La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 17Comment voyageait le roi Henri III, et quel temps il lui fallaitpour aller de Paris à Fontainebleau.

Le jour qui se levait quatre ou cinq heuresaprès les événements que nous venons de raconter vit, à la lueurd’un soleil pâle et qui argentait à peine les franges d’un nuagerougeâtre, le départ du roi Henri III pour Fontainebleau, où, commenous l’avons dit, une grande chasse était projetée pour lesurlendemain.

Ce départ, qui, chez un autre, fût restéinaperçu, comme tous les actes de la vie de ce prince étrange dontnous avons entrepris d’esquisser le règne, faisait au contraireévénement par le bruit et le mouvement qu’il traînait avec lui.

En effet, sur le quai du Louvre, vers les huitheures du matin, commençait à s’allonger, sortant par la grandeporte située entre la tour du Coin et la rue de l’Astruce, unefoule de gentilshommes de service, montés sur de bons chevaux etenveloppés de manteaux fourrés, puis les pages en grand nombre,puis un monde de laquais, et enfin une compagnie de Suisses,précédant immédiatement la litière royale.

Cette litière, traînée par huit mulesrichement caparaçonnées, mérite une mention toute particulière.

C’était une machine formant un carré long,supportée par quatre roues, toute garnie de coussins à l’intérieur,toute drapée de rideaux de brocart à l’extérieur ; ellepouvait avoir quinze pieds de long sur huit de large. Dans lesendroits difficiles, ou dans les montagnes trop rudes, onsubstituait aux huit mules un nombre indéfini de bœufs dont lalente mais vigoureuse opiniâtreté n’ajoutait pas à la vitesse, sansdoute, mais donnait au moins l’assurance d’arriver au but, sinonune heure, du moins deux ou trois heures plus tard.

Cette machine contenait le roi Henri III ettoute sa cour, moins la reine, Louise de Vaudemont, qui, il faut ledire, faisait si peu partie de la cour de son mari, si ce n’estdans les pèlerinages et dans les processions, que ce n’est point lapeine d’en parler.

Laissons donc la pauvre reine de côté, etdisons de quoi se composait la cour de voyage du roi Henri.

Elle se composait du roi Henri III d’abord, deson médecin Marc Miron, de son chapelain, dont le nom n’est pointparvenu jusqu’à nous, de son fou Chicot, notre vieilleconnaissance, des cinq ou six mignons en faveur, et qui étaient,pour le moment, Quélus, Schomberg, d’Épernon, d’O et Maugiron,d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout cemonde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudé, glissaient leurslongues têtes de serpents, souvent de minute en minute, avec desbâillements démesurés, et d’une corbeille de petits chiens anglaisque le roi portait tantôt sur ses genoux, tantôt suspendue à soncou par une chaîne ou par des rubans.

De temps en temps on tirait d’une espèce deniche pratiquée à cet effet une chienne aux mamelles gonflées delait qui donnait à téter à tout ce corbillon de petits chiens, queregardaient en compassion et en collant leur museau pointu contrele chapelet de têtes de mort qui cliquetait au côté gauche du roi,les deux grands lévriers qui, sûrs de la faveur toute particulièredont ils jouissaient, ne se donnaient pas même la peine d’êtrejaloux.

Au plafond de la litière se balançait une cageen fils de cuivre doré, contenant les plus belles tourterelles dumonde, c’est-à-dire avec un plumage blanc comme la neige et undouble collier noir.

Quand par hasard quelque femme entrait dans lalitière royale, la ménagerie s’augmentait de deux ou trois singesde l’espèce des ouistitis ou des sapajous, le singe étant pour lemoment l’animal en faveur près des élégantes de la cour du dernierValois.

Une Notre-Dame de Chartres, sculptée en marbrepar Jean Goujon pour le roi Henri II, était posée debout au fond dela litière dans une niche dorée, et abaissait sur son divin Filsdes regards qui semblaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient.

Aussi tous les pamphlets du temps, et il n’enmanquait pas, tous les vers satiriques de l’époque, et il s’enélucubrait bon nombre, faisaient-ils à cette litière l’honneur des’occuper fréquemment d’elle, et la désignaient-ils sous le nomd’arche de Noé.

Le roi était assis au fond de la litière,juste au-dessous de la niche de Notre-Dame ; à ses pieds,Quélus et Maugiron tressaient des rubans, ce qui était une desoccupations les plus sérieuses des jeunes gens de l’époque, dontquelques-uns étaient arrivés à faire, par une force de combinaisoninconnue auparavant, et qui ne s’est pas retrouvée depuis, desnattes à douze brins ; Schomberg, dans un angle, faisait unetapisserie à ses armes, avec une nouvelle devise, qu’il croyaitavoir trouvée et qu’il n’avait que retrouvée ; dans l’autrecoin causaient le chapelain et le docteur ; d’O et d’Épernonregardaient par les ouvertures et, réveillés trop matin, bâillaientcomme les lévriers ; enfin Chicot, assis sur une desportières, les jambes pendantes hors de la machine, afin d’êtretoujours prêt à descendre ou à remonter, selon son caprice,chantait des cantiques, récitait des pasquils[3] oufaisait des anagrammes, selon la fureur du temps, et trouvait danschaque nom de courtisan, soit français, soit latin, despersonnalités infiniment désagréables pour celui dont il estropiaitainsi l’individualité.

En arrivant à la place du Châtelet, Chicotcommença d’entamer un cantique.

Le chapelain qui, ainsi que nous l’avons dit,causait avec Miron, se retourna en fronçant le sourcil.

– Chicot, mon ami, dit Sa Majesté, prendsgarde à toi ; écharpe mes mignons, mets en pièces Ma Majesté,dis ce que tu voudras de Dieu, Dieu est bon, mais ne te brouillepas avec l’Église.

– Merci de l’avis, mon fils, ditChicot ; je ne voyais pas notre digne chapelain qui causelà-bas, avec le docteur, du dernier mort qu’il lui a envoyé àmettre en terre, et qui se plaint que c’était le troisième de lajournée, et toujours aux heures des repas, ce qui le dérange. Pasde cantiques, tu parles d’or ; c’est trop vieux. Je vais techanter une chanson toute nouvelle.

– Sur quel air ? demanda le roi.

– Toujours le même, dit Chicot, et il semit à chanter à pleine gorge :

Notre roi doit cent millions.

– Je dois plus que cela, dit Henri ;ton chansonnier est mal renseigné, Chicot. Chicot reprit sans sedémonter :

Henri doit deux cents millions,

Et faut, pour acquitter les dettes

Que messieurs les mignons ont faites,

De nouvelles inventions,

Nouveaux impôts, nouvelles tailles,

Qu’il faut, du profond des entrailles

Des pauvres sujets, arracher,

Malheureux qui traînent leurs vies

Sous la griffe de ces harpies

Qui avalent tout sans mâcher.

– Bien, dit Quélus, tout en nattant sasoie, tu as une belle voix, Chicot ; le second couplet, monami.

– Dis donc, Valois, dit Chicot sansrépondre à Quélus, empêche donc tes amis de m’appeler leurami ; cela m’humilie.

– Parle en vers, Chicot, répondit leroi ; la prose ne vaut rien.

– Soit, dit Chicot, et ilreprit :

Leur parler et leur vêtement

Se voient tels, qu’une honnête femme

Aurait peur d’en recevoir blâme,

Vêtue aussi lascivement

Leur cou ne se tourne à son aise,

Dedans les replis de leur fraise ;

Déjà le froment n’est plus bon

Pour l’emploi blanc de leur chemise.

Et faut, pour façon plus exquise,

Faire de riz leur amidon.

– Bravo ! dit le roi, n’est-ce pastoi, d’O, qui as inventé l’amidon de riz ?

– Non pas, sire, dit Chicot, c’estM. de Saint-Mégrin, qui est trépassé l’an dernier, sousles coups de M. de Mayenne ; que diable, ne luienlevez pas ça, à ce pauvre mort, il ne compte que sur cet amidonet sur ce qu’il a fait à M. de Guise pour aller à lapostérité ; en lui enlevant l’amidon, il resterait à moitiéroute.

Et, sans faire attention à la figure du roi,qui s’assombrissait à ce souvenir, Chicot continua :

Leur poil est tondu au compas.

– Il est toujours question des mignons,bien entendu, interrompit Chicot.

– Oui, oui, va, dit Schomberg.

– Chicot reprit :

Leur poil est tondu au compas,

Mais non d’une façon pareille,

Car en avant, depuis l’oreille,

Il est long et derrière bas.

– Sa chanson est déjà vieille, ditd’Épernon.

– Vieille ! elle est d’hier.

– Eh bien, la mode a changé cematin ; regarde.

Et d’Épernon ôta son toquet pour montrer àChicot ses cheveux de devant presque aussi ras que ceux dederrière.

– Oh ! la vilaine tête ! ditChicot.

Et il continua :

Leurs cheveux droits par artifice,

Par la gomme qui les hérisse,

Retordent leurs plis refrisés ;

Et, dessus leur tête légère,

Un petit bonnet par derrière

Les rend encor plus déguisés.

Je passe le quatrième couplet, dit Chicot, ilest trop immoral. Et il reprit :

Pensez-vous que nos vieux François,

Qui par leurs armes valeureuses

En tant de guerres dangereuses

Ont fait retentir leurs exploits,

Et perdant le fruit de leur gloire

Avec le nom de leur victoire,

En tant de périlleux hasards,

Eussent la chemise empesée,

Eussent la perruque frisée,

Eussent le teint blanchi de fards ?

– Bravo ! dit Henri, et, si monfrère était là, il te serait bien reconnaissant, Chicot.

– Qui appelles-tu ton frère, monfils ? dit Chicot. Est-ce par hasard Joseph Foulon, abbé deSainte-Geneviève, chez lequel on dit que tu vas faire tesvœux ?

– Non pas, dit Henri, qui se prêtait àtoutes les plaisanteries de Chicot. Je parle de mon frèreFrançois.

– Ah ! tu as raison ; celui-làn’est pas ton frère en Dieu, mais frère en diable. Bon !bon ! tu parles de François, fils de France par la grâce deDieu, duc de Brabant, de Lauthier, de Luxembourg, de Gueldre,d’Alençon, d’Anjou, de Touraine, de Berry, d’Évreux et deChâteau-Thierry, comte de Flandres, de Hollande, de Zélande, deZutphen, du Maine, du Perche, de Mantes, Meulan et Beaufort,marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise et de Malines, défenseurde la liberté belge ; à qui la nature a fait un nez, à qui lapetite vérole en a fait deux, et sur qui, moi, j’ai fait cequatrain :

Messieurs, ne soyez étonnés

Si voyez à François deux nez,

Car, par droit comme par usage,

Faut deux nez à double visage.

Les mignons éclatèrent de rire, car le ducd’Anjou était leur ennemi personnel, et l’épigramme contre leprince leur fit momentanément oublier le pasquil que Chicot venaitde chanter contre eux.

Quant au roi, comme jusqu’à ce moment iln’avait reçu que les éclaboussures de ce feu roulant, il riait plushaut que tout le monde, n’épargnant personne, donnant du sucre etde la pâtisserie à ses chiens et frappant de la langue sur sonfrère et sur ses amis.

Tout à coup Chicot s’écria :

– Oh ! ce n’est pas politique ;Henri, Henri, c’est audacieux et imprudent.

– Quoi donc ? dit le roi.

– Non, foi de Chicot, tu ne devrais pasavouer ces choses-là ! fi donc !

– Quelles choses ? demanda Henriétonné.

– Ce que tu dis de toi-même, quand tusignes ton nom ; ah ! Henriquet, ah ! monfils !

– Gare à vous, sire, dit Quélus, quisoupçonnait quelque méchanceté sous l’air confit en douceur deChicot.

– Que diable veux-tu dire ? demandale roi.

– Comment signes-tu, voyons ?

– Pardieu… je signe… je signe… Henri deValois.

– Bon ; remarquez, messieurs, ditChicot, que je ne le lui fais pas dire ; voyons, n’y a-t-ilpas moyen de trouver un V dans ces treize lettres ?

– Sans doute, Valois commence par unV.

– Prenez vos tablettes, messirechapelain, car voici le nom sous lequel il vous faut désormaisinscrire le roi : Henri de Valois n’est qu’une anagramme.

– Comment ?

– Oui, qu’une anagramme ; je vaisvous dire le véritable nom de Sa Majesté actuellement régnante.Nous disons : Dedans Henri de Valois il y a un V, mettez un Vsur vos tablettes.

– C’est fait, dit d’Épernon.

– N’y a-t-il pas aussi uni ?

– Certainement, c’est la dernière lettredu mot Henri.

– Que la malice des hommes est grande,dit Chicot, d’avoir été séparer ainsi des lettres faites pour êtreaccolées l’une à l’autre ! Mettez-moi un i à côté duV. Cela y est-il ?

– Oui, dit d’Épernon.

– Cherchons bien maintenant si nous netrouverons pas un l ; ça y est, n’est-ce pas ?un a, ça y est encore ; un autre i, nous letenons ; enfin, un n. Bon. Sais-tu lire,Nogaret ?

– Je l’avoue à ma honte, ditd’Épernon.

– Allons donc, maraud, est-ce que, parhasard, tu te crois d’assez grande noblesse pour êtreignorant ?

– Drôle ! fit d’Épernon en levant sasarbacane sur Chicot.

– Frappe, mais épelle, dit Chicot.

D’Épernon se mit à rire et épela.

– Vi-lain, vilain ! dit-il.

– Bon ! s’écria Chicot. Tu vois,Henri, comme cela commence, voilà déjà ton vrai nom de baptêmeretrouvé. J’espère que tu me feras une pension comme celle quenotre frère Charles IX faisait à M. Amyot, quand je vais avoirretrouvé ton nom de famille.

– Tu te feras bâtonner, Chicot, dit leroi.

– Où cueille-t-on les cannes aveclesquelles on bâtonne les gentilshommes, mon fils, est-ce enPologne ? dis-moi cela.

– Il me semble cependant, dit Quélus, queM. de Mayenne ne s’en est pas privé avec toi, mon pauvreChicot, le jour où il t’a trouvé avec sa maîtresse.

– Aussi est-ce un compte qui nous reste àrégler ensemble. Soyez tranquille, monsieur Cupido, la chose estlà, portée à son débit.

Et Chicot mit la main à son front ; cequi prouve que dès ce temps on reconnaissait la tête pour le siègede la mémoire.

– Voyons, Quélus, dit d’Épernon, tuverras que, grâce à toi, nous allons laisser échapper le nom defamille.

– Ne craints rien, dit Chicot, je letiens, à M. de Guise je dirais : par lescornes ; mais à toi, Henri, je me contenterai de dire :par tes oreilles.

– Voyons le nom, voyons le nom !dirent tous les jeunes gens.

– Nous avons d’abord, dans ce qui nousreste de lettres, un H majuscule ; prends l’H, Nogaret.

D’Épernon obéit.

– Puis un e, puis un r,puis là-bas, dans Valois, un o ; puis, comme tusépares le prénom du nom par ce que les grammairiens appellentparticule, je mets la main sur un d et sur un e,ce qui va nous faire, avec l’s qui termine le nom de larace, ce qui va nous faire… épelle, d’Épernon, H, é, r, o, d, e,s.

– Hérodes, dit d’Épernon.

– Vilain Hérodes ! s’écria leroi.

– Juste, dit Chicot ; et voilà ceque tu signes tous les jours, mon fils. Oh !

Et Chicot se renversa en donnant tous lessignes d’une pudibonde horreur.

– Monsieur Chicot, vous passez lesbornes, dit Henri.

– Moi, dit Chicot, je dis ce qui est, pasautre chose ; mais voilà bien les rois : avertissez-les,ils se fâchent.

– Voilà une belle généalogie ! ditHenri.

– Ne la renie pas, mon fils, ditChicot ; ventre de biche ! c’est la bonne pour un roiqui, deux ou trois fois par mois, a besoin des juifs.

– Il est dit, s’écria le roi, que cemaroufle-là n’aura pas le dernier. Messieurs, taisez-vous ; decette façon-là, du moins, personne ne lui donnera la réplique.

Il se fit à l’instant même le plus profondsilence. Et ce silence, que Chicot, fort attentif au chemin quel’on parcourait, ne paraissait aucunement disposé à rompre, duraitdepuis quelques minutes, lorsque, au delà de la place Maubert, àl’angle de la rue des Noyers, on vit Chicot s’élancer tout à couphors de la litière, écarter les gardes, et aller s’agenouiller àl’angle d’une maison d’assez bonne apparence, et qui avançait surla rue un balcon de bois sculpté sur un entablement de poutrellespeintes.

– Hé ! païen, cria le roi, si tu asà t’agenouiller, agenouille-toi au moins devant la croix qui faitle milieu de la rue Sainte-Geneviève, et non pas devant cettemaison ; renferme-t-elle donc quelque église, ou cache-t-ellequelque reposoir ?

Mais Chicot ne répondait point ; ils’était jeté à deux genoux sur le pavé, et disait tout haut cetteprière, dont, en prêtant l’oreille, le roi ne perdait pas unmot :

« Bon Dieu ! Dieu juste ! voici, jela reconnais bien, et toute ma vie je la reconnaîtrai, voici lamaison où Chicot a souffert, sinon pour toi, mon Dieu, mais dumoins pour une de tes créatures ; Chicot ne t’a jamais demandéqu’il arrivât malheur à M. de Mayenne, auteur de sonmartyre, ni à maître Nicolas David, instrument de son supplice.Non, Seigneur, Chicot a su attendre, car Chicot est patient,quoiqu’il ne soit pas éternel, et voilà six bonnes années, dont uneannée bissextile, que Chicot entasse les intérêts du petit compteouvert entre lui et MM. de Mayenne et NicolasDavid ; or, à dix du cent, qui est le taux légal, puisquec’est le taux auquel le roi emprunte, en sept ans les intérêtscumulés doublent le capital. Fais donc, grand Dieu ! Dieujuste ! que la patience de Chicot dure un an encore, afin queles cinquante coups d’étrivières que Chicot a reçus dans cettemaison par les ordres de cet assassin de prince lorrain et de cespadassin d’avocat normand, et qui ont tiré du corps de Chicot unepinte de sang, s’élèvent à deux pintes et à cent coupsd’étrivières, et pour chacun d’eux ; de telle façon queM. de Mayenne, tout gros qu’il soit, et Nicolas David,tout long qu’il est, n’aient plus assez de sang ni de peau pourpayer Chicot, et qu’ils en soient réduits à faire banqueroute dequinze ou vingt pour cent, en expirant sous le quatre-vingtième ouquatre-vingt-cinquième coup de verge.

Au nom du Père, et du Fils, et duSaint-Esprit. Ainsi soit-il ! »

– Amen ! dit le roi.

Chicot baisa la terre, et, au suprêmeébahissement de tous les spectateurs, qui ne comprenaient rien àcette scène, il revint prendre sa place dans la litière.

– Ah ça ! dit le roi, à qui sonrang, dénué depuis trois ans de tant de prérogatives qu’il avaitlaissé prendre aux autres, donnait au moins le droit d’êtreinstruit le premier, ah ça ! maître Chicot, pourquoi cettelongue et singulière litanie, pourquoi tous ces coups dans lapoitrine, pourquoi enfin toutes ces momeries devant une maisond’apparence si profane ?

– Sire, répliqua Chicot, c’est que Chicotest comme le renard, Chicot flaire et baise longtemps les pierresoù il a laissé de son sang, jusqu’à ce que, contre ces pierres, ilécrase la tête de ceux qui l’ont versé.

– Sire ! s’écria Quélus, jeparierais : Chicot a prononcé, comme Votre Majesté a pul’entendre, dans sa prière le nom du duc de Mayenne ; jeparierais donc que cette prière a rapport à la bastonnade dont nousparlions tout à l’heure.

– Pariez, seigneur Jacques de Lévis,comte de Quélus, dit Chicot ; pariez et vous gagnerez.

– Ainsi donc ?… dit le roi.

– Justement, sire, reprit Chicot :dans cette maison Chicot avait une maîtresse, bonne et charmantecréature, une demoiselle, ma foi. Une nuit qu’il la venait voir,certain prince jaloux fit entourer la maison, fit prendre Chicot etle fit bâtonner si rudement, que Chicot passa à travers la fenêtre,et que, le temps lui manquant pour l’ouvrir, il sauta du haut de cepetit balcon dans la rue. Or, comme c’est un miracle que Chicot nese soit pas tué, chaque fois que Chicot passe devant cette maison,il s’agenouille, prie, et, dans sa prière, remercie le Seigneur del’avoir tiré d’un si mauvais pas.

– Ah ! pauvre Chicot ! et vousqui le condamniez, sire ; c’est cependant, ce me semble, agiren bon chrétien que de faire ce qu’il fait.

– Tu as donc été bien rossé, mon pauvreChicot ?

– Oh ! merveilleusement, sire ;mais pas encore autant qu’il l’aurait voulu.

– Comment cela ?

– Non, en vérité, je n’eusse point étéfâché de recevoir quelques estocades.

– Pour tes péchés ?

– Non, pour ceux deM. de Mayenne.

– Ah ! je comprends : tonintention est de rendre à César….

– À César, non pas ; ne confondonspoint, sire ; César, c’est le grand général, c’est le guerriervaillant, c’est le frère aîné, celui qui veut être roi deFrance ; non, celui-là est en compte avec Henri de Valois, etc’est toi que ce compte regarde, mon fils ; paye tes dettes,Henri, je payerai les miennes.

Henri n’aimait pas qu’on lui parlât de soncousin de Guise, aussi l’apostrophe de Chicot le rendit-ellesérieux, si bien que l’on arriva vers Bicêtre sans que laconversation interrompue eût repris son cours.

On avait mis trois heures à aller du Louvre àBicêtre ; si bien que les optimistes comptaient arriver lelendemain soir à Fontainebleau, tandis que les pessimistesoffrirent de parier qu’on n’arriverait que le surlendemain versmidi.

Chicot prétendait qu’on n’arriverait pas dutout.

Une fois sorti de Paris, le cortège parut semouvoir plus à son aise ; la matinée était assez belle, levent soufflait avec moins de violence ; le soleil avait enfinréussi à percer son voile de nuages, et l’on eût dit un de cesbeaux jours d’octobre pendant lesquels, au bruit des dernièresfeuilles qui tombent, les promeneurs plongent les yeux avec un douxregard dans le mystère bleuâtre des bois murmurants.

Il était trois heures de l’après-midi, quandle cortège arriva aux premières murailles de l’enclos de Juvisy. Dece point, on apercevait déjà le pont bâti sur l’Orge, et la grandehôtellerie de la Cour de France, qui confiait à la brise aiguë dusoir le parfum de ses tournebroches et les bruits joyeux de sonfoyer.

Le nez de Chicot saisit au vol les émanationsculinaires. Il se pencha hors de la litière, et vit de loin, sur laporte de l’hôtellerie, plusieurs hommes enveloppés de leursmanteaux. Au milieu de ces hommes était un personnage gros etcourt, et dont le chapeau à larges bords couvrait entièrement laface.

Ces hommes rentrèrent précipitamment en voyantparaître le cortège.

Mais l’homme gros et court n’était pointrentré si vite, que sa vue n’eût frappé Chicot. Aussi, au momentmême où ce gros homme rentrait, notre Gascon sautait-il à bas de lalitière royale, et, allant demander son cheval à un page qui leconduisait en bride, laissait-il, effacé dans l’angle d’unemuraille et perdu dans les premières ombres de la nuit, s’éloignerle cortège, qui continuait son chemin vers Essonne, où le roicomptait coucher ; puis, lorsque les cavaliers eurent disparu,lorsque le bruit lointain des roues de la litière sur les pavés dela route se fut amorti dans l’espace, il sortit de sa cachette, fitle tour derrière le château et se présenta à la porte del’hôtellerie, comme s’il venait de Fontainebleau. En arrivantdevant la fenêtre, Chicot jeta un regard rapide à travers lesvitres et vit avec plaisir que les hommes qu’il avait remarqués yétaient toujours, et parmi eux le personnage gros et court auquelil avait paru faire l’honneur d’accorder une attention touteparticulière. Seulement, comme Chicot paraissait avoir des raisonsde désirer de n’être point reconnu du susdit personnage, au lieud’entrer dans la chambre où il était, il se fit servir unebouteille de vin dans la chambre en face, se plaçant de manière quenul ne pût gagner la porte sans être vu par lui.

De cette chambre, Chicot, prudemment placédans l’ombre, pouvait plonger son regard jusqu’à l’angle d’unecheminée. Dans cet angle, sur un escabeau, était assis l’homme groset court, lequel, croyant sans doute n’avoir à craindre aucuneinvestigation, se laissait inonder par la lueur pétillante d’unfoyer dont une brassée de sarments venait de redoubler la chaleuret la clarté.

– Je ne m’étais pas trompé, dit Chicot,et quand je faisais ma prière à la maison de la rue des Noyers, oneût dit que je flairais le retour de cet homme. Mais pourquoirevenir ainsi à la sourdine dans la bonne capitale de notre amiHérodes ? Pourquoi se cacher quand il passe ? Ah !Pilate ! Pilate ! est-ce que le bon Dieu, par hasard, nem’accorderait pas l’année que je lui ai demandée, et me forceraitau remboursement plus tôt que je ne le croyais ?

Bientôt Chicot s’aperçut avec joie que, del’endroit où il était placé, il pouvait non seulement voir, maisencore que, par un de ces effets d’acoustique que ménage sicapricieusement parfois le hasard, il pouvait entendre. Cetteremarque faite, il se mit à prêter l’oreille avec une attention nonmoins grande que celle avec laquelle il tendait sa vue.

– Messieurs, dit l’homme gros et court àses compagnons, je crois qu’il est temps de partir ; ledernier laquais du cortège est passé depuis longtemps, et je croisqu’à cette heure la route est sûre.

– Parfaitement sûre, monseigneur,répondit une voix qui fit tressaillir Chicot, et qui sortait d’uncorps auquel Chicot n’avait jusque-là accordé aucune attention,absorbé qu’il était dans la contemplation du personnageprincipal.

L’individu auquel appartenait le corps d’oùsortait cette voix était aussi long que celui auquel il donnait letitre de monseigneur était court, aussi pâle qu’il était vermeil,aussi obséquieux qu’il était arrogant.

– Ah ! maître Nicolas, se dit Chicoten riant sans bruit : tu quoque… C’est bon. Nousaurons bien triste chance si, cette fois-ci, nous nous séparonssans nous dire deux mots.

Et Chicot vida son verre et paya l’hôte, afinque rien ne le mît en retard quand il jugerait à propos departir.

La précaution n’était pas mauvaise, car lessept personnes qui avaient attiré l’attention de Chicot payèrent àleur tour, ou plutôt le personnage gros et court paya pour tous,et, chacun ayant repris son cheval des mains d’un laquais ou d’unpalefrenier et s’étant remis en selle, la petite troupe prit lechemin de Paris et s’enfonça bientôt dans les premières brumes dusoir.

– Bon ! dit Chicot, il va àParis ; alors j’y retourne.

Et Chicot, remontant à cheval à son tour, lessuivit de loin, sans perdre un instant de vue leurs manteaux gris,ou, lorsque par prudence il les perdait de vue, sans cesserd’entendre le pas de leurs chevaux.

Toute cette cavalerie quitta la route deFromenteau, prit à travers terre pour joindre Choisy, puis, passantla Seine au pont de Charenton, rentra par la porte Saint-Antoinepour aller se perdre, comme un essaim d’abeilles, dans l’hôtel deGuise, qui semblait n’attendre que leur arrivée pour se refermersur eux.

– Bon ! dit Chicot en s’embusquantau coin de la rue des Quatre-Fils, il y a non seulement du Mayenne,mais encore du Guise là-dessous. Jusqu’à présent ce n’était quecurieux, mais cela va devenir intéressant. Attendons.

Et Chicot attendit, en effet, une bonne heure,malgré la faim et le froid qui commençaient à le mordre de leursdents aiguës. Enfin la porte se rouvrit : mais, au lieu desept cavaliers enveloppés de leurs manteaux, ce furent sept moinesgénovéfains, enveloppés de leurs capuchons, qui reparurent ensecouant d’énormes rosaires.

– Oh ! fit Chicot, quel dénoûmentinattendu ! L’hôtel de Guise est-il donc si embaumé desainteté, que les sacripans se changent en agneaux du Seigneur,rien qu’en touchant le seuil ? C’est toujours de plus en plusintéressant.

Et Chicot suivit les moines, comme il avaitsuivi les cavaliers, ne doutant pas que les frocs ne recouvrissentles mêmes corps que couvraient les manteaux.

Les moines vinrent passer la Seine au pontNotre-Dame, traversèrent la Cité, franchirent le Petit-Pont,prirent la place Maubert et montèrent la rue Sainte-Geneviève.

– Ouais ! dit Chicot, après avoirôté son chapeau à la maison de la rue des Noyers, où le matin ilavait fait sa prière, est-ce que nous retournons à Fontainebleau,par hasard ? Dans ce cas-là je n’aurais pas pris le pluscourt. Mais non, je me trompe, nous n’irons pas si loin.

En effet, les moines venaient de s’arrêter àla porte de l’abbaye de Sainte-Geneviève et de s’enfoncer dans leporche, dans les profondeurs duquel on apercevait un autre moine dumême ordre qu’eux, occupé à regarder avec l’attention la plusprofonde les mains de ceux qui entraient.

– Tudieu ! pensa Chicot, il paraîtque, pour être admis ce soir à l’abbaye, il faut avoir les mainspropres. Décidément, il se passe quelque chosed’extraordinaire.

Cette réflexion achevée, Chicot, assezembarrassé de ce qu’il allait faire pour ne point perdre lesindividus qu’il suivait, regarda autour de lui, et vit avecétonnement, par toutes les rues qui convergeaient à l’abbaye,poindre des capuchons, les uns isolés, les autres marchant deux àdeux, mais tous s’acheminant vers l’abbaye.

– Ah ça ! fit Chicot, il se tientdonc ce soir chapitre général à l’abbaye, que tous les génovéfainsde France sont convoqués ? Voilà, foi de gentilhomme ! lapremière fois qu’il me prend envie d’assister à un chapitre ;mais, je l’avoue, l’envie me tient bien.

Et les moines s’enfonçaient sous le porche,montraient leurs mains ou quelque signe qu’ils tenaient dans leursmains, et passaient.

– J’entrerais bien avec eux, se ditChicot ; mais, pour entrer avec eux, il me manque deux chosesassez essentielles : d’abord la respectable robe qui lesenveloppe, attendu que je n’aperçois aucun laïque parmi ces saintspersonnages, et secondement cette chose qu’ils montrent au frèreportier, car décidément ils montrent quelque chose. Ah ! frèreGorenflot, frère Gorenflot ! si je t’avais là sous la main,mon digne ami !

Cette exclamation était arrachée à Chicot parle souvenir d’un des plus vénérables moines de l’ordre desgénovéfains, convive habituel de Chicot, lorsque, par hasard,Chicot ne mangeait pas au Louvre, celui-là même avec lequel, lejour de la procession des pénitents, notre Gascon s’était arrêté àla buvette de la porte Montmartre et avait mangé une sarcelle et budu vin épicé.

Et les moines continuaient d’abonder, qu’oneût cru que la moitié de la population parisienne avait pris lefroc, et le frère portier, sans se lasser, les examinait avecautant d’attention les uns que les autres.

– Voyons, voyons, se dit Chicot, il y adécidément quelque chose d’extraordinaire ce soir. Soyons curieuxjusqu’au bout. Il est sept heures et demie, la quête est terminée.Je dois trouver frère Gorenflot à la Corne d’Abondance,c’est l’heure de son souper.

Chicot laissa la légion de moines faire sesévolutions aux environs de l’abbaye et s’engouffrer dans leportail, et, mettant son cheval au galop, il gagna la grande rueSaint-Jacques, où, en face du cloître Saint-Benoît, s’élevait,florissante et très cultivée des écoliers et des moines ergoteurs,l’hôtellerie de la Corne d’Abondance.

Chicot était connu dans la maison, non pascomme un habitué, mais comme un de ces mystérieux hôtes quivenaient de temps en temps laisser un écu d’or et une parcelle deleur raison dans l’établissement de maître Claude Bonhomet. Ainsise nommait le dispensateur des dons de Cérès et de Bacchus, queversait incessamment la fameuse corne mythologique qui servaitd’enseigne à sa maison.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer