La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 11Quel homme c’était que M. le grand veneur Bryan deMonsoreau.

Ce n’était pas de la joie, c’était presque dudélire qui agitait Bussy lorsqu’il eut acquis la certitude que lafemme de son rêve était une réalité, et que cette femme lui avaiten effet donné la généreuse hospitalité dont il avait gardé au fonddu cœur le vague souvenir. Aussi ne voulut-il point lâcher le jeunedocteur, qu’il venait d’élever à la place de son médecin ordinaire.Il fallut que, tout crotté qu’il était, Remy montât avec lui danssa litière ; il avait peur, s’il le lâchait un seul instant,qu’il ne disparût comme une autre vision ; il comptaitl’amener à l’hôtel de Bussy, le mettre sous clef pour la nuit, et,le lendemain, il verrait s’il devait lui rendre la liberté.

Tout le temps du retour fut employé à denouvelles questions ; mais les réponses tournaient dans lecercle borné que nous avons tracé tout à l’heure. Remy le Haudouinn’en savait guère plus que Bussy, si ce n’est qu’il avait lacertitude, ne s’étant pas évanoui, de n’avoir pas rêvé.

Mais, pour tout homme qui commence à deveniramoureux, et Bussy le devenait à vue d’œil, c’était déjà beaucoupque d’avoir quelqu’un à qui parler de la femme qu’il aimait ;Remy n’avait pas vu cette femme, c’est vrai ; mais c’étaitencore un mérite de plus aux yeux de Bussy, puisque Bussy pouvaitessayer de lui faire comprendre combien elle était en tout pointsupérieure à son portrait.

Bussy avait fort envie de causer toute la nuitde la dame inconnue, mais Remy commença ses fonctions de docteur enexigeant que le blessé dormît, ou tout du moins se couchât ;la fatigue et la douleur donnaient le même conseil au beaugentilhomme, et ces trois puissances réunies l’emportèrent.

Mais ce ne fut pas cependant sans que Bussyeût installé lui-même son nouveau commensal dans trois chambres quiavaient été autrefois son habitation de jeune homme, et quiformaient une portion du troisième étage de l’hôtel Bussy. Puis,bien sûr que le jeune médecin, satisfait de son nouveau logement etde la nouvelle fortune que la Providence lui préparait, nes’échapperait pas clandestinement de l’hôtel, il descendit ausplendide appartement qu’il occupait lui-même au premier.

Le lendemain, en s’éveillant, il trouva Remydebout près de son lit. Le jeune homme avait passé la nuit sanspouvoir croire au bonheur qui lui tombait du ciel, et il attendaitle réveil de Bussy pour s’assurer qu’à son tour il n’avait pointrêvé.

– Eh bien, demanda Remy, comment voustrouvez-vous ?

– À merveille, mon cher Esculape, etvous, êtes-vous satisfait ?

– Si satisfait, mon excellent protecteur,que je ne changerais certes pas mon sort contre celui du roi HenriIII, quoiqu’il ait dû, pendant la journée d’hier, faire un fierchemin sur la route du ciel ; mais il ne s’agit point de cela,il faut voir la blessure.

– Voyez.

Et Bussy se tourna sur le côté, pour que lejeune chirurgien pût lever l’appareil.

Tout allait au mieux ; les lèvres de laplaie étaient roses et rapprochées. Bussy, heureux, avait biendormi, et, le sommeil et le bonheur venant en aide au chirurgien,celui-ci n’avait déjà presque plus rien à faire.

– Eh bien, demanda Bussy, que dites-vousde cela, maître Ambroise Paré ?

– Je dis que je n’ose pas vous avouer quevous êtes à peu près guéri, de peur que vous ne me renvoyiez dansma rue Beautreillis, à cinq cent deux pas de la fameuse maison.

– Que nous retrouverons, n’est-ce pas,Remy ?

– Je le crois bien.

– Maintenant, tu dis donc, monenfant ? dit Bussy.

– Pardon ! s’écria Remy les larmesaux yeux ; vous m’avez tutoyé, je crois,monseigneur ?

– Remy, je tutoie les gens que j’aime.Cela te contrarie-t-il, que je t’aie tutoyé ?

– Au contraire ! s’écria le jeunehomme en essayant de saisir la main de Bussy et de la baiser ;au contraire. Je craignais d’avoir mal entendu. O monseigneur deBussy ! vous voulez donc que je devienne fou dejoie ?

– Non, mon ami ; je veux seulementque tu m’aimes un peu à ton tour ; que tu te regardes comme dela maison, et que tu me permettes d’assister aujourd’hui, tandisque tu feras ton petit déménagement, à la prised’estortuaire[2] du grand veneur de la cour.

– Ah ! dit Remy, voilà que nousvoulons déjà faire des folies ?

– Eh non, au contraire, je te prometsd’être bien raisonnable.

– Mais il vous faudra monter àcheval !

– Dame ! c’est de toutenécessité.

– Avez-vous un cheval bien doux d’allureet bon coureur ?

– J’en ai quatre à choisir.

– Eh bien, prenez pour vous aujourd’huicelui que vous voudriez faire monter à la dame au portrait ;vous savez ?

– Ah ! si je sais, je le croisbien ! Tenez, Remy, vous avez en vérité trouvé pour toujoursle chemin de mon cour ; je redoutais effroyablement que vousne m’empêchassiez de me rendre à cette chasse, ou plutôt à cesemblant de chasse, car les dames de la cour et bon nombre decurieuses de la ville y seront admises. Or, Remy, mon cher Remy, tucomprends que la dame au portrait doit naturellement faire partiede la cour ou de la ville. Ce n’est pas une simple bourgeoise, biencertainement : ces tapisseries, ces émaux si fins, ce plafondpeint, ce lit de damas blanc et or, enfin, tout ce luxe de si bongoût révèle une femme de qualité ou tout au moins une femmeriche ; si j’allais la rencontrer là !

– Tout est possible, réponditphilosophiquement le Haudouin.

– Excepté de retrouver la maison, soupiraBussy.

– Et d’y pénétrer quand nous l’auronsretrouvée, ajouta Remy.

– Oh ! je ne pense jamais à cela quelorsque je suis dedans, dit Bussy ; d’ailleurs, quand nous enserons là, ajouta-t-il, j’ai un moyen.

– Lequel ?

– C’est de me faire administrer un autrecoup d’épée.

– Bon, dit Remy, voilà qui me donnel’espoir que vous me garderez.

– Sois donc tranquille, dit Bussy, il mesemble qu’il y a vingt ans que je te connais ; et, foi degentilhomme, je ne saurais plus me passer de toi.

La charmante figure du jeune praticiens’épanouit sous l’expression d’une indicible joie.

– Allons, dit-il, c’est décidé ;vous allez à la chasse pour chercher la dame, et moi, je retournerue Beautreillis pour chercher la maison.

– Il serait curieux, dit Bussy, que nousrevinssions ayant fait chacun notre découverte.

Et sur ce, Bussy et le Haudouin se quittèrentplutôt comme deux amis que comme un maître et un serviteur.

Il y avait en effet grande chasse commandée aubois de Vincennes pour l’entrée en fonctions de M. Bryan deMonsoreau, nommé grand veneur depuis quelques semaines. Laprocession de la veille et la rude entrée en pénitence du roi, quicommençait son carême le mardi gras, avaient fait douter un instantqu’il assistât en personne à cette chasse ; car, lorsque leroi tombait dans ses accès de dévotion, il en avait parfois pourplusieurs semaines à ne pas quitter le Louvre, quand il ne poussaitpas l’austérité jusqu’à entrer dans un couvent ; mais, augrand étonnement de toute la cour, on apprit, vers les neuf heuresdu matin, que le roi était parti pour le donjon de Vincennes etcourait le daim avec son frère monseigneur le duc d’Anjou et toutela cour.

Le rendez-vous était au rond-point du roiSaint-Louis. C’était ainsi qu’on nommait, à cette époque, uncarrefour où l’on voyait encore, disait-on, le fameux chêne où leroi martyr avait rendu la justice. Tout le monde était doncrassemblé à neuf heures, lorsque le nouvel officier, objet de lacuriosité générale, inconnu qu’il était à peu près à toute la cour,parut monté sur un magnifique cheval noir.

Tous les yeux se portèrent sur lui.

C’était un homme de trente-cinq ans environ,de haute taille ; son visage marqué de petite vérole et sonteint nuancé de taches fugitives, selon les émotions qu’ilressentait, prévenaient désagréablement le regard et le forçaient àune contemplation plus assidue, ce qui rarement tourne à l’avantagede ceux que l’on examine. En effet, les sympathies sont provoquéespar le premier aspect ; l’œil franc et le sourire loyalappellent le sourire et la caresse du regard.

Vêtu d’un justaucorps de drap vert toutgalonné d’argent, ceint du baudrier d’argent, avec les armes du roibrodées en écusson ; coiffé de la barrette à longue plume,brandissant de la main gauche un épieu, et, de la droite,l’estortuaire destiné au roi, M. de Monsoreau pouvaitparaître un terrible seigneur, mais ce n’était certainement pas unbeau gentilhomme.

– Fi ! la laide figure que vous nousavez ramenée de votre gouvernement, monseigneur ! dit Bussy auduc d’Anjou : sont-ce là les gentilshommes que votre faveur vachercher au fond des provinces ? Du diable si l’on entrouverait un pareil dans Paris, qui est cependant bien grand etbien peuplé de vilains messieurs ! On dit, et je préviensVotre Altesse que je n’en ai rien voulu croire, que vous avez vouluabsolument que le roi reçût le grand veneur de votre main.

– Le seigneur de Monsoreau m’a bienservi, dit laconiquement le duc d’Anjou, et je le récompense.

– Bien dit, monseigneur ; il estd’autant plus beau aux princes d’être reconnaissants, que la choseest rare ; mais, s’il ne s’agit que de cela, moi aussi je vousai bien servi, monseigneur, ce me semble, et je porterais lejustaucorps de grand veneur autrement bien, je vous prie de lecroire, que ce grand fantôme. Il a la barbe rouge, je ne m’en étaispas aperçu d’abord : c’est encore une beauté de plus.

– Je n’avais pas entendu dire, réponditle duc d’Anjou, qu’il fallût être moulé sur le modèle de l’Apollonou de l’Antinoüs pour occuper les charges de la cour.

– Vous ne l’aviez pas entendu dire,monseigneur ? reprit Bussy avec le plus grand sang-froid,c’est étonnant.

– Je consulte le cœur, et non le visage,répondit le prince ; les services rendus et non les servicespromis.

– Votre Altesse va dire que je suis biencurieux, reprit Bussy ; mais je cherche, et inutilement, jel’avoue, quel service ce Monsoreau a pu vous rendre.

– Ah ! Bussy, dit le duc avecaigreur, vous l’avez dit : vous êtes bien curieux, tropcurieux même.

– Voilà bien les princes ! s’écriaBussy avec sa liberté ordinaire. Ils vont toujoursquestionnant : il faut leur répondre sur toutes choses, et, sivous les questionnez, vous, sur une seule, ils ne vous répondentpas.

– C’est vrai, dit le duc d’Anjou ;mais sais-tu ce qu’il faut faire si tu veux terenseigner ?

– Non.

– Va demander la chose àM. de Monsoreau lui-même.

– Tiens, dit Bussy, vous avez, ma foi,raison, monseigneur ! et avec lui, qui n’est qu’un simplegentilhomme, il me restera au moins une ressource, s’il ne merépond pas.

– Laquelle ?

– Ce sera de lui dire qu’il est unimpertinent.

Et, sur cette réponse, tournant le dos auprince, sans réfléchir autrement, aux yeux de ses amis et lechapeau à la main, il s’approcha de M. de Monsoreau, qui,à cheval au milieu du cercle, point de mire de tous les yeux quiconvergeaient sur lui, attendait avec un sang-froid merveilleux quele roi le débarrassât du poids de tous les regards tombant à plombsur sa personne.

Lorsqu’il vit venir Bussy, le visage gai, lesourire à la bouche, le chapeau à la main, il se dérida un peu.

– Pardon, monsieur, dit Bussy, mais jevous vois là très seul. Est-ce que la faveur dont vous jouissezvous a déjà fait autant d’ennemis que vous pouviez avoir d’amishuit jours avant d’avoir été nommé grand veneur ?

– Par ma foi, monsieur le comte, réponditle seigneur de Monsoreau, je n’en jurerais pas ; seulement jele parierais. Mais puis-je savoir à quoi je dois l’honneur que vousme faites en troublant ma solitude ?

– Ma foi, dit bravement Bussy, à lagrande admiration que le duc d’Anjou m’a inspirée pour vous.

– Comment cela ?

– En me racontant votre exploit, celuipour lequel vous avez été nommé grand veneur.

M. de Monsoreau pâlit d’une manièresi affreuse, que les sillons de la petite vérole qui diapraient sonvisage semblèrent autant de points noirs dans sa peau jaunie ;en même temps il regarda Bussy d’un air qui présageait une violentetempête.

Bussy vit qu’il venait de faire fausseroute ; mais il n’était pas homme à reculer ; tout aucontraire, il était de ceux qui réparent d’ordinaire uneindiscrétion par une insolence.

– Vous dites, monsieur, répondit le grandveneur, que monseigneur vous a raconté mon dernierexploit ?

– Oui, monsieur, dit Bussy, tout aulong ; ce qui m’a donné un violent désir, je l’avoue, d’enentendre le récit de votre propre bouche.

M. de Monsoreau serra l’épieu danssa main crispée, comme s’il eût éprouvé le violent désir de s’enfaire une arme contre Bussy.

– Ma foi, monsieur, dit-il, j’étais toutdisposé à reconnaître votre courtoisie en accédant à votredemande ; mais voici malheureusement le roi qui arrive, ce quim’en ôte le temps ; mais, si vous le voulez bien, ce sera pourplus tard.

Effectivement, le roi, monté sur son chevalfavori, qui était un beau genêt d’Espagne de couleur isabelle,s’avançait rapidement du donjon au rond-point.

Bussy, en faisant décrire un demi-cercle à sonregard, rencontra des yeux le duc d’Anjou ; le prince riait deson plus mauvais sourire.

– Maître et valet, pensa Bussy, font tousdeux une vilaine grimace quand ils rient ; qu’est-ce doncquand ils pleurent ?

Le roi aimait les belles et bonnesfigures ; il fut donc peu satisfait de celle deM. de Monsoreau, qu’il avait déjà vue une fois et qui nelui revint pas davantage à la seconde qu’à la première fois.Cependant il accepta d’assez bonne grâce l’estortuaire que celui-cilui présentait, un genou en terre, selon l’habitude.

Aussitôt que le roi fut armé, les maîtrespiqueurs annoncèrent que le daim était détourné, et la chassecommença.

Bussy s’était placé sur le flanc de la troupe,de manière à voir défiler devant lui tout le monde ; il nelaissa passer personne sans avoir examiné s’il ne retrouverait pasl’original du portrait, mais ce fut inutilement, il y avait de bienjolies, de bien belles, de bien séduisantes femmes à cette chasse,où le grand veneur faisait ses débuts ; mais il n’y avaitpoint la charmante créature qu’il cherchait.

Il en fut réduit à la conversation et à lacompagnie de ses amis ordinaires. Antraguet, toujours rieur etbavard, lui fut une grande distraction dans son ennui.

– Nous avons un affreux grand veneur,dit-il à Bussy, qu’en penses-tu ?

– Je le trouve horrible ! quellefamille cela va nous faire si les personnes qui ont l’honneur delui appartenir lui ressemblent ! Montre-moi donc sa femme.

– Le grand veneur est à marier, mon cher,répliqua Antraguet.

– Et d’où sais-tu cela ?

– De madame de Vendron, qui le trouvefort beau et qui en ferait volontiers son quatrième mari, commeLucrèce Borgia fit du comte d’Est. Aussi vois comme elle lance soncheval bai derrière le cheval noir deM. de Monsoreau !

– Et de quel pays est-il seigneur ?demanda Bussy.

– D’une foule de pays.

– Situés ?

– Vers l’Anjou.

– Il est donc riche ?

– On le dit ; mais voilà tout ;il paraît que c’est de petite noblesse.

– Et qui est la maîtresse de cehobereau ?

– Il n’a pas de maîtresse : le dignemonsieur tient à être unique dans son genre ; mais voilàmonseigneur le duc d’Anjou qui t’appelle de la main, viensvite.

– Ah ! ma foi, monseigneur le ducd’Anjou attendra. Cet homme pique ma curiosité. Je le trouvesingulier. Je ne sais pourquoi – on a de ces idées-là, tu sais, lapremière fois qu’on rencontre les gens – je ne sais pourquoi il mesemble que j’aurai maille à partir avec lui, et puis ce nom,Monsoreau !

– Mont de la souris, reprit Antraguet,voilà l’étymologie : mon vieil abbé m’a appris cela cematin : Mons Soricis.

– Je ne demande pas mieux, répliquaBussy.

– Ah ! mais attends donc, s’écriatout à coup Antraguet.

– Quoi ?

– Mais Livarot connaît cela !

– Quoi, cela ?

– Le Mons Soricis. Ils sont voisins deterre.

– Dis-nous donc cela tout de suite !Eh ! Livarot !

Livarot s’approcha.

– Ici vite, Livarot, ici : leMonsoreau ?

– Eh bien ? demanda le jeunehomme.

– Renseigne-nous sur le Monsoreau.

– Volontiers.

– Est-ce long ?

– Non, ce sera court. En trois mots, jevous dirai ce que j’en sais et ce que j’en pense. J’en aipeur !

– Bon ! et, maintenant que tu nousas dit ce que tu en penses, dis-nous ce que tu en sais.

– Écoute !… Je revenais unsoir….

– Cela commence d’une façon terrible, ditAntraguet.

– Voulez-vous me laisser finir ?

– Oui.

– Je revenais un soir de chez mon oncled’Entragues, à travers le bois de Méridor ; il y a de celaquelque six mois à peu près, quand tout à coup j’entends un crieffroyable, et je vois passer, la selle vide, une haquenée blancheemportée dans le hallier ; je pousse, je pousse, et, au boutd’une longue allée, assombrie par les premières ombres de la nuit,j’avise un homme sur un cheval noir ; il ne courait pas, ilvolait. Le même cri étouffé se fait alors entendre de nouveau, etje distingue en avant de la selle une femme sur la bouche delaquelle il appuyait la main. J’avais mon arquebuse dechasse ; tu sais que j’en joue d’habitude assez juste. Je levise, et ma foi ! je l’eusse tué si, au moment même où jelâchais la détente, la mèche ne se fût éteinte.

– Eh bien, demanda Bussy,après ?

– Après, je demandai à un bûcheron quelétait ce monsieur au cheval noir qui enlevait les femmes ; ilme répondit que c’était M. de Monsoreau.

– Eh bien mais, dit Antraguet, cela sefait, ce me semble, d’enlever les femmes, n’est-ce pas,Bussy ?

– Oui, dit Bussy, mais on les laissecrier au moins !

– Et la femme, qui était-ce ?demanda Antraguet.

– Ah ! voilà, on ne l’a jamaissu.

– Allons ! dit Bussy, décidémentc’est un homme remarquable, et il m’intéresse.

– Tant il y a, dit Livarot, qu’il jouit,le cher seigneur, d’une réputation atroce.

– Cite-t-on d’autres faits ?

– Non, rien ; il n’a même jamaisfait ostensiblement grand mal ; de plus encore, il est assezbon, à ce qu’on dit, envers ses paysans ; ce qui n’empêche pasque dans la contrée qui jusqu’aujourd’hui a eu le bonheur de leposséder on le craigne à l’égal du feu. D’ailleurs, chasseur commeNemrod, non pas devant Dieu, peut-être, mais devant lediable ; jamais le roi n’aura eu un grand veneur pareil. Ilvaudra mieux, du reste, pour cet emploi que Saint-Luc, à qui ilétait destiné d’abord et à qui l’influence de M. le ducd’Anjou l’a soufflé.

– Tu sais qu’il t’appelle toujours, leduc d’Anjou ? dit Antraguet.

– Bon, qu’il appelle ; et toi, tusais ce qu’on dit de Saint-Luc ?

– Non ; est-il encore prisonnier duroi ? demanda en riant Livarot.

– Il le faut bien, dit Antraguet,puisqu’il n’est pas ici.

– Pas du tout, mon cher, parti cette nuità une heure pour visiter les terres de sa femme.

– Exilé ?

– Cela m’en a tout l’air.

– Saint-Luc exilé !impossible !

– C’est l’Évangile, mon cher.

– Selon Saint-Luc.

– Non, selon le maréchal de Brissac, quim’a dit ce matin la chose de sa propre bouche.

– Ah ! voilà du nouveau et ducurieux, par exemple ! cela fera tort au Monsoreau.

– J’y suis, dit Bussy.

– À quoi es-tu ?

– Je l’ai trouvé.

– Qu’as-tu trouvé ?

– Le service qu’il a rendu àM. d’Anjou.

– Saint-Luc ?

– Non, le Monsoreau.

– Vraiment ?

– Oui, ou le diable m’emporte ; vousallez voir, vous autres ; venez avec moi.

Et Bussy, suivi de Livarot, d’Antraguet, mitson cheval au galop pour rattraper M. le duc d’Anjou, qui, lasde lui faire des signes, marchait à quelques portées d’arquebuse enavant de lui.

– Ah ! monseigneur, s’écria-t-il enrejoignant le prince, quel homme précieux que ceM. Monsoreau !

– Ah ! vraiment ?

– C’est incroyable !

– Tu lui as donc parlé ? fit leprince toujours railleur.

– Certainement, sans compter qu’il al’esprit fort orné.

– Et lui as-tu demandé ce qu’il avaitfait pour moi ?

– Certainement, je ne l’abordais qu’àcette fin.

– Et il t’a répondu ? demanda leduc, plus gai que jamais.

– À l’instant même, et avec une politessedont je lui sais un gré infini.

– Et que t’a-t-il dit, voyons, mon bravetranche-montagne ? demanda le prince.

– Il m’a courtoisement confessé,monseigneur, qu’il était le pourvoyeur de Votre Altesse.

– Pourvoyeur de gibier ?

– Non, de femmes.

– Plaît-il ? fit le duc, dont lefront se rembrunit à l’instant même ; que signifie cebadinage, Bussy ?

– Cela signifie, monseigneur, qu’ilenlève pour vous les femmes sur son grand cheval noir, et que,comme elles ignorent sans doute l’honneur qu’il leur réserve, illeur met la main sur la bouche pour les empêcher de crier.

Le duc fronça le sourcil, crispa ses poingsavec colère, pâlit et mit son cheval à un si furieux galop, queBussy et les siens demeurèrent en arrière.

– Ah ! ah ! dit Antraguet, ilme semble que la plaisanterie est bonne.

– D’autant meilleure, répondit Livarot,qu’elle ne fait pas, ce me semble, à tout le monde l’effet d’uneplaisanterie.

– Diable ! fit Bussy, il paraîtraitque je l’ai sanglé ferme, le pauvre duc !

Un instant après, on entendit la voix deM. d’Anjou qui criait :

– Eh ! Bussy, où es-tu ? viensdonc !

– Me voici, monseigneur, dit Bussy ens’approchant.

Il trouva le prince éclatant de rire.

– Tiens ! dit-il, monseigneur ;il paraît que ce que je vous ai dit est devenu drôle.

– Non, Bussy, je ne ris pas de ce que tum’as dit.

– Tant pis, je l’aimerais mieux ;j’aurais eu le mérite de faire rire un prince qui ne rit passouvent.

– Je ris, mon pauvre Bussy, de ce que tuplaides le faux pour savoir le vrai.

– Non, le diable m’emporte,monseigneur ! je vous ai dit la vérité.

– Bien. Alors, pendant que nous ne sommesque nous deux, voyons, conte-moi ta petite histoire ; où doncas-tu pris ce que tu es venu me conter ?

– Dans les bois de Méridor,monseigneur ! Cette fois encore le duc pâlit, mais il ne ditrien.

– Décidément, murmura Bussy, le duc setrouve mêlé en quelque chose dans l’histoire du ravisseur au chevalnoir et de la femme à la haquenée blanche.

Voyons, monseigneur, ajouta tout haut Bussy enriant à son tour de ce que le duc ne riait plus, s’il y a unemanière de vous servir qui vous plaise mieux que les autres,enseignez-nous-la, nous en profiterons, dussions-nous faireconcurrence à M. de Monsoreau.

– Pardieu oui, Bussy, dit le duc, il y ena une, et je te la vais expliquer.

Le duc tira Bussy à part.

– Écoute, lui dit-il, j’ai rencontré parhasard à l’église une femme charmante : comme quelques traitsde son visage, cachés sous un voile, me rappelaient ceux d’unefemme que j’avais beaucoup aimée, je l’ai suivie et me suis assurédu lieu où elle demeure. Sa suivante est séduite, et j’ai une clefde la maison.

– Eh bien, jusqu’à présent, monseigneur,il me semble que voilà qui va bien.

– Attends. On la dit sage, quoique libre,jeune et belle.

– Ah ! monseigneur, voilà que nousentrons dans le fantastique.

– Écoute, tu es brave, tu m’aimes, à ceque tu prétends ?

– J’ai mes jours.

– Pour être brave ?

– Non, pour vous aimer.

– Bien. Es-tu dans un de cesjours-là ?

– Pour rendre service à Votre Altesse, jem’y mettrai. Voyons.

– Eh bien, il s’agirait de faire pour moice qu’on ne fait d’ordinaire que pour soi-même.

– Ah ! ah ! dit Bussy, est-cequ’il s’agirait, monseigneur, de faire la cour à votre maîtresse,pour que Votre Altesse s’assure qu’elle est réellement aussi sageque belle ? Cela me va.

– Non ; mais il s’agit de savoir siquelque autre ne la lui fait pas.

– Ah ! voyons, cela s’embrouille,monseigneur, expliquons-nous.

– Il s’agirait de t’embusquer et de medire quel est l’homme qui vient chez elle.

– Il y a donc un homme ?

– J’en ai peur.

– Un amant, un mari ?

– Un jaloux, tout au moins.

– Tant mieux, monseigneur.

– Comment, tant mieux ?

– Cela double vos chances.

– Merci. En attendant, je voudrais savoirquel est cet homme.

– Et vous me chargez de m’en assurer.

– Oui, et si tu consens à me rendre ceservice….

– Vous me ferez grand veneur à mon tour,quand la place sera vacante ?

– Ma foi, Bussy, j’en prendrais d’autantmieux l’obligation, que jamais je n’ai rien fait pour toi.

– Tiens ! monseigneur s’enaperçoit ?

– Il y a longtemps déjà que je me ledis.

– Tout bas, comme les princes se disentces choses-là.

– Eh bien ?

– Quoi, monseigneur ?

– Consens-tu ?

– À épier la dame ?

– Oui.

– Monseigneur, la commission, je l’avoue,me flatte médiocrement, et j’en aimerais mieux une autre.

– Tu t’offrais à me rendre service,Bussy, et voilà déjà que tu recules !

– Dame ! vous m’offrez un métierd’espion, monseigneur.

– Eh non, métier d’ami ; d’ailleurs,ne crois pas que je te donne une sinécure ; il faudrapeut-être tirer l’épée.

Bussy secoua la tête.

– Monseigneur, dit-il, il y a des chosesqu’on ne fait bien que soi-même ; aussi faut-il les fairesoi-même, fût-on prince.

– Alors tu me refuses ?

– Ma foi oui, monseigneur.

Le duc fronça le sourcil.

– Je suivrai donc ton conseil,dit-il ; j’irai moi-même, et, si je suis tué ou blessé danscette circonstance, je dirai que j’avais prié mon ami Bussy de secharger de ce coup d’épée à donner ou à recevoir, et que, pour lapremière fois de sa vie, il a été prudent.

– Monseigneur, répondit Bussy, vousm’avez dit l’autre soir : « Bussy, j’ai en haine tous cesmignons de la chambre du roi, qui en toute occasion nous raillentet nous insultent ; tu devrais bien aller aux noces deSaint-Luc soulever une occasion de querelle et nous endéfaire. » Monseigneur, j’y suis allé ; ils étaientcinq ; j’étais seul ; je les ai défiés ; ils m’onttendu une embuscade, m’ont attaqué tous ensemble m’ont tué moncheval, et cependant j’en ai blessé deux et j’ai assommé letroisième. Aujourd’hui vous me demandez de faire du tort à unefemme. Pardon, monseigneur, cela sort des services qu’un princepeut exiger d’un galant homme, et je refuse.

– Soit, dit le duc, je ferai ma factiontout seul, ou avec Aurilly, comme je l’ai déjà faite.

– Pardon, dit Bussy, qui sentit comme unvoile se soulever dans son esprit.

– Quoi ?

– Est-ce que vous étiez en train demonter votre faction, monseigneur, lorsque l’autre jour vous avezvu les mignons qui me guettaient ?

– Justement.

– Votre belle inconnue, demanda Bussy,demeure donc du côté de la Bastille ?

– Elle demeure en face deSainte-Catherine.

– Vraiment ?

– C’est un quartier où l’on est égorgéparfaitement, tu dois en savoir quelque chose.

– Est-ce que Votre Altesse a guettéencore, depuis ce soir-là ?

– Hier.

– Et monseigneur a vu ?

– Un homme qui furetait dans tous lescoins de la place, sans doute pour voir si personne ne l’épiait, etqui, selon toute probabilité, m’ayant aperçu, s’est tenuobstinément devant cette porte.

– Et cet homme était seul,monseigneur ? demanda Bussy.

– Oui, pendant une demi-heure à peuprès,

– Et après cette demi-heure ?

– Un autre homme est venu le rejoindre,tenant une lanterne à la main.

– Ah ! ah ! fit Bussy.

– Alors l’homme au manteau… continua leprince.

– Le premier avait un manteau ?interrompit Bussy.

– Oui. Alors l’homme au manteau etl’homme à la lanterne se sont mis à causer ensemble, et, comme ilsne paraissaient pas disposés à quitter leur poste de la nuit, jeleur ai laissé la place et je suis revenu.

– Dégoûté de cette doubleépreuve ?

– Ma foi oui, je l’avoue… De sortequ’avant de me fourrer dans cette maison, qui pourrait bien êtrequelque égorgeoir….

– Vous ne seriez pas fâché qu’on yégorgeât un de vos amis.

– Ou plutôt que cet ami, n’étant pasprince, n’ayant pas les ennemis que j’ai, et d’ailleurs habitué àces sortes d’aventures, étudiât la réalité du péril que je puiscourir, et m’en vînt rendre compte.

– À votre place, monseigneur, dit Bussy,j’abandonnerais cette femme.

– Non pas.

– Pourquoi ?

– Elle est trop belle.

– Vous dites vous-même qu’à peine vousl’avez vue.

– Je l’ai vue assez pour avoir remarquéd’admirables cheveux blonds.

– Ah !

– Des yeux magnifiques.

– Ah ! ah !

– Un teint comme je n’en ai jamais vu,une taille merveilleuse.

– Ah ! ah ! ah !

– Tu comprends qu’on ne renonce pasfacilement à une pareille femme.

– Oui, monseigneur, je comprends ;aussi la situation me touche.

Le duc regarda Bussy de côté.

– Parole d’honneur, dit Bussy.

– Tu railles.

– Non, et la preuve, c’est que, simonseigneur veut me donner ses instructions et m’indiquer le logis,je veillerai ce soir.

– Tu reviens donc sur tadécision ?

– Eh ! monseigneur, il n’y a quenotre saint-père Grégoire XIII qui ne soit pas faillible ;seulement dites-moi ce qu’il y aura à faire.

– Il y aura à te cacher à distance de laporte que je t’indiquerai, et, si un homme entre, à le suivre, pourt’assurer qui il est.

– Oui ; mais si, en entrant, ilreferme la porte derrière lui ?

– Je t’ai dit que j’avais une clef.

– Ah ! c’est vrai ; il n’y aplus qu’une chose à craindre, c’est que je suive un autre homme, etque la clef n’aille à une autre porte.

– Il n’y a pas à s’y tromper ; cetteporte est une porte d’allée ; au bout de l’allée à gauche, ily a un escalier ; tu montes douze marches et tu te trouvesdans le corridor.

– Comment savez-vous cela, monseigneur,puisque vous n’avez jamais été dans la maison ?

– Ne t’ai-je point dit que j’avais pourmoi la suivante ? Elle m’a tout expliqué.

– Tudieu ! que c’est commode d’êtreprince, on vous sert votre besogne toute faite. Moi, monseigneur,il m’eût fallu reconnaître la maison moi-même, explorer l’allée,compter les marches, sonder le corridor. Cela m’eût pris un tempsénorme, et qui sait encore si j’eusse réussi ?

– Ainsi donc tu consens ?

– Est-ce que je sais refuser quelquechose à Votre Altesse ? Seulement vous viendrez avec moi pourm’indiquer la porte.

– Inutile ; en rentrant de lachasse, nous faisons un détour ; nous passons par la porteSaint-Antoine, et je te la fais voir.

– À merveille, monseigneur ! et quefaudra-t-il faire à l’homme, s’il vient ?

– Rien autre chose que de le suivrejusqu’à ce que tu aies appris qui il est.

– C’est délicat ; si, par exemple,cet homme pousse la discrétion jusqu’à s’arrêter au milieu duchemin et à couper court à mes investigations ?

– Je te laisse le soin de pousserl’aventure du côté qu’il te plaira.

– Alors, Votre Altesse m’autorise à fairecomme pour moi.

– Tout à fait.

– Ainsi ferai-je, monseigneur.

– Pas un mot à tous nos jeunesseigneurs.

– Foi de gentilhomme !

– Personne avec toi dans cetteexploration.

– Seul, je vous le jure.

– Eh bien, c’est convenu, nous revenonspar la Bastille. Je te montre la porte… tu viens chez moi… je tedonne la clef… et ce soir…

– Je remplace monseigneur ; voilàqui est dit.

Bussy et le prince revinrent joindre alors lachasse, que M. de Monsoreau conduisait en homme de génie.Le roi fut charmé de la manière précise dont le chasseur consomméavait fixé toutes les haltes et disposé tous les relais. Aprèsavoir été chassé deux heures, après avoir été tourné dans uneenceinte de quatre ou cinq lieues, après avoir été vu vingt fois,l’animal revint se faire prendre juste à son lancer.

M. de Monsoreau reçut lesfélicitations du roi et du duc d’Anjou.

– Monseigneur, dit-il, je me trouve tropheureux d’avoir pu mériter vos compliments, puisque c’est à vousque je dois la place.

– Mais vous savez, monsieur, dit le duc,que pour continuer à les mériter, il faut que vous partiez ce soirpour Fontainebleau ; le roi veut y chasser après demain et lesjours suivants, et ce n’est pas trop d’un jour pour prendreconnaissance de la forêt.

– Je le sais, Monseigneur, réponditMonsoreau, et mon équipage est déjà préparé. Je partirai cettenuit.

– Ah ! voila ! monsieur deMonsoreau, dît Bussy ; désormais plus de repos pour vous. Vousavez voulu être grand veneur, vous l’êtes ; il y a, dans lacharge que vous occupez, cinquante bonnes nuits de moins que pourles autres hommes ; heureusement encore que vous n’êtes pointmarié, mon cher monsieur.

Bussy riait en disant cela : le duclaissa errer un regard perçant sur le grand veneur ; puistournant la tête d’un autre côté, il alla faire ses compliments auroi sur l’amélioration qui depuis la veille paraissait s’être faiten sa santé.

Quant à Monsoreau, il avait, à la plaisanteriede Bussy, encore une fols pâli de cette pâleur hideuse qui luidonnait un si sinistre aspect.

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