La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 22Comment Monsieur et Madame de Saint-Luc voyageaient côte à côte etfurent rejoints par un compagnon de voyage.

Le lendemain matin, à peu près vers l’heure oùfrère Gorenflot se réveillait, chaudement empaqueté dans son froc,notre lecteur, s’il eût voyagé sur la route de Paris à Angers, eûtpu voir, entre Chartres et Nogent, deux cavaliers, un gentilhommeet son page, dont les montures paisibles cheminaient côte à côte,se caressant des naseaux, et se parlant du hennissement et dusouffle comme d’honnêtes animaux qui, pour être privés du don de laparole, n’en ont pas moins trouvé moyen de se communiquer leurspensées.

Les cavaliers étaient arrivés la veille à lamême heure à peu près à Chartres sur des coursiers fumants, à labouche souillée d’écume ; un des deux coursiers était mêmetombé sur la place de la cathédrale, et, comme c’était au momentmême où les fidèles se rendaient à la messe, ce n’avait pas été unspectacle sans intérêt pour les bourgeois de Chartres que cemagnifique coursier expirant de fatigue, dont les propriétairesn’avaient pas paru prendre plus de souci que si c’eût été uneignoble rosse.

Quelques-uns avaient remarqué (les bourgeoisde Chartres ont de tout temps été fort observateurs), quelques-uns,disons-nous, avaient même remarqué que le plus grand des deuxcavaliers avait alors glissé un écu dans la main d’un honnêtegarçon, lequel l’avait conduit, lui et son compagnon, à une aubergevoisine, et que, par la porte de derrière de cette hôtellerie,donnant sur la plaine, les deux voyageurs étaient sortis unedemi-heure après, montés sur deux chevaux frais, et avec les jouesenluminées de ce coloris qui prouve en faveur du vin chaud que l’onvient de boire.

Une fois dans la campagne encore nue, encorefroide, mais parée déjà de tons bleuâtres précurseurs du printemps,le plus grand des deux cavaliers s’était approché du plus petit, etlui avait dit en ouvrant ses bras :

– Chère petite femme, embrasse-moitranquillement, car, à cette heure, nous n’avons plus rien àcraindre.

Alors madame de Saint-Luc, car c’était bienelle, s’était penchée gracieusement en ouvrant l’épais manteau dontelle était enveloppée, et, en appuyant ses deux bras sur lesépaules du jeune homme et sans cesser de plonger les yeux dans sonregard, elle lui avait donné ce tendre et long baiser qu’ildemandait.

Il était résulté de cette assurance queSaint-Luc avait donnée à sa femme, et peut-être aussi du baiserdonné par madame de Saint-Luc à son mari, que ce jour-là on s’étaitarrêté dans une petite hôtellerie du village de Courville, situé àquatre lieues seulement de Chartres, laquelle, par son isolement,ses doubles portes, et une foule d’autres avantages encore, donnaitaux deux époux amants toute garantie de sécurité.

Là ils demeurèrent, toute la journée et toutela nuit, fort mystérieusement cachés dans leur petite chambre, où,après s’être fait servir à déjeuner, ils s’enfermèrent enrecommandant à l’hôte, vu le long chemin qu’ils avaient fait et lagrande fatigue qui en avait été le résultat, de ne point lesdéranger avant le lendemain au point du jour, recommandation quiavait été ponctuellement suivie.

C’était donc dans la matinée de ce jour-là quenous retrouvons M. et madame de Saint-Luc sur la route deChartres à Nogent.

Or, ce jour-là, comme ils étaient plustranquilles que la veille, ils voyageaient non plus en fugitifs,non plus même en amoureux, mais en écoliers qui se détournent àchaque instant du chemin pour se faire admirer l’un à l’autre surquelque petit monticule comme une statue équestre sur son cheval,ravageant les premiers bourgeons, recherchant les premièresmousses, cueillant les premières fleurs, sentinelles du printempsqui percent la neige près de disparaître, et se faisant une joieinfinie du reflet d’un rayon de soleil dans le plumage chatoyantdes canards ou du passage d’un lièvre dans la plaine.

– Morbleu ! s’écria tout à coupSaint-Luc, que c’est bon d’être libre ! As-tu jamais étélibre, toi, Jeanne ?

– Moi, répondit la jeune femme avec unjoyeux éclat de voix, jamais : et c’est la première fois queje prends d’air et d’espace ce que j’en veux. Mon père étaitsoupçonneux. Ma mère était casanière. Je ne sortais pas sans unegouvernante, deux femmes de chambre et un grand laquais, de sorteque je ne me rappelle pas avoir couru sur une pelouse depuis que,folle et rieuse enfant, je bondissais dans les grands bois deMéridor avec ma bonne Diane, la défiant à la course et courant àtravers les ramées, courant jusqu’à ce que nous ne noustrouvassions plus même l’une l’autre. Alors nous nous arrêtionspalpitantes, au bruit de quelque biche, de quelque daim ou dequelque chevreuil, qui, effrayé par nous, s’élançait hors de sonrepaire, nous laissant interroger nous-mêmes avec un certainfrisson le silence des vastes taillis. Mais toi, mon bien-aiméSaint-Luc, toi, tu étais libre, au moins ?

– Moi, libre ?

– Sans doute, un homme….

– Ah bien, oui ! jamais. Élevé prèsdu duc d’Anjou, emmené par lui en Pologne, ramené par lui à Paris,condamné à ne pas le quitter par cette perpétuelle règle del’étiquette, poursuivi, dès que je m’éloignais, par cette voixlamentable qui me criait sans cesse : « Saint-Luc, monami, je m’ennuie, viens t’ennuyer avec moi ; »libre ! ah bien, oui ! et ce corset qui m’étranglaitl’estomac, et cette grande fraise empesée qui m’écorchait le cou,et ces cheveux frisés à la gomme qui se fussent mêlés à l’humiditéet souillés à la poussière ; et ce toquet enfin cloué à matête par des épingles. Oh ! non, non, ma bonne Jeanne, jecrois que j’étais encore moins libre que toi, va. Aussi, tu vois,je profite de la liberté. Vive Dieu ! la bonne chose ! etcomment s’en prive-t-on lorsque l’on peut faireautrement ?

– Et si l’on nous rattrape, Saint-Luc,dit la jeune femme en jetant un regard inquiet derrière elle, sil’on nous met à la Bastille ?

– Si l’on nous y met ensemble, ma petiteJeanne, ce ne sera que demi-mal ; il me semble que, pendanttoute la journée d’hier, nous sommes demeurés enfermés ni plus nimoins que si nous étions prisonniers d’État, et que nous ne noussommes pas trop ennuyés cependant.

– Saint-Luc, ne t’y fie pas, dit Jeanneavec un sourire plein de malice et de gaieté ; si l’on nousrattrape, je ne crois pas qu’on nous mette ensemble.

Et la charmante femme rougit d’avoir tantvoulu dire en disant si peu.

– Alors cachons-nous bien, ditSaint-Luc.

– Oh ! sois tranquille, réponditJeanne, sous ce rapport nous n’avons rien à craindre, et nousserons bien cachés : si tu connaissais Méridor, et ses grandschênes qui semblent les colonnes d’un temple dont le ciel est lavoûte, et ses halliers sans fin, et ses rivières paresseuses quicoulent, l’été, sous de sombres arceaux de verdure, et, l’hiver,sous des couches de feuilles mortes ; puis les grands étangs,les champs de blé, les parterres de fleurs, les pelouses sans fin,et les petites tourelles d’où s’échappent sans cesse des milliersde pigeons, voltigeant et bourdonnant comme des abeilles autourd’une ruche ; et puis, et puis, ce n’est pas tout, Saint-Luc,au milieu de tout cela, la reine de ce petit royaume,l’enchanteresse de ces jardins d’Armide, la belle, la bonne,l’incomparable Diane, un cœur de diamant dans une envelopped’or ; tu l’aimeras, Saint-Luc.

– Je l’aime déjà : elle t’aaimée.

– Oh ! je suis bien sûre qu’ellem’aime encore et qu’elle m’aimera toujours. Ce n’est point Dianequi change capricieusement dans ses amitiés. Te figures-tu la vieheureuse que nous allons mener dans ce nid de fleurs et de mousseque va reverdir le printemps ! Diane a pris le gouvernement dela maison de son père, du vieux baron ; il ne faut donc pasnous en inquiéter. C’est un guerrier du temps de François 1er,devenu faible et inoffensif, en raison de ce qu’il a été autrefoisfort et courageux, qui n’a plus qu’un souvenir dans le passé, levainqueur de Marignan et le vaincu de Pavie ; qu’un amour dansle présent et qu’un espoir dans l’avenir, sa Diane bien-aimée. Nouspourrons habiter Méridor sans qu’il le sache et s’en aperçoive mêmejamais. Et, s’il le sait, eh bien, nous en serons quittes en luilaissant dire que sa Diane est la plus belle fille du monde, et quele roi François 1er est le plus grand capitaine de tous lestemps.

– Ce sera charmant, dit Saint-Luc, maisje prévois de grandes querelles.

– Comment cela ?

– Entre le baron et moi.

– À quel propos ? À propos du roiFrançois 1er ?

– Non, je lui passe son premiercapitaine ; mais, pour la plus belle fille du monde….

– Je ne compte plus, puisque je suis tafemme.

– Ah ! c’est juste, ditSaint-Luc.

– Te représentes-tu cette existence, monbien-aimé ? continua Jeanne. Dès le matin, dans les bois parla petite porte du pavillon qu’elle nous donnera pour logis. Jeconnais ce pavillon : deux tourelles reliées l’une à l’autrepar un corps de logis bâti sous Louis XII, une architectureadorable, et que tu adoreras, toi qui aimes les fleurs et lesdentelles. Et des fenêtres, des fenêtres ! une vue calme etsombre sur les grands bois qui montent à perte de vue, et dans lesallées desquels on voit au loin paître quelque daim ou quelquechevreuil relevant la tête au moindre bruit ; puis, du côtéopposé, une perspective ouverte sur des plaines dorées, sur desvillages aux toits rouges et aux murs blancs, sur la Loiremiroitant au soleil et toute peuplée de petits bateaux. Puis nousaurons, à trois lieues, un lac avec une barque dans les roseaux,nos chevaux, nos chiens, avec lesquels nous courrons le daim dansles grands bois, tandis que le vieux baron, ignorant de ses hôtes,dira, prêtant l’oreille aux abois lointains : « Diane,écoute donc, si on ne dirait pas Astrée et Phlégéton quichassent.

– Et s’ils chassent, bon père, répondraDiane, laisse-les chasser. »

– Dépêchons, Jeanne, dit Saint-Luc, jevoudrais déjà être à Méridor.

Et tous deux piquaient leurs chevaux, quidévoraient alors l’espace pendant deux ou trois lieues, puis quis’arrêtaient tout à coup pour laisser à leurs maîtres le loisir dereprendre une conversation interrompue ou de corriger un baiser maldonné.

Ainsi se fit la route de Chartres au Mans, où,à peu près rassurés, les deux époux séjournèrent un jour, puis, lelendemain de ce jour, qui fut encore une heureuse station sur cetheureux chemin qu’ils suivaient, ils s’engagèrent avec la volontébien arrêtée d’arriver le soir même à Méridor, dans les forêtssablonneuses qui s’étendaient à cette époque de Guécelard àEcomoy.

Arrivés là, Saint-Luc se regardait comme horsde tout danger, lui qui connaissait l’humeur tour à tour bouillanteet paresseuse du roi, qui, selon la disposition d’esprit où il setrouvait au moment du départ de Saint-Luc, avait dû envoyer vingtcourriers et cent gardes après eux avec ordre de les ramener mortsou vifs, ou qui s’était contenté de pousser un grand soupir, entirant ses bras hors du lit, un pouce plus loin que d’ordinaire, enmurmurant :

– Oh ! traître de Saint-Luc !que ne t’ai-je connu plus tôt !

Or, comme les fugitifs n’avaient été rejointspar aucun courrier, n’avaient aperçu aucun garde, il était probablequ’au lieu de s’être trouvé dans son humeur bouillante, le roiHenri III s’était trouvé dans son humeur paresseuse.

C’était ce que disait Saint-Luc en jetant detemps en temps derrière lui un coup d’œil sur cette route solitaireoù n’apparaissait point le moindre persécuteur.

– Bon, pensait-il, la tempête seraretombée sur ce pauvre Chicot, qui, tout fou qu’il est, etpeut-être même justement parce qu’il est fou, m’a donné un si bonconseil…. J’en serai quitte pour quelque anagramme plus ou moinsspirituelle.

Et Saint-Luc se rappelait une anagrammeterrible que Chicot avait faite sur lui au jour de sa faveur.

Tout à coup Saint-Luc sentit la main de safemme qui reposait sur son bras.

Il tressaillit. Ce n’était point unecaresse.

– Regarde, dit Jeanne.

Saint-Luc se retourna, et vit à l’horizon uncavalier qui faisait même route qu’eux, et qui paraissait presserfort son cheval.

Ce cavalier était à la sommité duchemin ; il se détachait en vigueur sur le ciel mat, et, parcet effet de perspective que nos lecteurs ont dû remarquerquelquefois, il paraissait, dans cette position, plus grand quenature.

Cette coïncidence parut de mauvais augure àSaint-Luc, soit à cause de la disposition de son esprit, auquel laréalité semblait venir à point nommé donner un démenti, soit queréellement, et malgré le calme qu’il affectait, il craignît encorequelque retour capricieux du roi Henri III.

– Oui, en effet, dit-il, pâlissant malgrélui, voici un cavalier là-bas.

– Fuyons, dit Jeanne en donnant del’éperon à son cheval.

– Non pas, dit Saint-Luc, à qui lacrainte qu’il éprouvait ne pouvait faire perdre son sang-froid, nonpas, ce cavalier est seul, autant que j’en puis juger, et nous nedevons pas fuir devant un homme seul. Rangeons-nous et laissons-lepasser ; quand il sera passé, nous continuerons notrechemin.

– Mais s’il s’arrête ?

– Eh bien, s’il s’arrête, nous verrons àqui nous avons affaire, et nous agirons en conséquence.

– Tu as raison, dit Jeanne, et j’avaistort d’avoir peur, puisque mon Saint-Luc est là pour medéfendre.

– N’importe, fuyons toujours, ditSaint-Luc en jetant un dernier regard sur l’inconnu, qui, en lesapercevant, avait mis son cheval au galop ; car voici uneplume sur ce chapeau, et, sous ce chapeau, une fraise, qui medonnent quelques inquiétudes.

– Oh ! mon Dieu ! comment uneplume et une fraise peuvent-elles t’inquiéter ? demanda Jeanneen suivant son mari, qui avait pris son cheval par la bride et quil’entraînait avec lui dans le bois.

– Parce que la plume est d’une couleurfort à la mode en ce moment à la cour, et la fraise d’une coupebien nouvelle ; or ce sont là de ces plumes qui coûteraienttrop cher à faire teindre, et de ces fraises qui coûteraient tropde soins à amidonner aux gentilshommes manceaux, pour que nousayons affaire à un compatriote de ces belles poulardes qu’estimetant Chicot. Piquons, piquons, Jeanne ; ce cavalier me faitl’effet d’un ambassadeur du roi, mon auguste maître.

– Piquons, dit la jeune femme, tremblantecomme la feuille, à l’idée qu’elle pouvait être séparée de sonmari.

Mais c’était chose plus facile à dire qu’àexécuter. Les sapins étaient fort épais et formaient une véritablemuraille de branches. De plus, les chevaux entraient jusqu’aupoitrail dans le terrain sablonneux.

Pendant ce temps le cavalier s’approchaitcomme la foudre, et l’on entendait le galop de son cheval roulantsur la pente de la montagne.

– C’est bien a nous qu’il en veut, JésusSeigneur ! s’écria la jeune femme.

– Ma foi ! dit Saint-Luc,s’arrêtant, si c’est à nous qu’il en veut, voyons ce qu’il nousveut, car en mettant pied à terre il nous rejoindra toujours.

– Il s’arrête, dit la jeune femme.

– Et même il descend, dit Saint-Luc, ilentre dans le bois. Ah ! ma foi ! quand ce serait lediable en personne, je vais au-devant de lui.

– Attends, dit Jeanne en retenant sonmari, attends ; il appelle, ce me semble.

En effet, l’inconnu, après avoir attaché soncheval à l’un des sapins de la lisière, entrait dans le bois encriant :

– Eh ! mon gentilhomme ! mongentilhomme ! ne vous sauvez donc pas, mille diables ! jerapporte quelque chose que vous avez perdu.

– Que dit-il donc ? demanda lacomtesse.

– Ma foi ! dit Saint-Luc, il dit quenous avons perdu quelque chose.

– Eh ! monsieur, continua l’inconnu,le petit monsieur, vous avez oublié votre bracelet dansl’hôtellerie de Courville. Que diable ! un portrait de femme,cela ne se perd pas ainsi, le portrait de cette respectable madamede Cossé surtout. En faveur de cette chère maman, ne me faites doncpas courir pour cela.

– Mais je connais cette voix !s’écria Saint-Luc.

– Et puis il me parle de ma mère.

– Avez-vous donc perdu ce bracelet, mamie ?

– Eh ! mon Dieu, oui, je m’en suisaperçue ce matin seulement. Je ne pouvais me rappeler où je l’avaislaissé.

– Mais c’est Bussy ! s’écria tout àcoup Saint-Luc.

– Le comte de Bussy ! reprit Jeannetout émue, notre ami ?

– Eh ! certainement, notre ami, ditSaint-Luc, courant avec autant d’empressement au-devant dugentilhomme qu’il venait de mettre de soin à l’éviter.

– Saint-Luc ! je ne m’étais donc pastrompé ! dit la voix sonore de Bussy, qui, d’un seul bond, setrouva près des deux époux.

Bonjour, madame, continua-t-il en riant auxéclats et en offrant à la comtesse le portrait que réellement elleavait oublié dans l’hôtellerie de Courville, où l’on se rappelleque les voyageurs avaient passé la nuit.

– Est-ce que vous venez pour nous arrêterde la part du roi, monsieur de Bussy ? dit en souriantJeanne.

– Moi ! ma foi, non ; je nesuis pas assez des amis de Sa Majesté pour qu’elle me charge de sesmissions de confiance. Non, j’ai trouvé votre bracelet àCourville ; cela m’a indiqué que vous me précédiez sur laroute. J’ai alors poussé mon cheval, je vous ai aperçus, je me suisdouté que c’était vous, et, sans le vouloir, je vous ai donné lachasse. Excusez-moi.

– Ainsi donc, dit Saint-Luc avec undernier nuage de soupçon, c’est le hasard qui vous fait suivre lamême route que nous ?

– Le hasard, répondit Bussy ; et,maintenant que je vous ai rencontrés, je dirai la Providence.

Et tout ce qui restait de doute dans l’espritde Saint-Luc s’effaça devant l’œil si brillant et le sourire sisincère du beau gentilhomme.

– Ainsi, vous voyagez ? ditJeanne.

– Je voyage, dit Bussy en remontant àcheval.

– Mais pas comme nous ?

– Non, malheureusement.

– Pas pour cause de disgrâce ?voulais-je dire.

– Ma foi, peu s’en faut.

– Et vous allez ?

– Je vais du côté d’Angers. Etvous ?

– Nous aussi.

– Oui, je comprends, Brissac est à unedizaine de lieues d’ici, entre Angers et Saumur : vous allezchercher un refuge dans le manoir paternel, comme des colombespoursuivies ; c’est charmant, et je porterais envie à votrebonheur si l’envie n’était pas un si vilain défaut.

– Eh ! monsieur de Bussy, dit Jeanneavec un regard plein de reconnaissance, mariez-vous, et vous sereztout aussi heureux que nous le sommes ; c’est chose trèsfacile, je vous jure, que le bonheur quand on s’aime.

Et elle regarda Saint-Luc en souriant, commepour en appeler à son témoignage.

– Madame, dit Bussy, je me défie de cesbonheurs-là ; tout le monde n’a pas la chance de se mariercomme vous, avec privilège du roi.

– Allons donc, vous, l’homme aimépartout !

– Quand on est aimé partout, madame, diten soupirant Bussy, c’est comme si on ne l’était nulle part.

– Eh bien, dit Jeanne en jetant un coupd’œil d’intelligence à son mari, laissez-moi vous marier ;cela donnera d’abord la tranquillité à bon nombre de maris jalouxque je connais, et puis ensuite je promets de vous faire rencontrerce bonheur dont vous niez l’existence.

– Je ne nie pas que le bonheur existe,madame, dit Bussy a ce un soupir ; je nie seulement que cebonheur soit fait pour moi.

– Voulez-vous que je vous marie ?répéta madame de Saint-Luc.

– Si vous me mariez à votre goût,non ; si vous me mariez à mon goût, oui.

– Vous dites cela comme un homme décidé àrester célibataire.

– Peut-être.

– Mais vous êtes donc amoureux d’unefemme que vous ne pouvez épouser ?

– Comte, par grâce, dit Bussy, priez doncmadame de Saint-Luc de ne pas m’enfoncer mille poignards dans lecœur.

– Ah çà, prenez garde, Bussy, vous allezme faire accroire que c’est de ma femme que vous êtes amoureux.

– Dans ce cas, vous conviendriez au moinsque je suis un amant plein de délicatesse, et que les marisauraient bien tort d’être jaloux de moi.

– Ah ! c’est vrai, dit Saint-Luc, serappelant que c’était Bussy qui lui avait amené sa femme au Louvre.Mais, n’importe, avouez que vous avez le cœur pris quelquepart.

– Je l’avoue, dit Bussy.

– Par un amour, ou par un caprice ?demanda Jeanne.

– Par une passion, madame.

– Je vous guérirai.

– Je ne crois pas.

– Je vous marierai.

– J’en doute.

– Et je vous rendrai aussi heureux quevous méritez de l’être.

– Hélas ! madame, mon seul bonheurmaintenant est d’être malheureux.

– Je suis très opiniâtre, je vous enavertis, dit Jeanne.

– Et moi donc ! dit Bussy.

– Comte, vous céderez.

– Tenez, madame, dit le jeune homme,voyageons comme de bons amis. Sortons d’abord de cette sablonnière,s’il vous plaît, puis nous gagnerons pour la couchée ce charmantpetit village qui reluit là-bas au soleil.

– Celui-là ou quelque autre.

– Peu m’importe, je n’ai point depréférence.

– Vous nous accompagnez alors ?

– Jusqu’à l’endroit où je vais, à moinsque vous n’y voyiez quelque inconvénient.

– Aucun, au contraire. Mais faites mieux,venez où nous allons.

– Et où allez-vous ?

– Au château de Méridor.

Le sang monta au visage de Bussy et refluavers son cœur. Il devint même si pâle, que c’en était fait de sonsecret, si, en ce moment même, Jeanne n’eût regardé son mari ensouriant.

Bussy eut donc le temps de se remettre, tandisque les deux époux, ou plutôt les deux amants, se parlaient desyeux, et de rendre malice pour malice à la jeune femme ;seulement sa malice à lui, c’était un profond silence sur sesintentions.

– Au château de Méridor, madame, dit-ilquand il eut repris assez de force pour prononcer ce nom. Qu’est-ceque cela, je vous prie ?

– La terre d’une de mes bonnes amies,répondit Jeanne.

– D’une de vos bonnes amies…, et,continua Bussy, qui est à sa terre ?

– Sans doute, répondit madame deSaint-Luc, qui ignorait complètement les événements arrivés àMéridor depuis deux mois : n’avez vous donc jamais entenduparler du baron de Méridor, un des plus riches barons poitevinset…

– Et… répéta Bussy, voyant que Jeannes’arrêtait.

– Et de sa fille Diane de Méridor, laplus belle fille de baron qu’on ait jamais vue ?

– Non, madame, répliqua Bussy, presquesuffoqué par l’émotion.

Et tout bas le beau gentilhomme, tandis queJeanne regardait encore son mari avec une singulière expression, lebeau gentilhomme, disons-nous, se demandait par quel singulierbonheur, sur cette route, sans à-propos, sans logique, il trouvaitdes gens pour lui parler de Diane de Méridor, pour faire écho à laseule pensée qu’il eût dans le cœur.

Était-ce une surprise ? ce n’était pointprobable ; était-ce un piège ? c’était presqueimpossible. Saint-Luc n’était déjà plus à Paris lorsqu’il étaitentré chez madame de Monsoreau, et lorsqu’il avait appris quemadame de Monsoreau s’appelait Diane de Méridor.

– Et ce château est-il bien loin encore,madame ? demanda Bussy.

– À sept lieues, je crois, et j’offriraisde parier que c’est là et non pas à votre petit village reluisantau soleil, dans lequel, au reste, je n’ai eu aucune confiance, quenous coucherons ce soir. Vous venez, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Allons, dit Jeanne, c’est déjà un pasfait vers le bonheur que je vous proposais.

Bussy s’inclina et continua de marcher prèsdes deux jeunes époux, qui, grâce aux obligations qu’ils luiavaient, firent charmante mine. Pendant quelque temps chacun gardale silence. Enfin Bussy, qui avait bien des choses à apprendre, sehasarda de questionner. C’était le privilège de sa position, et ilparaissait au reste résolu d’en user.

– Et ce baron de Méridor dont vous meparliez, demanda-t-il, le plus riche des Poitevins, quel hommeest-ce ?

– Un parfait gentilhomme, un preux desanciens jours, un chevalier qui, s’il eût vécu au temps du roiArthus, eût certes obtenu une place à la table ronde.

– Et, demanda Bussy en comprimant lesmuscles de son visage et l’émotion de sa voix, à qui a-t-il mariésa fille ?

– Marié sa fille !

– Je le demande.

– Diane, mariée !

– Qu’y aurait-il d’extraordinaire àcela ?

– Rien ; mais Diane n’est pointmariée : certainement, j’eusse été la première prévenue de cemariage.

Le cœur de Bussy se gonfla, et un soupirdouloureux brisa le passage de sa gorge étranglée.

– Alors, demanda-t-il, mademoiselle deMéridor est au château avec son père ?

– Nous l’espérons bien, réponditSaint-Luc, appuyant sur cette réponse, pour montrer à sa femmequ’il l’avait comprise, et qu’il partageait ses idées ets’associait à ses plans.

Il se fît un moment de silence, pendant lequelchacun poursuivait sa pensée.

– Ah ! s’écria tout à coup Jeanne ense haussant sur ses étriers, voici les tourelles du château. Tenez,tenez, voyez-vous, monsieur de Bussy, au milieu de ces grands boissans feuilles, mais qui, dans un mois, seront si beaux ;tenez, voyez-vous le toit d’ardoises ?

– Oh ! oui, certainement, dit Bussyavec une émotion qui étonnait lui-même ce brave cœur, restéjusqu’alors un peu sauvage, oui, je vois. Ainsi c’est là le châteaude Méridor ?

Et, par une réaction naturelle à la pensée, àl’aspect de ce pays si beau et si riche même au temps de ladétresse de la nature, à l’aspect de cette demeure seigneuriale, ilse rappela la pauvre prisonnière ensevelie dans les brumes de Pariset dans l’étouffant réduit de la rue Saint-Antoine.

Cette fois encore il soupira, mais ce n’étaitplus tout à fait de douleur. À force de lui promettre le bonheur,madame de Saint-Luc venait de lui donner l’espérance.

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