La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 2Comment ce n’est pas toujours celui qui ouvre la porte qui entredans la maison.

La porte Saint-Antoine était une espèce devoûte en pierre, pareille à peu près à notre porte Saint-Denis et ànotre porte Saint-Martin d’aujourd’hui. Seulement elle tenait parson côté gauche aux bâtiments adjacents à la Bastille, et sereliait ainsi à la vieille forteresse.

L’espace compris à droite entre la porte etl’hôtel de Bretagne était grand, sombre et boueux ; mais cetespace était peu fréquenté le jour, et tout à fait solitaire quandvenait le soir, car les passants nocturnes semblaient s’être faitun chemin au plus près de la forteresse, afin de se placer enquelque sorte, dans ce temps où les rues étaient des coupe-gorge,où le guet était à peu près inconnu, sous la protection de lasentinelle du donjon, qui pouvait non pas les secourir, mais toutau moins par ses cris appeler à l’aide et effrayer lesmalfaiteurs.

Il va sans dire que les nuits d’hiverrendaient encore les passants plus prudents que les nuitsd’été.

Celle pendant laquelle se passent lesévénements que nous avons déjà racontés et ceux qui vont suivreétait si froide, si noire et si chargée de nuages sombres et bas,que nul n’eût aperçu, derrière les créneaux de la forteresseroyale, cette bienheureuse sentinelle qui, de son côté, eût étéfort empêchée de distinguer sur la place les gens quipassaient.

En avant de la porte Saint-Antoine, du côté del’intérieur de la ville, aucune maison ne s’élevait, mais seulementde grandes murailles. Ces murailles étaient, à droite, celles del’église Saint-Paul ; à gauche, celles de l’hôtel desTournelles. C’est à l’extrémité de cet hôtel, du côté de la rueSainte-Catherine, que la muraille faisait cet angle rentrant dontavait parlé Saint-Luc à Bussy.

Puis venait le pâté de maisons situées entrela rue de Jouy et la grande rue Saint-Antoine, laquelle avait, àcette époque, en face d’elle, la rue des Billettes et l’égliseSainte-Catherine.

D’ailleurs, nulle lanterne n’éclairait toutela portion du vieux Paris que nous venons de décrire. Dans lesnuits où la lune se chargeait d’illuminer la terre, on voyait sedresser, sombre, majestueuse et immobile, la gigantesque Bastille,qui se détachait en vigueur sur l’azur étoilé du ciel. Dans lesnuits sombres, au contraire, on ne voyait là où elle était qu’unredoublement de ténèbres que trouait de place en place la pâlelumière de quelques fenêtres.

Pendant cette nuit, qui avait commencé par unegelée assez vive, et qui devait finir par une neige assezabondante, aucun passant ne faisait crier sous ses pas la terregercée de cette espèce de chaussée aboutissant de la rue aufaubourg, et que nous avons dit avoir été pratiquée par le prudentdétour des promeneurs attardés. Mais, en revanche, un œil exercéeût pu distinguer, dans cet angle du mur des Tournelles, plusieursombres noires qui se remuaient assez pour prouver qu’ellesappartenaient à de pauvres diables de corps humains fortembarrassés de conserver la chaleur naturelle que leur enlevait, deminute en minute, l’immobilité à laquelle ils semblaient s’êtrevolontairement condamnés dans l’attente de quelque événement.

Cette sentinelle de la tour, qui ne pouvait, àcause de l’obscurité, voir sur la place, n’eût pas davantage puentendre, tant elle était faite à voix basse, la conversation deces ombres noires. Pourtant cette conversation ne manquait pas d’uncertain intérêt.

– Cet enragé Bussy avait bien raison,disait une de ces ombres ; c’est une véritable nuit comme nousen avions à Varsovie, quand le roi Henri était roi dePologne ; et, si cela continue, comme on nous l’a prédit,notre peau se fendra.

– Allons donc, Maugiron, tu te plainscomme une femme, répondit une autre ombre. Il ne fait pas chaud,c’est vrai ; mais tire ton manteau sur tes yeux et mets lesmains dans tes poches, tu ne t’apercevras plus du froid.

– En vérité, Schomberg, dit une troisièmeombre, tu en parles fort à ton aise, et l’on voit bien que tu esAllemand. Quant à moi, mes lèvres saignent, et mes moustaches sonthérissées de glaçons.

– Moi, ce sont les mains, dit unequatrième voix. Sur ma parole, je parierais que je n’en aiplus.

– Que n’as-tu pris le manchon de tamaman, pauvre Quélus ? répondit Schomberg. Elle te l’eûtprêté, cette chère femme, surtout si tu lui avais conté que c’étaitpour la débarrasser de son cher Bussy, qu’elle aime à peu prèscomme la peste.

– Eh ! mon Dieu ! ayez donc dela patience, dit une cinquième voix. Tout à l’heure vous vousplaindrez, j’en suis sûr, que vous avez trop chaud.

– Dieu t’entende, d’Épernon, fit Maugironen battant la semelle.

– Ce n’est pas moi qui ai parlé, ditd’Épernon, c’est d’O. Moi, je me tais, de peur que mes paroles negèlent.

– Que dis-tu ? demanda Quélus àMaugiron.

– D’O disait, reprit Maugiron, que tout àl’heure nous aurions trop chaud, et je lui répondais : QueDieu t’entende !

– Eh bien, je crois qu’il l’aentendu ; car je vois là-bas quelque chose qui vient par larue Saint-Paul.

– Erreur. Ce ne peut pas être lui.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il a indiqué un autreitinéraire.

– Comme ce serait chose étonnante,n’est-ce pas, qu’il se fût douté de quelque chose et qu’il en eûtchangé !

– Vous ne connaissez point Bussy ;où il a dit qu’il passerait, il passera, quand même il saurait quele diable est embusqué sur la route pour lui barrer le passage.

– En attendant, répondit Quélus, voilàdeux hommes qui viennent.

– Ma foi, oui, répétèrent deux ou troisvoix, reconnaissant la vérité de la proposition.

– En ce cas, chargeons, ditSchomberg.

– Un moment, dit d’Épernon ;n’allons pas tuer de bons bourgeois, ou d’honnêtes sages-femmes.Tiens ! ils s’arrêtent.

En effet, à l’extrémité de la rue Saint-Paulqui donne sur la rue Saint-Antoine, les deux personnes quiattiraient l’attention de nos cinq compagnons s’étaient arrêtéescomme indécises.

– Oh ! oh ! dit Quélus, est-cequ’ils nous auraient vus ?

– Allons donc ! à peine si nous nousvoyons nous-mêmes.

– Tu as raison, reprit Quélus.Tiens ! les voilà qui tournent à gauche… ils s’arrêtent devantune maison… Ils cherchent.

– Ma foi, oui.

– On dirait qu’ils veulent entrer, ditSchomberg. Eh ! un instant… Est-ce qu’il nouséchapperait ?

– Mais ce n’est pas lui, puisqu’il doitaller au faubourg Saint-Antoine, et que ceux-là, après avoirdébouché par Saint-Paul, ont descendu la rue, réponditMaugiron.

– Eh ! dit Schomberg, qui vousrépondra que le fin matois ne vous a pas donné une fausseindication, soit par hasard et négligemment, soit par malice etavec réflexion ?

– Au fait, cela se pourrait, ditQuélus.

Cette supposition fit bondir comme une meuteaffamée toute la troupe des gentilshommes. Ils quittèrent leurretraite et s’élancèrent, l’épée haute, vers les deux hommesarrêtés devant la porte.

Justement l’un de ces deux hommes venaitd’introduire une clef dans la serrure, la porte avait cédé etcommençait à s’ouvrir, lorsque le bruit des assaillants fit leverla tête aux deux mystérieux promeneurs.

– Qu’est ceci ? demanda en seretournant le plus petit des deux à son compagnon. Serait-ce parhasard à nous qu’on en voudrait, d’Aurilly ?

– Ah ! monseigneur, répliqua celuiqui venait d’ouvrir la porte, cela m’en a bien l’air. Vousnommerez-vous ou garderez-vous l’incognito ?

– Des hommes armés ! unguet-apens !

– Quelque jaloux qui nous guette. VraiDieu ! je l’avais bien dit, monseigneur, que la dame étaittrop belle pour n’être point courtisée.

– Entrons vite, d’Aurilly. On soutientmieux un siège en deçà qu’au delà des portes.

– Oui, monseigneur, quand il n’y a pasd’ennemis dans la place. Mais qui vous dit ?….

Il n’eut pas le temps d’achever. Les jeunesgentilshommes avaient franchi cet espace, d’une centaine de pasenviron, avec la rapidité de l’éclair. Quélus et Maugiron, quiavaient suivi la muraille, se jetèrent entre la porte et ceux quivoulaient entrer, afin de leur couper la retraite, tandis queSchomberg, d’O et d’Épernon s’apprêtaient à les attaquer deface.

– À mort ! à mort ! criaQuélus, toujours le plus ardent des cinq.

Tout à coup celui que l’on avait appelémonseigneur, et à qui son compagnon avait demandé s’il garderaitl’incognito, se retourna vers Quélus, fit un pas, et se croisantles bras avec arrogance :

– Je crois que vous avez dit : Àmort ! en parlant à un fils de France, monsieur de Quélus,dit-il d’une voix sombre et avec un sinistre regard.

Quélus recula, les yeux hagards, les genouxfléchissants, les mains inertes.

– Monseigneur le duc d’Anjou !s’écria-t-il.

– Monseigneur le duc d’Anjou !répétèrent les autres.

– Eh bien, reprit François d’un airterrible, crions-nous toujours : À mort ! à mort !mes gentilshommes ?

– Monseigneur, balbutia d’Épernon,c’était une plaisanterie ; pardonnez-nous.

– Monseigneur, dit d’O à son tour, nousne soupçonnions pas que nous pussions rencontrer Votre Altesse aubout de Paris et dans ce quartier perdu.

– Une plaisanterie ! répliquaFrançois, sans même faire à d’O l’honneur de lui répondre, vousavez de singulières façons de plaisanter, monsieur d’Épernon.Voyons, puisque ce n’est pas à moi qu’on en voulait, quel est celuique menaçait votre plaisanterie ?

– Monseigneur, dit avec respectSchomberg, nous avons vu Saint-Luc quitter l’hôtel Montmorency etvenir de ce côté. Cela nous a paru étrange, de sorte que nous avonsvoulu savoir dans quel but un mari quittait sa femme la premièrenuit de ses noces.

L’excuse était plausible ; car, selontoute probabilité, le duc d’Anjou apprendrait le lendemain queSaint-Luc n’avait point couché à l’hôtel Montmorency, et cettenouvelle coïnciderait avec ce que venait de dire Schomberg.

– M. de Saint-Luc ? Vousm’avez pris pour M. de Saint-Luc, messieurs ?

– Oui, monseigneur, reprirent en chœurles cinq compagnons.

– Et depuis quand peut-on se tromperainsi à nous deux ? dit le duc d’Anjou ;M. de Saint-Luc a la tête de plus que moi.

– C’est vrai, monseigneur, ditQuélus ; mais il est juste de la taille de M. d’Aurilly,qui a l’honneur de vous accompagner.

– Ensuite, la nuit est fort sombre,monseigneur, répliqua Maugiron.

– Puis, voyant un homme mettre une clefdans une serrure, nous l’avons pris pour le principal d’entre vous,murmura d’O.

– Enfin, dit Quélus, monseigneur ne peutpas supposer que nous ayons eu à son égard l’ombre d’une mauvaisepensée, pas même celle de troubler ses plaisirs.

Tout en parlant ainsi et tout en écoutant lesréponses plus ou moins logiques que l’étonnement et la craintepermettaient de lui faire, François, par une habile manœuvrestratégique, avait quitté le seuil de la porte et suivi pas à pasd’Aurilly, son joueur de luth, compagnon ordinaire de ses coursesnocturnes, et se trouvait déjà à une distance assez grande de cetteporte, pour que, confondue avec les autres, elle ne pût pas êtrereconnue.

– Mes plaisirs ! dit-il aigrement,et qui peut vous faire croire que je prenne ici mesplaisirs ?

– Ah ! monseigneur, en tout cas etpour quelque chose que vous soyez venu, répliqua Quélus,pardonnez-nous ; nous nous retirons.

– C’est bien. Adieu, messieurs.

– Monseigneur, ajouta d’Épernon, quenotre discrétion bien connue de Votre Altesse….

Le duc d’Anjou, qui avait déjà fait un paspour se retirer, s’arrêta, et fronçant le sourcil :

– De la discrétion, monsieur deNogaret ! et qui donc vous en demande, je vous prie ?

– Monseigneur, nous avions cru que VotreAltesse, seule à cette heure et suivie de son confident….

– Vous vous trompiez, voici ce qu’il fautcroire et ce que je veux que l’on croie.

Les cinq gentilshommes écoutèrent dans le plusprofond et le plus respectueux silence.

– J’allais, reprit d’une voix lente, etcomme pour graver chacune de ses paroles dans la mémoire de sesauditeurs, le duc d’Anjou, j’allais consulter le juif Manassès, quisait lire dans le verre et dans le marc du café. Il demeure, commevous savez, rue de la Tournelle. En passant, d’Aurilly vous aaperçus et vous a pris pour quelques archers faisant leur ronde.Aussi, ajouta-t-il avec une espèce de gaieté effrayante pour ceuxqui connaissaient le caractère du prince, en véritables consulteursde sorciers que nous sommes, rasions-nous les murailles et nouseffacions nous dans les portes pour nous dérober, s’il étaitpossible, à vos terribles regards.

Tout en parlant ainsi, le prince avaitinsensiblement regagné la rue Saint-Paul, et se trouvait à portéed’être entendu des sentinelles de la Bastille, au cas d’uneattaque, contre laquelle, sachant la haine sourde et invétérée quelui portait son frère, ne le rassuraient que médiocrement lesexcuses et les respects des mignons de Henri III.

– Et maintenant que vous savez ce qu’ilfaut en croire, et surtout ce que vous devez dire, adieu,messieurs. Il est inutile de vous prévenir que je désire ne pasêtre suivi.

Tous s’inclinèrent et prirent congé du prince,qui se retourna plusieurs fois pour les accompagner de l’œil, touten faisant quelques pas lui-même du côté opposé.

– Monseigneur, dit d’Aurilly, je vousjure que les gens à qui nous venons d’avoir affaire avaient demauvaises intentions. Il est tantôt minuit ; nous sommes,comme ils le disaient, dans un quartier perdu ; rentrons viteà l’hôtel, monseigneur, rentrons.

– Non pas, dit le princel’arrêtant ; profitons de leur départ, au contraire.

– C’est que Votre Altesse se trompe, ditd’Aurilly ; c’est qu’ils ne sont pas partis le moins dumonde ; c’est qu’ils ont rejoint, comme monseigneur peut levoir lui-même, la retraite où ils étaient cachés ; lesvoyez-vous, monseigneur, là-bas dans ce recoin, à l’angle del’hôtel des Tournelles ?

François regarda : d’Aurilly n’avait ditque l’exacte vérité. Les cinq gentilshommes avaient en effet reprisleur position, et il était évident qu’ils méditaient un projetinterrompu par l’arrivée du prince ; peut-être même ne sepostaient-ils dans cet endroit que pour épier le prince et soncompagnon, et s’assurer s’ils allaient effectivement chez le juifManassès.

– Eh bien, monseigneur, demandad’Aurilly, que décidez-vous ? Je ferai ce qu’ordonnera VotreAltesse, mais je ne crois pas qu’il soit prudent de demeurer.

– Mordieu ! dit le prince, c’estcependant fâcheux d’abandonner la partie.

– Oui, je sais bien, monseigneur, mais lapartie peut se remettre. J’ai déjà eu l’honneur de dire à VotreAltesse que je m’étais informé : la maison est louée pour unan ; nous savons que la dame loge au premier ; nous avonsdes intelligences avec sa femme de chambre, une clef qui ouvre saporte. Avec tous ces avantages nous pouvons attendre.

– Tu es sûr que la porte avaitcédé ?

– J’en suis sûr : à la troisièmeclef que j’ai essayée.

– À propos, l’as-tu refermée ?

– La porte ?

– Oui.

– Sans doute, monseigneur.

Avec quelque accent de vérité que d’Aurillyeût prononcé cette affirmation, nous devons dire qu’il était moinssûr d’avoir refermé la porte que de l’avoir ouverte. Cependant sonaplomb ne laissa pas plus de doute au prince sur la secondecertitude que sur la première.

– Mais, dit le prince, c’est que jen’eusse pas été fâché de savoir moi-même….

– Ce qu’ils font là, monseigneur ?Je puis vous le dire sans crainte de me tromper ; ils sontréunis pour quelque guet-apens. Partons. Votre Altesse a desennemis ; qui sait ce que l’on oserait tenter contreelle ?

– Eh bien, partons, j’y consens, maispour revenir.

– Pas cette nuit au moins, monseigneur.Que Votre Altesse apprécie mes craintes : je vois partout desembuscades, et certes il m’est bien permis d’avoir de pareillesterreurs, quand j’accompagne le premier prince du sang… l’héritierde la couronne, que tant de gens ont intérêt à ne pas voirhériter.

Ces derniers mots firent une impression tellesur François, qu’il se décida aussitôt à la retraite ;toutefois ce ne fut pas sans maugréer contre la disgrâce de cetterencontre et sans se promettre intérieurement de rendre aux cinqgentilshommes en temps et lieu le désagrément qu’il venait d’enrecevoir.

– Soit ! dit-il, rentrons àl’hôtel ; nous y retrouverons Bussy, qui doit être revenu deses maudites noces ; il aura ramassé quelque bonne querelle etaura tué ou tuera demain matin quelqu’un de ces mignons decouchette, et cela me consolera.

– Soit, monseigneur, dit d’Aurilly,espérons en Bussy. Je ne demande pas mieux, moi ; et j’ai,comme Votre Altesse, sous ce rapport, la plus grande confiance enlui.

Et ils partirent.

Ils n’avaient pas tourné l’angle de la rue deJouy, que nos cinq compagnons virent apparaître, à la hauteur de larue Tison, un cavalier enveloppé dans un grand manteau. Le pas secet dur du cheval résonnait sur la terre presque pétrifiée, et,luttant contre cette nuit épaisse, un faible rayon de lune, quitentait un dernier effort pour percer le ciel nuageux et cetteatmosphère lourde de neige, argentait la plume blanche de sontoquet. Il tenait en bride et avec précaution la monture qu’ildirigeait, et que la contrainte qu’il lui imposait de marcher aupas faisait écumer malgré le froid.

– Cette fois, dit Quélus, c’est lui.

– Impossible ! dit Maugiron.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est seul, et que nousl’avons quitté avec Livarot, d’Entragues et Ribeirac, et qu’ils nel’auront pas laissé se hasarder ainsi.

– C’est lui, cependant, c’est lui, ditd’Épernon. Tiens ! reconnais-tu son hum ! sonore, et safaçon insolente de porter la tête ? Il est bien seul.

– Alors, dit d’O, c’est un piège.

– En tout cas, piège ou non, ditSchomberg, c’est lui ; et comme c’est lui : Auxépées ! aux épées !

C’était en effet Bussy, qui venaitinsoucieusement par la rue Saint-Antoine, et qui suivaitponctuellement l’itinéraire que lui avait tracé Quélus ; ilavait, comme nous l’avons vu, reçu l’avis de Saint-Luc, et, malgréle tressaillement fort naturel que ces paroles lui avaient faitéprouver, il avait congédié ses trois amis à la porte de l’hôtelMontmorency.

C’était là une de ces bravades comme lesaimait le valeureux colonel, lequel disait de lui-même : Je nesuis qu’un simple gentilhomme, mais je porte en ma poitrine un cœurd’empereur, et, quand je lis dans les vies de Plutarque lesexploits des anciens Romains, il n’est pas à mon gré un seul hérosde l’antiquité que je ne puisse imiter dans tout ce qu’il afait.

Et puis Bussy avait pensé que peut-êtreSaint-Luc, qu’il ne comptait pas d’ordinaire au nombre de ses amis,et dont en effet il ne devait l’intérêt inattendu qu’à la positionperplexe dans laquelle, lui, Saint-Luc, se trouvait, ne l’avaitainsi averti que pour l’engager à des précautions qui l’eussent purendre ridicule aux yeux de ses adversaires, en admettant qu’il eûtdes adversaires prêts à l’attendre. Or Bussy craignait plus leridicule que le danger. Il avait, aux yeux de ses ennemiseux-mêmes, une réputation de courage qui lui faisait, pour lasoutenir au niveau où elle s’était élevée, entreprendre les plusfolles aventures. En homme de Plutarque, il avait donc renvoyé sestrois compagnons, vigoureuse escorte qui l’eût fait respecter mêmed’un escadron. Et seul, les bras croisés dans son manteau, sansautres armes que son épée et son poignard, il se dirigeait vers lamaison où l’attendait, non pas une maîtresse, comme on eût pu lecroire, mais une lettre que chaque mois lui envoyait, au même jour,la reine de Navarre, en souvenir de leur bonne amitié, et que lebrave gentilhomme, selon la promesse qu’il avait faite à sa belleMarguerite, promesse à laquelle il n’avait pas manqué une seulefois, allait prendre, la nuit et lui-même, pour ne compromettrepersonne, au logis du messager.

Il avait fait impunément le trajet de la ruedes Grands-Augustins à la rue Saint-Antoine, quand, en arrivant àla hauteur de la rue Sainte-Catherine, son œil actif, perçant etexercé, distingua dans les ténèbres, le long du mur, ces formeshumaines que le duc d’Anjou, moins bien prévenu, n’avait pointaperçues d’abord. Il y a d’ailleurs pour le cœur vraiment brave, àl’approche du péril qu’il devine, une exaltation qui pousse à saplus haute perfection l’acuité des sens et de la pensée.

Bussy compta les ombres noires sur la muraillegrise.

– Trois, quatre, cinq, dit-il, sanscompter les laquais qui se tiennent sans doute dans un autre coinet qui accourront au premier appel des maîtres. On fait cas de moi,à ce qu’il paraît. Diable ! voilà pourtant bien de la besognepour un seul homme. Allons, allons ! ce brave Saint-Luc ne m’apoint trompé, et, dût-il me trouer le premier l’estomac dans labagarre, je lui dirais : Merci de l’avertissement,compagnon.

Et, ce disant, il avançait toujours ;seulement, son bras droit jouait à l’aise sous son manteau, dont,sans mouvement apparent, sa main gauche avait détaché l’agrafe.

Ce fut alors que Schomberg cria : Auxépées ! et qu’à ce cri répété par ses quatre compagnonsles gentilshommes bondirent au-devant de Bussy.

– Oui-da, messieurs, dit Bussy de sa voixaiguë, mais tranquille, on veut tuer, à ce qu’il parait, ce pauvreBussy ! C’est donc une bête fauve, c’est donc ce fameuxsanglier que nous comptions chasser ? Eh bien, messieurs, lesanglier va en découdre quelques uns, c’est moi qui vous le jure,et vous savez que je ne manque pas à ma parole.

– Soit ! dit Schomberg ; maiscela n’empêche pas que tu ne sois un grand malappris, seigneurBussy d’Amboise, de nous parler ainsi à cheval, quand noust’écoutons à pied.

Et, en disant ces paroles, le bras du jeunehomme, vêtu de satin blanc, sortit du manteau, et étincela comme unéclair d’argent aux rayons de la lune, sans que Bussy pût deviner àquelle intention, si ce n’est à une intention de menace,correspondante au geste qu’il faisait.

Aussi allait-il répondre comme répondaitd’ordinaire Bussy, lorsqu’au moment d’enfoncer les éperons dans leventre de son cheval, il sentit l’animal plier et mollir sous lui.Schomberg, avec une adresse qui lui était particulière, et dont ilavait déjà donné des preuves dans les nombreux combats soutenus parlui, tout jeune qu’il était, avait lancé une espèce de coutelasdont la large lame était plus lourde que le manche et l’arme, entaillant le jarret du cheval, était restée dans la plaie comme uncouperet dans une branche de chêne.

L’animal poussa un hennissement sourd et tombaen frissonnant sur ses genoux.

Bussy, toujours préparé à tout, se trouva lesdeux pieds à terre et l’épée à la main.

– Ah ! malheureux ! dit-il,c’est mon cheval favori, vous me le payerez !

Et, comme Schomberg s’approchait, emporté parson courage, et calculant mal la portée de l’épée que Bussy tenaitserrée au corps, comme on calcule mal la portée de la dent duserpent roulé en spirale, cette épée et ce bras se détendirent etlui crevèrent la cuisse.

Schomberg poussa un cri.

– Eh bien, dit Bussy, suis-je deparole ? Un de décousu déjà. C’était le poignet de Bussy, etnon le jarret de son cheval, qu’il fallait couper,maladroit !

Et, en un clin d’œil, tandis que Schombergcomprimait sa cuisse avec son mouchoir, Bussy eut présenté lapointe de sa longue épée au visage, à la poitrine des quatre autresassaillants, dédaignant de crier, car appeler au secours,c’est-à-dire reconnaître qu’il avait besoin d’aide, était indignede Bussy ; seulement, roulant son manteau autour de son brasgauche, et s’en faisant un bouclier, il rompit, non pas pour fuir,mais pour gagner une muraille contre laquelle il pût s’adosser afinde n’être point pris par derrière, portant dix coups à la minute,et sentant parfois cette molle résistance de la chair qui indiqueque les coups ont porté. Une fois il glissa et regardamachinalement la terre. Cet instant suffit à Quélus, qui lui portaun coup dans le côté.

– Touché ! cria Quélus.

– Oui, dans le pourpoint, répondit Bussy,qui ne voulait pas même avouer sa blessure, comme touchent les gensqui ont peur.

Et, bondissant sur Quélus, il lia sivigoureusement son épée, que l’arme sauta à dix pas du jeune homme.Mais il ne put poursuivre sa victoire, car au même instant d’O,d’Épernon et Maugiron l’attaquèrent avec une nouvelle furie.Schomberg avait bandé sa blessure, Quélus avait ramassé sonépée ; il comprit qu’il allait être cerné, qu’il n’avait plusqu’une minute pour gagner la muraille, et que, s’il ne profitaitpas de cette minute, il allait être perdu.

Bussy fit en arrière un bond qui mit trois pasentre lui et les assaillants ; mais quatre épées lerattrapèrent bien vite, et cependant c’était encore trop tard, carBussy venait, grâce à un autre bond, de s’adosser au mur. Là ils’arrêta, fort comme Achille ou comme Roland, et souriant à cettetempête de coups qui s’abîmaient sur sa tête et cliquetaient autourde lui.

Tout à coup il sentit la sueur à son front etun nuage passa sur ses yeux.

Il avait oublié sa blessure, et les symptômesd’évanouissement qu’il venait d’éprouver la lui rappelaient.

– Ah ! tu faiblis ! s’écriaQuélus redoublant ses coups.

– Tiens ! dit Bussy, juges-en.

Et du pommeau de son épée il le frappa à latempe. Quélus roula sous ce coup de poing de fer.

Puis, exalté, furieux comme le sanglier qui,après avoir tenu tête aux chiens, fond sur eux, il poussa un criterrible, et s’élança en avant. D’O et d’Épernon reculèrent ;Maugiron avait relevé Quélus, et le tenait embrassé ; Bussybrisa du pied l’épée de ce dernier, taillada d’un coup d’estocl’avant-bras de d’Épernon. Un instant Bussy fut vainqueur ;mais Quélus revint à lui, mais Schomberg, tout blessé qu’il était,rentra en lice, mais quatre épées flamboyèrent de nouveau. Bussy sesentit perdu une seconde fois. Il rassembla toutes ses forces pouropérer sa retraite, et recula pas à pas pour regagner son mur. Déjàla sueur glacée de son front, le tintement sourd de ses oreilles,une taie douloureuse et sanglante étendue sur ses yeux, luiannonçaient l’épuisement de ses forces. L’épée ne suivait plus lechemin que lui traçait la pensée obscurcie. Bussy chercha le muravec sa main gauche, le toucha, et le froid du mur lui fit dubien ; mais, à son grand étonnement, le mur céda. C’était uneporte entrebâillée. Alors Bussy reprit espoir, et reconquit toutesses forces pour ce moment suprême. Pendant une seconde, ses coupsfurent rapides, et si violents, que toutes les épées s’écartèrentou se baissèrent devant lui. Alors il se laissa glisser de l’autrecôté de cette porte, et, se retournant, il la poussa d’un violentcoup d’épaule. Le pêne claqua dans la gâche. C’était fini, Bussyétait hors de danger, Bussy était vainqueur, puisqu’il étaitsauvé.

Alors, d’un œil égaré par la joie, il vit àtravers le guichet à l’étroit grillage les figures pâles de sesennemis. Il entendit les coups d’épée furieux entamer le bois de laporte, puis des cris de rage, des appels insensés. Enfin, tout àcoup il lui sembla que la terre manquait sous ses pieds, que lamuraille vacillait. Il fit trois pas en avant et se trouva dans unecour, tourna sur lui-même et alla rouler sur les marches d’unescalier.

Puis il ne sentit plus rien, et il lui semblaqu’il descendait dans le silence et l’obscurité du tombeau.

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