La fin de Satan

2. II. JÉSUS-CHRIST

I. LA POUTRE

Le brigand Barabbas est en prison. Son heure
Approche, car il faut que le meurtrier meure;
C’est du moins ce que dit le peuple.

Hors des murs,
Dans un champ où, pareil au ver dans les fruits mûrs,
Le chacal entre au flanc des charognes farouches,
Plaine où des os épars font bourdonner les mouches,
On entend un bruit sourd de scie et de marteaux.
Un homme dans un bouge équarrit des poteaux.
C’est Psyphax, charpentier de croix. Dehors un zèbre,
Des poules, du fumier, un coq. Psyphax est guèbre,
Adore le soleil et construit des gibets.

Le faubourg Zem, quartier des marchands au rabais
Et des fripiers vendant les haillons de la ville,
Borne au sud cette plaine âpre, déserte et vile.
Des cordes où parfois on se heurte en rêvant,
Où les laveuses font sécher leur linge au vent,
Flottent à des piquets plantés dans les décombres.
Les petits enfant nus de ces masures sombres
Où la famine habite et d’où la peste sort,
Vivent de ramasser dans l’herbe du bois mort
Qu’ils vont vendre en fagots sur les marches du temple.
Le prophète qui fait des gestes et contemple,
Quelque centurion par l’orgie attardé,
Des joueurs agitant la bassette ou le dé,
Hantent seuls ce lieu triste et cette lande aride.
Au-delà des terrains que l’ardent soleil ride,
Et que couvre un gazon brûlé, lépreux et court,
On voit les toits confus des maisons du faubourg
Où les femmes le soir médisent sur leurs portes.

Les mendiants hideux pareils à des cloportes
Rôdent aux alentours, tendant leurs pâles mains.
Au lieu de l’essaim d’or errant dans les jasmins,
L’oiseau de proie, affreux, vole aux carcasses mortes.
Près des maisons, les gueux, les nains aux jambes tortes,
Les goitreux, les boiteux, fourmillent en tous sens;
Et la difformité honteuse des passants,
Et ce faubourg infirme et malade, et ces bouges,
Importunent au loin l’aigle aux paupières rouges,
Et les vastes vautours africains dont le bec
Semble plein des rayons du désert de Balbeck.

Au fond de l’horizon est le Golgotha fauve;
Mont sans arbre, sans herbe et sans fleurs; sommet chauve
Et propre à la croissance horrible des gibets;
Ceux qui cherchent le sens des anciens alphabets
Et qui font du Talmud leur sévère lecture,
Tremblent devant ce mont, sachant son aventure;
Le vaste Adam est là, sous la terre dormant;
Si bien que le Calvaire est le noir renflement
De ce grand corps gisant sous la morne campagne,
Et qu’un air de cadavre en reste à la montagne.

Le toit de Psyphax, bas et marqué d’un poteau,
Fait une ampoule au centre isolé du plateau.
Le peuple craint les toits mystérieux des guèbres.
Ces fous de la lumière ont l’oeil plein de ténèbres;
On les voue aux métiers immondes: ils les font.
Ils mêlent leur chimère au céleste plafond;
Ils contemplent la nuit, d’astres profonds semée,
Et l’appellent Saba, ce qui veut dire armée;
Ils adorent un point du ciel nommé Kébla;
A toute heure de l’ombre et de l’aube, ils sont là
S’offrant, les hommes nus et les femmes sans voiles,
Au dieu soleil époux des déesses étoiles;
Ils maudissent la fève et l’ail, craignent le sel
Et l’ambre, et font lever le pain avec du miel.
Ils vont jusqu’en Egypte, affrontant les numides,
Pieds nus, sacrifier des coqs aux pyramides,
Ces trois tombeaux de Seth, d’Enos et de Sabi;
L’arabe en pâlissant leur ferme son gourbi;
Ils font un philtre avec des herbes qu’ils écrasent;
Ils respectent le bœuf et la brebis, se rasent,
Et n’osent pas nommer l’astre à qui leurs élus
Font, de l’aurore au soir, soixante-trois saluts;
Ils ont pour ville Haran en Mésopotamie;
Leur tabernacle, autel de trouble et d’infamie,
Au lieu de l’occident regarde le levant;
Ils adressent, hagards, des questions au vent,
Comptent l’onde, et parmi leurs prophètes on nomme
Loth, roi des Philistins, et Numa, roi de Rome;
Dans le mois du Bélier leur tribu danse en rond;
Ils vénèrent Péor, le faune obscène; ils ont
Sept temples dédiés par Cham aux sept planètes;
Ils sont jongleurs, charmeurs de tigres, proxénètes,
Baigneurs, marchands de sorts, plongeurs de tourbillons;
Quand ils sèment, ils font deux parts de leurs sillons,
Dont l’une est pour le dieu, l’autre pour les déesses;
Leurs femmes ont parfois des serpents dans leurs tresses;
Ils reprochent au char la plainte de l’essieu;
Ils regardent, pensifs, les ratures que Dieu
A faites sur le tigre ainsi que sur le zèbre;
C’est parce que tous deux ont ce signe funèbre
Et cette ombre des mots inconnus sur le dos
Que l’un porte la haine et l’autre les fardeaux;
Presque à l’égal du temple ils révèrent l’étable;
Leur sommeil est étrange, agité, redoutable;
Le sage est dur pour eux, même dans sa bonté,
Car leur religion donne à l’humanité
Une difformité misérable et terrible;
Ils ont un livre écrit par Satan, chose horrible;
Un autre par Adam, un autre par Enos;
Tous savent lire et sont des songeurs infernaux;
Ce sont, sous l’azur sombre où les nuages glissent,
Des hommes stupéfaits et fauves qu’éblouissent
Les immenses couchers du soleil dans les monts,
Et qui mangent du sang ainsi que les démons.

Près d’un champ maigre, où croît plus de ronce que d’orge,
Dans son hangar croulant qu’empourpre un feu de forge,
Psyphax le guèbre est seul; sans veste, sans bonnet,
Bras nus, la scie aux poings, il travaille; et l’on est
A la fin du mois Jar, le second de l’année.

Dans cette plaine vaste, obscure, abandonnée,
Deux hommes vers le soir, marchant dans les fossés,
Se rencontrent, venant de deux points opposés.
Ils se parlent très bas avec un air de honte.
– Voici l’argent.

– Combien?

– Trente.

– Comptons.

On compte;
Dans l’ombre; en étouffant, comme en flagrant délit,
Le bruit d’un sac d’argent qu’on vide et qu’on remplit.

– Marché fait.

– Viendra-t-il pour la fête?

– Peut-être.

– Mais au milieu des siens comment le reconnaître?

– Celui qu’on me verra baiser, ce sera lui.

– C’est dit.

Et souriant, mais non sans quelque ennui,
L’homme qui prend l’argent fait un salut servile,
Met le sac sous sa robe et rentre dans la ville.

Et l’autre attend qu’il ait disparu, puis, sans bruit,
Regardant si de loin personne ne le suit,
Il s’enfonce à pas sourds dans la plaine funèbre,
Et l’on dirait qu’il va vers la maison du guèbre.

Psyphax travaille. Il ouvre au milieu des outils
Un vieux livre, et ses yeux y semblent engloutis,
Comme s’ils en puisaient la lueur vénérable;
Puis il reprend la vrille et l’équerre d’érable,
Et se remet à fendre un bloc informe et noir;
Puis il lit, quoiqu’on lise avec peine le soir,
De sorte que cet homme à la fois semble suivre
Son travail sous l’outil et sa loi dans le livre;
Soudain, au soupirail du toit presque détruit,
Apparaît la première étoile de la nuit;
Psyphax lève les yeux, l’aperçoit, se redresse,
Ebloui, pâle, et dit à voix basse: O déesse!
Or l’homme qui venait arrive. Il montre un sceau.
Il crache sur le livre ouvert, et dit: – Pourceau,
Je suis du temple. – Il laisse, en l’écartant, paraître
Sous son manteau dans l’ombre une robe de prêtre.
Et le payen se tait, avec ce pli du front
Que donne l’habitude horrible de l’affront;
Car il a reconnu Rosmophim, un des sages
Qui du Talmud au peuple expliquent les passages,
Docteur et juge, après Caïphe le premier.
Il tremble; le rayon rend visite au fumier.
Pourquoi?

C’est ce docteur Rosmophim qui, naguère,
A, d’après la loi sainte et le texte vulgaire,
Condamné Barabbas, et dit: Deux fois malheur!
Mort sur le meurtrier et mort sur le voleur!

Rosmophim dit: – Au nom du sanhédrin! – L’esclave
S’incline, et Rosmophim reprend d’une voix grave,
Pendant que son regard sur le guèbre tombait:
– As-tu quelque tronc d’arbre à faire un grand gibet;

Dans une sorte d’antre au fond de la masure
Gisaient de noirs poteaux de diverse mesure;
Le payen remua ces affreux blocs dormants,
Ainsi qu’un fossoyeur trouble un tas d’ossements,
Et l’on en voyait fuir des bêtes qu’on ignore;
Les poutres retombaient sur la terre sonore;
Soudain l’homme, que l’âtre aidait de sa clarté,
Poussant un dernier bloc, non sans peine écarté,
Montra du doigt au prêtre un madrier difforme,
Ayant le poids du chêne avec les nœuds de l’orme,
Lourd, vaste, et comme empreint de cinq doigts monstrueux;
On voyait au gros bout, renflement tortueux,
On ne sait quelle tache épouvantable et sombre,
Et l’on eût dit du sang élargi dans de l’ombre.
Rosmophim regarda la poutre, maugréant:
– Serait-ce le bâton de marche d’un géant?

– Seigneur, c’est en effet cela, dit l’idolâtre.

Et le prêtre jeta trois grains d’encens dans l’âtre
Pour purifier l’air où l’homme avait parlé.

L’homme reprit:
– Un champ qui fait mourir le blé,
Qui n’a pas un rameau vivant où l’oiseau dorme,
Egout où du déluge on voit la boue énorme,
Est le lieu sombre où j’ai trouvé ce tronc hideux.
Les hommes d’autrefois ne pouvaient être deux
Sans combattre, et l’un l’autre ils se prenaient pour cible,
Et la marque d’un meurtre est sur cet arbre horrible.
Les géants de la race Énacim, qui d’abord
Ont habité la terre antique, ont fait la mort.
Leur ombre immense couvre encor les races neuves.
Ils écrasaient du pied les éléphants des fleuves
Devant qui la forêt monstrueuse se tait;
Leur bâton de voyage ou de défense était
Un chêne qu’ils avaient cassé dans la clairière;
Et nous pourrions bâtir toute une tour de pierre
Avec un des cailloux qu’ils tenaient dans leur poing.

– Oui, dit le docteur, Dieu qui ne s’égare point
En attendant le nombre, exagéra la forme;
Le monde a commencé par la famille énorme;
Du groupe gigantesque est né le genre humain;
Le bloc d’hier sera tas de pierres demain;
Un géant tient d’abord la place d’une foule;
Puis, comme la nuée en gouttes d’eau s’écroule,
De génération en génération,
Il s’amoindrit, pullule, et devient nation;
Et Dieu fait le colosse avant la fourmilière.
Il reprit: – Ce tronc d’arbre a des traces de lierre.

– Non, c’est la pression du poignet du géant,
Dit l’esclave.

– Chien vil, dit le docteur songeant,
Je choisis ce poteau. Dans ton ombre mortelle
Fais-en vite une croix vaste et haute, mais telle
Qu’un homme cependant puisse encor la traîner.

Laissant derrière lui Psyphax se prosterner,
Le prêtre s’en alla, l’oeil plein d’une âpre flamme.
Et le guèbre, tirant du tas la poutre infâme,
La regardait, la hache au poing, disant tout bas:

– Il paraît qu’on veut faire honneur à Barabbas.

 

II. LE CANTIQUE DE BETHPHAGÉ

CHOEUR DE FEMMES
L’ombre des bois d’Aser est toute parfumée.
Quel est celui qui vient par le frais chemin vert?
Est-ce le bien-aimé qu’attend la bien-aimée?
Il est jeune, il est doux. Il monte du désert
Comme de l’encensoir s’élève une fumée.
Est-ce le bien-aimé qu’attend la bien-aimée?

UNE JEUNE FILLE
J’aime. O vents, chassez l’hiver.
Les plaines sont embaumées.
L’oiseau semble, aux bois d’Aser;
Une âme dans les ramées.

L’amante court vers l’amant
Il me chante et je le chante;
Oh! comme on dort mollement
Sous une branche penchante!

Je m’éveille en le chantant;
En me chantant il s’éveille;
Et l’aube croit qu’elle entend
Deux bourdonnements d’abeille.

L’un vers l’autre nous allons;
Il dit: «O belle des belles,
«La rose est sous tes talons,
«L’astre frémit dans tes ailes!»

Je dis: «La terre a cent rois;
«Les jeunes gens sont sans nombre;
«Mais c’est lui que j’aime, ô bois!
«Il est flamme et je suis ombre.»

Il reprend: «Viens avec moi
«Nous perdre au fond des vallées
«Dans l’éblouissant effroi
«Des vastes nuits étoilées.»

Et j’ajoute: «Je mourrais
«Pour un baiser de sa bouche;
«Vous le savez, ô forêts,
«O grand murmure farouche!»

L’eau coule, le ciel est clair.
Nos chansons, au vent semées,
Se croisent comme dans l’air
Les flèches de deux armées.

CHOEUR DE FEMMES
L’oiseau semble, aux bois d’Aser,
Une âme dans les ramées.

UN JEUNE HOMME
Elle dormait, sa tête appuyée à son bras;
Ne la réveillez pas avant qu’elle le veuille;
Par les fleurs, par le daim qui tremble sous la feuille,
Par les astres du ciel, ne la réveillez pas!

On ne la croit point femme; on lui dit: «Quoi! tu manges,
Tu bois! c’est à coup sûr quelque sainte liqueur!»
Tous les parfums ont l’air de sortir de son cœur;
Elle tient ses pieds joints comme les pieds des anges.

On dirait qu’elle a fait un vase de son corps
Pour ces baumes d’en haut qu’aucun miasme n’altère;
Elle s’occupe aussi des choses de la terre,
Car la feuille du lys est courbée en dehors.

Le bois des rossignols comme le bois des merles
L’admirent, et ses pas sont pour eux des faveurs;
Sa beauté, qui rayonne et luit, rendrait rêveurs
Les rois de l’Inde ayant des coffres pleins de perles.

Quand elle passe, avec des danses et des chants,
Le vieillard qui grondait, sourit; les plus maussades
L’admettent dans leur pré fermé de palissades;
La forme de son ombre est agréable aux champs.

Je pleure par moments, tant elle est douce et frêle!
L’autre jour, un oiseau, pas plus grand que le doigt,
S’est posé, frissonnant, sur le bord de mon toit;
J’ai dit: «Oiseau, soyez béni! priez pour elle.

Si je l’épouse, oh non! je ne veux plus partir.
Je ne m’en irai pas d’auprès de toi que j’aime,
Je ne m’en irai pas d’auprès de toi, quand même
Salomon m’enverrait vers Hiram roi de Tyr!

Son cœur, tout en dormant, m’adorait; douce gloire!
Un ange qui venait des cieux, passant par là,
Vit son amour, en prit sa part, et s’envola;
Car où la vierge boit la colombe peut boire.

Elle dormait ainsi qu’Annah rêvant d’Esdras;
O ma beauté, je fus le jour où vous m’aimâtes,
Ivre comme la biche au mont des aromates;
Son sein pur soulevait la blancheur de ses draps.

CHOEUR DE FEMMES
Ne la réveillez pas avant qu’elle le veuille;
Par les fleurs, par le daim qui tremble sous la feuille,
Par les astres du ciel, ne la réveillez pas!

LA JEUNE FILLE
Par l’ouverture de ma porte
Mon bien-aimé passa sa main,
El je me réveillai, de sorte
Que nous nous marions demain.
Mon bien-aimé passa sa main
Par l’ouverture de ma porte.

De la montagne de l’encens
A la colline de la myrrhe,
C’est lui que souhaitent mes sens,
Et c’est lui que mon âme admire
De la colline de la myrrhe,
À la montagne de l’encens.

Je ne sais comment le lui dire,
J’ai dépouillé mes vêtements;
Dites-le lui, cieux! Il soupire,
Et moi je brûle, ô firmaments!
J’ai dépouillé mes vêtements;
Je ne sais comment le lui dire.

CHOEUR DE FEMMES
Cieux! c’est lui que son âme admire,
C’est lui que souhaitent ses sens
De la colline de la myrrhe
À la montagne de l’encens.

LE JEUNE HOMME
Elle m’enflamme et je l’embrase,
Et je vais l’appelant, le cœur gonflé d’extase.
O nuages, elle est ce que j’aime le mieux.
Comme elle est belle avec son rire d’épousée,
L’oeil plein d’un ciel mystérieux,
Et les pieds nus dans la rosée!

Je la parfumerai de nard.
O rêve! elle mettra, dans notre couche étroite,
A mon front sa main gauche, à mon cœur sa main droite.
La nuit mes yeux joyeux font peur au loup hagard.
Je ressemble à celui qui trouve une émeraude.
Ma fierté fond sous son regard
Comme la neige sous l’eau chaude.

Son cou se passe de colliers;
La sagesse à la grâce en ses discours se mêle
Comme le ramier vole auprès de sa femelle;
Les séraphins lui font des signes familiers;
Cette vierge, ô David, ô roi rempli de gloire,
Ressemble à votre tour d’ivoire
Où pendent mille boucliers.

Femmes, croyez-vous qu’elle sorte?
Elle reste au logis et tourne son fuseau.
Et je l’appelle… mais je suis aimé, qu’importe!
Je bondis comme un faon des monts Nabujesso,
Comme si je planais dans l’air qui me réclame,
Et comme si j’avais une âme
Faite avec des plumes d’oiseau.

Venez voir quelqu’un de superbe!
Venez voir l’amant, fier comme un palmier dans l’herbe,
Beau comme l’aloès en fleur au mois d’élul!
Venez voir l’amoureux qui vaincrait les colosses!
Venez voir le grand roi Saül
Avec sa couronne de noces!

CHOEUR DE FEMMES
Venez voir le grand roi Saül
Avec sa couronne de noces!

LA JEUNE FILLE
L’amour porte bonheur. Chantez. L’air était doux,
Je le vis, l’herbe en fleur nous venait aux genoux,
Je riais, et nous nous aimâmes;
Laissez faire leur nid aux cigognes, laissez
L’amour, qui vient du fond des azurs insensés,
Entrer dans la chambre des âmes!

Qu’est-ce que des amants? Ce sont des nouveau-nés.
Mon bien-aimé, venez des monts, des bois! venez!
Profitez des portes mal closes,
Je voudrais bien savoir comment je m’y prendrais
Pour ne pas adorer son rire jeune et frais,
Venez, mon lit est plein de roses!

Ma maison est cachée et semble faite exprès;
Le plafond est en cèdre et l’alcôve en cyprès;
Oh! le jour où nous nous parlâmes,
Il était blanc, les nids chantaient, il me semblait
Fils des cygnes qu’on croit lavés avec du lait,
Et je vis dans le ciel des flammes.

Dans l’obscurité, grand, dans la clarté, divin,
Vous régnez; votre front brille en ce monde vain
Comme un bleuet parmi les seigles;
Absent, présent, de loin, de près, vous me tenez;
Venez de l’ombre où sont les lions, et venez
De la lumière où sont les aigles!

J’ai cherché dans ma chambre et ne l’ai pas trouvé;
Et j’ai toute la nuit couru sur le pavé,
Et la lune était froide et blême,
Et la ville était noire, et le vent était dur,
Et j’ai dit au soldat sinistre au haut du mur:
Avez-vous vu celui que j’aime?

Quand tu rejetteras la perle en ton reflux,
O mer; quand le printemps dira: «Je ne veux plus
«Ni de l’ambre, ni du cinname!»
Quand on verra le mois Nisan congédier
La rose, le jasmin, l’iris et l’amandier,
Je le renverrai de mon âme.

S’il savait à quel point je l’aime, il pâlirait.
Viens! le lys s’ouvre ainsi qu’un précieux coffret,
Les agneaux sont dans la prairie,
Le vent passe et me dit: «Ton souffle est embaumé!»
Mon bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé,
Toute la montagne est fleurie!

Oh! quand donc viendra-t-il, mon amour, mon orgueil?
C’est lui qui me fait gaie ou sombre; il est mon deuil,
Il est ma joie; et je l’adore;
Il est beau. Tour à tour sur sa tête on peut voir
L’étoile du matin et l’étoile du soir,
Car il est la nuit et l’aurore!

Pourquoi fais-tu languir celle qui t’aime tant?
Viens! Pourquoi perdre une heure? Hélas, mon cœur attend;
Je suis triste comme les tombes;
Est-ce qu’on met du temps, dis, entre les éclairs
De deux nuages noirs qui roulent dans les airs,
Et les baisers de deux colombes?

CHOEUR DE FEMMES
Viens! ô toi qu’on attend! Chantons! l’air était doux.
Il la vit; l’herbe en fleur leur venait aux genoux.

 

III. LE TRIOMPHE

C’est ainsi que chantait, devant le ciel qui brille,
Le jeune homme alternant avec la jeune fille,
Un groupe des enfants du bourg de Bethphagé.
Au-delà d’un vallon de brume submergé,
On distinguait des tours, un mur blanc, une porte;
C’était Jérusalem. L’encens que l’aube apporte,
Les souffles purs, les fleurs s’éveillant dans les bois,
Les rayons, se mêlaient à l’ivresse des voix;
Et c’était à côté du chemin de la ville.
Hors du village, et près de la borne du Mille,
Tout en allant aux champs, ils s’étaient rencontrés;
L’herbe était verte, et l’aube éblouissait les prés;
Les hommes avaient dit: Trêve au travail austère!
Et les femmes avaient posé leur cruche à terre,
Et, sereins, ils s’étaient mis à chanter, tandis
Que les oiseaux poussaient des cris du paradis;
Une aïeule riait au seuil d’une masure;
Trois laboureurs hâlés, pour marquer la mesure,
Frappaient la terre avec le manche de leur faulx;
Les vierges, au front pur comme un lys sans défauts,
Songeaient, et, l’oeil noyé, la bouche haletante,
Regardaient l’horizon dans une vague attente.

Tout à coup, au moment où les femmes en chœur
Jetaient aux forêts l’hymne enflammé de leur cœur
Que marquait la cadence agreste des faucilles,
Quelqu’un dit: – Ecoutez! paix! – Et les jeunes filles
S’arrêtèrent, le doigt sur la bouche, entendant
Derrière le coteau brûlé du jour ardent,
D’autres voix qui chantaient, douces comme des âmes:

– «Le bien-aimé, celui que vous attendez, femmes,
«C’est celui-ci qui passe et que nous amenons.
«Le triomphe nous a choisis pour compagnons,
«La lumière permet que nous marchions près d’elle,
«Et nous menons le maître à son peuple fidèle,
«Voici le bien-aimé des âmes! et celui
«Sur qui la grande étoile éblouissante a lui!
«Toutes les majestés forment son diadème;
«Il pourrait foudroyer, il préfère qu’on l’aime;
«Il console Rachel, il relève Sara;
«Il marche entre la joie et la gloire; il sera
«Comme un bouquet de myrrhe entre deux seins célestes;
«Son sceptre anéantit dans les rayons les restes
«Du vieux monde terrible où se tord le serpent;
«Son nom divin est comme une huile qu’on répand;
«Au-dessus de sa tête, étonnement des anges,
«Le ciel est un murmure immense de louanges;
«Il est plus glorieux qu’Alexandre, et plus beau
«Que Salomon qui tient un lys dans son tombeau;
«Il a pour champ la terre, et l’esprit pour domaine;
«Il vient ôter la nuit de dessus l’âme humaine;
«Il fera reculer l’Hydre qui triomphait,
«Il transfigurera le monde stupéfait;
«L’abîme le regarde et l’aurore l’approuve;
«Le grondement du tigre et le cri de la louve,
«La haine, la fureur soulevant un pavé,
«La guerre, se tairont devant son doigt levé.
«Dans son immensité Moloch s’écroule et sombre.
«Il est sans tache, il est sans borne, il est sans nombre;
«Il produit, en fixant au ciel son oeil béni,
«La disparition du mal dans l’infini.
«Les chars de Pharaon près de lui sont de l’ombre.
«Il est plus radieux que Nemrod n’était sombre;
«Il brille plus qu’Ammon à qui rien ne manquait,
«Et dont le trône était le centre d’un banquet;
«Il dépasse Cyrus, debout sur son pilastre.
«Peuple, toute son âme est une clarté d’astre.
«C’est un roi; plus qu’un roi. C’est lui le Conquérant,
«C’est lui l’élu, c’est lui le vrai, c’est lui le grand!
«Gloire à lui! Le soleil le voit, l’ombre l’écoute.»

Alors on aperçut, au détour de la route,
Un homme qui venait monté sur un ânon.

Cet homme, dont chacun se redisait le nom,
Etait le même à qui naguère un prêtre blême
Avait jeté du haut du temple l’anathème.
Il avait les cheveux partagés sur le front;
Des femmes qui riaient et qui dansaient en rond,
Le suivaient, et de fleurs elles étaient couvertes,
Et des petits enfants portaient des branches vertes;
Et de partout, des champs, des toits, des bois obscurs,
Et de Jérusalem dont on voyait les murs,
Sortait la foule, gaie, heureuse, pêle-mêle;
Des mères lui montraient leur fils à la mamelle,
Et les vieillards criaient: Hosanna! Quelques-uns
Soufflaient sur des réchauds où brûlaient des parfums;
Il s’avançait avec le calme du mystère;
Et ces hommes louaient cet homme, et sur la terre
Etendaient leurs habits pour qu’il passât dessus;
Quelques lambeaux de pourpre à la hâte cousus
Faisaient une bannière en avant du cortège;
Et tous disaient: – Que Dieu le Père le protège!
Voilà celui qui vient pour nous rendre meilleurs! –
Lui, pensif, regarda Jérusalem, les fleurs,
Le soleil au plus haut des cieux comme une fête,
Ces tapis sous ses pieds, ces rameaux sur sa tête,
Et les femmes chanter, et le peuple accourir,
Et sourit, en disant: Je vais bientôt mourir.

 

IV. LE DEVOIR

Marie était assise entre Thomas et Jude;
Et le maître debout disait: – La solitude
Est un rayon d’en haut qu’on met dans son esprit;
Mais le sauveur va droit au peuple et s’y meurtrit;
Dieu livre le Messie aux multitudes viles;
La palme ne croit pas aux déserts, mais aux villes;
Malheur à qui se cache et malheur à qui fuit!
Laissons mûrir sur nous la mort ainsi qu’un fruit;
Et ne la troublons pas dans sa lente croissance;
Dieu, quand il juge un homme en sa toute-puissance,
Voit ce qu’il a vécu moins que ce qu’il a fait;
Au soleil de la mort David se réchauffait;
Ce serait mal aimer un frère que lui dire:
Recule! quand vers Dieu le sépulcre l’attire;
Et ce serait haïr et perdre son enfant
Que l’ôter du chemin funeste et triomphant;
Le calice est amer, mais l’exemple est utile;
Et c’est pourquoi je suis venu dans cette ville.

Ainsi parlait le fils et la mère écoutait.

 

V. DEUX DIFFÉRENTES MANIÈRES D’AIMER

C’est l’heure où le ramier rentre au nid et se tait.

Une femme se hâte en une rue étroite;
Elle regarde à gauche, elle regarde à droite,
Et marche. S’il faisait moins sombre au firmament,
On pourrait à ses doigts distinguer vaguement
Le cercle délicat des bagues disparues;
Son pied blanc n’est pas fait pour le pavé des rues;
Elle porte un long voile aux plis égyptiens
Plein de rayons nouveaux et de parfums anciens;
Jeune et blonde, elle est belle entre toutes les femmes;
Elle a dans l’oeil des pleurs semblables à des flammes;
C’est Madeleine, sœur de Lazare.

Elle court.
Près de son pas céleste un oiseau serait lourd.
Où va-t-elle?

Il est nuit, et personne ne passe.

Une lumière brille en une maison basse.

Une autre femme, grave, est debout sut le seuil.
Son front est gris; elle est sévère sans orgueil,
Douce comme un enfant et grande comme un sage.
Elle pleure et médite; on voit sur son visage
La résignation au sacrifice noir;
On dirait la statue en larmes du devoir;
Le cœur tremblant s’appuie en elle à l’âme forte;
C’est la mère.

Elle a l’air de garder cette porte.

Madeleine l’aborde, et presque avec des cris
Lui parle, et s’épouvante, et tord ses bras meurtris.

– Mère, ouvre-moi. Je viens. Il s’agit de sa vie.
Me voici. J’ai couru de peur d’être suivie.
On creuse l’ombre autour de ton fils. Je te dis
Que je sens fourmiller les serpents enhardis.
J’ai connu les démons, du temps que j’étais belle;
Je sais ce que l’enfer met dans une prunelle;
Je viens de voir passer Judas; cela suffit.
C’est un calculateur de fraude et de profit;
C’est un monstre. Ouvre-moi, que j’entre chez le maître.
Le temps presse. Il sera trop tard demain peut-être.
Il faut que ce soir même il fuie, et que jamais
Il ne revienne! ô mère! et, si tu le permets,
Je vais l’emmener, moi! Ces prêtres sont infâmes!
Manquer sa mission, ne point sauver les âmes,
Que nous importe, à nous les femmes qui l’aimons!
Il sera mieux avec les tigres dans les monts
Que dans Jérusalem avec les prêtres. Mère,
Qu’il renonce au salut des hommes, sa chimère,
Qu’il fuie! Oh! n’est-ce pas? nous baisons ses talons,
Et qu’il vive, voilà tout ce que nous voulons.
Ces juifs l’égorgeront! Demande à ma sœur Marthe
Si c’est vrai, s’il n’est pas nécessaire qu’il parte.
Laisse-moi l’arracher à son affreux devoir!
Oh! te figures-tu cela, mère? le voir
Saisi, lié, tué peut-être à coups de pierre!
O Dieu! le voir saigner, lui, ce corps de lumière!
Ouvre-moi. Je sais bien qu’il est dans ta maison
Puisque je vois sa lampe à travers la cloison.
O mère, laisse-moi l’implorer pour que vite
Il s’en aille et s’échappe et qu’il prenne la fuite!
A quoi songes-tu donc que tu ne réponds rien?
Si tu veux, à nous deux, nous le sauverons bien!
Veux-tu te joindre à moi pour arracher notre ange
Au gouffre monstrueux de ce devoir étrange,
Aux bourreaux, à Judas, son hideux compagnon?

La mère en sanglotant lui fait signe que non.

 

VI. APRÈS LA PÂQUE

On était aux grands jours où le temple flamboie,
Où les petits enfants s’éveillent pleins de joie;
La Pâque était venue. On avait dans les fours
Cuit le pain sans levain qu’on vend aux carrefours.

Or Jésus-Christ était sur la montagne obscure;
Au lieu même où plus tard fut un temple à Mercure
Bâti par Adrien, détruit par Constantin.

C’était le soir; Jésus avait dit le matin
Aux disciples rangés autour de lui: «- Vous, Jacques,
«Vous, Pierre, vous, Thomas, voici le jour de Pâques;
«Vous irez dans la ville où des gens passeront;
«Vous trouverez un homme ayant sa cruche au front;
«À l’endroit où cet homme ira, quel qu’il puisse être,
«Vous irez à sa suite, et vous direz: – Le Maître
«Vient faire ici la Pâque. – Et pour cette raison
«Le maître du logis donnera sa maison.
«Il sied que Dieu toujours nous mène où bon lui semble.
«Et nous célébrerons la Pâque tous ensemble.

Et cela s’était fait ainsi qu’il l’avait dit.

Ce que la Cène vit et ce qu’elle entendit
Est écrit, dans le livre où pas un mot ne change,
Par les quatre hommes purs près de qui l’on voit l’ange,
Le lion, et le bœuf, et l’aigle, et le ciel bleu;
Cette histoire par eux semble ajoutée à Dieu
Comme s’ils écrivaient en marge de l’abîme;
Tout leur livre ressemble au rayon d’une cime;
Chaque page y frémit sous le frisson sacré;
Et c’est pourquoi la terre a dit: Je le lirai!
Les âmes du côté de ce livre mendient,
Et vingt siècles penchés dans l’ombre l’étudient.

C’était donc le soir même où cet être divin
Venait de partager le gâteau sans levain;
Christ, assis, lui treizième, au centre de la table,
– Et ce noir chiffre Treize est resté redoutable, –
Avait rompu le pain, versé le vin, disant:
«Mangez, voici ma chair; buvez, voici mon sang.»
Puis il avait repris: «Allons où Dieu nous mène!»
Et tous étaient allés en sortant de la Cène
Au jardin qui fleurit derrière le Cédron.

Ce torrent, que jamais n’a touché l’aviron,
Coulait hors de la ville au pied d’une colline.
Les pâtres y montraient la cave sibylline
De Lilith, femme spectre, amante du démon;
C’est près de ce coteau que le prêtre Simon
Fit creuser le canal à laver les hosties;
Des sources y versaient, à travers les orties,
Une eau qui de la ville emplissait les viviers;
Et ce lieu s’appelait le Mont des Oliviers.

On venait sur ce mont aux époques de jeûnes.

Une plantation d’oliviers alors jeunes
Le couvrait en effet, jetant aux verts sentiers
Une ombre qui faisait durer les églantiers.
Christ y vint, murmurant tout bas: Que Dieu m’assiste!
Et ce qui s’y passa ce soir-là fut si triste,
Si lâche et si fatal qu’aujourd’hui ce jardin
Est voisin de l’enfer comme du ciel l’Eden.

Voici ce que Jésus disait sur la montagne;

«Ce qu’on perd sur la terre au ciel on le regagne.

«Qui regarde en arrière et s’étonne de peu,
«Celui-là n’est pas propre au royaume de Dieu.

«Dieu se dévoile assez pour que l’homme le voie.

«Je suis moins grand que lui, mais c’est lui qui m’envoie.
«Quand je parle, c’est lui qui dit ce que je dis.
«Si vous vous aimez bien, voilà le paradis.

«Soyez bons. Dieu choisit ceux que je lui désigne.

«Il est le vigneron, et moi je suis la vigne.
«Il viendra, comme il fit pour Job et pour Amos,
«Une serpe à la main, émonder mes rameaux,
«Et, gardant les féconds, coupera les stériles.

«Enseignez tendrement le peuple dans les villes,
«Souriez, n’ayez point entre vous de débats.

«Quand vous êtes parmi les tombes, parlez bas;
«Car au fond du sépulcre une oreille est ouverte;
«Ceux qu’on croit endormis sous la grande herbe verte,
«Ecoutent, et vos voix leur parlent dans les vents,
«Et sachez que c’est là la maison des vivants.

«Qui maudit doit trembler. Ne faites rien trop vite.
«Esdras, voyant l’enfant d’une femme maudite,
«Le prit et le jeta tout vivant dans la mer
«Par l’effet surprenant d’un zèle trop amer.
«Dieu l’a puni.

Marchez dans la route tracée.
«Aimez. N’enviez pas à d’autres leur pensée;
«Il faut se contenter des lumières qu’on a;
«L’un est plus sage et l’autre est plus doux; Dieu donna
«Plus de fruit au figuier, plus d’ombre au sycomore.
«Croyez.»

Il ajouta d’autres choses encore;
Puis soudain il dit, pâle et d’un frisson saisi:

– Allons! celui qui doit me vendre est près d’ici.

 

VII. COMMENCEMENT DE L’ANGOISSE

Alors il s’éloigna de près d’un jet de pierre,
Et se mit à genoux, et fit une prière.

Il resta longtemps seul et comme plein d’effroi.

Il disait: – «Ecartez ce calice de moi,
«Seigneur! S’il faut mourir pourtant, que la mort vienne!
«Que votre volonté soit faite, et non la mienne.»

Le reste dans le ciel ténébreux se perdit.

Les disciples dormaient. Christ revint, et leur dit:

– Quoi donc! vous n’avez pu même veiller une heure!

Il reprit:

– C’est ainsi qu’il convient que je meure.
Cela doit être, et nul au monde n’y peut rien.
Je suis venu pour être abandonné. C’est bien.
Il faut qu’on me rejette ainsi qu’un misérable.

On distinguait au loin le temple vénérable
Bâti par Salomon sur le mont Moria.

– Pardon pour tous! dit Christ. Mais Pierre s’écria:

– Si quelqu’un vous délaisse et vous quitte, ô mon maître,
Ce ne sera pas moi, car je suis votre prêtre.
Que le tombeau pour vous s’ouvre, j’y descendrai.

Jésus lui répondit, calme, tandis qu’André,
Jude et Thomas tournaient vers lui leurs têtes grises:

– Vous m’aurez renié, vous Pierre, à trois reprises
Que le coq n’aura pas encor chanté trois fois.

 

VIII. CHRIST VOIT CE QUI ARRIVERA

Il alla de nouveau prier au fond du bois.

Il songeait, et sa voix disait:

– Mon âme est triste
Jusqu’à la mort; et l’homme en moi tremble et résiste;
Je frémis comme Job, je crains comme Judith.

Puis il parla si bas que Dieu seul entendit.

Soudain il s’écria, pâle comme un prophète:

– Deuil, lamentation et douleur sur ta tête,
O Balaath qu’emplit un peuple querelleur!
Malheur, Corozaïm! Bethsaïde, malheur!
Parce que vous avez dédaigné mes oracles,
Parce que si j’avais fait les mêmes miracles,
Crié le même appel et le même pardon
Dans Ninive aux cent tours, dans Tyr et dans Sidon,
On aurait vu pleurer Ninive, et Tyr descendre
De son trône, et Sidon vêtir le sac de cendre!
C’est fini. Je vous vois désertes. Vous voilà
Muettes comme un lac dont toute l’eau coula.
Vos jardins ont l’odeur des charniers insalubres.
Tout croule. Vos palais sont devenus lugubres
Sous le passage obscur des châtiments divins;
Ce sont des pans de mur inutiles et vains;
Les mâchoires des morts ne sont pas plus terribles.
Malheur! on ne voit plus le grain sortir des cribles;
Plus de fille de joie assise sur son lit;
On n’entend plus cracher les passants; l’herbe emplit
Les sentiers que suivaient les mulets et les zèbres.
Le plein midi ne fait qu’augmenter vos ténèbres;
On a beau peindre en blanc le sépulcre, il est noir.
Le soleil est présent à votre désespoir;
Vos décombres sont pleins d’antres épouvantables.
O Moïse, ils ont fait une fêlure aux tables,
Ils ont brisé la loi; c’est bien, mourez. Assez!
Vous serez si tremblants, peuples, et si chassés
Que vous ferez sous terre une seconde ville.
Comme sous le pressoir on voit déborder l’huile,
Le sang en longs ruisseaux jaillit sous le talon
Des princes écrasant Ruben et Zabulon;
Isaachar et Lévi sont abolis. Partage
Et désert, comme après la chute de Carthage.
On vend un peuple ainsi qu’une bête au marché.
Malheur, Jérusalem! ô maison du péché,
Malheur; tu seras morte entre les cités mortes;
Les rois feront sculpter un pourceau sur tes portes;
Tu seras une ville infâme et sans témoin,
Qu’il sera défendu de regarder de loin.
La femme pleurera d’être grosse ou nourrice.
Qui te verra croira qu’il voit la cicatrice
Des tonnerres au front du monde châtié;
Et tu seras l’endroit où finit la pitié.

Quand il eut ainsi fait des reproches aux villes,
Il s’approcha des siens et dit:

– Soyez tranquilles;
Ce n’est pas à présent votre jour, c’est le mien.
Tout est bon si ma mort enseigne, tout est bien
Si dans la vérité l’homme se désaltère.
Or je m’élèverai de dessus cette terre
Et j’attirerai tout à moi du haut du ciel.
Christ finit le combat commencé par Michel.

Son oeil devint étrange et semblait voir des choses
Au fond de son esprit confusément écloses.

– Les trois femmes en deuil dans la tombe entreront,
Marchant l’une après l’autre, humbles, courbant le front
A cause du lieu bas et de l’entrée étroite,
Et verront un jeune homme assis dans l’angle à droite
Qui leur dira, serein comme un soleil levant:
«Pourquoi donc chez les morts cherchez-vous le vivant?

La vision d’un être inouï qui se lève
Dans un sépulcre avec la lumière du rêve,
Fera fuir les soldats pleins d’un effroi sacré.

Trois jours après ma mort je ressusciterai;
Mais quand j’apparaîtrai blanc près de la fontaine,
Vous me verrez ainsi qu’une forme incertaine;
Madeleine croira que c’est le jardinier;
Thomas commencera par douter et nier,
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire;
Et quand il aura mis dans ma blessure noire
Son doigt qu’il ôtera tiède et mouillé de sang,
Il s’en ira songer dans l’ombre en frémissant.

Priez. Ne livrez point ma doctrine aux querelles.
Est-ce que les épis sont pour les sauterelles?
Quand je serai parti, vous répandrez ma loi.
Beaucoup se tromperont, l’erreur naîtra de moi.
L’ombre est noire toujours même tombant des cygnes.

Quand je ne serai plus vous verrez de grands signes.
Les ténèbres croîtront sur le front d’Israël;
On entendra parler une voix dans le ciel,
Et tous regarderont l’ombre extraordinaire:
Luc dira: c’est un ange; et Jean, c’est le tonnerre.

Je porterai les cœurs ainsi que des fardeaux;
Des laboureurs feront des sillons sur mon dos;
Ces laboureurs, c’est vous; et votre œuvre est austère.
L’homme n’a rien, ni sac plein d’or, ni coin de terre,
Qu’il puisse regarder ici-bas comme sien.
Allez sans hésiter dire au pharisien:
«Prends garde à cette fange immonde où tu te vautres!»
Soyez doux. Aimez-vous toujours les uns les autres.

En cet instant Jésus tressaillit, se parla
A lui-même, et, fermant les yeux, dit: le voilà.

Judas parut suivi d’hommes armés d’épées.

 

IX. JUDAS

Et Judas s’approchant, blême et les mains crispées,
Baisa Christ.

Et le ciel sacré fut obscurci.

– Mon ami, dit Jésus, que viens-tu faire ici?

Puis il reprit, tourné vers Dieu:

– Tu m’abandonnes;
Mais je ne perds aucun de ceux que tu me donnes,
Seigneur. Ma mort suffit, et seul je la subis.
Le pasteur doit périr en sauvant les brebis.

Et, désignant du doigt ses disciples, le maître
Dit aux soldats:

– Le Christ est facile à connaître.
Je suis celui qu’on cherche et dont on a souci.
Me voilà. Prenez-moi. Laissez aller ceux-ci.

Or Simon surnommé Pierre avait une épée,
Il cria:
– Dieu par qui Jézabel fut frappée,
Viens défendre ton Christ, ô Dieu qui châtias
Hérode pour avoir fait mourir Mathias!

Et, levant son épée, il vint droit à la troupe,
Et blessa le premier qui s’offrit dans le groupe,
Un nommé Malchus, aide et garde du bourreau.
– Remettez, dit Jésus, votre épée au fourreau.
Qui frappe avec le glaive est frappé par le glaive.
Il reprit: – Puisqu’on a commencé, qu’on achève. –
Et se mit de lui-même au milieu des soldats.
Il ne regardait rien, pour épargner Judas.
Quelqu’un du temple dit: – Marchons. L’heure s’écoule.
– Vous pouviez me saisir tous les jours dans la foule,
Dit Jésus, en offrant aux cordes ses poignets;
Quand j’allais dans le temple et lorsque j’enseignais,
J’étais sous votre main. Vous n’aviez qu’à l’étendre;
Et c’est par trahison que vous venez me prendre!
Et vous venez la nuit comme pour un voleur!
Je pourrais dire à Dieu: Père, apparaissez-leur!
Et vous entendriez accourir les tempêtes,
Et vous verriez, tremblants, au-dessus de vos têtes,
S’ouvrir et flamboyer l’ombre, et des millions
D’anges, et tout l’abîme avec tous ses lions!
Et si j’ajoutais: Viens toi-même! vos prunelles
Verraient soudain, parmi les foudres éternelles,
Sortir de la nuée un front prodigieux!
Mais il ne convient pas que j’appelle les cieux;
Faites; car c’est ici votre heure, et la puissance
Des ténèbres, et Dieu vous livre l’innocence;
Et tout doit s’accomplir ainsi qu’il est écrit.

Alors on acheva de lier Jésus-Christ;
Et le chef dit: – Il faut l’emmener. Ce qu’ils firent.
Et tous ceux que cet homme avait aimés, s’enfuirent.

 

X. LILITH-ISIS

Ô Jean, visionnaire effaré de Pathmos,
Comme tu te cachais derrière les rameaux,
Avec saint Marc, alors jeune et l’un des lévites,
En vous penchant parmi les arbres noirs, vous vîtes
Sur la colline un être effrayant, vague, seul,
Debout dans le frisson livide d’un linceul;
C’était de l’ombre ayant la forme d’une femme;
Cet être guettait Christ dans cette troupe infâme,
Comme s’il était là pour une mission;
Or la bande aperçut, en rentrant dans Sion,
Cette femme fixant sur eux dans les ténèbres
Ses deux yeux qui semblaient deux étoiles funèbres;
Un d’eux, que le Toldos appelle Eddon-Azir,
Courut vers elle, et comme il allait la saisir,
L’être, pareil aux feux fuyant dans l’ossuaire,
Disparut, lui laissant dans les mains le suaire.

Et plus tard, les soldats, contant après l’arrêt
Comment ils avaient pris Jésus de Nazareth,
Dirent qu’ils avaient vu sur la montagne sombre
La fille de Satan, la grande femme d’ombre,
Cette Lilith qu’on nomme Isis au bord du Nil.

 

XI. JÉSUS CHEZ ANNE

Jésus lié marchait disant: Ainsi soit-il!

On le mena d’abord chez Anne, ancien grand-prêtre,
Pour qu’il attendit là l’heure de comparaître,
Des servantes, des gueux, des vendeurs de poissons,
Des sacrificateurs vêtus de caleçons,
Le flot des curieux qui passe et qui repasse,
Entouraient Christ assis dans une salle basse;
Il était nuit; mais Anne, étant levé déjà,
Descendit, vint trouver Christ, et l’interrogea.
Et Christ lui répondit: – Interrogez la foule.
J’ai versé mon esprit comme une eau qui s’écoule.
Prêtre, j’ai deux témoins: l’homme et le firmament.
Parlez-leur. J’enseignais partout publiquement.
Et quant à mon royaume, il n’est pas de la terre.
Je n’ai rien à vous dire et n’ai rien à vous taire.
Qu’est-ce que vous venez demander à présent? –
Un soldat le frappa de sa verge en disant:
– Est-ce ainsi qu’on répond à notre ancien grand-prêtre?
– Si j’ai mal dit, tu peux blâmer, dit le doux maître;
Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?
Anne disait, s’étant à la hâte vêtu:
– J’ai froid. – Et tous criaient: – C’est un impie! Exemple!
Châtiment! il a dit qu’il détruirait le temple,
Seigneur, et qu’en trois jours il le rebâtirait.
– Peuple, le tribunal prononcera l’arrêt,
Dit Anne, et non pas moi: car je n’en suis plus membre.

Et, leur laissant leur proie, il rentra dans sa chambre.

Alors, ayant bandé les yeux du patient,
Ils l’outragèrent, tous pêle-mêle, et criant:
– Devine qui te frappe! et prophétise, ô sage!
Dis-nous quel est celui qui te crache au visage?
Fais sécher, si tu peux, le poing qui te meurtrit,
Messie!

Et les valets souffletaient Jésus-Christ.

 

XII. LES DIX-NEUF

Le jour est loin encor, pas un rayon n’effleure
L’orient froid et noir, mais on devance l’heure.

Les juges, dont l’orgueil est d’aller lentement,
Montent au tribunal d’un air calme et dormant.
Le grand-prêtre en souliers, les prêtres en sandales,
Marchent tous à la file et traversent les dalles.
Chacun d’eux a son nom sur sa chaise gravé.
Le Gabbatha, qu’on nomme aussi le Haut-Pavé,
Est le palais lugubre où le tribunal siège.

Devant la porte, un vase, où sur l’eau flotte un liège,
Semble dire au passant, qui songe avec effroi:
L’eau c’est le peuple, et rien ne submerge la loi.

Le sanhédrin, sous qui la Judée est courbée,
Ebauché par Moïse, accru par Macchabée,
Depuis qu’il a subi l’arrogant examen
Du préteur Gabinus, oeil du sénat romain,
Se réfugie, ainsi qu’une orfraie effarée,
Dans une sorte d’ombre inquiète et sacrée;
Jadis le peuple vil qui fourmille au soleil
Parfois apercevait cet austère appareil
Que la loi triste emplit de sa vague colère,
Les tables, les gradins, la chambre circulaire,
Les docteurs dans leur chaire assis sur les hauteurs,
Les scribes dans leur stalle aux genoux des docteurs,
Et l’essaim des enfants aux robes incarnates,
Les lévites, épars à terre sur les nattes;
Maintenant tout est clos. C’est loin de tous les yeux
Que le Prince s’assied, spectre mystérieux,
Ayant le Père à droite, ayant le Sage à gauche;
C’est dans l’obscurité qu’on laboure et qu’on fauche;
Rome pouvant entendre, on cache les débats;
Le sanhédrin se mure et la loi parle bas.

Donc depuis Gabinus, ce sénat de prière
Qui s’assemble au lieu dit le Conclave de Pierre,
Ce sanhédrin qui fait une haie à la loi,
Qui seul sait le comment et seul dit le pourquoi,
Pour punir le blasphème a commis dix-neuf juges.
Ces dix-neuf, devant qui l’impie est sans refuges,
Comme Dieu sur l’Horeb sont sur le Gabbatha.

La salle est large et haute. Oliab la sculpta.
La nuit ne sort jamais de ce lieu sans fenêtres.
Une lampe suffit au front blême des prêtres.
Dix-neuf chaises de cèdre, au fond du cintre obscur,
Mêlent leur double étage aux ténèbres du mur;
On sent que là, vertu, crime, innocence et vice,
Tremblent devant cette ombre humaine, la justice.

La poussière des ans, près du plafond, ternit
Un chérubin ouvrant six ailes de granit.

Les taffilins, nommés par les grecs phylactères,
Couvrent la voûte; à l’or de leurs saints caractères,
Textes brumeux épars sur des plaques de fer,
La lampe par instant arrache un vague éclair.

Les juges, les voici: huit scribes, tête nue;
Quatre docteurs qu’emplit la science inconnue,
Ceints du taled, l’esprit hors du monde réel;
Et, mêlés aux docteurs, sept anciens d’Israël,
Vêtus de blanc, pensifs sous leurs turbans à mitres.

Sabaoth luit dans l’oeil de ces sombres arbitres.

En montant à sa place, ainsi qu’Aaron faisait,
Chaque juge récite à voix haute un verset;
On dirait que la loi farouche les enivre.

Le sciamas tient les clefs; le cazan tient le livre.

L’oeil fixé sur le texte écrit par David roi,
Les deux hommes nommés les Epoux de la Loi
Lisent, en alternant d’une grave manière,
L’un la première page et l’autre la dernière.

La lampe a quatre bras comme celle d’Endor.

Un degré de sithim étoilé de clous d’or
Exhausse un large trône en ivoire où préside
Caïphe destiné dans l’ombre au suicide.
Ses souliers sont de pourpre et sa robe est de lin;
Autour de chaque bras il porte un taffilin
Où l’on peut lire un vers résumant la doctrine;
Et le rational qu’il a sur la poitrine
Mêle à la majesté de ses sacrés habits
Tous les noms des tribus gravés sur des rubis;
Le grand-prêtre est assis, fatal comme un prophète;
Et l’on voit remuer vaguement sur sa tête,
Comme au vent de la nuit brille et tremble un fanal,
La tiare, clarté du sombre tribunal.

La rumeur des versets qu’on récite s’apaise;
On se tait; chaque juge est assis dans sa chaise.

Christ est debout devant ces hommes ténébreux;
Son oeil inépuisable en rayons luit sur eux.

 

XIII. LA CHOSE JUGÉE

L’huissier du dogme dit: – Silence! on délibère.
Gloire au Dieu saint! et gloire à l’empereur Tibère!

Rosmophim parle. Il dit: – «L’homme que vous voyez
«Rit des lois et des saints par Dieu même envoyés;
«Il se croit plus grand qu’eux et se prétend Messie.
«Il se dit Roi des Juifs. Il ment. L’arche est noircie,
«O Prêtres, par la nuit qui sort de ses discours.
«Cet homme doit mourir. Nos pères ont toujours
«Fait creuser des tombeaux par la loi violée.

Josaphat crie: – «A mort l’homme de Galilée!

«- Observons la loi, dit Achias de Membré.
«Il faut que par le prêtre au prince il soit livré,
«Et qu’Hérode l’envoie à Pilate. A quoi servent
«Des lois que ni le roi ni le juge n’observent?

Joseph de Ramatha dit: «L’homme est innocent.»

«- L’exil, dit Potiphar.

– Non, dit Samech, du sang!»

Et Nicodemus dit: – «Il faut d’abord qu’on prouve.

«- D’abord, répond Teras, qu’on le tue! et qu’on trouve,
«Demain, puisque cet homme a dit: nous sommes trois;
«Deux voleurs pour l’aller compléter sur la croix;

«- Qu’il meure, dit Riphar, dans les formes prescrites.»

Gamaliel se lève. Il est le chef des rites;
Et ce maître inflexible a vu le premier vol
Du jeune aigle effrayant qui plus tard fut saint Paul.
Il parle, l’oeil au ciel: – «L’indulgence est un leurre.
«Juste ou non, attaquant les lois, il faut qu’il meure.

«- Non, réplique Joram, j’absous! Je pense, moi,
«Que les arrêts trop durs font mal vivre la loi;
«Il sied qu’à l’accusé le juge compatisse;
«Sur la sévérité des juges la justice
«Pleure comme l’enfant sut le pain noir qu’il mord.

«- Ce langage est payen, dit Saréas. La mort.

«- Mort! dit Elieris; il prêche le ravage.

«- Mort! répète Diras; il combat l’esclavage.

Et Sabinti s’indigne au nom du sanhédrin;
Il atteste le vase aux douze bœufs d’airain,
Et crie: «- A mort! qu’il meure! ou l’arche est abattue!»

Simon, qui fut plus tard lépreux, dit: «- Qu’on le tue.»

Le sénateur Mesa se lève après Simon:
«- S’il dit vrai, c’est un dieu; s’il ment, c’est un démon.
«Donc il faut qu’on l’adore ou bien qu’on l’extermine.

«- Dieu, dit Ptoloméus, peut avoir sa vermine.

Et Rabam jette un cri dans la rumeur perdu:
«- Ne le condamnez pas sans l’avoir entendu!»

La sagesse commence et finit au pontife;
Tout arrêt doit venir du grand-prêtre.

Caïphe
Se lève le dernier, la double corne au front;
Dressant cette tiare où toujours brilleront
Les deux rayons du chef de la terre promise,
Sombre, et plus ressemblant à Satan qu’à Moïse,
Il dit:

«- Mieux vaut la mort d’un homme que la mort
«D’un peuple, et du viol des lois le gibet sort;
«Il faut punir. Sinon, malheur! Quiconque hésite
«Est une âme de nuit que le démon visite;
«Le juge indulgent suit le crime comme un chien;
«Celui qui ne sait pas ces choses ne sait rien.

Puis, à demi tourné vers Jésus, il ajoute:

«- Sa voix fera peut-être écrouler cette voûte.
«Pourtant, parle. Est-il vrai que tu te sois vanté
«D’être le fils de Dieu saint dans l’éternité?

Christ répondit: – C’est vous, ô prêtre, qui le dites.

Et, comme on pouvait voir confusément écrites
Des sentences au mur que le temps effaçait,
Calme, il montrait du doigt aux juges ce verset:

«Le sage adore Dieu. Quiconque est esprit, l’aime.
«Le soleil n’est nié dans la sphère suprême
«Ni par l’astre Allioth, ni par l’étoile Algol.
«Quand Dieu luit, refuser de croire, c’est un vol.
«Celui qui nie est fils de celui qui dérobe.»

Caïphe dit: Blasphème! et déchira sa robe,
Quoique cela lui fût défendu par la loi.
Et, pâle, il s’écria:

«- Paix à quiconque a foi!
«Moi, Caïphe, courbé sous le Seigneur, je pense
«Qu’on doit au mal la peine, au bien la récompense,
«Et qu’il faut éclairer ceux qu’un fourbe a déçus,
«Et je condamne à mort l’homme appelé Jésus.»

Un prêtre casse en deux une baguette noire.

Caïphe se rassied sur son trône d’ivoire.

On emmène Jésus.

Les juges restent seuls;
Leurs robes dans la nuit paraissent des linceuls;
Tous font silence autour de Caïphe en prière.

 

XIV. LA FIDÉLITE DU MEILLEUR

Une servante vint dans la cour et vit Pierre
Qui se chauffait, ouvrant ses mains devant le feu:

– Vous étiez, lui dit-elle, un des gens de ce dieu,
De ce Jésus, car c’est le nom dont on le nomme.

– Et Pierre répondit: – Femme, quel est cet homme?
Je ne le connais point.

Alors le coq chanta.

Cependant les bourreaux, au haut du Golgotha,
Creusaient la terre afin d’y planter la potence.

Dans la cour du grand-prêtre et parmi l’assistance,
Pierre pensait.

Quelqu’un tout à coup l’appela
Et cria: – Vous étiez avec cet homme-là.

Pierre dit: – Je ne sais ce que vous voulez dire.

Une femme, un moment après, se prit à rire,
Disant: – Vous connaissez l’homme qu’on juge ici.
Car vous êtes venu de Galilée aussi.

Sur quoi Pierre jura d’une exécrable sorte:
– Non! je n’ai jamais vu cet homme!

Sur la porte
Le coq chanta.

La nuit couvrait les noirs chemins.

Pierre, se souvenant, prit son front dans ses mains
Et se mit à pleurer amèrement dans l’ombre.

 

XV. L’AUTRE CHAISE D’IVOIRE

Les scribes, les docteurs, les prêtres en grand nombre,
Entourent, précédés d’un lévite crieur,
Dans la cour du prétoire un porche extérieur
Qui sous son dôme abrite une chaise d’ivoire.

Cette chaise a l’aspect farouche de la gloire;
Et l’on y sent le droit que donne au conquérant
Le peuple qu’on massacre et la ville qu’on prend.
A cette chaise monte un escalier de bronze.

Ils sont tous là, les Cent, les Dix-Neuf et les Onze.

Derrière eux, et tombant parfois sur le genou,
Vient Jésus qu’un soldat traîne par un licou
Comme un muletier tire une bête de somme.

L’avertisseur public, un avocat de Rome,
Le vieux Némurion Plancus, grammairien
De la loi, que plus tard fit changer Adrien,
Parle et dit ce qu’il faut qu’on évite ou qu’on suive:

Un homme est arrêté par les juifs; la loi juive
Le condamne; les juifs peuvent le lapider;
C’est leur droit; cela dit, qu’ont-ils à demander?
La lapidation leur paraît trop rapide;
Ils veulent qu’on le cloue et non qu’on le lapide;
Ils viennent supplier qu’on mène l’homme en croix.
Or ceci touche Rome, et César, et ses droits.
Doit-on crucifier l’homme? voilà l’affaire.
D’où vient que pour ce juif le sanhédrin préfère
A leur supplice hébreu le supplice romain?
Est-il rebelle? est-il voleur de grand chemin?
Cela n’est point prouvé par les juifs: c’est leur culte
Qui semble avoir souffert de l’homme quelque insulte;
Or jamais un dieu juif ne recevra d’affront
Dont César sentira la rougeur à son front.
Un blasphémateur juif est-il un parricide?
Ce sanhédrin le dit; que le préteur décide.
Ces peuples, après tout, respectent le tribun;
S’ils tiennent à la mort honteuse de quelqu’un,
César clément leur peut accorder cette grâce.

Pendant que Plancus parle, un murmure s’amasse
Dans l’auditoire plein de gestes et de voix;
Tous les prêtres hagards éclatent à la fois:

– Préteur! c’est ton devoir de crucifier l’homme!
Il s’est dit Roi des Juifs; il est rebelle à Rome;
Notre dogme est ici d’accord avec ta loi;
Et c’est nier César que de s’affirmer roi.

Un licteur sous le porche écoute sans colère.

Derrière le licteur est l’homme consulaire,
Ponce Pilate, assis, distrait, calme, indolent.

Son pied chaussé de pourpre est sur du marbre blanc;
Ce marbre, qui l’exhausse au fond de la coupole,
Pour les romains l’honore et pour les juifs l’isole;
Et nul autre que lui ne touche du talon
Cette dalle que fit placer là Corbulon,
Proconsul en l’an deux du consulat d’Octave.
Pilate, ancien préfet dans le pays batave,
Fut si fidèle au temps de la rébellion
Qu’Auguste lui donna sa villa de Lyon.
Il est procurateur, lieutenant consulaire.
Le port de Tyr lui paie un talent par galère;
Il possède à Cythère en Grèce, un revenu
Que lui doivent, le droit de César retenu,
Les chercheurs de corail et les pêcheurs d’éponges.
Sa femme Procula sait le secret des songes.
C’est un homme d’esprit prudent, d’âge moyen.
Le peuple juif méprise en tremblant ce payen.
Pilate autour du front porte trois bandelettes
Dont une est écarlate et deux sont violettes;
Sa laticlave blanche à bandes rouges pend
Sur un nain familier entre ses pieds rampant;
Dans son ombre un greffier écrit sur une table;
Quand on parle trop haut, le licteur redoutable
Fait un signe, le bruit des voix contrariant
Le préteur assoupi comme un roi d’orient.

Et, sculptée au dossier de sa chaise curule,
Pendant que de ces cœurs, où tant de haine brûle,
Sort le gibet infâme entrevu vaguement,
Au-dessus des avis, des voix, du jugement,
Au-dessus de ce tas de scribes et de prêtres,
Sur tous ces noirs complots, sur tous ces regards traîtres,
Sur tous ces vils orgueils, l’âpre louve d’airain
Dresse son bâillement sinistre et souverain.

 

XVI. ROSMOPHIM

Les fossoyeurs de croix piochent sur le Calvaire.
Le brouillard, ce manteau de deuil du ciel sévère,
Couvre le mont, où, seuls, ces hommes, loin du bruit,
Dans l’ombre, ont travaillé presque toute la nuit.
On entend le Cédron dont les eaux sont très grosses.
Ils s’arrêtent après avoir creusé deux fosses.
Et l’un d’eux, le plus vieux, dit aux autres: – Je crois
Que c’est tout; nous n’avons d’ordres que pour deux croix,
Pour deux larrons qu’on doit mettre à mort dans les fêtes;
Dismas et Gestas; or, les deux fosses sont faites.
Un prêtre en ce moment, Rosmophim de Joppé,
Qui vient de survenir, d’ombres enveloppé,
Sort de la brume ainsi qu’un tigre sort de l’antre,
Et leur dit: – Creusez-en une troisième au centre.

 

XVII. PIRE QUE JUDAS

Alors Judas sentit le poids des trente écus.
Par le mal qu’ils ont fait les hommes sont vaincus.
Il vint au temple et vit Caïphe sur la porte,
Et, lui montrant le sac, il dit: – Je le rapporte.
J’ai vendu l’innocent; reprends ton or. Malheur!
Caïphe! reprends tout. – Je serais un voleur.
Garde ton sac, va-t’en! répondit le grand-prêtre.
J’ai l’homme, et toi l’argent. Tout est comme il doit être.
Tu dois être content. – Non. Je suis réprouvé!
Dit Judas, et, jetant l’argent sur le pavé,
Il cria: – Je rends tout. Voilà toute la somme!
Et les prêtres riaient; et ce malheureux homme
S’en alla dans un lieu sinistre et se pendit.

Où? dans quel vil ravin? dans quel recoin maudit?
Comment ce criminel subit-il sa sentence?
De quel arbre effrayant fit-il une potence?
Est-ce à quelque vieux clou d’un mur qui pourrissait
Qu’il attacha le nœud vengeur? Nul ne le sait.
Cette corde à jamais flotte dans les ténèbres.

 

XVIII. LE CHAMP DU POTIER

Oh! des champs sont fatals, des charniers sont célèbres,
Des plaines et des mers sont sanglantes, parfois
Des vallons ont la marque effroyable des rois
L’odeur des attentats, la trace des carnages;
Des crimes monstrueux, comme des personnages,
Ont traversé des bois ou des rochers, qu’on voit
Avec peur, en mettant sur ses lèvres son doigt,
Ascalon est hideux, Josaphat est austère,
Le lac Asphalte est noir; mais pas un lieu sur terre
Ne te passe en horreur, funèbre Haceldama!
Les vases qu’un potier de ta fange forma
Tremblent dans la lueur trouble des catacombes
Et blêmissent ainsi que des urnes de tombes;
Sans doute, dans l’endroit implacable et profond,
Ce sont ces vases-là que portent sur le front
Les spectres, quand ils vont puiser de l’ombre au gouffre.
Ton nom semble tragique et fait d’un mot qui souffre,
Haceldama! ce mot crie ainsi qu’un blessé.

Le sac de Judas fut des prêtres ramassé.

Or ils cherchaient un lieu de sépulture vile
Pour les gentils mourant par hasard dans la ville,
Afin que l’étranger restât toujours dehors,
Et ne fût pas chez lui, même étant chez les morts.
Ils choisirent l’enclos du potier solitaire.

Les trente écus dont fut payé ce coin de terre
Avaient déjà servi pour payer Jésus-Christ.

Et ce lieu depuis lors est nocturne.

Il fleurit.
Il verdoie, et l’aurore en s’éveillant le touche,
Rien ne peut dissiper sa nuit; il est farouche.
Il appartient au deuil, au silence, au regard
Fixe et terrifiant de l’infini hagard;
Une chauve-souris éternelle l’effleure;
Toujours quel que soit l’astre et quelle que soit l’heure,
L’oeil dans ce champ lugubre entrevoit à demi
L’épouvantable argent par Judas revomi;
On sent là remuer des linceuls invisibles,
Le sang pend goutte à goutte aux brins d’herbes terribles,
Des vols mystérieux de larves font du vent
Sur le front du songeur ténébreux et rêvant,
Et de vagues blancheurs frissonnent dans la brume
Hélas!

 

XIX. ECCE HOMO

C’était, le jour de Pâque, une coutume
Fort ancienne, où les juifs et Rome étaient d’accord,
Que le peuple, parmi les condamnés à mort,
Choisit un misérable auquel on faisait grâce.

Prés du palais, lieu sombre où la foule s’entasse,
Se pressait, comme autour des ruches les essaims,
Le peuple de la ville et des pays voisins
Qu’un licteur contenait du manche de sa hache.
Les paysans, menant par la corde leur vache,
Les femmes apportant au marché leurs paniers,
Devant le seuil, gardé par douze centeniers,
S’arrêtaient, éclairés par l’aurore vermeille.
La rumeur de la fête avait depuis la veille
Vers les quatre coteaux de Sion dirigé
Les habitants d’Aser et ceux de Bethphagé,
Ceux de Naim et ceux d’Émath; et sur la place
Chaque faubourg avait versé sa populace;
On y voyait aller et venir, sans bâton,
Gais, l’oeil joyeux, des gens qui jadis, disait-on,
Blêmes, et mendiant aux portes des boutiques,
Etaient aveugles, sourds, boiteux, paralytiques,
Et que l’homme appelé le Christ avait guéris.
C’était la même foule aux tumultueux cris
Qui, naguère, agitant au vent des branches vertes,
Et les âmes à Dieu toutes grandes ouvertes,
Battant des mains, chantant des cantiques, courait
Dans les chemins devant Jésus de Nazareth.
Plusieurs l’avaient béni comme un dieu qu’on écoute;
Et, pour avoir jeté leurs manteaux sur sa route,
Ils avaient de la terre encore à leurs habits.
Deux hastati de Rome, aux casques bien fourbis,
Se promenaient devant la porte du prétoire;
Et des marchandes d’eau vendaient au peuple à boire,
Et les petits enfants jouaient aux osselets.

Tout à coup apparut sur le seuil du palais
Christ couronné d’épine et vêtu d’écarlate;
Il avait un roseau dans la main; et Pilate,
Le leur montrant, leur dit: Voilà l’homme.

Le Christ
Se taisait, l’oeil au ciel.

Et Pilate reprit:
– C’est aujourd’hui qu’on laisse un misérable vivre.
Peuple, lequel des deux veux-tu que je délivre:
Barabbas, ou Jésus nommé Christ; – Barabbas;
Cria le peuple. Alors, au-dessous de leur pas,
Ils crurent tous entendre on ne sait quel tonnerre
Rouler… – C’était quelqu’un qui riait sous la terre.

Ainsi jugeaient les juifs sous l’oeil froid des romains.

Ponce Pilate songe et se lave les mains.

 

XX. LA MARCHE AU SUPPLICE

La première heure allait finir quand de la geôle
Jésus sortit, portant une croix sur l’épaule;
On avait délié les cordes du poignet;
Ayant été battu de verges, il saignait;
On le huait; la loi frappe, le peuple accable;
La croix, démesurée, écrasante, implacable,
Dont la cognée à peine avait taillé les nœuds,
Etait faite d’un bois féroce et vénéneux,
Et qui semblait avoir déjà commis des crimes.

La foule, allant, courant, mangeant les pains azymes,
Chantant, montrait les poings à Christ des deux côtés
De la route où marchaient ses pas ensanglantés;
Des vierges, reflétant l’aube sur leur visage,
L’insultaient, et battaient des mains sur son passage,
Et riaient des cailloux déchirant ses talons;
Et l’on voyait des tas de têtes d’enfants blonds
Aux portes des maisons, pour la fête fleuries.

Quelques disciples, fronts baissés, les trois Maries,
Sa mère, le suivaient de loin dans le trajet.

L’oeil sinistre de Jean dans les gouffres plongeait.
Le jour, blême, fuyait. L’attente était profonde.

Quatre anges se tenaient aux quatre coins du monde;
Ces anges arrêtaient au vol les quatre vents,
Pour qu’aucun vent ne pût souffler sur les vivants,
Ni troubler le sommet des montagnes de marbre,
Ni soulever un flot, ni remuer un arbre.

 

XXI. TÉNÈBRES

Barabbas stupéfait est libre.
Sous les plis
D’un brouillard monstrueux dont les cieux sont remplis,
La ville est un chaos de maisons et de rues.
Des geôliers tout à l’heure, en paroles bourrues
Racontant l’aventure entre eux confusément,
Ont ouvert son cachot, rompu son ferrement,
Puis ont dit: – Va; le peuple a fait grâce! – De sorte
Qu’il ne sait rien, sinon qu’on a poussé la porte,
Que le ciel est tout noir, que nul ne le poursuit,
Et qu’il peut s’envoler dans l’ombre, oiseau de nuit.
Ce choix qui fait mourir Jésus et le fait vivre,
Tout ce récit, lui semble un vin dont il est ivre;
Il erre dans la ville, il y rampe, il en sort,
Comme parfois on voit marcher quelqu’un qui dort.
Quelle route prend-il; La première venue.
Il avance, il hésite et cherche, et continue,
Et ne sait pas, devant l’obscure immensité;
Il a derrière lui les murs de la cité,
Mais il ne les voit pas; son front troublé s’incline;
Il ne s’aperçoit point qu’il monte une colline;
Monter, descendre, aller, venir, hier, aujourd’hui,
Qu’importe; il rôde, ayant comme un nuage en lui;
Il erre, il passe, avec de la brume éternelle
Et du songe et du gouffre au fond de sa prunelle.
Il se dit par moments: c’est moi qui marche. Oui.
Tout est si ténébreux qu’il est comme ébloui.

Le chemin qu’au hasard il suit, rampe et s’enfonce
Aux flancs d’un mont où croît à peine quelque ronce,
Et Barabbas pensif, gravissant le rocher,
Sans voir où vont ses pas laisse ses pieds marcher;
La vague horreur du lieu plaît à cette âme louve;
Or, tout en cheminant, de la sorte, il se trouve
Sur un espace sombre et qui semble un sommet;
Il s’arrête, puis tend les mains, et se remet
A rôder à travers la profondeur farouche.

Tout en marchant, il heurte un obstacle; il le touche;
– Quel est cet arbre; où donc suis-je; dit Barabbas.
Le long de l’arbre obscur il lève ses deux bras
Si longtemps enchaînés qu’il les dresse avec peine.
– Cet arbre est un poteau, dit-il. Il y promène
Ses doigts par la torture atroce estropiés;
Et tout à coup, hagard, pâle, il tâte des pieds.
Comme un hibou surpris rentre sous la feuillée,
Il retire sa main; elle est toute mouillée;
Ces pieds sont froids, un clou les traverse, et de sang
Et de fange et d’horreur tout le bois est glissant;
Barabbas éperdu recule; son oeil s’ouvre
Epouvanté, dans l’ombre épaisse qui le couvre,
Et, par degrés, un blême et noir linéament
S’ébauche à son regard sous l’obscur firmament;
C’est une croix.

En bas on voit un vase où plonge
Une touffe d’hysope entourant une éponge;
Et, sur l’affreux poteau, nu, sanglant, les yeux morts,
Le front penché, les bras portant le poids du corps,
Ceint de cordes de chanvre autour des reins nouées,
Le flanc percé, les pieds cloués, les mains clouées,
Meurtri, ployé, pendant, rompu, défiguré,
Un cadavre apparaît, blanc, et comme éclairé
De la lividité sépulcrale du rêve;
Et cette croix au fond du silence s’élève.

Barabbas, comme un homme en sursaut réveillé,
Tressaillit. C’était bien un gibet, froid, souillé,
Effroyable, fixé par des coins dans le sable.
Il regarda. L’horreur était inexprimable;
Le ciel était dissous dans une âcre vapeur
Où l’on ne sentait rien sinon qu’on avait peur;
Partout la cécité, la stupeur, une fuite
De la vie, éclipsée, effrayée, ou détruite;
Linceul sur Josaphat, suaire sur Sion;
L’ombre immense avait l’air d’une accusation;
Le monde était couvert d’une nuit infamante;
C’était l’accablement plus noir que la tourmente;
Pas une flamme, pas un souffle, pas un bruit.
Pour l’oeil de l’âme, avec ces lettres de la nuit
Qui rendent la pensée insondable lisible,
Une main écrivait au fond de l’invisible:
Responsabilité de l’homme devant Dieu.
Le silence, l’espace obscur, l’heure, le lieu,
Le roc, le sang, la croix, les clous, semblaient des juges;
Et Barabbas, devant cette ombre sans refuges
Frémit comme devant la face de la loi,
Et, regardant le ciel, lui dit: ce n’est pas moi;

Puis, fantôme lui-même en cette nuit stagnante,
Larve tout effarée et toute frissonnante,
Pâle, il se rapprocha lentement du gibet;
Et, tout en y marchant, craintif, il se courbait,
Plus chancelant qu’un mât sur la vague mouvante,
Fauve, et comme attiré, malgré son épouvante,
Par l’espèce de jour qui sortait de ce mort.
Spectre, il montait, avec une sorte d’effort,
Vers l’autre spectre, vague ainsi qu’un crépuscule;
Et cet homme avançait de l’air dont on recule,
Inquiet, hérissé, comme agité du vent,
Et prêt à fuir après chaque pas en avant.
Jésus mort répandait un rayonnement blême:
La mort comme n’osant s’achever elle-même,
Laissait flotter, au trou morne et sanglant des yeux,
Le reste d’un regard tendre et mystérieux;
Son front triste semblait s’éclairer à mesure
Que cet homme approchait d’une marche mal sûre;
Quand Barabbas fut près, la prunelle brilla.
Si quelque ange, venu des cieux, eût été là,
Il eût cru voir ramper dans l’horreur d’une tombe
Un serpent fasciné par l’oeil d’une colombe.

Et le bandit, courbé sous l’épaississement
De la brume croissant de moment en moment,
Contemplait, et la terre avait l’air orpheline;
L’ombre songeait.

Alors, sur cette âpre colline,
Et sous les vastes cieux désolés et ternis,
Comme si le frisson des pensers infinis
Tombait de cette croix ouvrant ses bras funèbres,
On ne sait quel esprit entra dans les ténèbres
De cet homme, et le fit devenir effrayant.
Un feu profond jaillit de son oeil foudroyant;
L’âme immense d’Adam, couché sous le Calvaire,
Sembla soudain monter dans ce voleur sévère,
Il éleva la voix tout à coup, du côté
Où les monts s’enfonçaient dans plus d’obscurité,
Cachant Jérusalem sous le brouillard perdue,
Et pendant qu’il parlait, jetant dans l’étendue,
L’anathème, les cris, les plaintes, les affronts,
Quelque chose qu’on vit plus tard sur d’autres fronts,
Une langue de flamme, au-dessus de sa tête
Brillait et volait, comme en un vent de tempête;
Et Barabbas debout, transfiguré, tremblant,
Terrible, cria:

– Peuple, affreux peuple sanglant,
Qu’as-tu fait; Ô Caïn, Dathan, Nemrod, vous autres,
Quel est ce crime-ci qui passe tous les nôtres;
Voilà donc ce qu’on fait des justes ici-bas;
Populace! à ses pieds jadis tu te courbas,
Tu courais l’adorer sur les places publiques,
Tu voyais sur son dos deux ailes angéliques,
Il était ton berger, ton guide, ton soutien.
Dès qu’un homme paraît pour te faire du bien,
Peuple, et pour t’apporter quelque divin message,
Pour te faire meilleur, plus fort, plus doux, plus sage,
Pour t’ouvrir le ciel sombre, espérance des morts,
Tu le suis d’abord, puis, tout à coup, tu le mords,
Tu le railles, le hais, l’insultes, le dénigres;
O troupeau de moutons d’où sort un tas de tigres;
Quel prix pour tant de saints et sublimes combats;
Celui-ci, c’est Jésus; ceci, c’est Barabbas.
L’archange est mort, et moi, l’assassin, je suis libre;
Ils ont mis l’astre avec la fange en équilibre,
Et du côté hideux leur balance a penché.
Quoi; d’une part le ciel, de l’autre le péché;
Ici, l’amour, la paix, le pardon, la prière,
La foudre évanouie et dissoute en lumière,
Les malades guéris, les morts ressuscités,
Un être tout couvert de vie et de clartés;
Là, le tueur, sous qui l’épouvante se creuse,
Tous les vices, le vol, l’ombre, une âme lépreuse,
Un brigand, d’attentats sans nombre hérissé… –
Oh; si c’était à moi qu’on se fût adressé,
Si, quand j’avais le cou scellé dans la muraille,
Pilate était venu me trouver sur ma paille,
S’il m’avait dit: «Voyons, on te laisse le choix,
C’est une fête, il faut mettre quelqu’un en croix,
Ou Christ de Galilée, ou toi la bête fauve;
Réponds, bandit, lequel des deux veux-tu qu’on sauve;»
J’aurais tendu mes poings et j’aurais dit: clouez;
Cieux; les rois sont bénis, les prêtres sont loués,
Le vêtement de gloire est sur l’âme de cendre;
Un gouffre était béant, l’homme vient d’y descendre;
Un crime restait vierge, il vient de l’épouser;
Oh; Caïn maintenant tue avec un baiser;
C’est fini; le dragon règne, le mal se fonde,
On ne chantera plus dans la forêt profonde,
Les hommes n’auront plus d’aurore dans leur cœur,
L’amour est mort, le deuil lamentable est vainqueur,
La dernière lueur s’éteint dans la nature;
Eux-mêmes ont de leur main fait cette fermeture
De la pierre effroyable et sourde du tombeau;
Puisque le vrai, le pur, le saint, le bon, le beau,
Est là sur ce poteau, tout est dit, rien n’existe.
L’homme est dorénavant abominable et triste,
Cette croix va couvrir d’échafauds les sommets;
Ce monde est de la proie; il aura désormais
L’obscurité pour loi, pour juge l’ignorance;
Vaincre sera pour lui la seule différence;
La mise en liberté des monstres lui convient;
Cette bête, la Nuit scélérate, le tient.
Le mal ne serait pas s’il n’avait pas une âme;
Cette chaîne d’horreur qui, dans ce monde infâme,
Commencée à César, s’achève à Barabbas,
Dépasse l’homme et va dans l’ombre encor plus bas;
Et, comme le serpent s’enfle sous la broussaille,
Je sens un être affreux qui sous terre tressaille.
Sois content, toi, là-bas, sous nos pieds; J’aperçois
Au fond de cette brume et devant cette croix
Ton grincement de dents, ce rire des ténèbres.
Et toi, vil monde, à race humaine, qui célèbres
Les rites de l’enfer sur des autels d’effroi,
Tremble en tes profondeurs; j’entends autour de toi
La réclamation des gueules de l’abîme.
Je demande à genoux pardon à ta victime;
Genre humain, ta noirceur en est là maintenant
Que le gibet saisit l’apôtre rayonnant,
Que sous le poids de l’ombre abjecte, l’aube expire,
Et que lui, le meilleur, périt sous moi, le pire;
Oh; je baise sa croix et ses pieds refroidis,
Et, monstrueusement sauvé par toi, je dis:
Malheur sur toi!

Malheur, monde impur, lâche et rude;
Monde où je n’ai de bon que mon ingratitude,
Sois maudit par celui que tu viens d’épargner;
Puisse à jamais ce Christ sur ta tête saigner;
Qu’un déluge d’opprobre et de deuil t’engloutisse,
Homme, plus prompt à choir du haut de la justice
Que l’éclair à tomber du haut du firmament;
Sois maudit dans ces clous, dans ce gibet fumant,
Dans ce fiel! sois maudit dans ma chaîne brisée;
Sois damné, monde à qui le sang sert de rosée,
Pour m’avoir délivré, pour l’avoir rejeté,
Monde affreux qui fais grâce avec férocité,
Toi dont l’aveuglement crucifie et lapide,
Toi qui n’hésites pas sur l’abîme, et, stupide,
N’as pas même senti frissonner un cheveu
Dans ce choix formidable entre Satan et Dieu.

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