La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 19Comment Chicot s’aperçut qu’il était plus facile d’entrer dansl’abbaye Sainte-Geneviève que d’en sortir.

Chicot, en passant le froc du moine, avaitpris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur deses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autresvêtements que la robe du moine rendait inutiles ; il avaitmême couleur de barbe que Gorenflot, et, quoique l’un fût né surles bords de la Saône et l’autre sur ceux de la Garonne, il s’étaitamusé à contrefaire tant de fois la voix de son ami, qu’il en étaitarrivé à l’imiter à s’y m’éprendre. Or chacun sait que la barbe etla voix sont les deux seules choses qui sortent des profondeursd’un capuchon de moine.

La porte allait se fermer quand Chicot arriva,et le frère portier n’attendait plus que quelques retardataires. LeGascon exhiba son Béarnais percé au cœur et fut admis sansopposition. Deux moines le précédaient ; il les suivit etpénétra avec eux dans la chapelle du couvent, qu’il connaissaitpour y avoir souvent accompagné le roi ; le roi avait toujoursaccordé une protection particulière à l’abbayeSainte-Geneviève.

La chapelle était de construction romane,c’est-à-dire qu’elle datait du onzième siècle, et que, comme toutesles chapelles de cette époque, le chœur recouvrait une crypte ouéglise souterraine. Il en résultait que le chœur était plus élevéque la nef de huit ou dix pieds, que l’on montait dans le chœur pardeux escaliers latéraux, tandis qu’une porte de fer, s’ouvrantentre les deux escaliers, conduisait de la nef à la crypte, danslaquelle, une fois cette porte ouverte, on descendait par autant dedegrés qu’il y en avait aux escaliers du chœur.

Dans ce chœur, qui dominait toute l’église, dechaque côté de l’autel, que surmontait un tableau de sainteGeneviève attribué à maître Rosso, étaient les statues de Clovis etde Clotilde.

Trois lampes seulement éclairaient lachapelle, l’une suspendue au milieu du chœur, les deux autresdisposées à égale distance dans la nef.

Cette lumière, à peine suffisante, donnait unesolennité plus grande à cette église, dont elle doublait lesproportions, puisque l’imagination pouvait étendre à l’infini lesparties perdues dans l’ombre.

Chicot eut d’abord besoin d’accoutumer sesyeux à l’obscurité ; pour les exercer, il s’amusa à compterles moines. Il y en avait cent vingt dans la nef et douze dans lechœur, en tout cent trente-deux. Les douze moines du chœur étaientrangés sur une seule ligne en avant de l’autel, et semblaientdéfendre le tabernacle comme une rangée de sentinelles.

Chicot vit avec plaisir qu’il n’était pas ledernier à se joindre à ceux que le frère Gorenflot appelait lesfrères de l’Union. Derrière lui entrèrent encore trois moines vêtusd’amples robes grises, lesquels allèrent se placer en avant decette ligne que nous avons comparée à une rangée desentinelles.

Un petit moinillon que n’avait point alorsaperçu Chicot, et qui était sans doute quelque enfant de chœur ducouvent, fit le tour de la chapelle pour voir si tout le mondeétait bien à son poste ; puis, l’inspection finie, il allaparler à l’un des trois moines arrivés les derniers, qui setrouvaient au milieu.

– Nous sommes cent trente-six, dit lemoine d’une voix forte : c’est le compte de Dieu.

Aussitôt les cent vingt moines agenouillésdans la nef se levèrent, et prirent place sur des chaises ou dansles stalles. Bientôt un grand bruit de gonds et de verrous annonçaque les portes massives se fermaient.

Ce ne fut pas sans un certain battement decœur que Chicot, tout brave qu’il était, entendit le grincement desserrures. Pour se donner le temps de se remettre, il alla s’asseoirà l’ombre de la chaire, d’où ses yeux se portaient toutnaturellement sur les trois moines qui paraissaient les personnagesprincipaux de cette réunion.

On leur avait apporté des fauteuils, et ilss’étaient assis, pareils à trois juges. Derrière eux, les douzemoines du chœur se tenaient debout.

Quand le tumulte occasionné par la fermeturedes portes et par le changement d’attitude des assistants eutcessé, une petite cloche tinta trois fois.

C’était sans doute le signal du silence, cardes chuts prolongés se firent entendre pendant les deuxpremiers coups, et, au troisième, tout bruit cessa.

– Frère Monsoreau ! dit le mêmemoine qui avait déjà parlé, quelles nouvelles apportez-vous àl’Union de la province d’Anjou ?

Deux choses firent dresser l’oreille àChicot :

La première, cette voix au timbre si accentué,qu’elle semblait bien plus faite pour sortir sur un champ debataille de la visière d’un casque que dans une église du capuchond’un moine.

La seconde, ce nom de frère Monsoreau, connudepuis quelques jours seulement à la cour, ou, comme nous l’avonsdit, il avait produit une certaine sensation.

Un moine de haute taille, et dont la robeformait des plis anguleux, traversa une partie de l’assemblée, et,d’un pas ferme et hardi, monta dans la chaire ; Chicot essayade voir son visage.

C’était chose impossible.

– Bon, dit-il, et, si l’on ne voit pas levisage des autres, au moins les autres ne verront-ils pas lemien.

– Mes frères, dit alors une voix qu’à sespremiers accents Chicot reconnut pour celle du grand veneur, lesnouvelles de la province d’Anjou ne sont pointsatisfaisantes ; non pas que nous y manquions de sympathies,mais parce que nous y manquons de représentants. La propagation del’Union dans cette province avait été confiée au baron deMéridor ; mais ce vieillard, désespéré de la mort récente desa fille, a, dans sa douleur, négligé les affaires de la sainteLigue, et, jusqu’à ce qu’il soit consolé de la perte qu’il a faite,nous ne pouvons compter sur lui. Quant à moi, j’apporte troisnouvelles adhésions à l’association, et, selon le règlement, je lesai déposées dans le tronc du couvent. Le conseil jugera si cestrois nouveaux frères, dont je réponds d’ailleurs comme demoi-même, doivent être admis à faire partie de la sainte Union.

Un murmure d’approbation circula dans lesrangs des moines, et frère Monsoreau avait regagné sa place, que cebruit n’était pas encore éteint.

– Frère la Hurière, reprit le même moinequi paraissait destiné à faire l’appel des fidèles selon soncaprice, dites-nous ce que vous avez fait dans la ville deParis.

Un homme au capuchon rabattu parut à son tourdans la chaire que venait de laisser vacanteM. de Monsoreau.

– Mes frères, dit-il, vous savez tous sije suis dévot à la foi catholique, et si j’ai donné des preuves decette dévotion pendant le grand jour où elle a triomphé. Oui, mesfrères, dès cette époque, et je m’en glorifie, j’étais un desfidèles de notre grand Henri de Guise, et c’est de la bouche mêmede M. de Besme, à qui Dieu accorde toutes sesbénédictions ! que j’ai reçu les ordres qu’il a daigné medonner et que j’ai suivis à ce point, que j’ai voulu tuer mespropres locataires. Or ce dévouement à cette sainte cause m’a faitnommer quartenier, et j’ose dire que c’est une heureusecirconstance pour la religion. J’ai pu ainsi noter tous leshérétiques du quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, où je tienstoujours, rue de l’Arbre-Sec, l’hôtel de la Belle-Étoile, à votreservice, mes frères, et, les ayant notés, les désigner à nos amis.Certes, je n’ai plus soif du sang des huguenots commeautrefois ; mais je ne saurais me dissimuler le but véritablede la sainte Union que nous sommes en train de fonder.

– Écoutons, se dit Chicot ; ce laHurière était, si je m’en souviens bien, un furieux tueurd’hérétiques, et il doit en savoir long sur la Ligue, si l’onmesure chez messieurs les ligueurs la confiance sur le mérite.

– Parlez, parlez, dirent plusieursvoix.

La Hurière, qui trouvait l’occasion dedéployer des facultés d’orateur qu’il avait rarement l’occasion dedévelopper, quoiqu’il les crût innées en lui, se recueillit uninstant, toussa et reprit :

– Si je ne me trompe, mes frères,l’extinction des hérésies particulières n’est pas seulement ce quinous préoccupe. Il faut que les bons Français soient assurés de nejamais rencontrer d’hérétiques parmi les princes appelés à lesgouverner. Or, mes frères, où en sommes-nous ? François II,qui promettait d’être un zélé, est mort sans enfants ; CharlesIX, qui était un zélé, est mort sans enfants ; le roi HenriIII, dont ce n’est point à moi de rechercher les croyances et dequalifier les actions, mourra probablement sans enfants ;restera donc le duc d’Anjou, qui non seulement n’a pas d’enfantsnon plus, mais qui encore paraît tiède pour la sainte Ligue.

Ici plusieurs voix interrompirent l’orateur,parmi lesquelles celle du grand veneur.

– Pourquoi tiède, dit la voix, et quivous fait porter cette accusation contre le prince ?

– Je dis tiède parce qu’il n’a pas encoredonné son adhésion à la Ligue, quoique l’illustre frère qui vientde m’interpeller l’ait positivement promise en son nom.

– Qui vous a dit qu’il ne l’ait pointdonnée, reprit la voix, puisqu’il y a des adhésionsnouvelles ? Vous n’avez le droit, ce me semble, de nesoupçonner personne tant que le dépouillement ne sera pointfait.

– C’est vrai, dit la Hurière, j’attendraidonc encore ; mais, après le duc d’Anjou, qui est mortel etqui n’a point d’enfants (remarquez que l’on meurt jeune dans lafamille), à qui reviendra la couronne ? Au plus farouchehuguenot qu’on puisse imaginer, à un renégat, à un relaps, à unNabuchodonosor.

Ici, au lieu de murmures, ce furent desapplaudissements frénétiques qui interrompirent la Hurière.

– À Henri de Béarn, enfin, contre lequelcette association est surtout faite, à Henri de Béarn, que l’oncroit souvent à Pau ou à Tarbes occupé de ses amours, et que l’onrencontre à Paris.

– À Paris ! s’écrièrent plusieursvoix ; à Paris ! c’est impossible !

– Il y est venu ! s’écria laHurière. Il s’y trouvait la nuit où madame de Sauve a étéassassinée ; il y est peut-être encore en ce moment.

– À mort le Béarnais ! crièrentplusieurs voix.

– Oui, sans doute, à mort ! cria laHurière, et, s’il vient par hasard loger à la Belle-Étoile, jeréponds bien de lui ; mais il n’y viendra pas. On ne prend pasun renard deux fois à la même trouée. Il ira loger ailleurs, chezquelque ami ; car il a des amis, l’hérétique. Eh bien, c’estle nombre de ces amis qu’il faut diminuer ou faire connaître. NotreUnion est sainte, notre Ligue est loyale, consacrée, bénie,encouragée par notre saint père le pape Grégoire III. Je demandedonc qu’on n’en fasse pas plus longtemps mystère, que des listessoient remises aux quarteniers et aux dizainiers, qu’ils aillentavec ces listes dans les maisons inviter les bons citoyens àsigner. Ceux qui signeront seront nos amis ; ceux quirefuseront de signer seront nos ennemis, et, l’occasion seprésentant d’une seconde Saint-Barthélemy, qui semble aux vraisfidèles devenir de plus en plus urgente, eh bien, nous ferions ceque nous avons déjà fait dans la première, nous épargnerions à Dieula fatigue de séparer lui-même les bons des méchants.

À cette péroraison, des tonnerresd’applaudissements éclatèrent ; puis, quand ils se furentcalmés avec cette lenteur et ce tumulte qui prouvent que lesacclamations ne sont qu’interrompues, la voix grave du moine quiavait déjà parlé plusieurs fois se fit entendre, et dit :

– La proposition de frère la Hurière, quela sainte Union remercie de son zèle, est prise enconsidération ; elle sera débattue en conseil supérieur.

Les applaudissements redoublèrent. La Hurières’inclina plusieurs fois pour remercier l’assemblée, et, descendantles marches de la chaire, regagna sa place, courbé sous l’immensitéde son triomphe.

– Ah ! ah ! se dit Chicot, jecommence à voir clair dans tout ceci. On a moins de confiance àl’endroit de la foi catholique dans mon fils Henri que dans sonfrère Charles IX et MM. de Guise. C’est probable, puisquele Mayenne est fourré dans tout ceci. MM. de Guiseveulent former dans l’État une petite société à part, dont ilsseront les maîtres ; ainsi le grand Henri, qui est général,tiendra les armées ; ainsi le gros Mayenne tiendra labourgeoisie ; ainsi l’illustre cardinal tiendral’Église ; et, un beau matin, mon fils Henri s’apercevra qu’ilne tient rien du tout que son chapelet, avec lequel on l’inviterapoliment à se retirer dans quelque monastère. Puissammentraisonné ! Ah bien, oui… mais reste le duc d’Anjou.Diable ! le duc d’Anjou, qu’en fera-t-on ?

– Frère Gorenflot ! dit la voix dumoine qui avait déjà appelé le grand veneur et la Hurière.

Soit qu’il fût préoccupé des réflexions quenous venons de transmettre à nos lecteurs, soit qu’il ne fût pasencore habitué de répondre au nom qu’il avait pris cependant avecle froc du quêteur, Chicot ne répondit pas.

– Frère Gorenflot ! reprit la voixdu moinillon, voix si claire et si aiguë, que Chicottressaillit.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, ondirait d’une voix de femme qui appelle frère Gorenflot. Est-ce que,dans cette honorable assemblée, non seulement les rangs, maisencore les sexes sont confondus ?

– Frère Gorenflot ! répéta la mêmevoix féminine, n’êtes-vous donc pas ici ?

– Ah ! mais, se dit tout bas Chicot,frère Gorenflot, c’est moi ; allons.

Puis, tout haut :

– Si fait, si fait, dit-il en nasillantcomme le moine, me voilà, me voilà. J’étais plongé dans lesprofondes méditations qu’avait fait naître en moi le discours defrère la Hurière, et je n’avais pas entendu que l’on m’avaitappelé.

Quelques murmures d’approbation rétrospectiveen faveur de la Hurière, dont les paroles vibraient encore danstous les cœurs, se firent entendre et donnèrent à Chicot le tempsde se préparer.

Chicot pouvait, dira-t-on, ne pas répondre aunom de Gorenflot, puisque nul ne levait son capuchon. Mais lesassistants s’étaient comptés, on se le rappelle ; donc,inspection faite des visages, et cette inspection eût été provoquéepar l’absence d’un homme censé présent, la fraude eût étédécouverte, et alors la position de Chicot devenait grave.

Chicot n’hésita donc point un instant. Il seleva, fit le gros dos, monta les degrés de la chaire, et, tout enles montant, rabattit son capuchon le plus possible.

– Mes frères, dit-il en imitant à s’yméprendre la voix du moine, je suis le frère quêteur de ce couvent,et vous savez que cette charge me donne le droit d’entrer dans lesdemeures de tous. J’use donc de ce droit pour le bien duSeigneur.

Mes frères, continua-t-il en se rappelantl’exorde de Gorenflot si inopinément interrompu par le sommeil,qui, à cette heure, en vertu du liquide absorbé, étreignait encoreen maître le vrai Gorenflot ; mes frères, c’est un beau jourpour la foi que celui qui nous réunit. Parlons franc, mes frères,puisque nous voilà dans la maison du Seigneur.

Qu’est-ce que le royaume de France ? Uncorps. Saint Augustin l’a dit : Omnis civitas corpusest : « Toute cité est un corps. » Quelle eutla condition du salut d’un corps ? la bonne santé. Commentconserve-t-on la santé du corps ? en pratiquant de prudentessaignées quand il y a excès de forces. Or il est évident que lesennemis de la religion catholique sont trop forts, puisque nous lesredoutons ; il faut donc saigner encore une fois ce grandcorps que l’on appelle la Société ; c’est ce que me répètenttous les jours les fidèles dont j’apporte au couvent les œufs, lesjambons et l’argent.

Cette première partie du discours de Chicotfit une vive impression dans l’auditoire.

Chicot laissa au murmure d’approbation qu’ilvenait de soulever le temps de se produire, puis de s’apaiser, etil reprit :

– On m’objectera peut-être que l’Égliseabhorre le sang : Ecclesia abhorret a sanguine,continua-t-il. Mais notez bien ceci, mes chers frères : lethéologien ne dit pas de quel sang l’Église a horreur, et jeparierais un bœuf contre un œuf que ce n’est point, en tout cas, dusang des hérétiques dont il a voulu parler. En effet :Fons malus corruptorum sanguinis, hereticorum autempessimus ! Et puis, un autre argument, mes frères :j’ai dit l’Église ! Mais nous autres, nous ne sommes passeulement l’Église. Frère Monsoreau, qui a si éloquemment parlétout à l’heure, a, j’en suis bien certain, son couteau de grandveneur à la ceinture. Frère la Hurière manie la broche avecfacilité : Veru agreste, lethiferum tameninstrumentum. Moi-même, qui vous parle, mes frères, moi,Jacques-Népomucène Gorenflot, j’ai porté le mousquet en Champagne,et j’ai brûlé des huguenots dans leur prêche. Ç’aurait été pour moiun honneur suffisant, et j’aurais mon paradis tout fait. Je lecroyais du moins, quand tout à coup on a soulevé dans ma conscienceun scrupule : les huguenotes, avant d’être brûlées, avaientété un peu violées ; il paraît que cela gâtait la belleaction, à ce que m’a dit mon directeur, du moins… Aussi me suis-jehâté d’entrer en religion, et, pour effacer la souillure que leshérétiques avaient laissée en moi, j’ai fait, à partir de cemoment, vœu de passer le reste de mes jours dans l’abstinence, etde ne plus fréquenter que de bonnes catholiques.

Cette seconde partie du discours de l’orateurn’eut pas moins de succès que la première, et chacun parut admirerles moyens dont s’était servi le Seigneur pour opérer la conversionde frère Gorenflot.

Aussi quelques applaudissements semêlèrent-ils au murmure d’approbation. Chicot salua modestementl’assemblée.

– Il nous reste, reprit Chicot, à parlerdes chefs que nous nous sommes donnés, et sur lesquels il mesemble, à moi, pauvre génovéfain indigne, qu’il y a quelque chose àdire. Certes, il est beau et surtout prudent de s’introduire lanuit, sous un froc, pour entendre prêcher frère Gorenflot ;mais il me semble que le devoir de pareils mandataires ne doit passe borner là. Une si grande prudence prête à rire à ces damnéshuguenots, qui, après tout, sont des enragés lorsqu’il s’agitd’estocades. Je demande donc que nous ayons une allure plus dignede gens de cœur que nous sommes, ou plutôt que nous voulonsparaître. Qu’est-ce que nous souhaitons ? L’extinction del’hérésie… Eh bien, mais… cela peut se crier sur les toits, ce mesemble. Que ne marchons-nous par les rues de Paris comme une sainteprocession, faisant montre de notre belle tenue et de nos bonnespertuisanes, mais non pas comme des larrons nocturnes qui regardentà chaque carrefour si le guet arrive ? Mais quel est l’hommequi donnera l’exemple ? dites-vous. Eh bien, ce sera moi, moi,Jacques-Népomucène Gorenflot, moi, frère indigne de l’ordre deSainte-Geneviève, humble et pauvre quêteur de ce couvent, ce seramoi qui, la cuirasse sur le dos, la salade sur la tête et lemousquet sur l’épaule, marcherai, s’il le faut, à la tête des bonscatholiques qui me voudront suivre, et cela, je le ferai, ne fût-ceque pour faire rougir des chefs qui se cachent, comme si, endéfendant l’Église, il s’agissait de soutenir quelque ribaude enquerelle !

La péroraison de Chicot, qui correspondait auxsentiments de beaucoup de membres de la Ligue, qui ne voyaient pasla nécessité d’aller au but par d’autre route que par le chemindont la Saint-Barthélemy, six ans auparavant, avait ouvert labarrière, et que par conséquent les lenteurs des chefsdésespéraient, alluma le feu sacré dans tous les cœurs, et, à parttrois capuchons qui demeurèrent silencieux, l’assemblée se mit àcrier d’une seule voix : Vive la messe ! Noël au bravefrère Gorenflot ! la procession ! laprocession !

L’enthousiasme était d’autant plus vivementexcité, que c’était la première fois que le zèle du digne frère seproduisait sous un pareil jour. Jusque-là ses amis les plus intimesl’avaient rangé au nombre des zélés sans doute, mais des zélés quele sentiment de la conservation de soi-même retenait dans lesbornes de la prudence. Point du tout, de cette demi-teinte danslaquelle il était resté, frère Gorenflot s’élançait tout à coup,armé en guerre, dans le jour éclatant de l’arène ; c’était unegrande surprise qui amenait une grande réhabilitation, etquelques-uns, dans leur admiration, d’autant plus grande qu’elleétait plus inattendue, mettaient dans leur esprit frère Gorenflot,qui avait prêché la première procession, à la hauteur de Pierrel’Ermite, qui avait prêché la première croisade.

Malheureusement ou heureusement pour celui quiavait produit cette exaltation, ce n’était pas le plan des chefs delui laisser prendre son cours. Un des trois moines silencieux sepencha à l’oreille du moinillon, et la voix flûtée de l’enfantretentit aussitôt sous les voûtes, criant trois fois :

– Mes frères, il est l’heure de laretraite, la séance est levée.

Les moines se levèrent bourdonnant, et, touten se promettant de demander d’une voix unanime, à la prochaineséance, la procession proposée par le brave frère Gorenflot,prirent lentement le chemin de la porte. Beaucoup s’étaientapprochés de la chaire pour féliciter le frère quêteur à ladescente de cette tribune du haut de laquelle il avait eu un sigrand succès. Mais Chicot, réfléchissant qu’entendue de près savoix, de laquelle il n’avait jamais pu extraire un petit accentgascon, pouvait être reconnue ; que, vu de près, son corps,qui dans la ligne verticale présentait six ou huit bons pouces deplus que frère Gorenflot, lequel avait sans doute grandi dansl’esprit de ses auditeurs, mais moralement surtout, pouvait exciterquelque étonnement, Chicot, disons-nous, s’était jeté à genoux etparaissait, comme Samuel, abîmé dans une conversation tête à têteavec le Seigneur.

On respecta donc son extase, et chacuns’achemina vers la sortie avec une agitation qui, sous le capuchondans les plis duquel il avait ménagé des ouvertures pour ses yeux,réjouissait fort Chicot.

Cependant le but de Chicot était à peu prèsmanqué. Ce qui lui avait fait quitter le roi Henri III sans luidemander congé, c’était la vue du duc de Mayenne. Ce qui l’avaitfait revenir à Paris, c’était la vue de Nicolas David. Chicot,comme nous l’avons dit, avait bien fait un double vœu devengeance ; mais il était bien petit compagnon pour s’attaquerà un prince de la maison de Lorraine, ou, pour le faire impunément,il lui fallait attendre longuement et patiemment l’occasion. Iln’en était pas de même de Nicolas David, qui n’était qu’un simpleavocat normand, matois fort retors, il est vrai, qui avait étésoldat avant d’être avocat, et maître d’armes tandis qu’il étaitsoldat. Mais, sans être maître d’armes, Chicot avait la prétentionde jouer assez proprement de la rapière ; la grande questionétait donc pour lui de rejoindre son ennemi, et, une fois rejoint,Chicot, comme les anciens preux, mettait sa vie sous la garde deson bon droit et de son épée.

Chicot regardait donc tous les moines s’enaller les uns après les autres, afin, sous ces frocs et cescapuchons, de reconnaître, s’il était possible, la taille longue etmenue de maître Nicolas, quand il s’aperçut tout à coup qu’ensortant chaque moine était soumis à un examen pareil à celui qu’ilavait subi en entrant, et, tirant, de sa poche un signe quelconque,n’obtenait son exeat que lorsque le frère portier le luiavait donné sur l’inspection de ce signe. Chicot crut d’abords’être trompé, et resta un instant dans le doute ; mais cedoute fut bientôt changé en une certitude qui fit poindre une sueurfroide à la racine des cheveux de Chicot.

Frère Gorenflot lui avait bien indiqué lesigne à l’aide duquel on pouvait entrer, mais il avait oublié delui montrer le signe à l’aide duquel on pouvait sortir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer