La Curée

III

Maxime resta au collège de Plassans jusqu’aux vacances de 1854.Il avait treize ans et quelques mois, et venait d’achever sacinquième. Ce fut alors que son père se décida à le faire venir àParis. Il songeait qu’un fils de cet âge le poserait,l’installerait définitivement dans son rôle de veuf remarié, richeet sérieux. Lorsqu’il annonça son projet à Renée, à l’égard delaquelle il se piquait d’une extrême galanterie, elle lui réponditnégligemment :

– C’est cela, faites venir le gamin… Il nous amusera unpeu. Le matin, on s’ennuie à mourir.

Le gamin arriva huit jours après. C’était déjà un grand galopinfluet, à figure de fille, l’air délicat et effronté, d’un blondtrès doux. Mais comme il était fagoté, grand Dieu ! Tondujusqu’aux oreilles, les cheveux si ras que la blancheur du crâne setrouvait à peine couverte d’une ombre légère, il avait un pantalontrop court, des souliers de charretier, une tunique affreusementrâpée, trop large, et qui le rendait presque bossu. Dans cetaccoutrement, surpris des choses nouvelles qu’il voyait, ilregardait autour de lui, sans timidité, d’ailleurs, de l’airsauvage et rusé d’un enfant précoce, hésitant à se livrer dupremier coup.

Un domestique venait de l’amener de la gare, et il était dans legrand salon, ravi par l’or de l’ameublement et du plafond,profondément heureux de ce luxe au milieu duquel il allait vivre,lorsque Renée, qui revenait de chez son tailleur, entra comme uncoup de vent. Elle jeta son chapeau et le burnous blanc qu’elleavait mis sur ses épaules pour se protéger contre le froid déjàvif. Elle apparut à Maxime, stupéfait d’admiration, dans toutl’éclat de son merveilleux costume.

L’enfant la crut déguisée. Elle portait une délicieuse jupe defaille bleue, à grands volants, sur laquelle était jetée une sorted’habit de garde française de soie gris tendre. Les pans del’habit, doublé de satin bleu plus foncé que la faille du jupon,étaient galamment relevés et retenus par des nœuds de ruban ;les parements des manches plates, les grands revers du corsages’élargissaient, garnis du même satin. Et, comme assaisonnementsuprême, comme pointe risquée d’originalité, de gros boutonsimitant le saphir, pris dans des rosettes azur, descendaient lelong de l’habit, sur deux rangées. C’était laid et adorable.

Quand Renée aperçut Maxime :

– C’est le petit, n’est-ce pas ? demanda-t-elle audomestique, surprise de le voir aussi grand qu’elle.

L’enfant la dévorait du regard. Cette dame si blanche de peau,dont on apercevait la poitrine dans l’entrebâillement d’unechemisette plissée, cette apparition brusque et charmante, avec sacoiffure haute, ses fines mains gantées, ses petites bottes d’hommedont les talons pointus s’enfonçaient dans le tapis, le ravissait,lui semblait la bonne fée de cet appartement tiède et doré. Il semit à sourire, et il fut tout juste assez gauche pour garder sagrâce de gamin.

– Tiens, il est drôle ! s’écria Renée… Mais, quellehorreur ! comme on lui a coupé les cheveux !… Écoute, monpetit ami, ton père ne rentrera sans doute que pour le dîner, et jevais être obligée de t’installer… Je suis votre belle-maman,monsieur. Veux-tu m’embrasser ?

– Je veux bien, répondit carrément Maxime.

Et il baisa la jeune femme sur les deux joues, en la prenant parles épaules, ce qui chiffonna un peu l’habit de garde française.Elle se dégagea, riant, disant :

– Mon Dieu ! qu’il est drôle, le petittondu !…

Elle revint à lui, plus sérieuse.

– Nous serons amis, n’est-ce pas ?… Je veux être unemère pour vous. Je réfléchissais à cela, en attendant mon tailleurqui était en conférence, et je me disais que je devais me montrertrès bonne et vous élever tout à fait bien… Ce seragentil !

Maxime continuait à la regarder, de son regard bleu de fillehardie, et brusquement :

– Quel âge avez-vous ? demanda-t-il.

– Mais on ne demande jamais cela ! s’écria-t-elle enjoignant les mains… Il ne sait pas, le petit malheureux ! Ilfaudra tout lui apprendre… Heureusement que je puis encore dire monâge. J’ai vingt et un ans.

– Moi, j’en aurai bientôt quatorze… Vous pourriez être masœur.

Il n’acheva pas, mais son regard ajoutait qu’il s’attendait àtrouver la seconde femme de son père beaucoup plus vieille. Ilétait tout près d’elle, il lui regardait le cou avec tantd’attention, qu’elle finit presque par rougir. Sa tête folle,d’ailleurs, tournait, ne pouvant s’arrêter longtemps sur le mêmesujet ; et elle se mit à marcher, à parler de son tailleur,oubliant qu’elle s’adressait à un enfant.

– J’aurais voulu être là pour vous recevoir. Maisimaginez-vous que Worms m’a apporté ce costume ce matin… Jel’essaie et je le trouve assez réussi. Il a beaucoup de chic,n’est-ce pas ?

Elle s’était placée devant une glace. Maxime allait et venaitderrière elle, pour la voir sur toutes les faces.

– Seulement, continua-t-elle, en mettant l’habit, je mesuis aperçue qu’il faisait un gros pli, là, sur l’épaule gauche,vous voyez… C’est très laid, ce pli ; il semble que j’ai uneépaule plus haute que l’autre.

Il s’était approché, il passait son doigt sur le pli, comme pourl’aplatir, et sa main de collégien vicieux paraissait s’oublier encet endroit avec un certain bien aise.

– Ma foi, continua-t-elle, je n’ai pu y tenir. J’ai faitatteler et je suis allée dire à Worms ce que je pensais de soninconcevable légèreté… Il m’a promis de réparer cela.

Puis, elle resta devant la glace, se contemplant toujours, seperdant dans une subite rêverie. Elle finit par poser un doigt surses lèvres, d’un air d’impatience méditative. Et, tout bas, commese parlant à elle-même :

– Il manque quelque chose… bien sûr qu’il manque quelquechose…

Alors, d’un mouvement prompt, elle se tourna, se planta devantMaxime, auquel elle demanda :

– Est-ce que c’est vraiment bien ?… Vous ne trouvezpas qu’il manque quelque chose, un rien, un nœud quelquepart ?

Le collégien, rassuré par la camaraderie de la jeune femme,avait repris tout l’aplomb de sa nature effrontée. Il s’éloigna, serapprocha, cligna les yeux, en murmurant :

– Non, non, il ne manque rien, c’est très joli, très joli…Je trouve plutôt qu’il y a quelque chose de trop.

Il rougit un peu, malgré son audace, s’avança encore, et,traçant du bout du doigt un angle aigu sur la gorge deRenée :

– Moi, voyez-vous, continua-t-il, j’échancrerais comme çacette dentelle, et je mettrais un collier avec une grossecroix.

Elle battit des mains, rayonnante.

– C’est cela, c’est cela, cria-t-elle… J’avais la grossecroix sur le bout de la langue.

Elle écarta la chemisette, disparut pendant deux minutes, revintavec le collier et la croix. Et, se replaçant devant la glace d’unair de triomphe :

– Oh ! complet, tout à fait complet, murmura-t-elle…Mais il n’est pas bête du tout, le petit tondu ! Tu habillaisdonc les femmes dans ta province ?… Décidément, nous seronsbons amis. Mais il faudra m’écouter. D’abord, vous laisserezpousser vos cheveux, et vous ne porterez plus cette affreusetunique. Puis, vous suivrez fidèlement mes leçons de bonnesmanières. Je veux que vous soyez un joli jeune homme.

– Mais bien sûr, dit naïvement l’enfant ; puisque papaest riche maintenant, et que vous êtes sa femme.

Elle eut un sourire, et avec sa vivacité habituelle :

– Alors commençons par nous tutoyer. Je dis tu, je disvous. C’est bête… Tu m’aimeras bien ?

– Je t’aimerai de tout mon cœur, répondit-il avec uneeffusion de galopin en bonne fortune.

Telle fut la première entrevue de Maxime et de Renée. L’enfantn’alla au collège qu’un mois plus tard. Sa belle-mère, les premiersjours, joua avec lui comme avec une poupée ; elle le décrassade sa province, et il faut dire qu’il y mit une bonne volontéextrême. Quand il parut, habillé de neuf des pieds à la tête par letailleur de son père, elle poussa un cri de surprise joyeuse :il était joli comme un cœur ; ce fut son expression. Sescheveux seuls mettaient à pousser une lenteur désespérante. Lajeune femme disait d’ordinaire que tout le visage est dans lachevelure. Elle soignait la sienne avec dévotion. Longtemps, lacouleur l’en avait désolée, cette couleur particulière, d’un jaunetendre, qui rappelait celle du beurre fin. Mais quand la mode descheveux jaunes arriva, elle fut charmée, et pour faire croirequ’elle ne suivait pas la mode bêtement, elle jura qu’elle seteignait tous les mois.

Les treize ans de Maxime étaient déjà terriblement savants.C’était une de ces natures frêles et hâtives, dans lesquelles lessens poussent de bonne heure. Le vice en lui parut même avantl’éveil des désirs. À deux reprises, il faillit se faire chasser ducollège. Renée, avec des yeux habitués aux grâces provinciales,aurait vu que, tout fagoté qu’il était, le petit tondu, comme ellele nommait, souriait, tournait le cou, avançait les bras d’unefaçon gentille, de cet air féminin des demoiselles de collège. Ilse soignait beaucoup les mains, qu’il avait minces etlongues ; si ses cheveux restaient courts, par ordre duproviseur, ancien colonel du génie, il possédait un petit miroirqu’il tirait de sa poche, pendant les classes, qu’il posait entreles pages de son livre, et dans lequel il se regardait des heuresentières, s’examinant les yeux, les gencives, se faisant des mines,s’apprenant des coquetteries. Ses camarades se pendaient à sablouse, comme à une jupe, et il se serrait tellement, qu’il avaitla taille mince, le balancement de hanches d’une femme faite. Lavérité était qu’il recevait autant de coups que de caresses. Lecollège de Plassans, un repaire de petits bandits comme la plupartdes collèges de province, fut ainsi un milieu de souillure, danslequel se développa singulièrement ce tempérament neutre, cetteenfance qui apportait le mal, d’on ne savait quel inconnuhéréditaire. L’âge allait heureusement le corriger. Mais la marquede ses abandons d’enfant, cette effémination de tout son être,cette heure où il s’était cru fille, devait rester en lui, lefrapper à jamais dans sa virilité.

Renée l’appelait « mademoiselle », sans savoir que,six mois auparavant, elle aurait dit juste. Il lui semblait trèsobéissant, très aimant, et même elle se trouvait souvent gênée parses caresses. Il avait une façon d’embrasser qui chauffait la peau.Mais ce qui la ravissait, c’était son espièglerie ; il étaitdrôle au possible, hardi, parlant déjà des femmes avec dessourires, tenant tête aux amies de Renée, à la chère Adeline quivenait d’épouser M. d’Espanet, et à la grosse Suzanne, mariéetout récemment au grand industriel Haffner. Il eut, à quatorze ans,une passion pour cette dernière. Il avait pris sa belle-mère pourconfidente, et celle-ci s’amusait beaucoup.

– Moi, j’aurais préféré Adeline, disait-elle ; elleest plus jolie.

– Peut-être, répondait le galopin, mais Suzanne est bienplus grosse… J’aime les belles femmes… Si tu étais gentille, tu luiparlerais pour moi.

Renée riait. Sa poupée, ce grand gamin aux mines de fille, luisemblait impayable, depuis qu’elle était amoureuse. Il vint unmoment où Mme Haffner dut se défendre sérieusement.D’ailleurs, ces dames encourageaient Maxime par leurs riresétouffés, leurs demi-mots, les attitudes coquettes qu’ellesprenaient devant cet enfant précoce. Il entrait là une pointe dedébauche fort aristocratique. Toutes trois, dans leur vietumultueuse, brûlées par la passion, s’arrêtaient à la dépravationcharmante du galopin, comme à un piment original et sans danger quiréveillait leur goût. Elles lui laissaient toucher leur robe,frôler leurs épaules de ses doigts, lorsqu’il les suivait dansl’antichambre, pour jeter sur elles leur sortie de bal ; ellesse le passaient de main en main, riant comme des folles, quand illeur baisait les poignets, du côté des veines, à cette place où lapeau est si douce ; puis elles se faisaient maternelles et luienseignaient doctement l’art d’être bel homme et de plaire auxdames. C’était leur joujou, un petit homme d’un mécanismeingénieux, qui embrassait, qui faisait la cour, qui avait les plusaimables vices du monde, mais qui restait un joujou, un petit hommede carton qu’on ne craignait pas trop, assez cependant pour avoir,sous sa main enfantine, un frisson très doux.

À la rentrée des classes, Maxime alla au lycée Bonaparte. C’estle lycée du beau monde, celui que Saccard devait choisir pour sonfils. L’enfant, si mou, si léger qu’il fût, avait alors uneintelligence très vive ; mais il s’appliqua à tout autre chosequ’aux études classiques. Il fut cependant un élève correct, qui nedescendit jamais dans la bohème des cancres, et qui demeura parmiles petits messieurs convenables et bien mis dont on ne dit rien.Il ne lui resta de sa jeunesse qu’une véritable religion pour latoilette. Paris lui ouvrit les yeux, en fit un beau jeune homme,pincé dans ses vêtements, suivant les modes. Il était le Brummel desa classe. Il s’y présentait comme dans un salon, chaussé finement,ganté juste, avec des cravates prodigieuses et des chapeauxineffables. D’ailleurs, ils se trouvaient là une vingtaine, formantune aristocratie, s’offrant à la sortie des havanes dans desporte-cigares à fermoirs d’or, faisant porter leur paquet de livrespar un domestique en livrée. Maxime avait déterminé son père à luiacheter un tilbury et un petit cheval noir qui faisaientl’admiration de ses camarades. Il conduisait lui-même, ayant sur lesiège de derrière un valet de pied, les bras croisés, qui tenaitsur ses genoux le cartable du collégien, un vrai portefeuille deministre en chagrin marron. Et il fallait voir avec quellelégèreté, quelle science et quelle correction d’allures, il venaiten dix minutes de la rue de Rivoli à la rue du Havre, arrêtait netson cheval devant la porte du lycée, jetait la bride au valet, endisant : « Jacques, à quatre heures et demie, n’est-cepas ? » Les boutiquiers voisins étaient ravis de la bonnegrâce de ce blondin qu’ils voyaient régulièrement deux fois parjour arriver et repartir dans sa voiture. Au retour, ilreconduisait parfois un ami, qu’il mettait à sa porte. Les deuxenfants fumaient, regardaient les femmes, éclaboussaient lespassants, comme s’ils fussent revenus des courses. Petit mondeétonnant, couvée de fats et d’imbéciles, qu’on peut voir chaquejour rue du Havre, correctement habillés, avec leurs vestons degandins, jouer les hommes riches et blasés, tandis que la bohème dulycée, les vrais écoliers, arrivent criant et se poussant, tapantle pavé avec leurs gros souliers, leurs livres pendus derrière ledos, au bout d’une courroie.

Renée, qui voulait prendre au sérieux son rôle de mère etd’institutrice, était enchantée de son élève. Elle ne négligeaitrien, il est vrai, pour parfaire son éducation. Elle traversaitalors une heure pleine de dépit et de larmes ; un amantl’avait quittée, avec scandale, aux yeux de tout Paris, pour semettre avec la duchesse de Sternich. Elle rêva que Maxime serait saconsolation, elle se vieillit, s’ingénia pour être maternelle, etdevint le mentor le plus original qu’on pût imaginer. Souvent, letilbury de Maxime restait à la maison ; c’était Renée, avec sagrande calèche, qui venait prendre le collégien. Ils cachaient leportefeuille marron sous la banquette, ils allaient au Bois, alorsdans tout son neuf. Là, elle lui faisait un cours de hauteélégance. Elle lui nommait le Tout-Paris impérial, gras, heureux,encore dans l’extase de ce coup de baguette qui changeait lesmeurt-de-faim et les goujats de la veille en grands seigneurs, enmillionnaires soufflant et se pâmant sous le poids de leur caisse.Mais l’enfant la questionnait surtout sur les femmes, et comme elleétait très libre avec lui, elle lui donnait des détailsprécis ; Mme de Guende était bête, maisadmirablement faite ; la comtesse Vanska, fort riche, avaitchanté dans les cours, avant de se faire épouser par un Polonais,qui la battait, disait-on ; quant à la marquise d’Espanet et àSuzanne Haffner, elles étaient inséparables, et, bien qu’ellesfussent ses amies intimes, Renée ajoutait, en pinçant les lèvres,comme pour n’en pas dire davantage, qu’il courait de bien vilaineshistoires sur leur compte ; la belleMme de Lauwerens était aussi horriblementcompromettante, mais elle avait de si jolis yeux, et tout le monde,en somme, savait que, quant à elle, elle était irréprochable, bienqu’un peu trop mêlée aux intrigues des pauvres petites femmes quila fréquentaient, Mme Daste,Mme Teissière, la baronne de Meinhold. Maximevoulut avoir le portrait de ces dames ; il en garnit un albumqui resta sur la table du salon. Pour embarrasser sa belle-maman,avec cette ruse vicieuse qui était le trait dominant de soncaractère, il lui demandait des détails sur les filles, en feignantde les prendre pour des femmes du vrai monde. Renée, morale etsérieuse, disait que c’étaient d’affreuses créatures et qu’ildevait les éviter avec soin ; puis elle s’oubliait, et parlaitd’elles comme de personnes qu’elle eût connues intimement. Un desgrands régals de l’enfant était encore de la mettre sur le chapitrede la duchesse de Sternich. Chaque fois que sa voiture passait, auBois, à côté de la leur, il ne manquait pas de nommer la duchesse,avec une sournoiserie méchante, un regard en dessous, prouvantqu’il connaissait la dernière aventure de Renée. Celle-ci, d’unevoix sèche, déchirait sa rivale ; comme ellevieillissait ! la pauvre femme ! elle se maquillait, elleavait des amants cachés au fond de toutes ses armoires, elles’était donnée à un chambellan pour entrer dans le lit impérial. Etelle ne tarissait pas, tandis que Maxime, pour l’exaspérer,trouvait Mme de Sternich délicieuse. De tellesleçons développaient singulièrement l’intelligence du collégien,d’autant plus que la jeune institutrice les répétait partout, auBois, au théâtre, dans les salons. L’élève devint très fort.

Ce que Maxime adorait, c’était de vivre dans les jupes, dans leschiffons, dans la poudre de riz des femmes. Il restait toujours unpeu fille, avec ses mains effilées, son visage imberbe, son coublanc et potelé. Renée le consultait gravement sur ses toilettes.Il connaissait les bons faiseurs de Paris, jugeait chacun d’euxd’un mot, parlait de la saveur des chapeaux d’un tel et de lalogique des robes de tel autre. À dix-sept ans, il n’y avait pasune modiste qu’il n’eût approfondie, pas un bottier dont il n’eûtétudié et pénétré le cœur. Cet étrange avorton, qui, pendant lesclasses d’anglais, lisait les prospectus que son parfumeur luiadressait tous les vendredis, aurait soutenu une thèse brillantesur le Tout-Paris mondain, clientèle et fournisseurs compris, àl’âge où les gamins de province n’osent pas encore regarder leurbonne en face. Souvent, quand il revenait du lycée, il rapportaitdans son tilbury un chapeau, une boîte de savons, un bijou,commandés la veille par sa belle-mère. Il avait toujours quelquebout de dentelle musquée qui traînait dans ses poches.

Mais sa grande partie était d’accompagner Renée chez l’illustreWorms, le tailleur de génie, devant lequel les reines du secondEmpire se tenaient à genoux. Le salon du grand homme était vaste,carré, garni de larges divans. Il y entrait avec une émotionreligieuse. Les toilettes ont certainement une odeur propre ;la soie, le satin, le velours, les dentelles, avaient marié leursarômes légers à ceux des chevelures et des épaules ambrées ;et l’air du salon gardait cette tiédeur odorante, cet encens de lachair et du luxe qui changeait la pièce en une chapelle consacrée àquelque secrète divinité. Souvent il fallait que Renée et Maximefissent antichambre pendant des heures ; il y avait là unevingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant desbiscuits dans des verres de madère, faisant collation sur la grandetable du milieu, où traînaient des bouteilles et des assiettes depetits fours. Ces dames étaient chez elles, parlaient librement, etlorsqu’elles se pelotonnaient autour de la pièce, on aurait dit unvol blanc de lesbiennes qui se serait abattu sur les divans d’unsalon parisien. Maxime, qu’elles toléraient et qu’elles aimaientpour son air de fille, était le seul homme admis dans le cénacle.Il y goûtait des jouissances divines ; il glissait le long desdivans comme une couleuvre agile ; on le retrouvait sous unejupe, derrière un corsage, entre deux robes, où il se faisait toutpetit, se tenant bien tranquille, respirant la chaleur parfumée deses voisines, avec des mines d’enfant de chœur avalant le bonDieu.

– Il se fourre partout, ce petit-là, disait la baronne deMeinhold, en lui tapotant les joues.

Il était si fluet que ces dames ne lui donnaient guère plus dequatorze ans. Elles s’amusèrent à le griser avec le madère del’illustre Worms. Il leur dit des choses stupéfiantes, qui lesfirent rire aux larmes. Toutefois, ce fut la marquise d’Espanet quitrouva le mot de la situation. Comme on découvrit un jour Maxime,dans un angle des divans, derrière son dos :

– Voilà un garçon qui aurait dû naître fille,murmura-t-elle, à le voir si rose, si rougissant, si pénétré dubien-être qu’il avait éprouvé dans son voisinage.

Puis, lorsque le grand Worms recevait enfin Renée, Maximepénétrait avec elle dans le cabinet. Il s’était permis de parlerdeux ou trois fois, pendant que le maître s’absorbait dans lespectacle de sa cliente, comme les pontifes du beau veulent queLéonard de Vinci l’ait fait devant la Joconde. Le maître avaitdaigné sourire de la justesse de ses observations. Il faisaitmettre Renée debout devant une glace, qui montait du parquet auplafond, se recueillait, avec un froncement de sourcils, pendantque la jeune femme, émue, retenait son haleine, pour ne pas bouger.Et, au bout de quelques minutes, le maître, comme pris et secouépar l’inspiration, peignait à grands traits saccadés lechef-d’œuvre qu’il venait de concevoir, s’écriait en phrasessèches :

– Robe Montespan en faille cendrée…, la traîne dessinant,devant, une basque arrondie…, gros nœuds de satin gris la relevantsur les hanches…, enfin tablier bouillonné de tulle gris perle, lesbouillonnés séparés par des bandes de satin gris.

Il se recueillait encore, paraissait descendre tout au fond deson génie, et, avec une grimace triomphante de pythonisse sur sontrépied, il achevait :

– Nous poserons dans les cheveux, sur cette tête rieuse, lepapillon rêveur de Psyché aux ailes d’azur changeant.

Mais, d’autres fois, l’inspiration était rétive. L’illustreWorms l’appelait vainement, concentrait ses facultés en pure perte.Il torturait ses sourcils, devenait livide, prenait entre ses mainssa pauvre tête, qu’il branlait avec désespoir, et vaincu, se jetantdans un fauteuil :

– Non, murmurait-il d’une voix dolente, non, pasaujourd’hui…, ce n’est pas possible… Ces dames sont indiscrètes. Lasource est tarie.

Et il mettait Renée à la porte en répétant :

– Pas possible, pas possible, chère dame, vous repasserezun autre jour… Je ne vous sens pas ce matin.

La belle éducation que recevait Maxime eut un premier résultat.À dix-sept ans, le gamin séduisit la femme de chambre de sabelle-mère. Le pis de l’histoire fut que la chambrière devintenceinte. Il fallut l’envoyer à la campagne avec le marmot et luiconstituer une petite rente. Renée resta horriblement vexée del’aventure. Saccard ne s’en occupa que pour régler le côtépécuniaire de la question ; mais la jeune femme grondavertement son élève. Lui, dont elle voulait faire un hommedistingué, se compromettre avec une telle fille ! Quel débutridicule et honteux, quelle fredaine inavouable ! Encore s’ils’était lancé avec une de ces dames !

– Pardieu ! répondit-il tranquillement, si ta bonneamie Suzanne avait voulu, c’est elle qui serait allée à lacampagne.

– Oh ! le polisson ! murmura-t-elle, désarmée,égayée par l’idée de voir Suzanne se réfugiant à la campagne avecune rente de douze cents francs.

Puis, une pensée plus drôle lui vint, et oubliant son rôle demère irritée, poussant des rires perlés, qu’elle retenait entre sesdoigts, elle balbutia, en le regardant du coin de l’œil :

– Dis donc, c’est Adeline qui t’en aurait voulu, et qui luiaurait fait des scènes…

Elle n’acheva pas. Maxime riait avec elle. Telle fut la bellechute que fit la morale de Renée en cette aventure.

Cependant Aristide Saccard ne s’inquiétait guère des deuxenfants, comme il nommait son fils et sa seconde femme. Il leurlaissait une liberté absolue, heureux de les voir bons amis, ce quiemplissait l’appartement d’une gaieté bruyante. Singulierappartement que ce premier étage de la rue de Rivoli. Les portes ybattaient toute la journée ; les domestiques y parlaienthaut ; le luxe neuf et éclatant en était traversécontinuellement par des courses de jupes énormes et volantes, pardes processions de fournisseurs, par le tohu-bohu des amies deRenée, des camarades de Maxime et des visiteurs de Saccard. Cedernier recevait, de neuf heures à onze heures, le plus étrangemonde qu’on pût voir : sénateurs et clercs d’huissier,duchesses et marchandes à la toilette, toute l’écume que lestempêtes de Paris jetaient le matin à sa porte, robes de soie,jupes sales, blouses, habits noirs, qu’il accueillait du même tonpressé, des mêmes gestes impatients et nerveux ; il bâclaitles affaires en deux paroles, résolvait vingt difficultés à lafois, et donnait les solutions en courant. On eût dit que ce petithomme remuant, dont la voix était très forte, se battait dans soncabinet avec les gens, avec les meubles, culbutait, se frappait latête au plafond pour en faire jaillir les idées, et retombaittoujours victorieux sur ses pieds. Puis, à onze heures, ilsortait ; on ne le voyait plus de la journée ; ildéjeunait dehors, souvent même il y dînait. Alors la maisonappartenait à Renée et à Maxime ; ils s’emparaient du cabinetdu père ; ils y déballaient les cartons des fournisseurs, etles chiffons traînaient sur les dossiers. Parfois des gens gravesattendaient une heure à la porte du cabinet, pendant que lecollégien et la jeune femme discutaient un nœud de ruban, assis auxdeux bouts du bureau de Saccard. Renée faisait atteler dix fois parjour. Rarement on mangeait ensemble ; sur les trois, deuxcouraient, s’oubliaient, ne revenaient qu’à minuit. Appartement detapage, d’affaires et de plaisirs, où la vie moderne, avec sonbruit d’or sonnant, de toilettes froissées, s’engouffrait comme uncoup de vent.

 

Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s’étaitrévélé grand spéculateur, brasseur de millions. Après le coup demaître de la rue de la Pépinière, il se lança hardiment dans lalutte qui commençait à semer Paris d’épaves honteuses et detriomphes fulgurants. D’abord, il joua à coup sûr, répétant sonpremier succès, achetant les immeubles qu’il savait menacés de lapioche, et employant ses amis pour obtenir de grosses indemnités.Il vint un moment où il eut cinq ou six maisons, ces maisons qu’ilregardait si étrangement autrefois, comme des connaissances à lui,lorsqu’il n’était qu’un pauvre agent voyer. Mais c’était làl’enfance de l’art. Quand il avait usé les baux, comploté avec leslocataires, volé l’État et les particuliers, la finesse n’était pasgrande, et il pensait que le jeu ne valait pas la chandelle. Aussimit-il bientôt son génie au service de besognes pluscompliquées.

Saccard inventa d’abord le tour des achats d’immeubles faitssous le manteau pour le compte de la Ville. Une décision du Conseild’État créait à cette dernière une situation difficile. Elle avaitacheté à l’amiable un grand nombre de maisons, espérant user lesbaux et congédier les locataires sans indemnité. Mais cesacquisitions furent considérées comme de véritables expropriations,et elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d’être leprête-nom de la Ville ; il achetait, usait les baux, et,moyennant un pot-de-vin, livrait l’immeuble au moment fixé. Et mêmeil finit par jouer double jeu ; il achetait pour la Ville etpour le préfet. Quand l’affaire était par trop tentante, ilescamotait la maison. L’État payait. On récompensa sescomplaisances en lui concédant des bouts de rues, des carrefoursprojetés, qu’il rétrocédait avant même que la voie nouvelle fûtcommencée. C’était un jeu féroce ; on jouait sur les quartiersà bâtir comme on joue sur un titre de rente. Certaines dames, dejolies filles, amies intimes de hauts fonctionnaires, étaient de lapartie ; une d’elles, dont les dents blanches sont célèbres, acroqué, à plusieurs reprises, des rues entières. Saccards’affamait, sentait ses désirs s’accroître, à voir ce ruissellementd’or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait qu’une merde pièces de vingt francs s’élargissait autour de lui, de lacdevenait océan, emplissait l’immense horizon avec un bruit devagues étrange, une musique métallique qui lui chatouillait lecœur ; et il s’aventurait, nageur plus hardi chaque jour,plongeant, reparaissant, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre,traversant cette immensité par les temps clairs et par les orages,comptant sur ses forces et son adresse pour ne jamais aller aufond.

Paris s’abîmait alors dans un nuage de plâtre. Les temps préditspar Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. On taillaitla cité à coups de sabre, et il était de toutes les entailles, detoutes les blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coinsde la ville. Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire dutrou qu’une compagnie creusa, pour transporter cinq ou six millemètres cubes de terre et faire croire à des travaux gigantesques,et qu’on dut ensuite reboucher, en rapportant la terre deSaint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite. Lui s’en tirala conscience nette, les poches pleines, grâce à son frère Eugène,qui voulut bien intervenir. À Chaillot, il aida à éventrer labutte, à la jeter dans un bas-fond, pour faire passer le boulevardqui va de l’Arc de Triomphe au pont de l’Alma. Du côté de Passy, cefut lui qui eut l’idée de semer les déblais du Trocadéro sur leplateau, de sorte que la bonne terre se trouve aujourd’hui à deuxmètres de profondeur, et que l’herbe elle-même refuse de pousserdans ces gravats. On l’aurait retrouvé sur vingt points à la fois,à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable,un déblai dont on ne savait que faire, un remblai qu’on ne pouvaitexécuter, un bon amas de terre et de plâtras où s’impatientait lahâte fébrile des ingénieurs, que lui fouillait de ses ongles, etdans lequel il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ouquelque opération de sa façon. Le même jour, il courait des travauxde l’Arc de Triomphe à ceux du boulevard Saint-Michel, des déblaisdu boulevard Malesherbes aux remblais de Chaillot, traînant aveclui une armée d’ouvriers, d’huissiers, d’actionnaires, de dupes etde fripons.

Mais sa gloire la plus pure était le Crédit viticole, qu’ilavait fondé avec Toutin-Laroche. Celui-ci s’en trouvait ledirecteur officiel ; lui ne paraissait que comme membre duconseil de surveillance. Eugène, en cette circonstance, avaitencore donné un bon coup de main à son frère. Grâce à lui, legouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec une grandebonhomie. En une délicate circonstance, comme un journal malpensant se permettait de critiquer une opération de cettecompagnie, le Moniteur alla jusqu’à publier unenote interdisant toute discussion sur une maison si honorable, etque l’État daignait patronner. Le Crédit viticole s’appuyait sur unexcellent système financier : il prêtait aux cultivateurs lamoitié du prix d’estimation de leurs biens, garantissait le prêtpar une hypothèque, et touchait des emprunteurs les intérêts,augmentés d’un acompte d’amortissement. Jamais mécanisme ne futplus digne ni plus sage. Eugène avait déclaré à son frère, avec unfin sourire, que les Tuileries voulaient qu’on fût honnête.M. Toutin-Laroche interpréta ce désir en laissant fonctionnertranquillement la machine des prêts aux cultivateurs, et enétablissant à côté une maison de banque qui attirait à elle lescapitaux et qui jouait avec fièvre, se lançant dans toutes lesaventures. Grâce à l’impulsion formidable que le directeur luidonna, le Crédit viticole eut bientôt une réputation de solidité etde prospérité à toute épreuve. Au début, pour lancer d’un coup, àla Bourse, une masse d’actions fraîchement détachées de la souche,et leur donner l’aspect de titres ayant déjà beaucoup circulé,Saccard eut l’ingéniosité de les faire piétiner et battre, pendanttoute une nuit, par les garçons de recette armés de balais debouleau. On eût dit une succursale de la Banque. L’hôtel, occupépar les bureaux, avec sa cour pleine d’équipages, ses grillagessévères, son large perron et son escalier monumental, ses enfiladesde cabinets luxueux, son monde d’employés et de laquais en livrée,semblait être le temple grave et digne de l’argent ; et rienne frappait le public d’une émotion plus religieuse, que lesanctuaire, que la Caisse, où conduisait un corridor d’une nuditésacrée, et où l’on apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi,scellé au mur, trapu et dormant, avec ses trois serrures, sesflancs épais, son air de brute divine.

Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci,obérée, écrasée par sa dette, entraînée dans cette danse desmillions qu’elle avait mise en branle, pour plaire à l’empereur etremplir certaines poches, en était réduite aux emprunts déguisés,ne voulant pas avouer ses fièvres chaudes, sa folie de la pioche etdu moellon. Elle venait de créer alors ce qu’on nommait des bons dedélégation, de véritables lettres de change à longue date, pourpayer les entrepreneurs, le jour même de la signature des traités,et leur permettre ainsi de trouver des fonds en négociant les bons.Le Crédit viticole avait gracieusement accepté ce papier de la maindes entrepreneurs. Le jour où la Ville manqua d’argent, Saccardalla la tenter. Une somme considérable lui fut avancée, sur uneémission de bons de délégation, que M. Toutin-Laroche juratenir de compagnies concessionnaires, et qu’il traîna dans tous lesruisseaux de la spéculation. Le Crédit viticole était désormaisinattaquable ; il tenait Paris à la gorge. Le directeur neparlait plus qu’avec un sourire de la fameuse Société générale desports du Maroc ; elle vivait pourtant toujours, et lesjournaux continuaient à célébrer régulièrement les grandes stationscommerciales. Un jour que M. Toutin-Laroche engageait Saccardà prendre des actions de cette société, celui-ci lui rit au nez, enlui demandant s’il le croyait assez bête pour placer son argentdans la « Compagnie générale des Mille et uneNuits ».

 

Jusque-là, Saccard avait joué heureusement, à coup sûr,trichant, se vendant, bénéficiant sur les marchés, tirant un gainquelconque de chacune de ses opérations. Bientôt cet agiotage nelui suffit plus, il dédaigna de glaner, de ramasser l’or que lesToutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient tomber derrière eux.Il mit les bras dans le sac jusqu’à l’épaule. Il s’associa avec lesMignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs alors à leursdébuts et qui devaient réaliser des fortunes colossales. La Villes’était déjà décidée à ne plus exécuter elle-même les travaux, àcéder les boulevards à forfait. Les compagnies concessionnairess’engageaient à lui livrer une voie toute faite, arbres plantés,bancs et becs de gaz posés, moyennant une indemnité convenue ;quelquefois même, elles donnaient la voie pour rien : elles setrouvaient largement payées par les terrains en bordure, qu’ellesretenaient et qu’elles frappaient d’une plus-value considérable. Lafièvre de spéculation sur les terrains, la hausse furieuse sur lesimmeubles datent de cette époque. Saccard, par ses attaches, obtintla concession de trois tronçons de boulevard. Il fut l’âme ardenteet un peu brouillonne de l’association. Les sieurs Mignon etCharrier, ses créatures dans les commencements, étaient de gros etrusés compères, des maîtres maçons qui connaissaient le prix del’argent. Ils riaient en dessous devant les équipages deSaccard ; ils gardaient le plus souvent leurs blouses, nerefusaient pas un coup de main à un ouvrier, rentraient chez euxcouverts de plâtre. Ils étaient de Langres tous les deux. Ilsapportaient, dans ce Paris brûlant et inassouvi, leur prudence deChampenois, leur cerveau calme, peu ouvert, peu intelligent, maistrès apte à profiter des occasions pour s’emplir les poches, quitteà jouir plus tard. Si Saccard lança l’affaire, l’anima de saflamme, de sa rage d’appétits, les sieurs Mignon et Charrier, parleur terre à terre, leur administration routinière et étroite,l’empêchèrent vingt fois de culbuter dans les imaginationsétonnantes de leur associé. Jamais ils ne consentirent à avoir lesbureaux superbes, l’hôtel qu’il voulait bâtir pour étonner Paris.Ils refusèrent également les spéculations secondaires quipoussaient chaque matin dans sa tête : construction de sallesde concert, de vastes maisons de bains, sur les terrains enbordure ; chemins de fer, suivant la ligne des nouveauxboulevards ; galeries vitrées, décuplant le loyer desboutiques, et permettant de circuler dans Paris sans être mouillé.Les entrepreneurs, pour couper court à ces projets qui leseffrayaient, décidèrent que les terrains en bordure seraientpartagés entre les trois associés, et que chacun d’eux en ferait cequ’il voudrait. Eux continuèrent à vendre sagement leurs lots. Luifit bâtir. Son cerveau bouillait. Il eût proposé sans rire demettre Paris sous une immense cloche, pour le changer en serrechaude, et y cultiver les ananas et la canne à sucre.

Bientôt, remuant les capitaux à la pelle, il eut huit maisonssur les nouveaux boulevards. Il en avait quatre complètementterminées, deux rue de Marignan, et deux sur le boulevardHaussmann ; les quatre autres, situées sur le boulevardMalesherbes, restaient en construction, et même une d’elles, vasteenclos de planches où devait s’élever un magnifique hôtel, n’avaitencore de posé que le plancher du premier étage. À cette époque,ses affaires se compliquèrent tellement, il avait tant de filsattachés à chacun de ses doigts, tant d’intérêts à surveiller et demarionnettes à faire mouvoir, qu’il dormait à peine trois heurespar nuit et qu’il lisait sa correspondance dans sa voiture. Lemerveilleux était que sa caisse semblait inépuisable. Il étaitactionnaire de toutes les sociétés, bâtissait avec une sorte defureur, se mettait de tous les trafics, menaçait d’inonder Pariscomme une mer montante, sans qu’on le vît réaliser jamais unbénéfice bien net, empocher une grosse somme luisant au soleil. Cefleuve d’or, sans sources connues, qui paraissait sortir à flotspressés de son cabinet, étonnait les badauds, et fit de lui, à unmoment, l’homme en vue auquel les journaux prêtaient tous les bonsmots de la Bourse.

Avec un tel mari, Renée était aussi peu mariée que possible.Elle restait des semaines entières sans presque le voir.D’ailleurs, il était parfait : il ouvrait pour elle sa caissetoute grande. Au fond, elle l’aimait comme un banquier obligeant.Quand elle allait à l’hôtel Béraud, elle faisait un grand éloge delui devant son père, que la fortune de son gendre laissait sévèreet froid. Son mépris s’en était allé ; cet homme semblait siconvaincu que la vie n’est qu’une affaire, il était si évidemmentné pour battre monnaie avec tout ce qui lui tombait sous lesmains : femmes, enfants, pavés, sacs de plâtre, consciences,qu’elle ne pouvait lui reprocher le marché de leur mariage. Depuisce marché, il la regardait un peu comme une de ces belles maisonsqui lui faisaient honneur et dont il espérait tirer de grosprofits. Il la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la têteà tout Paris. Cela le posait, doublait le chiffre probable de safortune. Il était beau, jeune, amoureux, écervelé, par sa femme.Elle était une associée, une complice sans le savoir. Un nouvelattelage, une toilette de deux mille écus, une complaisance pourquelque amant, facilitèrent, décidèrent souvent ses plus heureusesaffaires. Souvent aussi il se prétendait accablé, l’envoyait chezun ministre, chez un fonctionnaire quelconque, pour solliciter uneautorisation ou recevoir une réponse. Il lui disait :« Et sois sage ! » d’un ton qui n’appartenait qu’àlui, à la fois railleur et câlin. Et quand elle revenait, qu’elleavait réussi, il se frottait les mains, en répétant sonfameux : « Et tu as été sage ! » Renée riait.Il était trop actif pour souhaiter uneMme Michelin. Il aimait simplement lesplaisanteries crues, les hypothèses scabreuses. D’ailleurs, siRenée « n’avait pas été sage », il n’aurait éprouvé quele dépit d’avoir réellement payé la complaisance du ministre ou dufonctionnaire. Duper les gens, leur en donner moins que pour leurargent, était un régal. Il se disait souvent : « Sij’étais femme, je me vendrais peut-être, mais je ne livreraisjamais la marchandise ; c’est trop bête. »

Cette folle de Renée, qui était apparue une nuit dans le cielparisien comme la fée excentrique des voluptés mondaines, était lamoins analysable des femmes. Élevée au logis, elle eût sans douteémoussé par la religion ou par quelque autre satisfaction nerveuse,les pointes des désirs dont les piqûres l’affolaient par instants.De tête, elle était bourgeoise ; elle avait une honnêtetéabsolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et del’enfer, une dose énorme de préjugés ; elle appartenait à sonpère, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus dufoyer. Et c’était dans cette nature que germaient, quegrandissaient les fantaisies prodigieuses, les curiosités sanscesse renaissantes, les désirs inavouables. Chez les dames de laVisitation, libre, l’esprit vagabondant dans les voluptés mystiquesde la chapelle et dans les amitiés charnelles de ses petites amies,elle s’était fait une éducation fantasque, apprenant le vice, ymettant la franchise de sa nature, détraquant sa jeune cervelle, aupoint qu’elle embarrassa singulièrement son confesseur, en luiavouant qu’un jour, pendant la messe, elle avait eu une envieirraisonnée de se lever pour l’embrasser. Puis elle se frappait lapoitrine, elle pâlissait à l’idée du diable et de ses chaudières.La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce violbrutal qu’elle subit avec une sorte d’attente épouvantée, la fitensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l’abandon de toutesa vie. Elle pensa qu’elle n’avait plus à lutter contre le mal,qu’il était en elle, que la logique l’autorisait à aller jusqu’aubout de la science mauvaise. Elle était plus encore une curiositéqu’un appétit. Jetée dans le monde du second Empire, abandonnée àses imaginations, entretenue d’argent, encouragée dans sesexcentricités les plus tapageuses, elle se livra, le regretta, puisréussit enfin à tuer son honnêteté expirante, toujours fouettée,toujours poussée en avant par son insatiable besoin de savoir et desentir.

D’ailleurs, elle n’en était qu’à la page commune. Elle causaitvolontiers, à demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires dela tendre amitié de Suzanne Haffner et d’Adeline d’Espanet, dumétier délicat de Mme de Lauwerens, desbaisers à prix fixe de la comtesse Vanska ; mais elleregardait encore ces choses de loin, avec la vague idée d’y goûterpeut-être, et ce désir indéterminé, qui montait en elle aux heuresmauvaises, grandissait encore cette anxiété turbulente, cetterecherche effarée d’une jouissance unique, exquise, où ellemordrait toute seule. Ses premiers amants ne l’avaient pasgâtée ; trois fois elle s’était crue prise d’une grandepassion ; l’amour éclatait dans sa tête comme un pétard, dontles étincelles n’allaient pas jusqu’au cœur. Elle était folle unmois, s’affichait avec son cher seigneur dans tout Paris ;puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentaitun silence écrasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc deRozan, ne fut guère qu’un déjeuner de soleil ; Renée, quil’avait remarqué pour sa douceur et sa tenue excellente, le trouvaen tête-à-tête absolument nul, déteint, assommant. M. Simpson,attaché à l’ambassade américaine, qui vint ensuite, faillit labattre, et dut à cela de rester plus d’un an avec elle. Puis, elleaccueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l’empereur, belhomme vaniteux qui commençait à lui peser singulièrement, lorsquela duchesse de Sternich s’avisa de s’en amouracher et de le luiprendre ; alors elle le pleura, elle fit entendre à ses amiesque son cœur était broyé, qu’elle n’aimerait plus. Elle en arrivaainsi à M. de Mussy, l’être le plus insignifiant dumonde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie enconduisant le cotillon avec des grâces particulières ; elle nesut jamais bien comment elle s’était livrée à lui, et le gardalongtemps, prise de paresse, dégoûtée d’un inconnu qu’on découvreen une heure, attendant, pour se donner les soucis d’un changement,de rencontrer quelque aventure extraordinaire. À vingt-huit ans,elle était déjà horriblement lasse. L’ennui lui paraissait d’autantplus insupportable, que ses vertus bourgeoises profitaient desheures où elle s’ennuyait pour se plaindre et l’inquiéter. Ellefermait sa porte, elle avait des migraines affreuses. Puis, quandla porte se rouvrait, c’était un flot de soie et de dentelles quis’en échappait à grand tapage, une créature de luxe et de joie,sans un souci ni une rougeur au front.

Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant unroman. Un jour, au crépuscule, comme elle était sortie à pied pouraller voir son père, qui n’aimait pas à sa porte le bruit desvoitures, elle s’aperçut, au retour, sur le quai Saint-Paul,qu’elle était suivie par un jeune homme. Il faisait chaud ; lejour mourait avec une douceur amoureuse. Elle qu’on ne suivait qu’àcheval, dans les allées du Bois, elle trouva l’aventure piquante,elle en fut flattée comme d’un hommage nouveau, un peu brutal, maisdont la grossièreté même la chatouillait. Au lieu de rentrer chezelle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le long desboulevards. Cependant l’homme s’enhardit, devint si pressant, queRenée un peu interdite, perdant la tête, suivit la rue duFaubourg-Poissonnière et se réfugia dans la boutique de la sœur deson mari. L’homme entra derrière elle. Mme Sidoniesourit, parut comprendre et les laissa seuls. Et comme Renéevoulait la suivre, l’inconnu la retint, lui parla avec unepolitesse émue, gagna son pardon. C’était un employé qui s’appelaitGeorges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille. Ellevint le voir deux fois ; elle entrait par le magasin, ilarrivait par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouvé etaccepté dans la rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle ysongea toujours, avec quelque honte, mais avec un singulier sourirede regret. Mme Sidonie gagna à l’aventure d’êtreenfin la complice de la seconde femme de son frère, un rôle qu’elleambitionnait depuis le jour du mariage.

Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un mécompte.Tout en maquignonnant le mariage, elle espérait épouser un peuRenée, elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d’elle unefoule de bénéfices. Elle jugeait les femmes au coup d’œil, commeles connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation futgrande, lorsqu’après avoir laissé un mois au ménage pours’installer, elle comprit qu’elle arrivait déjà trop tard, enapercevant Mme de Lauwerens trônant au milieudu salon. Cette dernière, belle femme de vingt-six ans, faisaitmétier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait à une trèsancienne famille, était mariée à un homme de la haute finance, quiavait le tort de refuser le paiement des mémoires de modiste et detailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie,s’entretenait elle-même. Elle avait horreur des hommes,disait-elle ; mais elle en fournissait à toutes sesamies ; il y en avait toujours un achalandage complet dansl’appartement qu’elle occupait rue de Provence, au-dessus desbureaux de son mari. On y faisait de petits goûters. On s’yrencontrait d’une façon imprévue et charmante. Il n’y avait aucunmal à une jeune fille d’aller voir sa chèreMme de Lauwerens, et tant pis si le hasardamenait là des hommes, très respectueux d’ailleurs, et du meilleurmonde. La maîtresse de la maison était adorable dans ses grandspeignoirs de dentelle. Souvent un visiteur l’aurait choisie depréférence, en dehors de sa collection de blondes et de brunes.Mais la chronique assurait qu’elle était d’une sagesse absolue.Tout le secret de l’affaire était là. Elle conservait sa hautesituation dans le monde, avait pour amis tous les hommes, gardaitson orgueil de femme honnête, goûtait une secrète joie à fairetomber les autres et à tirer profit de leurs chutes. LorsqueMme Sidonie se fut expliqué le mécanisme del’invention nouvelle, elle fut navrée. C’était l’école classique,la femme en vieille robe noire portant des billets doux au fond deson cabas, mise en face de l’école moderne, de la grande dame quivend ses amies dans son boudoir en buvant une tasse de thé. L’écolemoderne triompha. Mme de Lauwerens eut unregard froid pour la toilette fripée deMme Sidonie, dans laquelle elle flaira une rivale.Et ce fut de sa main que Renée reçut son premier ennui, le jeuneduc de Rozan, que la belle financière plaçait très difficilement.L’école classique ne l’emporta que plus tard, lorsqueMme Sidonie prêta son entresol au caprice de sabelle-sœur pour l’inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta saconfidente.

Mais un des fidèles de Mme Sidonie fut Maxime.Dès quinze ans, il allait rôder chez sa tante, flairant les gantsoubliés qu’il rencontrait sur les meubles. Celle-ci, qui détestaitles situations franches, et qui n’avouait jamais ses complaisances,finit par lui prêter les clefs de son appartement, certains jours,disant qu’elle resterait jusqu’au lendemain à la campagne. Maximeparlait d’amis à recevoir qu’il n’osait faire venir chez son père.Ce fut dans l’entresol de la rue du Faubourg-Poissonnière qu’ilpassa plusieurs nuits avec cette pauvre fille qu’on dut envoyer àla campagne. Mme Sidonie empruntait de l’argent àson neveu, se pâmait devant lui, en murmurant de sa voix doucequ’il était « sans un poil, rose comme un Amour ».

Cependant, Maxime avait grandi. C’était, maintenant, un jeunehomme mince et joli, qui avait gardé les joues roses et les yeuxbleus de l’enfant. Ses cheveux bouclés achevaient de lui donner cet« air fille » qui enchantait les dames. Il ressemblait àla pauvre Angèle, avait sa douceur de regard, sa pâleur blonde.Mais il ne valait pas même cette femme indolente et nulle. La racedes Rougon s’affinait en lui, devenait délicate et vicieuse. Néd’une mère trop jeune, apportant un singulier mélange, heurté etcomme disséminé, des appétits furieux de son père et des abandons,des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, où lesdéfauts des parents se complétaient et s’empiraient. Cette famillevivait trop vite ; elle se mourait déjà dans cette créaturefrêle, chez laquelle le sexe avait dû hésiter, et qui n’était plusune volonté âpre au gain et à la jouissance, comme Saccard, maisune lâcheté mangeant les fortunes faites ; hermaphroditeétrange venu à son heure dans une société qui pourrissait. QuandMaxime allait au Bois, pincé à la taille comme une femme, dansantlégèrement sur la selle où le balançait le galop léger de soncheval, il était le dieu de cet âge, avec ses hanches développées,ses longues mains fluettes, son air maladif et polisson, sonélégance correcte et son argot des petits théâtres. Il se mettait,à vingt ans, au-dessus de toutes les surprises et de tous lesdégoûts. Il avait certainement rêvé les ordures les moins usitées.Le vice chez lui n’était pas un abîme, comme chez certainsvieillards, mais une floraison naturelle et extérieure. Il ondulaitsur ses cheveux blonds, souriait sur ses lèvres, l’habillait avecses vêtements. Mais ce qu’il avait de caractéristique, c’étaitsurtout les yeux, deux trous bleus, clairs et souriants, desmiroirs de coquettes, derrière lesquels on apercevait tout le videdu cerveau. Ces yeux de fille à vendre ne se baissaientjamais ; ils quêtaient le plaisir, un plaisir sans fatigue,qu’on appelle et qu’on reçoit.

L’éternel coup de vent qui entrait dans l’appartement de la ruede Rivoli et en faisait battre les portes, souffla plus fort, àmesure que Maxime grandit, que Saccard élargit le cercle de sesopérations, et que Renée mit plus de fièvre dans sa recherche d’unejouissance inconnue. Ces trois êtres finirent par y mener uneexistence étonnante de liberté et de folie. Ce fut le fruit mûr etprodigieux d’une époque. La rue montait dans l’appartement, avecson roulement de voitures, son coudoiement d’inconnus, sa licencede paroles. Le père, la belle-mère, le beau-fils agissaient,parlaient, se mettaient à l’aise, comme si chacun d’eux se fûttrouvé seul, vivant en garçon. Trois camarades, trois étudiants,partageant la même chambre garnie, n’auraient pas disposé de cettechambre avec plus de sans-gêne pour y installer leurs vices, leursamours, leurs joies bruyantes de grands galopins. Ils s’acceptaientavec des poignées de main, ne paraissaient pas se douter desraisons qui les réunissaient sous le même toit, se traitaientcavalièrement, joyeusement, se mettant chacun ainsi dans uneindépendance absolue. L’idée de famille était remplacée chez euxpar celle d’une sorte de commandite où les bénéfices sont partagésà parts égales ; chacun tirait à lui sa part de plaisir, et ilétait entendu tacitement que chacun mangerait cette part comme ill’entendrait. Ils en arrivèrent à prendre leurs réjouissances lesuns devant les autres, à les étaler, à les raconter, sans éveillerautre chose qu’un peu d’envie et de curiosité.

Maintenant, Maxime instruisait Renée. Quand il allait au Boisavec elle, il lui contait sur les filles des histoires qui leségayaient fort. Il ne pouvait paraître au bord du lac une nouvellevenue, sans qu’il se mît en campagne pour se renseigner sur le nomde son amant, la rente qu’il lui faisait, la façon dont ellevivait. Il connaissait les intérieurs de ces dames, savait desdétails intimes, était un véritable catalogue vivant, où toutes lesfilles de Paris étaient numérotées, avec une notice très complètesur chacune d’elles. Cette gazette scandaleuse faisait la joie deRenée. À Longchamp, les jours de courses, lorsqu’elle passait danssa calèche, elle écoutait avec âpreté, tout en gardant sa hauteurde femme du vrai monde, comment Blanche Müller trompait son attachéd’ambassade avec son coiffeur ; ou comment le petit baronavait trouvé le comte en caleçon dans l’alcôve d’une célébritémaigre, rouge de cheveux, qu’on nommait l’Écrevisse. Chaque jourapportait son cancan. Quand l’histoire était par trop crue, Maximebaissait la voix, mais il allait jusqu’au bout. Renée ouvrait degrands yeux d’enfant à qui l’on raconte une bonne farce, retenaitses rires, puis les étouffait dans son mouchoir brodé, qu’elleappuyait délicatement sur ses lèvres.

Maxime apportait aussi les photographies de ces dames. Il avaitdes portraits d’actrices dans toutes ses poches, et jusque dans sonporte-cigares. Parfois il se débarrassait, il mettait ces damesdans l’album qui traînait sur les meubles du salon, et quicontenait déjà les portraits des amies de Renée. Il y avait aussilà des photographies d’hommes, MM. de Rozan, Simpson, deChibray, de Mussy, ainsi que des acteurs, des écrivains, desdéputés, qui étaient venus on ne savait comment grossir lacollection. Monde singulièrement mêlé, image du tohu-bohu d’idéeset de personnages qui traversaient la vie de Renée et de Maxime.Cet album, quand il pleuvait, quand on s’ennuyait, était un grandsujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous lamain. La jeune femme l’ouvrait en bâillant, pour la centième foispeut-être. Puis la curiosité se réveillait, et le jeune hommevenait s’accouder derrière elle. Alors c’étaient de longuesdiscussions sur les cheveux de l’Écrevisse, le double menton deMme de Meinhold, les yeux deMme de Lauwerens, la gorge de Blanche Müller,le nez de la marquise qui était un peu de travers, la bouche de lapetite Sylvia, célèbre par ses lèvres trop fortes. Ils comparaientles femmes entre elles.

– Moi, si j’étais homme, disait Renée, je choisiraisAdeline.

– C’est que tu ne connais pas Sylvia, répondait Maxime.Elle est d’un drôle !… Moi, j’aime mieux Sylvia.

Les pages tournaient ; parfois apparaissait le duc deRozan, ou M. Simpson, ou le comte de Chibray, et il ajoutaiten raillant :

– D’ailleurs, tu as le goût perverti, c’est connu… Peut-onvoir quelque chose de plus sot que le visage de cesmessieurs ! Rozan et Chibray ressemblent à Gustave, monperruquier.

Renée haussait les épaules, comme pour dire que l’ironie nel’atteignait pas. Elle continuait à s’oublier dans le spectacle desfigures blêmes, souriantes ou revêches que contenait l’album ;elle s’arrêtait aux portraits de filles plus longuement, étudiaitavec curiosité les détails exacts et microscopiques desphotographies, les petites rides, les petits poils. Un jour même,elle se fit apporter une forte loupe, ayant cru apercevoir un poilsur le nez de l’Écrevisse. Et, en effet, la loupe montra un légerfil d’or qui s’était égaré des sourcils et qui était descendujusqu’au milieu du nez. Ce poil les amusa longtemps. Pendant unesemaine, les dames qui vinrent durent s’assurer par elles-mêmes dela présence du poil. La loupe servit dès lors à éplucher lesfigures des femmes. Renée fit des découvertes étonnantes ;elle trouva des rides inconnues, des peaux rudes, des trous malbouchés par la poudre de riz. Et Maxime finit par cacher la loupe,en déclarant qu’il ne fallait pas se dégoûter comme cela de lafigure humaine. La vérité était qu’elle soumettait à un examen troprigoureux les grosses lèvres de Sylvia, pour laquelle il avait unetendresse particulière. Ils inventèrent un nouveau jeu. Ilsposaient cette question : « Avec qui passerais-jevolontiers une nuit ? » et ils ouvraient l’album quiétait chargé de la réponse. Cela donnait lieu à des accouplementstrès réjouissants. Les amies y jouèrent plusieurs soirées. Renéefut ainsi successivement mariée à l’archevêque de Paris, au baronGouraud, à M. de Chibray, ce qui fit beaucoup rire, et àson mari lui-même, ce qui la désola. Quant à Maxime, soit hasard,soit malice de Renée qui ouvrait l’album, il tombait toujours surla marquise. Mais on ne riait jamais autant que lorsque le sortaccouplait deux hommes ou deux femmes ensemble.

La camaraderie de Renée et de Maxime alla si loin, qu’elle luiconta ses peines de cœur. Il la consolait, lui donnait desconseils. Son père ne semblait pas exister. Puis, ils en vinrent àse faire des confidences sur leur jeunesse. C’était surtout pendantleurs promenades au Bois qu’ils ressentaient une langueur vague, unbesoin de se raconter des choses difficiles à dire, et qu’on neraconte pas. Cette joie que les enfants éprouvent à causer tout basdes choses défendues, cet attrait qu’il y a pour un jeune homme etune jeune femme à descendre ensemble dans le péché, en parolesseulement, les ramenaient sans cesse aux sujets scabreux. Ils yjouissaient profondément d’une volupté qu’ils ne se reprochaientpas, qu’ils goûtaient, mollement étendus aux deux coins de leurvoiture, comme des camarades qui se rappellent leurs premièresescapades. Ils finirent par devenir des fanfarons de mauvaisesmœurs. Renée avoua qu’au pensionnat les petites filles étaient trèspolissonnes. Maxime renchérit et osa raconter quelques-unes deshontes du collège de Plassans.

– Ah ! moi, je ne puis pas dire…, murmurait Renée.

Puis elle se penchait à son oreille, comme si le bruit de savoix l’eût seul fait rougir, et elle lui confiait une de ceshistoires de couvent qui traînent dans les chansons ordurières.Lui, avait une trop riche collection d’anecdotes de ce genre, pourrester à court. Il lui chantonnait à l’oreille des couplets trèscrus. Et ils entraient peu à peu dans un état de béatitudeparticulier, bercés par toutes ces idées charnelles qu’ilsremuaient, chatouillés par de petits désirs qui ne se formulaientpas. La voiture roulait doucement, ils rentraient avec une fatiguedélicieuse, plus lassés qu’au matin d’une nuit d’amour. Ils avaientfait le mal, comme deux garçons courant les sentiers sansmaîtresse, et qui se contentent avec leurs souvenirs mutuels.

Une familiarité, un abandon plus grand encore, existaient entrele père et le fils. Saccard avait compris qu’un grand financierdoit aimer les femmes et faire quelques folies pour elles. Il étaitd’amour brutal, préférait l’argent ; mais il entra dans sonprogramme de courir les alcôves, de semer les billets de banque surcertaines cheminées, de mettre de temps à autre une fille célèbrecomme une enseigne dorée à ses spéculations. Quand Maxime fut sortidu collège, ils se rencontrèrent chez les mêmes dames, et ils enrirent. Ils furent même un peu rivaux. Parfois, lorsque le jeunehomme dînait à la Maison-d’Or, avec quelque bande tapageuse, ilentendait la voix de Saccard dans un cabinet voisin.

– Tiens ! papa qui est à côté ! s’écriait-il avecla grimace qu’il empruntait aux acteurs en vogue.

Il allait frapper à la porte du cabinet, curieux de voir laconquête de son père.

– Ah ! c’est toi, disait celui-ci d’un ton réjoui.Entre donc. Vous faites un tapage à ne pas s’entendre manger. Avecqui donc êtes-vous là ?

– Mais il y a Laure d’Aurigny, Sylvia, l’Écrevisse, puisdeux autres encore, je crois. Elles sont étonnantes : ellesmettent les doigts dans les plats et nous jettent des poignées desalade à la tête. J’ai mon habit plein d’huile.

Le père riait, trouvait cela très drôle.

– Ah ! jeunes gens, jeunes gens, murmurait-il. Cen’est pas comme nous, n’est-ce pas, mon petit chat ? nousavons mangé bien tranquillement, et nous allons faire dodo.

Et il prenait le menton de la femme qu’il avait à côté de lui,il roucoulait avec son nasillement provençal, ce qui produisait uneétrange musique amoureuse.

– Oh ! le vieux serin !… s’écriait la femme.Bonjour, Maxime. Faut-il que je vous aime, hein ! pourconsentir à souper avec votre coquin de père… On ne vous voit plus.Venez après-demain matin de bonne heure… Non, vrai, j’ai quelquechose à vous dire.

Saccard achevait une glace ou un fruit, à petites bouchées, avecbéatitude. Il baisait l’épaule de la femme, en disantplaisamment :

– Vous savez, mes amours, si je vous gêne, je vais m’enaller… Vous sonnerez quand on pourra rentrer.

Puis il emmenait la dame ou parfois allait avec elle se joindreau tapage du salon voisin. Maxime et lui partageaient les mêmesépaules ; leurs mains se rencontraient autour des mêmestailles. Ils s’appelaient sur les divans, se racontaient tout hautles confidences que les femmes leur faisaient à l’oreille. Et ilspoussaient l’intimité jusqu’à conspirer ensemble pour enlever à lasociété la blonde ou la brune que l’un d’eux avait choisie.

Ils étaient bien connus à Mabille. Ils y venaient bras dessusbras dessous, à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour dujardin, saluant les femmes, leur jetant un mot au passage. Ilsriaient haut, sans se quitter le bras, se prêtaient main-forte aubesoin dans les conversations trop vives. Le père, très fort sur cepoint, débattait avantageusement les amours du fils. Parfois, ilss’asseyaient, buvaient avec une bande de filles. Puis ilschangeaient de table, ils reprenaient leurs courses. Et, jusqu’àminuit, on les voyait, les bras toujours unis dans leurcamaraderie, poursuivre des jupes, le long des allées jaunes, sousla flamme crue des becs de gaz.

Quand ils rentraient, ils rapportaient du dehors, dans leurshabits, un peu des filles qu’ils quittaient. Leurs attitudesdéhanchées, le reste de certains mots risqués et de certains gestescanailles, emplissaient l’appartement de la rue de Rivoli d’unesenteur d’alcôve suspecte. La façon molle et abandonnée dont lepère donnait la main au fils, disait seule d’où ils venaient.C’était dans cet air que Renée respirait ses caprices, ses anxiétéssensuelles. Elle les raillait nerveusement.

– D’où venez-vous donc ? leur disait-elle. Vous sentezla pipe et le musc… C’est sûr, je vais avoir la migraine.

Et l’odeur étrange, en effet, la troublait profondément. C’étaitle parfum persistant de ce singulier foyer domestique.

Cependant Maxime se prit d’une belle passion pour la petiteSylvia. Il ennuya sa belle-mère pendant plusieurs mois avec cettefille. Renée la connut bientôt d’un bout à l’autre, de la plantedes pieds à la pointe des cheveux. Elle avait un signe bleuâtre surla hanche ; rien n’était plus adorable que ses genoux ;ses épaules avaient cette particularité que la gauche seulementétait trouée d’une fossette. Maxime mettait quelque malice àoccuper leurs promenades des perfections de sa maîtresse. Un soir,au retour du Bois, les voitures de Renée et de Sylvia, prises dansun embarras, durent s’arrêter côte à côte aux Champs-Élysées. Lesdeux femmes se regardèrent avec une curiosité aiguë, tandis queMaxime, enchanté de cette situation critique, ricanait en dessous.Quand la calèche se remit à rouler, comme sa belle-mère gardait unsilence sombre, il crut qu’elle boudait et s’attendit à une de cesscènes maternelles, une de ces étranges gronderies dont elleoccupait encore parfois ses lassitudes.

– Est-ce que tu connais le bijoutier de cette dame ?lui demanda-t-elle brusquement, au moment où ils arrivaient à laplace de la Concorde.

– Hélas ! oui, répondit-il avec un sourire ; jelui dois dix mille francs… Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Pour rien.

Puis, au bout d’un nouveau silence :

– Elle avait un bien joli bracelet, celui de la maingauche… J’aurais voulu le voir de près.

Ils rentraient. Elle n’en dit pas davantage. Seulement, lelendemain, au moment où Maxime et son père allaient sortirensemble, elle prit le jeune homme à part et lui parla bas, d’unair embarrassé, avec un joli sourire qui demandait grâce. Il parutsurpris et s’en alla, en riant de son air mauvais. Le soir, ilapporta le bracelet de Sylvia, que sa belle-mère l’avait supplié delui montrer.

– Voilà la chose, dit-il. On se ferait voleur pour vous,belle-maman.

– Elle ne t’a pas vu le prendre ? demanda Renée, quiexaminait avidement le bijou.

– Je ne crois pas… Elle l’a mis hier, elle ne voudracertainement pas le mettre aujourd’hui.

Cependant la jeune femme s’était approchée de la fenêtre. Elleavait mis le bracelet. Elle tenait son poignet un peu levé, letournant lentement, ravie, répétant :

– Oh ! très joli, très joli… Il n’y a que lesémeraudes qui ne me plaisent pas beaucoup.

À ce moment, Saccard entra, et comme elle avait toujours lepoignet levé, dans la clarté blanche de la fenêtre :

– Tiens, s’écria-t-il avec étonnement, le bracelet deSylvia !

– Vous connaissez ce bijou ? dit-elle plus gênée quelui, ne sachant plus que faire de son bras.

Il s’était remis ; il menaça son fils du doigt, enmurmurant :

– Ce polisson a toujours du fruit défendu dans lespoches !… Un de ces jours il nous apportera le bras de la dameavec le bracelet.

– Eh ! ce n’est pas moi, répondit Maxime avec unelâcheté sournoise. C’est Renée qui a voulu le voir.

– Ah ! se contenta de dire le mari.

Et il regarda à son tour le bijou, répétant comme safemme :

– Il est très joli, très joli.

Puis il s’en alla tranquillement, et Renée gronda Maxime del’avoir ainsi vendue. Mais il affirma que son père se moquait biende ça ! Alors elle lui rendit le bracelet enajoutant :

– Tu passeras chez le bijoutier, tu m’en commanderas untout pareil ; seulement, tu feras remplacer les émeraudes pardes saphirs.

Saccard ne pouvait garder longtemps dans son voisinage une choseou une personne, sans vouloir la vendre, en tirer un profitquelconque. Son fils n’avait pas vingt ans, qu’il songea àl’utiliser. Un joli garçon, neveu d’un ministre, fils d’un grandfinancier, devait être d’un bon placement. Il était bien un peujeune, mais on pouvait toujours lui chercher une femme et une dot,quitte à traîner le mariage en longueur, ou à le précipiter, selonles embarras d’argent de la maison. Il eut la main heureuse. Iltrouva, dans un conseil de surveillance dont il faisait partie, ungrand bel homme, M. de Mareuil, qui, en deux jours, luiappartint. M. de Mareuil était un ancien raffineur du Havre,du nom de Bonnet. Après avoir amassé une grosse fortune, il avaitépousé une jeune fille noble, fort riche également, qui cherchaitun imbécile de grande mine. Bonnet obtint de prendre le nom de safemme, ce qui fut pour lui une première satisfactiond’orgueil ; mais son mariage lui avait donné une ambitionfolle, il rêvait de payer Hélène de sa noblesse en acquérant unehaute situation politique. Dès ce moment, il mit de l’argent dansles nouveaux journaux, il acheta au fond de la Nièvre de grandespropriétés, il se prépara par tous les moyens connus unecandidature au Corps législatif. Jusque-là, il avait échoué, sansrien perdre de sa solennité. C’était le cerveau le plusincroyablement vide qu’on pût rencontrer. Il avait une carruresuperbe, la face blanche et pensive d’un grand homme d’État ;et, comme il écoutait d’une façon merveilleuse, avec des regardsprofonds, un calme majestueux du visage, on pouvait croire à unprodigieux travail intérieur de compréhension et de déduction.Sûrement, il ne pensait à rien. Mais il arrivait à troubler lesgens, qui ne savaient plus s’ils avaient affaire à un hommesupérieur ou à un imbécile. M. de Mareuil s’attacha àSaccard comme à sa planche de salut. Il savait qu’une candidatureofficielle allait être libre dans la Nièvre, il souhaitaitardemment que le ministre le désignât ; c’était son derniercoup de carte. Aussi se livra-t-il pieds et poings liés au frère duministre. Saccard, qui flaira une bonne affaire, le poussa à l’idéed’un mariage entre sa fille Louise et Maxime. L’autre se répanditen effusion, crut avoir trouvé le premier cette idée de mariage,s’estima fort heureux d’entrer dans la famille d’un ministre, et dedonner Louise à un jeune homme qui paraissait avoir les plus bellesespérances.

Louise aurait, disait son père, un million de dot. Contrefaite,laide et adorable, elle était condamnée à mourir jeune ; unemaladie de poitrine la minait sourdement, lui donnait une gaieténerveuse, une grâce caressante. Les petites filles maladesvieillissent vite, deviennent femmes avant l’âge. Elle avait unenaïveté sensuelle, elle semblait être née à quinze ans, en pleinepuberté. Quand son père, ce colosse sain et abêti, la regardait, ilne pouvait croire qu’elle fût sa fille. Sa mère, de son vivant,était également une femme grande et forte ; mais il couraitsur sa mémoire des histoires qui expliquaient le rabougrissement decette enfant, ses allures de bohémienne millionnaire, sa laideurvicieuse et charmante. On disait qu’Hélène de Mareuil était mortedans les débordements les plus honteux. Les plaisirs l’avaientrongée comme un ulcère, sans que son mari s’aperçût de la folielucide de sa femme, qu’il aurait dû faire enfermer dans une maisonde santé. Portée dans ces flancs malades, Louise en était sortie lesang pauvre, les membres déviés, le cerveau attaqué, la mémoiredéjà pleine d’une vie sale. Parfois, elle croyait se souvenirconfusément d’une autre existence ; elle voyait se dérouler,dans une ombre vague, des scènes bizarres, des hommes et des femmess’embrassant, tout un drame charnel où s’amusaient ses curiositésd’enfant. C’était sa mère qui parlait en elle. Sa puérilitécontinuait ce vice. À mesure qu’elle grandissait, rien nel’étonnait, elle se rappelait tout, ou plutôt elle savait tout, etelle allait aux choses défendues, avec une sûreté de main qui lafaisait ressembler, dans la vie, à une personne rentrant chez elleaprès une longue absence, et n’ayant qu’à allonger le bras pour semettre à l’aise et jouir de sa demeure. Cette singulière fillettedont les instincts mauvais flattaient les siens, mais qui avait deplus une innocence d’effronterie, un mélange piquant d’enfantillageet de hardiesse, dans cette seconde vie qu’elle revivait viergeavec sa science et sa honte de femme faite, devait finir par plaireà Maxime et lui paraître beaucoup plus drôle même que Sylvia, uncœur d’usurier, fille d’un honnête papetier, et horriblementbourgeoise au fond.

Le mariage fut arrêté en riant, et l’on décida qu’on laisseraitgrandir les « gamins ». Les deux familles vivaient dansune amitié étroite. M. de Mareuil poussait sacandidature. Saccard guettait sa proie. Il fut entendu que Maximemettrait, dans la corbeille de noces, sa nomination d’auditeur auConseil d’État.

Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Ellebrûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C’étaitl’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l’aboiementdes chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches.Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence dutriomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties ensix mois. La ville n’était plus qu’une grande débauche de millionset de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux,s’étalait dans les bassins, remontait dans les jets d’eau desjardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante.Et il semblait, la nuit, lorsqu’on passait les ponts, que la Seinecharriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité,miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur lesdivans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banqueglissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et lecontentement immédiat de l’instinct jettent à la rue, après l’avoirbrisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, etmieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentaitle détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d’uneville folle de son or et de sa chair. Jusqu’à minuit les violonschantaient ; puis les fenêtres s’éteignaient, et les ombresdescendaient sur la ville. C’était comme une alcôve colossale oùl’on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur.Il n’y avait plus, au fond des ténèbres, qu’un grand râle d’amourfurieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l’eau,allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassadeénorme.

Saccard venait de faire bâtir son hôtel du parc Monceau sur unterrain volé à la Ville. Il s’y était réservé, au premier étage, uncabinet superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines debibliothèque, pleines de dossiers, et où l’on ne voyait pas unlivre ; le coffre-fort, enfoncé dans le mur, se creusait commeune alcôve de fer, grande à y coucher les amours d’un milliard. Safortune s’y épanouissait, s’y étalait insolemment. Tout paraissaitlui réussir. Lorsqu’il quitta la rue de Rivoli, agrandissant sontrain de maison, doublant sa dépense, il parla à ses familiers degains considérables. Selon lui, son association avec les sieursMignon et Charrier lui rapportait d’énormes bénéfices ; sesspéculations sur les immeubles allaient mieux encore ; quantau Crédit viticole, c’était une vache à lait inépuisable. Il avaitune façon d’énumérer ses richesses qui étourdissait les auditeurset les empêchait de voir bien clair. Son nasillement de Provençalredoublait ; il tirait, avec ses phrases courtes et ses gestesnerveux, des feux d’artifice, où les millions montaient en fusée,et qui finissaient par éblouir les plus incrédules. Cette mimiqueturbulente d’homme riche était pour une bonne part dans laréputation d’heureux joueur qu’il avait acquise. À la vérité,personne ne lui connaissait un capital net et solide. Sesdifférents associés, forcément au courant de sa situation vis-à-visd’eux, s’expliquaient sa fortune colossale en croyant à son bonheurabsolu dans les autres spéculations, celles qu’ils ne connaissaientpas. Il dépensait un argent fou ; le ruissellement de sacaisse continuait, sans que les sources de ce fleuve d’or eussentété encore découvertes. C’était la démence pure, la rage del’argent, les poignées de louis jetées par les fenêtres, lecoffre-fort vidé chaque soir jusqu’au dernier sou, se remplissantpendant la nuit on ne savait comment, et ne fournissant jamaisd’aussi fortes sommes que lorsque Saccard prétendait en avoir perdules clefs.

Dans cette fortune, qui avait les clameurs et le débordementd’un torrent d’hiver, la dot de Renée se trouvait secouée,emportée, noyée. La jeune femme, méfiante les premiers jours,voulant gérer ses biens elle-même, se lassa bientôt desaffaires ; puis elle se sentit pauvre à côté de son mari, et,la dette l’écrasant, elle dut avoir recours à lui, lui emprunter del’argent, se mettre à sa discrétion. À chaque nouveau mémoire,qu’il payait avec un sourire d’homme tendre aux faiblesseshumaines, elle se livrait un peu plus, lui confiait des titres derente, l’autorisait à vendre ceci ou cela. Quand ils vinrenthabiter l’hôtel du parc Monceau, elle se trouvait déjà presqueentièrement dépouillée. Il s’était substitué à l’État et luiservait la rente des cent mille francs provenant de la rue de laPépinière ; d’autre part, il lui avait fait vendre lapropriété de la Sologne, pour en mettre l’argent dans une grandeaffaire, un placement superbe, disait-il. Elle n’avait donc plusentre les mains que les terrains de Charonne, qu’elle refusaitobstinément d’aliéner, pour ne pas attrister l’excellente tanteÉlisabeth. Et là encore, il préparait un coup de génie, avec l’aidede son ancien complice Larsonneau. D’ailleurs, elle restait sonobligée ; s’il lui avait pris sa fortune, il lui en payaitcinq ou six fois les revenus. La rente des cent mille francs,jointe au produit de l’argent de la Sologne, montait à peine à neufou dix mille francs, juste de quoi solder sa lingère et soncordonnier. Il lui donnait ou donnait pour elle quinze et vingtfois cette misère. Il aurait travaillé huit jours pour lui volercent francs, et il l’entretenait royalement. Aussi, comme tout lemonde, elle avait le respect de la caisse monumentale de son mari,sans chercher à pénétrer le néant de ce fleuve d’or qui lui passaitsous les yeux, et dans lequel elle se jetait chaque matin.

Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant.Les Saccard doublèrent le nombre de leurs voitures et de leursattelages ; ils eurent une armée de domestiques, qu’ilshabillèrent d’une livrée gros bleu, avec culotte mastic et giletrayé noir et jaune, couleurs un peu sévères que le financier avaitchoisies pour paraître tout à fait sérieux, un de ses rêves lesplus caressés. Ils mirent leur luxe sur la façade et ouvrirent lesrideaux, les jours de grands dîners. Le coup de vent de la viecontemporaine, qui avait fait battre les portes du premier étage dela rue de Rivoli, était devenu, dans l’hôtel, un véritable ouraganqui menaçait d’emporter les cloisons. Au milieu de ces appartementsprinciers, le long des rampes dorées, sur les tapis de haute laine,dans ce palais féerique de parvenu, l’odeur de Mabille traînait,les déhanchements des quadrilles à la mode dansaient, toutel’époque passait avec son rire fou et bête, son éternelle faim etson éternelle soif. C’était la maison suspecte du plaisir mondain,du plaisir impudent qui élargit les fenêtres pour mettre lespassants dans la confidence des alcôves. Le mari et la femme yvivaient librement, sous les yeux de leurs domestiques. Ilss’étaient partagé la maison, ils y campaient, n’ayant pas l’aird’être chez eux, comme jetés, au bout d’un voyage tumultueux etétourdissant, dans quelque royal hôtel garni, où ils n’avaient prisque le temps de défaire leurs malles, pour courir plus vite auxjouissances d’une ville nouvelle. Ils y logeaient à la nuit, nerestant chez eux que les jours de grands dîners, emportés par unecourse continuelle à travers Paris, rentrant parfois pour uneheure, comme on rentre dans une chambre d’auberge, entre deuxexcursions. Renée s’y sentait plus inquiète, plus nerveuse ;ses jupes de soie glissaient avec des sifflements de couleuvre surles épais tapis, le long du satin des causeuses ; elle étaitirritée par ces dorures imbéciles qui l’entouraient, par ces hautsplafonds vides où ne restaient, après les nuits de fête, que lesrires des jeunes sots et les sentences des vieux fripons ; etelle eût voulu, pour remplir ce luxe, pour habiter ce rayonnement,un amusement suprême que ses curiosités cherchaient en vain danstous les coins de l’hôtel, dans le petit salon couleur de soleil,dans la serre aux végétations grasses. Quant à Saccard, il touchaità son rêve ; il recevait la haute finance,M. Toutin-Laroche, M. de Lauwerens ; ilrecevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le députéHaffner ; son frère, le ministre, avait même bien voulu venirdeux ou trois fois consolider sa situation par sa présence.Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, uneinquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées.Il devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissancesdisaient de lui : « Ce diable de Saccard ! il gagnetrop d’argent, il en deviendra fou ! » En 1860, onl’avait décoré, à la suite d’un service mystérieux qu’il avaitrendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une ventede terrains.

Ce fut vers l’époque de leur installation au parc Monceau,qu’une apparition passa dans la vie de Renée, en lui laissant uneimpression ineffaçable. Jusque-là, le ministre avait résisté auxsupplications de sa belle-sœur, qui mourait d’envie d’être invitéeaux bals de la cour. Il céda enfin, croyant la fortune de son frèredéfinitivement assise. Pendant un mois, Renée n’en dormit pas. Lagrande soirée arriva, et elle était toute tremblante, dans lavoiture qui la menait aux Tuileries.

Elle avait une toilette prodigieuse de grâce et d’originalité,une vraie trouvaille qu’elle avait faite dans une nuit d’insomnie,et que trois ouvriers de Worms étaient venus exécuter chez elle,sous ses yeux. C’était une simple robe de gaze blanche, mais garnied’une multitude de petits volants découpés et bordés d’un filet develours noir. La tunique, de velours noir, était décolletée encarré, très bas sur la gorge, qu’encadrait une dentelle mince,haute à peine d’un doigt. Pas une fleur, pas un bout deruban ; à ses poignets, des bracelets sans une ciselure, etsur sa tête, un étroit diadème d’or, un cercle uni qui lui mettaitcomme une auréole.

Quand elle fut dans les salons et que son mari l’eut quittéepour le baron Gouraud, elle éprouva un moment d’embarras. Mais lesglaces, où elle se voyait adorable, la rassurèrent vite, et elles’habituait à l’air chaud, au murmure des voix, à cette cohued’habits noirs et d’épaules blanches, lorsque l’empereur parut. Iltraversait lentement le salon, au bras d’un général gros et court,qui soufflait comme s’il avait eu une digestion difficile. Lesépaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les habits noirsreculèrent d’un pas, instinctivement, d’un air discret. Renée setrouva poussée au bout de la file des épaules, près de la secondeporte, celle que l’empereur gagnait d’un pas pénible et vacillant.Elle le vit ainsi venir à elle, d’une porte à l’autre.

Il était en habit, avec l’écharpe rouge du grand cordon. Renée,reprise par l’émotion, distinguait mal, et cette tache saignantelui semblait éclabousser toute la poitrine du prince. Elle letrouva petit, les jambes trop courtes, les reins flottants ;mais elle était ravie, et elle le voyait beau, avec son visageblême, sa paupière lourde et plombée qui retombait sur son œilmort. Sous ses moustaches, sa bouche s’ouvrait mollement ;tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa facedissoute.

L’empereur et le vieux général continuaient à avancer à petitspas, paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ilsregardaient les dames inclinées, et leurs coups d’œil, jetés àdroite et à gauche, glissaient dans les corsages. Le général sepenchait, disait un mot au maître, lui serrait le bras d’un air dejoyeux compagnon. Et l’empereur, mou et voilé, plus terne encoreque de coutume, approchait toujours de sa marche traînante.

Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leursregards se fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeuxronds, tandis que l’empereur, levant à demi les paupières, avaitdes lueurs fauves dans l’hésitation grise de ses yeux brouillés.Renée, décontenancée, baissa la tête, s’inclina, ne vit plus queles rosaces du tapis. Mais elle suivait leur ombre, elle compritqu’ils s’arrêtaient quelques secondes devant elle. Et elle crutentendre l’empereur, ce rêveur équivoque, qui murmurait, en laregardant enfoncée dans sa jupe de mousseline striée develours :

– Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieuxœillet panaché blanc et noir.

Et le général répondit, d’une voix plus brutale :

– Sire, cet œillet-là irait diantrement bien à nosboutonnières.

Renée leva la tête. L’apparition avait disparu, un flot de fouleencombrait la porte. Depuis cette soirée, elle revint souvent auxTuileries, elle eut même l’honneur d’être complimentée à voix hautepar Sa Majesté, et de devenir un peu son amie ; mais elle serappela toujours la marche lente et alourdie du prince au milieu dusalon, entre les deux rangées d’épaules ; et, quand ellegoûtait quelque joie nouvelle dans la fortune grandissante de sonmari, elle revoyait l’empereur dominant les gorges inclinées,venant à elle, la comparant à un œillet que le vieux général luiconseillait de mettre à sa boutonnière. C’était, pour elle, la noteaiguë de sa vie.

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