La fin de Satan

2. STROPHE DEUXIÈME. CEUX QUI PARLAIENTDANS LE BOIS

I

Pendant qu’on l’adorait, l’eunuque son ministre
Chantait d’une voix douce au fond du bois sinistre :

Mourez, vivants! Croulez, murs! Séchez-vous, sillons!
Tombez, mouches du soir, peuples, vains tourbillons!
Blanchissez, ossements! Pleurs, coulez! Incendies
Etendez sur les monts vos pourpres agrandies!
Cités, brûlez au vent! Cadavres, pourrissez!
Jamais l’eunuque noir ne dira : C’est assez!
Car ce banni rugit sur l’éden plein de flamme;
Car ce veuf de l’amour est en deuil de son âme;
Car il ne sera pas le père au front joyeux;
Car il ne verra point une femme aux doux yeux
Emplir, assise au seuil de la maison morose,
La bouche d’un enfant du bout de son sein rose!
Je suis du paradis le témoin torturé.
O vivants, je me venge, et le maître exécré,
C’est moi qui l’ai lâché sur la terre où nous sommes;
J’ai vu Nemrod errant dans la forêt des hommes;
J’ai fait un tigre avec ce lion qui passait.
Je jette ma pensée, invisible lacet,
Et je sens tressaillir dans ce filet le monde.
L’arbre est vert; j’applaudis la hache qui l’émonde;
Des hommes dévorés j’écoute les abois;
Chasse, ô Nemrod! – C’est moi qui au glaive : bois!
Et j’attise à genoux la guerre, moi l’envie.
Les autres êtres sont les vases de la vie,
Moi je suis l’urne horrible et vide du néant.
Je verse l’ombre. Nain, j’habite le géant;
Toutes ses actions composent ma victoire;
Il est le bras farouche et je suis l’âme noire.
La guerre est. Désormais, dans mille ans, ou demain,
Toute guerre sera parmi le genre humain
Une flèche de l’arc de Nemrod échappée.
O Nemrod, premier roi du règne de l’épée,
Va! c’est fait. L’âme humaine est allumée, et rien
Ne l’éteindra. L’indou, l’osque, l’assyrien,
Ont mordu dans la chair comme Eve dans la pomme.
La guerre maintenant ne peut s’arrêter, l’homme
Ayant bu du sang d’homme et l’ayant trouvé bon.
L’embrasement sans fin naîtra du vil charbon.
Mort! l’homme va crouler sur l’homme en avalanche.
Mort! l’humanité noire et l’humanité blanche,
Les grands et les petits, les tours et les fossés
Vont se heurter ainsi que des flots insensés.
Temps futurs! lutte, horreur, tas sanglants, foules viles!
Chaînes autour des camps, chaînes autour des villes,
Marches nocturnes, pas ténébreux, voix dans l’air;
Les tentes sur les monts, les voiles sur la mer!
O vision! chevaux aux croupes pommelées!
O tempêtes de chars et d’escadron! mêlées!
Nuages d’hommes, chocs, panaches, éperons!
Bouches ivres de bruit soufflant dans des clairons!
Les casques d’or; les tours sonnant des funérailles;
Des murailles sans fin; d’où sortez-vous, murailles?
Des champs dorés changés en gueules de l’enfer;
Les hydres légions aux écailles de fer;
Des glaives et des yeux tourbillonnant en trombes;
La semence des os faisant lever des tombes;
L’orgueil aveugle aux chants joyeux, chaque troupeau
Promenant son linceul qu’il appelle drapeau;
Des vaisseaux se mordant avec des becs difformes,
Si bien que la mer glauque et l’onde aux plis énormes,
Les gouffres, les écueils, verront l’homme hideux,
Et que Léviathan dira : Nous sommes deux!
O tumulte profond des siècles dans la haine!
Abrutissement fauve et fou! terreur! géhenne!
Obscurité! furie à toute heure, en tout lieu!
Sinistre cliquetis de l’homme contre Dieu!
Combattants! combattants! sortez des nuits profondes.
Les uns viendront avec des haches et des frondes;
Des bêtes de la mort faites par l’homme horrible.
Des couleuvres de bronze au cou long et terrible
Souffleront et feront s’envoler à grand bruit
Le cheval, la fanfare et l’homme dans la nuit.
On meurt! on meurt! hiboux, corbeaux, noires volées!
Villes prises d’assaut! ô femmes violées!
O vengeance! – tuez! pourquoi? pour rien. Allez.
Ils tueront. Ils tueront, de massacres essoufflés,
Le riche en son palais, les pauvres dans les bouges,
Et se proposeront, portant des urnes rouges,
D’emplir avec du sang le sépulcre sans fond.
Tuez. Ce que Dieu fit, les hommes le défont.
Bien. O guerre! ô dragon qui dans l’ombre me lèches!
Le grand ciel est rayé d’un ouragan de flèches!
Bien. Guerre, roule-toi sur les peuples agneaux;
Noue à l’humanité tes lugubres anneaux;
Guerre! L’homme content veux que tu l’extermines.
Détruis! fais fourmiller les légions vermines.
Mange! Mange les camps, les murs, les chars mouvants,
Mange les tours de pierre et les ventres vivants;
Mange les dieux et mange aussi les rois; travaille;
Mange le laboureur, le soc, l’épi, la paille,
Le champ; mange l’abeille et mange l’alcyon;
Sois le ver monstrueux du fruit création.
Dieu! Pourquoi créas-tu la mort? l’homme invente;
L’eunuque bat des mains, ébloui d’épouvante.
Tuez, tuez! – Au nord, au couchant, au midi,
Partout, cercle effroyable et sans cesse agrandi,
La bataille repaît mes yeux visionnaires.
Oh! le sombre avenir roule plein de tonnerres!
Oh! dans l’air à jamais je vois la mort sifflant!
Oh! je vois à jamais saigner la guerre au flanc
De l’humanité triste, affreuse et criminelle;
Et le mutilé rit à la plaie éternelle!
Les races sécheront comme un torrent d’été;
La vierge sera veuve avant d’avoir été;
La mère pleurera d’avoir été féconde,
O joie! – En ce moment Nemrod est seul au monde;
La terre est encor faible et n’en peut porter qu’un;
Mais le ciel germera sous le ciel importun,
Mais vous pullulerez, ô glaive, ô cimeterre;
Quel spectacle quand tout se mordra sur la terre,
Et quand tous les Nemrods se mangeront entr’eux!
Parfois je vais, au bord d’un fleuve ténébreux,
Regarder, sur le sable ou dans les joncs d’une île,
Le vautour disputer sa proie au crocodile;
Chacun veut être seul, chacun veut être roi,
Chacun veut tout; et moi, je ris des cris d’effroi
Que poussent les roseaux de l’Euphrate ou du Tigre
Quand le lézard brigand lutte avec l’oiseau tigre.
Ainsi, peuples, de loin, je savoure vos deuils.
Vous avez les berceaux, vivants! J’ai les cercueils.
J’aspire le parfum des corps sans sépulture.
Ah! pourquoi m’a-t-on pris ma part de la nature!
Vous m’avez arraché du sein qui m’échauffait,
Quand j’étais tout petit, moi qui n’avais rien fait!
Vous avez tué l’homme et laissé l’enfant vivre!
Soyez maudits! Je hais. Ma propre horreur m’enivre.
Malheur à ce qui vit! Malheur à ce qui luit!
Je suis le mal, je suis le deuil, je suis la nuit.
Malheur! Pendant qu’au bois le loup étreint la louve,
Pendant que l’ours ému cherche l’ourse et la trouve,
Que la femme est à l’homme, et le nid à l’oiseau,
Que l’air féconde l’eau tremblante, le ruisseau
L’herbe, et que le ramier s’accouple à la colombe,
Moi l’eunuque, j’ai pris pour épouse une tombe!

II

Et dans le même bois et de l’autre côté
Un lépreux s’écriait :

Nature!immensité!
Etoiles! profondeurs! fleurs qu’en tremblant je nomme,
Ne maudissez pas que moi! soyez bonnes pour l’homme!
O Dieu, quand je suis né, vous ne regardiez pas.
La lèpre, rat hideux de la cave trépas,
Me ronge, et j’ai la chair toute déchiquetée.
Je suis la créature immonde et redoutée.
La terre ne m’a pris que pour me rejeter.
Les buissons ont pitié de me voir végéter;
Ce qu’ils ont en bourgeons sur moi croît en pustules.
Ma peau, quand je suis nu, fait peur aux tarentules.
De loin, au chevrier, au pâtre, au laboureur,
J’apparais, spectre, avec le masque de l’horreur.
La lèpre erre sur moi comme un lierre sur l’orme.
La sève qui, gonflant tout de son flot énorme,
Emplit de lionceaux les antres, les doux nids
De soupirs, de rameaux les arbres rajeunis,
La rose de parfums et l’espace de mondes,
Me fait manger vivant par des bêtes immondes!
Je suis le souffle peste et le toucher poison;
Je suis dans une plaie un esprit en prison,
Ame qui pleure au fond d’une fange qui saigne,
Je suis ce que le pied foule, écrase et dédaigne,
L’ordure, le rebut, le crapaud du chemin,
Le crachat de la vie au front du genre humain.
Je me tords, enviant la beauté des chenilles.
Mon reflet rend la source horrible; mes guenilles
Montrent ma chair, ma chair montre mes os; je suis
L’abjection du jour, l’infection des nuits.
Ainsi qu’un fruit pourri, la vie est dans ma bouche.
J’ai beau me retourner sur la cendre où je couche,
Je ressemble au remords qui ne peut pas dormir.
Quand je sors, ma maison a l’air de me vomir;
Quand je rentre, je sens me résister ma porte.
Seigneur! Seigneur! je suis importun au cloporte,
Le chien me fuit, l’oiseau craint mon front qui pâlit,
Et le porc monstrueux regarde mal mon lit.
Sous le ciel profond et bleu, mon âme est seule.
Ma bouche n’ose pas même baiser la gueule.
L’antre en me voyant gronde et devient soucieux.
Chaque jour rayonnant qui passe sous les cieux
Est un bourreau qui vient me traîner dans la claie.
Le tesson du bourbier, dont j’ai raclé ma plaie,
Va s’en plaindre à la fange et dit : il m’a sali.
Tout est votre pensée et je suis votre oubli,
Seigneur; le mal me tient sous sa griffe cruelle.
Des enfants en riant m’ont cassé mon écuelle;
Je n’ai plus que ma main lépreuse pour puiser
L’eau dans le creux du roc où l’air vient la verser,
De sorte qu’à présent je bois dans mon ulcère.
Seigneur! Seigneur! je suis dans le cachot misère.
La création voit ma face et dit : dehors!
La ville des vivants me repousse, et les morts
Ne veulent pas de moi, dégoût des catacombes.
Le ver des lèpres fait horreur au ver des tombes.
Dieu! je ne suis pas mort et ne suis pas vivant.
Je suis l’ombre qui souffre, et les hommes trouvant
Que pour l’être qui pleure et qui rampe et se traîne,
C’était trop peu du chancre, ont ajouté la haine.
Leur foule, ô Dieu, qui rit et qui chante, en passant
Me lapide saignant, expirant, innocent;
Ils vont marchant sur moi comme sur de la terre;
Je n’ai pas une plaie où ne tombe une pierre.
Eh bien! je suis content, Dieu, si je souffre seul!
Eh bien! je tire à moi tous les plis du linceul
Pour qu’il n’en flotte rien sur la tête des autres!
Eh bien! je ne sais pas quelles lois sont les vôtres,
Mais, dans mon anathème et mon accablement,
Je le dis, puisse, ô Dieu du profond firmament,
Du fond de ma nuit noire, en ce monde où nous sommes,
Mon malheur rayonner en bonheur sur les hommes!
Qu’ils vivent dans la joie et l’oubli, jamais las!
Ce qu’il vous doit, ô Dieu, l’homme l’ignore hélas!
Oh! que je sois celui qui pleure et qui rachète!
Laissez-moi vous payer leur rançon en cachette,
Dieu bon, par qui Noë connut le raisin mûr!
Femmes qui, si ma tête ose passer mon mur,
Si je tâche en passant de voir votre lumière,
Frémissantes, crachez sur ma pauvre chaumière,
Et qui vous enfuyez avec des cris d’effroi,
Que Dieu vous donne, hélas! L’amour qu’il m’ôte à moi!
Je vous bénis. Chantez dans cette vie amère.
Petit enfant qui tiens la robe de ta mère,
Et qui, si tu me vois songeant sous l’infini,
Dis : Mère, quel est donc ce monstre? sois béni.
Vous hommes, qui riez des pleurs de mes paupières,
O mes frères lointains qui me jetez des pierres,
Soyez bénis! bénis sur terre et dans les cieux!
Pères, dans vos enfants, et, fils, dans vos aïeux!
Car, puisque l’eau veut bien que ma lèvre la touche,
La bénédiction doit sortir de ma bouche,
Puisque mon bras peut prendre un fruit dans le chemin,
La bénédiction doit tomber de ma main,
Et, Ciel, puisque mon oeil voit ta face éternelle,
La bénédiction doit emplir ma prunelle!
Oui, j’ai le droit d’aimer! J’ai le droit de pencher
Mon cœur sur l’homme, l’arbre et l’onde et le rocher;
J’ai le droit de sacrer la terre vénérable
Etant le plus abject et le plus misérable!
Je dois bénir le plus étant le plus maudit.
Donc, terre, monts sacrés dont Adam descendit,
Fleuves, je vous bénis, et je vous bénis, plaines;
Vous tous, êtres! oiseaux, moutons aux blondes laines,
Fourmis des bois, pasteurs dans vos tentes de crin,
Toi, mer, qui resplendis comme un liquide airain,
Bêtes qui ressemblez à des branches horribles,
Fleurs dont les parfums sont des rayons invisibles,
Ciel qui nous dis tout bas dans l’ombre : je suis près;
Nocturnes profondeurs des muettes forêts,
Sources qui répandez vos murmures dans l’herbe,
Joncs frémissants qu’émeut le souffle, né du verbe,
Bœuf qui mugis, lion qui vas, chevreau qui pais,
Soyez dans la lumière et soyez dans la paix!
Moi je dois me cacher, l’homme n’est pas mon hôte;
J’ai la nuit. Pourquoi suis-je horrible? C’est ma faute.
Pardonnez-moi! pardon, ô femme! pardon, fleur!
Pardon, jour! – entrouvrant ses lèvres de douleur,
Mon ulcère, ô vivants, tâche de vous sourire.
Oui, vous avez bien fait, frères, de me proscrire
Puisque je souffrais tant que je vous faisais peur.
C’est de l’amour qui sort quand vous broyez mon cœur.
Le lépreux y consent, vivez, homme et nature!
Dans le ciel radieux je jette ma torture,
Ma nuit, ma soif, ma fièvre et mes os chassieux,
Et le pus de ma plaie et les pleurs de mes yeux,
Je les sème au sillon des splendeurs infinies,
Et sortez de mes maux, biens, vertus, harmonies!
Répands-toi sur la vie et la création,
Sur l’homme et sur l’enfant, lèpre! et deviens rayon!
Sur mes frères que l’ombre aveugle de ses voiles,
Pustules, ouvrez-vous et semez les étoiles!
O Dieu! dont ici-bas tout n’est que la vapeur,
O Dieu, rayonnement qu’adore ma stupeur,
O Dieu, qui portez l’astre et tenez le tonnerre,
Clarté que l’aigle montre aux aiglons dans son aire,
Ame! abîme! écoutez la prière du ver!
Faites devant l’été décroître l’âpre hiver,
La triste nuit devant l’aurore, les misères
Devant l’homme, les maux devant le bien, les serres
Devant le doux oiseau, les loups devant le daim!
Ramenez par la main le couple dans Eden.
Réconciliez l’être, ô père, avec les choses.
Arrachez doucement les épines des roses.
Faites que la brebis admire le lion.
Supprimez le combat, le choc, le talion;
Soufflez sur les fureurs et les horreurs humaines,
Et faites une fleur avec toutes ces haines!
Versez sur tous leurs fronts la sereine beauté.
O songeur de l’obscure et calme éternité,
Etre mystérieux dont les sphères débordent,
Dieu! faites se baiser les bouches qui se mordent;
Emplissez de bonheur les rameaux verts, mettez
La femme dans la grâce et l’homme à ses côtés;
Faites mûrir le fruit; faites lâcher la proie;
Faites des berceaux blancs sortir un bruit de joie,
Croître le lys, fleurir l’arbre, rire le jour,
Et sous l’immense azur chanter l’immense amour!

Et les astres voyaient dans les splendeurs profondes,
Pendant que, bénissant l’homme, les plaines blondes,
Les grands fleuves, les bois, les monts silencieux,
S’ouvrait et se dressait lentement vers les cieux,
La main du lépreux, noire, affreuse, triste et frêle,
La main de Jéhovah se lever derrière elle.

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