises. Et ce bout de terrebrûlante, cette couche enflammée où les amants s’allongeaient,bouillait étrangement au milieu de ce grand froid muet.

Ils eurent une nuit d’amour fou. Renée était l’homme, la volontépassionnée et agissante. Maxime subissait. Cet être neutre, blondet joli, frappé dès l’enfance dans sa virilité, devenait, aux brascurieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses membresépilés, ses maigreurs gracieuses d’éphèbe romain. Il semblait né etgrandi pour une perversion de la volupté. Renée jouissait de sesdominations, elle pliait sous sa passion cette créature où le sexehésitait toujours. C’était pour elle un continuel étonnement dudésir, une surprise des sens, une bizarre sensation de malaise etde plaisir aigu. Elle ne savait plus&|160;; elle revenait avec desdoutes à sa peau fine, à son cou potelé, à ses abandons et à sesévanouissements. Elle éprouva alors une heure de plénitude. Maxime,en lui révélant un frisson nouveau, compléta ses toilettes folles,son luxe prodigieux, sa vie à outrance. Il mit dans sa chair lanote excessive qui chantait déjà autour d’elle. Il fut l’amantassorti aux modes et aux folies de l’époque. Ce joli jeune homme,dont les vestons montraient les formes grêles, cette fille manquée,qui se promenait sur les boulevards, la raie au milieu de la tête,avec de petits rires et des sourires ennuyés, se trouva être, auxmains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, à certainesheures, dans une nation pourrie, épuise une chair et détraque uneintelligence.

Et c’était surtout dans la serre que Renée était l’homme. Lanuit ardente qu’ils y passèrent fut suivie de plusieurs autres. Laserre aimait, brûlait avec eux. Dans l’air alourdi, dans la clartéblanchâtre de la lune, ils voyaient le monde étrange des plantesqui les entouraient se mouvoir confusément, échanger des étreintes.La peau d’ours noir tenait toute l’allée. À leurs pieds, le bassinfumait, plein d’un grouillement, d’un entrelacement épais deracines, tandis que l’étoile rose des Nymphéa s’ouvrait, à fleurd’eau, comme un corsage de vierge, et que les Tornélia laissaientpendre leurs broussailles, pareilles à des chevelures de Néréidespâmées. Puis, autour d’eux, les Palmiers, les grands Bambous del’Inde, se haussaient, allaient dans le cintre, où ils sepenchaient et mêlaient leurs feuilles avec des attitudeschancelantes d’amants lassés. Plus bas, les Fougères, les Ptérides,les Alsophila étaient comme des dames vertes, avec leurs largesjupes garnies de volants réguliers, qui, muettes et immobiles auxbords de l’allée, attendaient l’amour. À côté d’elles, les feuillestorses, tachées de rouge, des Bégonia, et les feuilles blanches, enfer de lance, des Caladium mettaient une suite vague demeurtrissures et de pâleurs, que les amants ne s’expliquaient pas,et où ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et degenoux, vautrés à terre, sous la brutalité de caresses sanglantes.Et les Bananiers, pliant sous les grappes de leurs fruits, leurparlaient des fertilités grasses du sol, pendant que les Euphorbesd’Abyssinie, dont ils entrevoyaient dans l’ombre les ciergesépineux, contrefaits, pleins de bosses honteuses, leur semblaientsuer la sève, le flux débordant de cette génération de flamme.Mais, à mesure que leurs regards s’enfonçaient dans les coins de laserre, l’obscurité s’emplissait d’une débauche de feuilles et detiges plus furieuse&|160;: ils ne distinguaient plus, sur lesgradins, les Maranta douces comme du velours, les Gloxinia auxcloches violettes, les Dracena semblables à des lames de vieillelaque vernie&|160;; c’était une ronde d’herbes vivantes qui sepoursuivait d’une tendresse inassouvie. Aux quatre angles, àl’endroit où des rideaux de lianes ménageaient des berceaux, leurrêve charnel s’affolait encore, et les jets souples des Vanilles,des Coques du Levant, des Quisqualus, des Bauhinia étaient les brasinterminables d’amoureux qu’on ne voyait pas, et qui allongeaientéperdument leur étreinte, pour amener à eux toutes les joieséparses. Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dansun spasme d’amour, se cherchaient, s’enroulaient, comme pour le rutd’une foule. C’était le rut immense de la serre, de ce coin deforêt vierge où flambaient les verdures et les floraisons destropiques.

Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dansces noces puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d’ours,leur brûlait le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux desgouttes de chaleur. La sève qui montait aux flancs des arbres lespénétrait, eux aussi, leur donnait des désirs fous de croissanceimmédiate, de reproduction gigantesque. Ils entraient dans le rutde la serre. C’était alors, au milieu de la lueur pâle, que desvisions les hébétaient, des cauchemars dans lesquels ilsassistaient longuement aux amours des Palmiers et desFougères&|160;; les feuillages prenaient des apparences confuses etéquivoques, que leurs désirs fixaient en images sensuelles&|160;;des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs, voixpâmées, soupirs d’extase, cris étouffés de douleur, rireslointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, etque l’écho leur renvoyait. Parfois ils se croyaient secoués par untremblement du sol, comme si la terre elle-même, dans une crised’assouvissement, eût éclaté en sanglots voluptueux.

S’ils avaient fermé les yeux, si la chaleur suffocante et lalumière pâle n’avaient pas mis en eux une dépravation de tous lessens, les odeurs eussent suffi à les jeter dans un éréthismenerveux extraordinaire. Le bassin les mouillait d’une senteur âcre,profonde, où passaient les mille parfums des fleurs et desverdures. Par instants, la Vanille chantait avec des roucoulementsde ramier&|160;; puis arrivaient les notes rudes des Stanhopéa,dont les bouches tigrées ont une haleine forte et amère deconvalescent. Les Orchidées, dans leurs corbeilles que retenaientdes chaînettes, exhalaient leurs souffles, semblables à desencensoirs vivants. Mais l’odeur qui dominait, l’odeur où sefondaient tous ces vagues soupirs, c’était une odeur humaine, uneodeur d’amour, que Maxime reconnaissait, quand il baisait la nuquede Renée, quand il enfouissait sa tête au milieu de ses cheveuxdénoués. Et ils restaient ivres de cette odeur de femme amoureuse,qui traînait dans la serre, comme dans une alcôve où la terreenfantait.

D’habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin deMadagascar, sous cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avaitmordu une feuille. Autour d’eux, des blancheurs de statues riaient,en regardant l’accouplement énorme des verdures. La lune, quitournait, déplaçait les groupes, animait le drame de sa lumièrechangeante. Et ils étaient à mille lieues de Paris, en dehors de lavie facile du Bois et des salons officiels, dans le coin d’uneforêt de l’Inde, de quelque temple monstrueux, dont le sphinx demarbre noir devenait le dieu. Ils se sentaient rouler au crime, àl’amour maudit, à une tendresse de bêtes farouches. Tout cepullulement qui les entourait, ce grouillement sourd du bassin,cette impudicité nue des feuillages, les jetaient en plein enferdantesque de la passion. C’était alors au fond de cette cage deverre, toute bouillante des flammes de l’été, perdue dans le froidclair de décembre, qu’ils goûtaient l’inceste, comme le fruitcriminel d’une terre trop chauffée, avec la peur sourde de leurcouche terrifiante.

Et, au milieu de la peau noire, le corps de Renée blanchissait,dans sa pose de grande chatte accroupie, l’échine allongée, lespoignets tendus, comme des jarrets souples et nerveux. Elle étaittoute gonflée de volupté, et les lignes claires de ses épaules etde ses reins se détachaient avec des sécheresses félines sur latache d’encre dont la fourrure noircissait le sable jaune del’allée. Elle guettait Maxime, cette proie renversée sous elle, quis’abandonnait, qu’elle possédait tout entière. Et, de temps àautre, elle se penchait brusquement, elle le baisait de sa boucheirritée. Sa bouche s’ouvrait alors avec l’éclat avide et saignantde l’Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le flanc del’hôtel. Elle n’était plus qu’une fille brûlante de la serre. Sesbaisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de lagrande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissentsans cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d’uneMessaline géante.

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