La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 13Ce qu’était Diane de Méridor.

Bussy se releva tout étourdi de son bonheur,et entra avec Diane dans le salon que venait de quitterM. de Monsoreau.

Il regardait Diane avec l’étonnement del’admiration ; il n’avait pas osé croire que la femme qu’ilcherchait pût soutenir la comparaison avec la femme de son rêve, etvoilà que la réalité surpassait tout ce qu’il avait pris pour uncaprice de son imagination.

Diane avait dix-huit ou dix-neuf ans,c’est-à-dire qu’elle était dans ce premier éclat de la jeunesse etde la beauté qui donne son plus pur coloris à la fleur, son pluscharmant velouté au fruit ; il n’y avait pas à se tromper àl’expression du regard de Bussy ; Diane se sentait admirée, etelle n’avait pas la force de tirer Bussy de son extase.

Enfin elle comprit qu’il fallait rompre cesilence qui disait trop de choses.

– Monsieur, dit-elle, vous avez répondu àl’une de mes questions, mais point à l’autre : je vous aidemandé qui vous êtes, et vous me l’avez dit ; mais j’aidemandé aussi comment vous vous trouvez ici, et à cette demandevous n’avez rien répondu.

– Madame, dit Bussy, aux quelques motsque j’ai surpris de votre conversation avecM. de Monsoreau, j’ai compris que les causes de maprésence ressortiraient tout naturellement du récit que vous avezbien voulu me promettre. Ne m’avez-vous pas dit de vous-même tout àl’heure que je devais savoir qui vous étiez ?

– Oh ! oui, comte, je vais tout vousraconter, répondit Diane, votre nom à vous m’a suffi pourm’inspirer toute confiance, car votre nom, je l’ai entendu souventredire comme le nom d’un homme de courage, à la loyauté et àl’honneur duquel on pouvait tout confier.

Bussy s’inclina.

– Par le peu que vous avez entendu, ditDiane, vous avez pu comprendre que j’étais la fille du baron deMéridor, c’est-à-dire que j’étais la seule héritière d’un des plusnobles et des plus vieux noms de l’Anjou.

– Il y eut, dit Bussy, un baron deMéridor qui, pouvant sauver sa liberté à Pavie, vint rendre sonépée aux Espagnols lorsqu’il sut le roi prisonnier, et qui, ayantdemandé pour toute grâce d’accompagner François 1er à Madrid,partagea sa captivité, et ne le quitta que pour venir en Francetraiter de sa rançon.

– C’est mon père, monsieur, et si jamaisvous entrez dans la grande salle du château de Méridor, vousverrez, donné en souvenir de ce dévouement, le portrait du roiFrançois 1er de la main de Léonard de Vinci.

– Ah ! dit Bussy, dans ce temps-làles princes savaient encore récompenser leurs serviteurs.

– À son retour d’Espagne, mon père semaria. Deux premiers enfants, deux fils, moururent. Ce fut unegrande douleur pour le baron de Méridor, qui perdait l’espoir de sevoir revivre dans un héritier. Bientôt le roi mourut à son tour, etla douleur du baron se changea en désespoir ; il quitta lacour quelques années après et vint s’enfermer avec sa femme dansson château de Méridor. C’est là que je naquis comme par miracle,dix ans après la mort de mes frères.

Alors tout l’amour du baron se reporta surl’enfant de sa vieillesse ; son affection pour moi n’était pasde la tendresse, c’était de l’idolâtrie. Trois ans après manaissance, je perdis ma mère ; certes, ce fut une nouvelleangoisse pour le baron ; mais, trop jeune pour comprendre ceque j’avais perdu, je ne cessai pas de sourire, et mon sourire leconsola de la mort de ma mère.

Je grandis, je me développai sous ses yeux.Comme j’étais tout pour lui, lui aussi, pauvre père, il était toutpour moi. J’atteignis ma seizième année sans me douter qu’il y eûtun autre monde que celui de mes brebis, de mes paons, de mes cygneset de mes tourterelles, sans songer que cette vie dût jamais finiret sans désirer qu’elle finît.

Le château de Méridor était entouré de vastesforêts appartenant à M. le duc d’Anjou ; elles étaientpeuplées de daims, de chevreuils et de cerfs, que personne nesongeait à tourmenter, et que le repos dans lequel on les laissaitrendait familiers ; tous étaient plus ou moins de maconnaissance ; quelques-uns étaient si bien habitués à mavoix, qu’ils accouraient quand je les appelais ; une biche,entre autres, ma protégée, ma favorite, Daphné, pauvreDaphné ! venait manger dans ma main.

Un printemps, je fus un mois sans lavoir ; je la croyais perdue et je l’avais pleurée comme uneamie, quand tout à coup je la vis reparaître avec deux petitsfaons ; d’abord les petits eurent peur de moi, mais, en voyantleur mère me caresser, ils comprirent qu’ils n’avaient rien àcraindre et vinrent me caresser à leur tour.

Vers ce temps, le bruit se répandit queM. le duc d’Anjou venait d’envoyer un sous-gouverneur dans lacapitale de la province. Quelques jours après, on sut que cesous-gouverneur venait d’arriver et qu’il se nommait le comte deMonsoreau.

Pourquoi ce nom me frappa-t-il au cœur quandje l’entendis prononcer ? Je ne puis m’expliquer cettesensation douloureuse que par un pressentiment.

Huit jours s’écoulèrent. On parlait fort etfort diversement dans tout le pays du seigneur de Monsoreau. Unmatin, les bois retentirent du son du cor et de l’aboi deschiens ; je courus jusqu’à la grille du parc, et j’arrivaitout juste pour voir passer, comme l’éclair, Daphné poursuivie parune meute ; ses deux faons la suivaient.

Un instant après, monté sur un cheval noir quisemblait avoir des ailes, un homme passa, pareil à unevision ; c’était M. de Monsoreau.

Je voulus pousser un cri, je voulus demandergrâce pour ma pauvre protégée ; mais il n’entendit pas ma voixou n’y fit point attention, tant il était emporté par l’ardeur desa chasse.

Alors, sans m’occuper de l’inquiétude quej’allais causer à mon père s’il s’apercevait de mon absence, jecourus dans la direction où j’avais vu la chasse s’éloigner ;j’espérais rencontrer, soit le comte lui-même, soit quelques-unsdes gens de sa suite, et les supplier d’interrompre cette poursuitequi me déchirait le cœur.

Je fis une demi-lieue, courant ainsi, sanssavoir où j’allais ; depuis longtemps, biche, meute etchasseurs, j’avais tout perdu de vue. Bientôt je cessai d’entendreles abois ; je tombai au pied d’un arbre et je me mis àpleurer. J’étais là depuis un quart d’heure à peu près, quand, dansle lointain, je crus distinguer le bruit de la chasse ; je neme trompais point, ce bruit se rapprochait de moment enmoment ; en un instant il fut à si peu de distance, que je nedoutai point que la chasse ne dût passer à portée de ma vue. Je melevai aussitôt et je m’élançai dans la direction où elles’annonçait.

En effet, je vis passer dans une clairière lapauvre Daphné haletante : elle n’avait plus qu’un seulfaon ; l’autre avait succombé à la fatigue, et sans douteavait été déchiré par les chiens.

Elle-même se lassait visiblement ; ladistance entre elle et la meute était moins grande que la premièrefois, sa course s’était changée en élans saccadés, et en passantdevant moi elle brama tristement.

Comme la première fois, je fis de vainsefforts pour me faire entendre. M. de Monsoreau ne voyaitrien que l’animal qu’il poursuivait ; il passa plus rapideencore que je ne l’avais vu, le cor à la bouche et sonnantfurieusement.

Derrière lui, trois ou quatre piqueursanimaient les chiens avec le cor et avec la voix. Ce tourbillond’aboiements, de fanfares et de cris passa comme une tempête,disparut dans l’épaisseur de la forêt et s’éteignit dans lelointain.

J’étais désespérée ; je me disais que, sije m’étais trouvée seulement cinquante pas plus loin, au bord de laclairière qu’il avait traversée, il m’eût vue, et qu’alors, à maprière, il eût sans doute fait grâce au pauvre animal.

Cette pensée ranima mon courage ; lachasse pouvait une troisième fois passer à ma portée. Je suivis unchemin tout bordé de beaux arbres, que je reconnus pour conduire auchâteau de Beaugé. Ce château, qui appartenait à M. le ducd’Anjou, était situé à trois lieues à peu près du château de monpère. Au bout d’un instant je l’aperçus, et seulement alors jesongeai que j’avais fait trois lieues à pied, et que j’étais seuleet bien loin du château de Méridor.

J’avoue qu’une terreur vague s’empara de moi,et qu’à ce moment seulement je songeai à l’imprudence et même àl’inconvenance de ma conduite. Je suivis le bord de l’étang, car jecomptais demander au jardinier, brave homme qui, lorsque j’étaisvenue jusque-là avec mon père, m’avait donné de magnifiquesbouquets ; je comptais, dis-je, demander au jardinier de meconduire, quand tout à coup la chasse se fit entendre de nouveau.Je demeurai immobile, prêtant l’oreille. Le bruit grandissait.J’oubliai tout. Presque au même instant, de l’autre côté del’étang, la biche bondit hors du bois, mais poursuivie de si près,qu’elle allait être atteinte. Elle était seule, son second faonavait succombé à son tour ; la vue de l’eau sembla lui rendredes forces ; elle aspira la fraîcheur par ses naseaux, et selança dans l’étang, comme si elle eût voulu venir à moi.

D’abord elle nagea rapidement, et parut avoirretrouvé toute son énergie. Je la regardais, les larmes aux yeux,les bras tendus, et presque aussi haletante qu’elle ; maisinsensiblement ses forces s’épuisèrent, tandis qu’au contrairecelles des chiens, animés par la curée prochaine, semblaientredoubler. Bientôt les chiens les plus acharnés l’atteignirent, etelle cessa d’avancer, arrêtée qu’elle était par leurs morsures. Ence moment, M. de Monsoreau parut à la lisière du bois,accourut jusqu’à l’étang et sauta à bas de son cheval. Alors, à montour je réunis toutes mes forces pour crier : Grâce ! lesmains jointes. Il me sembla qu’il m’avait aperçue, et je criai denouveau, et plus fort que la première fois. Il m’entendit, car illeva la tête, et je le vis courir à un bateau, dont il détachal’amarre, et avec lequel il s’avança rapidement vers l’animal, quise débattait, au milieu de toute la meute qui l’avait joint. Je nedoutais pas que, mû par ma voix, par mes gestes et par mes prières,ce ne fût pour lui porter secours que M. de Monsoreau sehâtait ainsi, quand tout à coup, arrivé à la portée de Daphné, jele vis tirer son couteau de chasse ; un rayon de soleil, ens’y reflétant, en fit jaillir un éclair, puis l’éclairdisparut ; je jetai un cri : la lame tout entière s’étaitplongée dans la gorge du pauvre animal. Un flot de sang jaillit,teignant en rouge l’eau de l’étang. La biche brama d’une façonmortelle et lamentable, battit l’eau de ses pieds, se dressapresque debout, et retomba morte.

Je poussai un cri presque aussi douloureux quele sien, et je tombai évanouie sur le talus de l’étang.

Quand je revins à moi, j’étais couchée dansune chambre du château de Beaugé, et mon père, qu’on avait envoyéchercher, pleurait à mon chevet.

Comme ce n’était rien qu’une crise nerveuseproduite par la surexcitation de la course, dès le lendemain je pusrevenir à Méridor. Cependant, durant trois ou quatre jours, jegardai la chambre.

Le quatrième, mon père me dit que, pendanttout le temps que j’avais été souffrante,M. de Monsoreau, qui m’avait vue au moment où l’onm’emportait évanouie, était venu prendre de mes nouvelles ; ilavait été désespéré lorsqu’il avait appris qu’il était la causeinvolontaire de cet accident, et avait demandé à me présenter sesexcuses, disant qu’il ne serait heureux que lorsqu’il entendraitsortir le pardon de ma bouche.

Il eût été ridicule de refuser de levoir ; aussi, malgré ma répugnance, je cédai.

Le lendemain, il se présenta ; j’avaiscompris le ridicule de ma position : la chasse est un plaisirque partagent souvent les femmes elles-mêmes ; ce fut doncmoi, en quelque sorte, qui me défendis de cette ridicule émotion,et qui la rejetai sur la tendresse que je portais à Daphné.

Ce fut alors le comte qui joua l’hommedésespéré, et qui vingt fois me jura sur l’honneur que, s’il eût pudeviner que je portais quelque intérêt à sa victime, il eût eugrand bonheur à l’épargner ; cependant ses protestations ne meconvainquirent point, et le comte s’éloigna sans avoir pu effacerde mon cœur la douloureuse impression qu’il y avait faite.

En se retirant, le comte demanda à mon père lapermission de revenir. Il était né en Espagne, il avait été élevé àMadrid : c’était pour le baron un attrait que de parler d’unpays où il était resté si longtemps. D’ailleurs, le comte était debonne naissance, sous-gouverneur de la province, favori, disait-on,de M. le duc d’Anjou ; mon père n’avait aucun motif pourlui refuser cette demande, qui lui fut accordée.

Hélas ! à partir de ce moment cessa,sinon mon bonheur, du moins ma tranquillité. Bientôt je m’aperçusde l’impression que j’avais faite sur le comte. D’abord il n’étaitvenu qu’une fois la semaine, puis deux, puis enfin tous les jours.Plein d’attentions pour mon père, le comte lui avait plu. Je voyaisle plaisir que le baron éprouvait dans sa conversation, qui étaittoujours celle d’un homme supérieur. Je n’osais me plaindre ;car de quoi me serais-je plainte ? Le comte était galant avecmoi comme avec une maîtresse, respectueux comme avec une sœur.

Un matin, mon père entra dans ma chambre avecun air plus grave que d’habitude, et cependant sa gravité avaitquelque chose de joyeux.

– Mon enfant, me dit-il, tu m’as toujoursassuré que tu serais heureuse de ne pas me quitter.

– Oh ! mon père, m’écriai-je, vousle savez, c’est mon vœu le plus cher.

– Eh bien, ma Diane, continua-t-il en sebaissant pour m’embrasser au front, il ne tient qu’à toi de voirton vœu se réaliser.

Je me doutais de ce qu’il allait me dire, etje pâlis si affreusement, qu’il s’arrêta avant que d’avoir touchémon front de ses lèvres.

– Diane ! mon enfant !s’écria-t-il, oh ! mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

– M. de Monsoreau, n’est-cepas ? balbutiai-je.

– Eh bien ? demanda-t-il étonné.

– Oh ! jamais, mon père, si vousavez quelque pitié pour votre fille, jamais !

– Diane, mon amour, dit-il, ce n’est pasde la pitié que j’ai pour toi, c’est de l’idolâtrie, tu lesais ; prends huit jours pour réfléchir, et si, dans huitjours….

– Oh ! non, non, m’écriai-je, c’estinutile, pas huit jours, pas vingt-quatre heures, pas une minute.Non, non, oh ! non !

Et je fondis en larmes.

Mon père m’adorait ; jamais il ne m’avaitvue pleurer, il me prit dans ses bras et me rassura en deuxmots ; il venait de me donner sa parole de gentilhomme qu’ilne me parlerait plus de ce mariage.

Effectivement, un mois se passa sans que jevisse M. de Monsoreau et sans que j’entendisse parler delui. Un matin nous reçûmes, mon père et moi, une invitation de noustrouver à une grande fête que M. de Monsoreau devaitdonner au frère du roi qui venait visiter la province dont ilportait le nom. Cette fête avait lieu à l’hôtel de villed’Angers.

À cette lettre était jointe une invitationpersonnelle du prince, lequel écrivait à mon père qu’il serappelait l’avoir vu autrefois à la cour du roi Henri, et qu’il lereverrait avec plaisir.

Mon premier mouvement fut de prier mon père derefuser, et certes j’eusse insisté si l’invitation eût été faite aunom seul de M. de Monsoreau ; mais le prince étaitde moitié dans l’invitation, et mon père craignit par un refus deblesser Son Altesse.

Nous nous rendîmes donc à cette fête.M. de Monsoreau nous reçut comme si rien ne s’était passéentre nous ; sa conduite vis-à-vis de moi ne fut niindifférente ni affectée ; il me traita comme toutes lesautres dames, et je fus heureuse de n’avoir été, de son côté,l’objet d’aucune distinction, soit en bonne, soit en mauvaisepart.

Il n’en fut pas de même du duc d’Anjou. Dèsqu’il m’aperçut, son regard se fixa sur moi pour ne plus mequitter. Je me sentais mal à l’aise sous le poids de ce regard, etsans dire à mon père ce qui me faisait désirer de quitter le bal,j’insistai de telle façon, que nous nous retirâmes despremiers.

Trois jours après, M. de Monsoreause présenta à Méridor ; je l’aperçus de loin dans l’avenue duchâteau, et je me retirai dans ma chambre.

J’avais peur que mon père ne me fitappeler ; mais il n’en fut rien. Au bout d’une demi-heure, jevis sortir M. de Monsoreau, sans que personne m’eûtprévenue de sa visite. Il y eut plus, mon père ne m’en parlapoint ; seulement, je crus remarquer qu’après cette visite dusous-gouverneur il était plus sombre que d’habitude.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Jerevenais de faire une promenade dans les environs, lorsqu’on me diten rentrant que M. de Monsoreau était avec mon père. Lebaron avait demandé deux ou trois fois de mes nouvelles, et deuxautres fois aussi s’était informé avec inquiétude du lieu où jepouvais être allée. Il avait donné ordre qu’on le prévînt de monretour.

En effet, à peine étais-je rentrée dans machambre, que mon père accourut.

– Mon enfant, me dit-il, un motif dont ilest inutile que tu connaisses la cause me force à me séparer de toipendant quelques jours ; ne m’interroge pas, seulement songeque ce motif doit être bien urgent puisqu’il me détermine à êtreune semaine, quinze jours, un mois peut-être sans te voir.

Je frissonnai, quoique je ne pusse deviner àquel danger j’étais exposée. Mais cette double visite deM. de Monsoreau ne me présageait rien de bon.

– Et où dois-je aller, mon père ?demandai-je.

– Au château de Lude, chez ma sœur, où turesteras cachée à tous les yeux. Quant à ton arrivée, on veillera àce qu’elle ait lieu pendant la nuit.

– Ne m’accompagnez-vous pas ?

– Non, je dois rester ici pour détournerles soupçons ; les gens de la maison eux-mêmes ignoreront oùtu vas.

– Mais qui me conduira donc ?

– Deux hommes dont je suis sûr.

– O mon Dieu ! mon père !

Le baron m’embrassa.

– Mon enfant, dit-il, il le faut.

Je connaissais tellement l’amour de mon pèrepour moi, que je n’insistai pas davantage, et ne lui demandai pointd’autre explication. Il fut convenu seulement que Gertrude, lafille de ma nourrice, m’accompagnerait.

Mon père me quitta en me disant de me tenirprête.

Le soir, à huit heures, il faisait très sombreet très froid, car on était dans les plus longs jours del’hiver ; le soir, à huit heures, mon père me vint chercher.J’étais prête comme il me l’avait recommandé ; nousdescendîmes sans bruit, nous traversâmes le jardin ; il ouvritlui-même une petite porte qui donnait sur la forêt, et là noustrouvâmes une litière tout attelée et deux hommes : mon pèreleur parla longtemps, me recommandant à eux, à ce qu’il meparut ; puis je pris ma place dans la litière ; Gertrudes’assit près de moi. Le baron m’embrassa une dernière fois, et nousnous mîmes en marche.

J’ignorais quelle sorte de danger me menaçaitet me forçait de quitter le château de Méridor. J’interrogeaiGertrude, mais elle était aussi ignorante que moi. Je n’osaisadresser la parole à nos conducteurs, que je ne connaissais pas.Nous marchions donc silencieusement et par des chemins détournés,lorsque après deux heures de marche environ, au moment où, malgrémes inquiétudes, le mouvement égal et monotone de la litièrecommençait à m’endormir, je me sentis réveillée par Gertrude, quime saisissait le bras, et plus encore par le mouvement de lalitière qui s’arrêtait.

– Oh ! mademoiselle, dit la pauvrefille, que nous arrive-t-il donc ?

Je passai ma tête par les rideaux : nousétions entourés par six cavaliers masqués ; nos hommes, quiavaient voulu se défendre, étaient désarmés et maintenus.

J’étais trop épouvantée pour appeler dusecours ; d’ailleurs, qui serait venu à nos cris ?

Celui qui paraissait le chef des hommesmasqués s’avança vers la portière :

– Rassurez-vous, mademoiselle, dit-il, ilne vous sera fait aucun mal, mais il faut nous suivre.

– Où cela ? demandai-je.

– Dans un lieu où, bien loin d’avoir rienà craindre, vous serez traitée comme une reine.

Cette promesse m’épouvanta plus que n’eût faitune menace.

– Oh ! mon père ! monpère ! murmurai-je.

– Écoutez, mademoiselle, me dit Gertrude,je connais les environs : je vous suis dévouée, je suis forte,nous aurons bien du malheur si nous ne parvenons pas à fuir.

Cette assurance que me donnait une pauvresuivante était loin de me tranquilliser. Cependant c’est une sidouce chose que de se sentir soutenue, que je repris un peu deforce.

– Faites de nous ce que vous voudrez,messieurs, répondis-je, nous sommes deux pauvres femmes, et nous nepouvons nous défendre.

Un des hommes descendit, prit la place denotre conducteur et changea la direction de notre litière.

Bussy, comme on le comprend bien, écoutait lerécit de Diane avec l’attention la plus profonde. Il y a dans lespremières émotions d’un grand amour naissant un sentiment presquereligieux pour la personne que l’on commence à aimer. La femme quele cœur vient de choisir est élevée, par ce choix, au-dessus desautres femmes ; elle grandit, s’épure, se divinise ;chacun de ses gestes est une faveur qu’elle vous accorde, chacunede ses paroles est une grâce qu’elle vous fait ; si elle vousregarde, elle vous réjouit ; si elle vous sourit, elle vouscomble.

Le jeune homme avait donc laissé la bellenarratrice dérouler le récit de toute sa vie sans oser l’arrêter,sans avoir l’idée de l’interrompre ; chacun des détails decette vie, sur laquelle il sentait qu’il allait être appelé àveiller, avait pour lui un puissant intérêt, et il écoutait lesparoles de Diane muet et haletant, comme si son existence eûtdépendu de chacune de ces paroles.

Aussi, comme la jeune femme, sans doute tropfaible pour la double émotion qu’elle éprouvait à son tour, émotiondans laquelle le présent réunissait tous les souvenirs du passé,s’était arrêtée un instant, Bussy n’eut point la force de demeurersous le poids de son inquiétude, et, joignant les mains :

– Oh ! continuez, madame, dit-il,continuez !

Il était impossible que Diane pût se tromper àl’intérêt qu’elle inspirait ; tout dans la voix, dans legeste, dans l’expression de la physionomie du jeune homme, était enharmonie avec la prière que contenaient ses paroles. Diane sourittristement et reprit :

– Nous marchâmes trois heures à peuprès ; puis la litière s’arrêta. J’entendis crier uneporte ; on échangea quelques paroles ; la litière repritsa marche, et je sentis qu’elle roulait sur un terrain retentissantcomme est un pont-levis. Je ne me trompais pas ; je jetai uncoup d’œil hors de la litière : nous étions dans la cour d’unchâteau.

Quel était ce château ? Ni Gertrude nimoi n’en savions rien. Souvent, pendant la roule, nous avions tentéde nous orienter, mais nous n’avions vu qu’une forêt sans fin. Ilest vrai que l’idée était venue à chacune de nous qu’on nousfaisait, pour nous ôter toute idée du lieu où nous étions, fairedans cette forêt un chemin inutile et calculé.

La porte de notre litière s’ouvrit, et le mêmehomme qui nous avait déjà parlé nous invita à descendre.

J’obéis en silence. Deux hommes quiappartenaient sans doute au château nous étaient venus recevoiravec des flambeaux. Comme on m’en avait fait la terrible promesse,notre captivité s’annonçait accompagnée des plus grands égards.Nous suivîmes, les hommes aux flambeaux ; ils nousconduisirent dans une chambre à coucher richement ornée, et quiparaissait avoir été décorée à l’époque la plus brillante, commeélégance et comme style, du temps de François 1er.

Une collation nous attendait sur une tablesomptueusement servie.

– Vous êtes chez vous, madame, me ditl’homme qui déjà deux fois nous avait adressé la parole, et, commeles soins d’une femme de chambre vous sont nécessaires, la vôtre nevous quittera point ; sa chambre est voisine de la vôtre.

Gertrude et moi échangeâmes un regardjoyeux.

– Toutes les fois que vous voudrezappeler, continua l’homme masqué, vous n’aurez qu’à frapper avec lemarteau de cette porte, et quelqu’un, qui veillera constamment dansl’antichambre, se rendra aussitôt à vos ordres.

Cette apparente attention indiquait que nousétions gardées à vue.

L’homme masqué s’inclina et sortit ; nousentendîmes la porte se refermer à double tour.

Nous nous trouvâmes seules, Gertrude etmoi.

Nous restâmes un instant immobiles, nousregardant à la lueur des deux candélabres qui éclairaient la tableoù était servi le souper. Gertrude voulut ouvrir la bouche ;je lui fis signe du doigt de se taire ; quelqu’un nousécoutait peut-être.

La porte de la chambre qu’on nous avaitdésignée comme devant être celle de Gertrude était ouverte ;la même idée nous vint en même temps de la visiter ; elle pritun candélabre, et, sur la pointe du pied, nous y entrâmes toutesdeux.

C’était un grand cabinet destiné à faire,comme chambre de toilette, le complément de la chambre à coucher.Il avait une porte parallèle à la porte de l’autre pièce parlaquelle nous étions entrées : cette deuxième porte, comme lapremière, était ornée d’un petit marteau de cuivre ciselé, quiretombait sur un clou de même métal. Clous et marteaux, on eût ditque le tout était l’ouvrage de Benvenuto Cellini.

Il était évident que les deux portes donnaientdans la même antichambre.

Gertrude approcha la lumière de la serrure, lepêne était fermé à double tour.

Nous étions prisonnières.

Il est incroyable combien, quand deuxpersonnes, même de condition différente, sont dans une mêmesituation et partagent un même danger ; il est incroyable,dis-je, combien les pensées sont analogues, et combien ellespassent facilement par-dessus les éclaircissements intermédiaireset les paroles inutiles.

Gertrude s’approcha de moi.

– Mademoiselle a-t-elle remarqué,dit-elle à voix basse, que nous n’avons monté que cinq marches enquittant la cour ?

– Oui, répondis-je.

– Nous sommes donc aurez-de-chaussée ?

– Sans aucun doute.

– De sorte que, ajouta-t-elle plus bas,en fixant les yeux sur les volets extérieurs, de sorte que….

– Si ces fenêtres n’étaient pas grillées…interrompis-je.

– Oui, et si mademoiselle avait ducourage….

– Du courage, m’écriai-je, oh ! soistranquille, j’en aurai, mon enfant.

Ce fut Gertrude qui, à son tour, mit son doigtsur sa bouche.

– Oui, oui, je comprends, lui dis-je.

Gertrude me fit signe de rester ou j’étais, etalla reporter le candélabre sur la table de la chambre àcoucher.

J’avais déjà compris son intention et jem’étais rapprochée de la fenêtre, dont je cherchais lesressorts.

Je les trouvai, ou plutôt Gertrude, qui étaitvenue me rejoindre, les trouva. Le volet s’ouvrit.

Je poussai un cri de joie ; la fenêtren’était pas grillée.

Mais Gertrude avait déjà remarqué la cause decette prétendue négligence de nos gardiens : un large étangbaignait le pied de la muraille ; nous étions gardées par dixpieds d’eau, bien mieux que nous ne l’eussions été certainement parles grilles de nos fenêtres.

Mais, en se reportant de l’eau à ses rives,mes yeux reconnurent un paysage qui leur était familier, nousétions prisonnières au château de Beaugé, où plusieurs fois, commeje l’ai déjà dit, j’étais venue avec mon père, et où, un moisauparavant, on m’avait recueillie le jour de la mort de ma pauvreDaphné.

Le château du Beaugé appartenait à M. leduc d’Anjou.

Ce fut alors qu’éclairée comme par la lueurd’un coup de foudre je compris, tout.

Je regardai l’étang avec une sombresatisfaction ; c’était une dernière ressource contre laviolence, un suprême refuge contre le déshonneur.

Nous refermâmes les volets. Je me jetai touthabillée sur mon lit, Gertrude se coucha dans un fauteuil et dormità mes pieds.

Vingt fois pendant cette nuit je me réveillaien sursaut, en proie à des terreurs inouïes ; mais rien nejustifiait ces terreurs que la situation dans laquelle je metrouvais ; rien n’indiquait de mauvaises intentions contremoi : on dormait, au contraire, tout semblait dormir auchâteau, et nul autre bruit que le cri des oiseaux de maraisn’interrompait le silence de la nuit.

Le jour parut ; le jour, tout en enlevantau paysage ce caractère effrayant que lui donne l’obscurité, meconfirma dans mes craintes de la nuit : toute fuite étaitimpossible sans un secours extérieur, et d’où nous pouvait venir cesecours ?

Vers les neuf heures, on frappa à notreporte : je passai dans la chambre de Gertrude, en lui disantqu’elle pouvait permettre d’ouvrir.

Ceux qui frappaient et que je pouvais voir parl’ouverture de la porte de communication étaient nos serviteurs dela veille ; ils venaient enlever le souper, auquel nousn’avions pas touché, et apporter le déjeuner.

Gertrude leur fit quelques questions,auxquelles ils sortirent sans avoir répondu.

Je rentrai alors ; tout m’était expliquépar notre séjour au château de Beaugé et par le prétendu respectqui nous entourait. M. le duc d’Anjou m’avait vue à la fêtedonnée par M. de Monsoreau ; M. le duc d’Anjouétait devenu amoureux de moi ; mon père avait été prévenu, etavait voulu me soustraire aux poursuites dont j’allais sans douteêtre l’objet ; il m’avait éloignée de Méridor ; mais,trahi, soit par un serviteur infidèle, soit par un hasardmalheureux, sa précaution avait été inutile, et j’étais tombée auxmains de l’homme auquel il avait tenté vainement de mesoustraire.

Je m’arrêtai à cette idée, la seule qui fûtvraisemblable, et en réalité la seule qui fût vraie.

Sur les prières de Gertrude, je bus une tassede lait et mangeai un peu de pain.

La matinée s’écoula à faire des plans de fuiteinsensés. Et cependant, à cent pas devant nous, amarrée dans lesroseaux, nous pouvions voir une barque toute garnie de ses avirons.Certes, si cette barque eût été à notre portée, mes forces,exaltées par la terreur, jointes aux forces naturelles de Gertrude,eussent suffi pour nous tirer de captivité.

Pendant cette matinée, rien ne nous troubla.On nous servit le dîner comme on nous avait servi ledéjeuner ; je tombais de faiblesse. Je me mis à table, serviepar Gertrude seulement ; car, dès que nos gardiens avaientdéposé nos repas, ils se retiraient. Mais tout à coup, en brisantmon pain, je mis à jour un petit billet.

Je l’ouvris précipitamment ; il contenaitcette seule ligne :

« Un ami veille sur vous. Demain vousaurez, de ses nouvelles et de celles de votre père. »

On comprend quelle fut ma joie : mon cœurbattait à rompre ma poitrine. Je montrai le billet à Gertrude. Lereste de la journée se passa à attendre et à espérer.

La seconde nuit s’écoula aussi tranquille quela première ; puis vint l’heure du déjeuner, attendue avectant d’impatience ; car je ne doutais point que je netrouvasse dans mon pain un nouveau billet. Je ne me trompaispas ; le billet était conçu en ses termes :

« La personne qui vous a enlevée arriveau château de Beaugé ce soir à dix heures ; mais, à neuf,l’ami qui veille sur vous sera sous vos fenêtres avec une lettre devotre père, qui vous commandera la confiance, que sans cette lettrevous ne lui accorderiez peut-être pas.

« Brûlez ce billet. »

Je lus et relus cette lettre, puis je la jetaiau feu, selon la recommandation qu’elle contenait. L’écriturem’était complètement inconnue, et, je l’avoue, j’ignorais d’où ellepouvait, venir.

Nous nous perdîmes en conjectures, Gertrude etmoi ; cent fois pendant la matinée nous allâmes à la fenêtrepour regarder si nous n’apercevions personne sur les rives del’étang et dans les profondeurs de la forêt ; tout étaitsolitaire.

Une heure après le dîner, on frappa à notreporte ; c’était la première fois qu’il arrivait que l’ontentât d’entrer chez nous à d’autres heures qu’à celles de nosrepas ; cependant, comme nous n’avions aucun moyen de nousenfermer en dedans, force nous fut de laisser entrer.

C’était l’homme qui nous avait parlé à laporte de la litière et dans la cour du château. Je ne pus lereconnaître au visage, puisqu’il était masqué lorsqu’il nousparla ; mais, aux premières paroles qu’il prononça, je lereconnus à la voix.

Il me présenta une lettre.

– De quelle part venez-vous,monsieur ? lui demandai-je.

– Que mademoiselle se donne la peine delire, me répondit-il, et elle verra.

– Mais je ne veux pas lire cette lettre,ne sachant pas de qui elle vient.

– Mademoiselle est la maîtresse de fairece qu’elle voudra. J’avais ordre de lui remettre cettelettre ; je dépose cette lettre à ses pieds ; si elledaigne la ramasser, elle la ramassera.

Et, en effet, le serviteur, qui paraissait unécuyer, plaça la lettre sur le tabouret où je reposais mes pieds etsortit.

– Que faire ? demandai-je àGertrude.

– Si j’osais donner un conseil àmademoiselle, ce serait de lire cette lettre. Peut-êtrecontient-elle l’annonce de quelque danger auquel, prévenues parelle, nous pourrons nous soustraire.

Le conseil était si raisonnable, que je revinssur la résolution prise d’abord et que j’ouvris la lettre.

Diane, à ce moment, interrompit son récit, seleva, ouvrit un petit meuble du genre de ceux auquel nous avonsconservé le nom italien de stippo, et d’un portefeuille desoie tira une lettre.

Bussy jeta un coup d’œil sur l’adresse.

« À la belle Diane de Méridor, »lut-il.

Puis, regardant la jeune femme :

– Cette adresse, dit-il, est de la maindu duc d’Anjou.

– Ah ! répondit-elle avec unsoupir ; il ne m’avait donc pas trompée !

Puis, comme Bussy hésitait à ouvrir lalettre :

– Lisez, dit-elle, le hasard vous apoussé du premier coup au plus intime de ma vie, je ne dois plusavoir de secrets pour vous.

Bussy obéit et lut :

« Un malheureux prince, que votre beautédivine a frappé au cœur, viendra vous faire ce soir, à dix heures,ses excuses de sa conduite à votre égard, conduite qui, lui-même lesent bien, n’a d’autre excuse que l’amour invincible qu’il éprouvepour vous.

« FRANÇOIS. »

– Ainsi cette lettre était bien du ducd’Anjou ? demanda Diane.

– Hélas ! oui, répondit Bussy, c’estson écriture et son seing.

Diane soupira.

– Serait-il moins coupable que je ne lecroyais ? murmura-t-elle.

– Qui, le prince ? demandaBussy.

– Non, lui, le comte de Monsoreau.

Ce fut Bussy qui soupira à son tour.

– Continuez, madame, dit-il, et nousjugerons le prince et le comte.

– Cette lettre, que je n’avais alorsaucun motif de ne pas croire réelle, puisqu’elle s’accordait sibien avec mes propres craintes, m’indiquait, comme l’avait prévuGertrude, le danger auquel j’étais exposée, et me rendait d’autantplus précieuse l’intervention de cet ami inconnu qui m’offrait sonsecours au nom de mon père. Je n’eus donc plus d’espoir qu’enlui.

Nos investigations recommençaient ; mesregards et ceux de Gertrude, plongeant à travers les vitres, nequittaient point l’étang et cette partie de la forêt qui faisaitface à nos fenêtres. Dans toute l’étendue que nos regards pouvaientembrasser, nous ne vîmes rien qui parût se rapporter à nosespérances et les seconder.

La nuit arriva ; mais, comme nous étionsau mois de janvier, la nuit venait vite ; quatre ou cinqheures nous séparaient donc encore du moment décisif : nousattendîmes avec anxiété.

Il faisait une de ces belles gelées d’hiverpendant lesquelles, si ce n’était le froid, on se croirait ou versla fin du printemps ou vers le commencement de l’automne : leciel brillait, tout parsemé de mille étoiles, et, dans un coin dece ciel, la lune, pareille à un croissant, éclairait le paysage desa lueur argentée ; nous ouvrîmes la fenêtre de la chambre deGertrude, qui devait, dans tous les cas, être moins rigoureusementobservée que la mienne.

Vers sept heures, une légère vapeur monta del’étang ; mais, pareille à un voile de gaze transparente,cette vapeur n’empêchait pas de voir, ou plutôt nos yeux,s’habituant à l’obscurité, étaient parvenus à percer cettevapeur.

Comme rien ne nous aidait à mesurer le temps,nous n’aurions pas pu dire quelle heure il était, lorsqu’il noussembla, sur la lisière du bois, voir à travers cette transparenteobscurité se mouvoir des ombres. Ces ombres paraissaients’approcher avec précaution, gagnant les arbres, qui, rendant lesténèbres plus épaisses, semblaient les protéger. Peut-êtreeussions-nous cru, au reste, que ces ombres n’étaient qu’un jeu denotre vue fatiguée, lorsque le hennissement d’un cheval traversal’espace et arriva jusqu’à nous.

– Ce sont nos amis, murmura Gertrude.

– Ou le prince ! répondis-je.

– Oh ! le prince, dit-elle, leprince ne se cacherait pas.

Cette réflexion si simple dissipa mes soupçonset me rassura.

Nous redoublâmes d’attention.

Un homme s’avança seul ; il me semblaitqu’il quittait un autre groupe d’hommes, lequel était resté àl’abri sous un bouquet d’arbres.

Cet homme marcha droit à la barque, la détachadu pieu où elle était amarrée, descendit dedans, et la barque,glissant sur l’eau, s’avança silencieusement de notre côté.

À mesure qu’elle s’avançait, mes yeuxfaisaient des efforts plus violents pour percer l’obscurité.

Il me sembla d’abord reconnaître la grandetaille, puis les traits sombres et fortement accusés du comte deMonsoreau ; enfin, lorsqu’il fut à dix pas de nous, je neconservai plus aucun doute.

Je craignais maintenant presque autant lesecours que le danger.

Je restai muette et immobile, rangée dansl’angle de la fenêtre, de sorte qu’il ne pouvait me voir. Arrivé aupied du mur, il arrêta sa barque à un anneau, et je vis apparaîtresa tête à la hauteur de l’appui de la croisée.

Je ne pus retenir un léger cri.

– Ah ! pardon ; dit le comte deMonsoreau, je croyais que vous m’attendiez.

– C’est-à-dire que j’attendais quelqu’un,monsieur, répondis-je, mais j’ignorais que ce quelqu’un fûtvous.

Un sourire amer passa sur le visage ducomte.

– Qui donc, excepté moi et son père,veille sur l’honneur de Diane de Méridor ?

– Vous m’avez dit, monsieur, dans lalettre que vous m’avez écrite, que vous veniez au nom de monpère.

– Oui, mademoiselle ; et, comme j’aiprévu que vous douteriez de la mission que j’ai reçue, voici unbillet du baron.

Et le comte me tendit un papier.

Nous n’avions allumé ni bougies nicandélabres, pour être plus libres de faire dans l’obscurité toutce que commanderaient les circonstances. Je passai de la chambre deGertrude dans la mienne. Je m’agenouillai devant le feu, et, à lalueur de la flamme du foyer, je lus :

« Ma chère Diane, M. le comte deMonsoreau peut seul t’arracher au danger que tu cours, et ce dangerest immense. Fie-toi donc entièrement à lui comme au meilleur amique le ciel nous puisse envoyer.

« Il te dira plus tard ce que du fond de moncœur je désirerais que tu fisses pour acquitter la dette que nousallons contracter envers lui.

« Ton père, qui te supplie de le croire, etd’avoir pitié de toi et de lui,

« BARON DE MÉRIDOR. »

Rien de positif n’existait dans mon espritcontre M. de Monsoreau ; la répulsion qu’ilm’inspirait était bien plutôt instinctive que raisonnée. Je n’avaisà lui reprocher que la mort d’une biche, et c’était un crime bienléger pour un chasseur.

J’allai donc à lui.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Monsieur, j’ai lu la lettre de monpère ; il me dit que vous êtes prêt à me conduire hors d’ici,mais il ne me dit pas où vous me conduisez.

– Je vous conduis où le baron vousattend, mademoiselle.

– Et où m’attend-il ?

– Au château de Méridor.

– Ainsi je vais revoir monpère ?

– Dans deux heures.

– Oh ! monsieur, si vous ditesvrai…

Je m’arrêtai ; le comte attendaitvisiblement la fin de ma phrase.

– Comptez sur toute ma reconnaissance,ajoutai-je d’une voix tremblante et affaiblie, car je devinaisquelle chose il pouvait attendre de cette reconnaissance que jen’avais pas la force de lui exprimer.

– Alors, mademoiselle, dit le comte, vousêtes prête à me suivre ?

Je regardai Gertrude avec inquiétude ; ilétait facile de voir que cette sombre figure du comte ne larassurait pas plus que moi.

– Réfléchissez que chaque minute quis’envole est précieuse pour vous au delà de ce que vous pouvezimaginer, dit-il. Je suis en retard d’une demi-heure à peuprès ; il va être dix heures bientôt, et n’avez-vous pointreçu l’avis qu’à dix heures le prince serait au château deBeaugé ?

– Hélas ! oui, répondis-je.

– Le prince une fois ici, je ne puis plusrien pour vous que risquer sans espoir ma vie, que je risque en cemoment avec la certitude de vous sauver.

– Pourquoi mon père n’est-il donc pasvenu ?

– Pensez-vous que votre père ne soit pasentouré ? Pensez-vous qu’il puisse faire un pas sans qu’onsache où il va ?

– Mais vous ? demandai-je.

– Moi, c’est autre chose ; moi, jesuis l’ami, le confident du prince.

– Mais monsieur, m’écriai-je, si vousêtes l’ami, si vous êtes le confident du prince, alors….

– Alors je le trahis pour vous ;oui, c’est bien cela. Aussi vous disais-je tout à l’heure que jerisquais ma vie pour sauver votre honneur.

Il y avait un tel accent de conviction danscette réponse du comte, et elle était si visiblement d’accord avecla vérité, que, tout en éprouvant un reste de répugnance à meconfier à lui, je ne trouvais pas de mots pour exprimer cetterépugnance.

– J’attends, dit le comte.

Je regardai Gertrude, aussi indécise quemoi.

– Tenez, me ditM. de Monsoreau, si vous doutez encore, regardez de cecôté.

Et, du côté opposé à celui par lequel il étaitvenu, longeant l’autre rive de l’étang, il me montra une troupe decavaliers qui s’avançaient vers le château.

– Quels sont ces hommes ?demandai-je.

– C’est le duc d’Anjou et sa suite,répondit le comte.

– Mademoiselle, mademoiselle, ditGertrude, il n’y a pas de temps à perdre.

– Il n’y en a déjà que trop de perdu, ditle comte : au nom du ciel, décidez-vous donc !

Je tombai sur une chaise, les forces memanquaient.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! que faire ? murmurai-je.

– Écoutez, dit le comte, écoutez, ilsfrappent à la porte.

En effet, on entendit retentir le marteau sousla main de deux hommes que nous avions vus se détacher du groupepour prendre les devants.

– Dans cinq minutes, dit le comte, il nesera plus temps.

J’essayai de me lever ; mes jambesfaiblirent.

– À moi, Gertrude ! balbutiai-je, àmoi !

– Mademoiselle, dit la pauvre fille,entendez-vous la porte qui s’ouvre ? Entendez-vous les chevauxqui piétinent dans la cour ?

– Oui ! oui ! répondis-je enfaisant un effort, mais les forces me manquent.

– Oh ! n’est-ce que cela ?dit-elle.

Et elle me prit dans ses bras, me soulevacomme elle eût fait d’un enfant, et me remit dans les bras ducomte.

En sentant l’attouchement de cet homme, jefrissonnai si violemment, que je faillis lui échapper et tomberdans le lac.

Mais il me serra contre sa poitrine et medéposa dans le bateau.

Gertrude m’avait suivie et était descenduesans avoir besoin d’aide.

Alors je m’aperçus que mon voile s’étaitdétaché et flottait sur l’eau.

L’idée me vint qu’il indiquerait notretrace.

– Mon voile ! mon voile !dis-je au comte ; rattrapez donc mon voile !

Le comte jeta un coup d’œil vers l’objet queje lui montrais du doigt.

– Non, dit-il, mieux vaut que cela soitainsi.

Et, saisissant les avirons, il donna une siviolente impulsion à la barque, qu’en quelques coups de rames nousnous trouvâmes près d’atteindre la rive de l’étang.

En ce moment, nous vîmes les fenêtres de machambre s’éclairer : des serviteurs entraient avec deslumières.

– Vous ai-je trompée ? ditM. de Monsoreau, et était-il temps ?

– Oh ! oui, oui, monsieur, luidis-je, vous êtes bien véritablement mon sauveur.

Cependant les lumières couraient avecagitation, tantôt dans ma chambre, tantôt dans celle de Gertrude.Nous entendîmes des cris, un homme entra, devant lequels’écartèrent tous les autres. Cet homme s’approcha de la fenêtreouverte, se pencha en dehors, aperçut le voile flottant sur l’eau,et poussa un cri.

– Voyez-vous que j’ai bien fait delaisser là ce voile ? dit le comte, le prince croira que, pourlui échapper, vous vous êtes jetée dans le lac, et, tandis qu’ilvous fera chercher, nous fuirons.

C’est alors que je tremblai réellement devantles sombres profondeurs de cet esprit qui, d’avance, avait comptésur un pareil moyen.

En ce moment nous abordâmes.

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