La fin de Satan

2. II. LA SORTIE DE L’OMBRE

I

L’eau baissa, comme un flux qui s’en va d’une rive,
Et les flots monstrueux, décroissant par degrés,
Descendirent du haut des monts démesurés.
Au-dessus de la terre une voix dit: Clémence!
Le crâne décharné de la noyée immense
Apparut, et l’horreur éclaira sous les cieux
Ce cadavre sans souffle et sans forme et sans yeux,
Les rochers, les vallons, et les forêts mouillées
Qui pendaient à son front de marbre, échevelées.
L’antre, où les noirs arrêts dans l’ombre étaient écrits,
Semblait la bouche ouverte encor pleine de cris;
Les monts sortaient de l’eau comme une épaule nue.
Comme l’onde qui bout dans l’airain diminue,
L’océan s’en allait, laissant des lacs amers.
Ces quelques flaques d’eau sont aujourd’hui nos mers.
Tout ce que le flot perd, la nature le gagne.
L’île s’élargissant se changeait en montagne;
Les archipels grandis devenaient continents.
De son dos monstrueux poussant leurs gonds tournants,
Le déluge fermait ses invisibles portes.
Les ténèbres dormaient sur les profondeurs mortes,
Et laissaient distinguer à peine l’ossement
Du monde, que les eaux découvraient lentement.
Soudain, réverbérée au vague front des cimes,
Une lueur de sang glissa sur les abîmes;
On vit à l’horizon lugubrement vermeil
Poindre une lune rouge, et c’était le soleil.

Pendant quarante jours et quarante nuits sombres,
La mer, laissant à nu d’effroyables décombres,
Recula, posant l’arche aux monts près d’Henocha,
Puis ce lion, rentré dans l’antre, se coucha.

II

Dieu permit au soleil de jeter l’étincelle.
Alors un bruit sortit de l’ombre universelle,
Le jour se leva, prit son flambeau qui blêmit,
Et vint; le vent, clairon de l’aube, se remit
A souffler; un frisson courut de plaine en plaine;
L’immensité frémit de sentir une haleine,
La montagne sourit, l’espace s’éveilla,
Et le brin d’herbe au bord des eaux, dit: Me voilà!

Mais tout était hagard, morne et sinistre encore,
Et c’est dans un tombeau que se levait l’aurore.

III

Derrière ces grands monts où plus tard l’aube a lui
Et que nous appelons les Alpes aujourd’hui,
Un marais descendait vers l’océan sans borne.
Dans ce désert vaste, âpre, impénétrable et morne,
Comme un ver qui se glisse à travers les roseaux,
Un fleuve, né d’hier, traînait ses pâles eaux,
Et découpait une île au pied d’un coteau sombre,
Sans savoir qu’en ces joncs, pleins de souffles sans nombre,
Germait, foetus géant, la plus grande des Tyrs.
Le coteau, qui plus tard fut le mont des martyrs,
Lugubre, se dressait sur l’île et sur le fleuve.
L’oiseau, l’être qui va, la bête qui s’abreuve,
Etaient absents; l’espace était vide et muet,
Et le vent dans les cieux lentement remuait
Les sombres profondeurs par les rayons trouées.
Dans la fange expiraient des hydres échouées.

C’est dans cet endroit-là, tout étant mort, pendant
Que les nuages gris croulaient sur l’occident
Comme de grands vaisseaux qui dans la nuit chavirent,
C’est là que les forêts et les collines virent
Soudain, tout se taisant dans l’univers détruit,
Un voile blanc marcher droit dans l’ombre et sans bruit;
Et l’ombre eut peur; et l’arbre, et la vague, et l’étoile,
Et les joncs, frissonnaient de voir passer ce voile.
Il allait, comme si quelqu’un était dessous.
Les êtres du passé, dans la vase dissous,
Semblaient, cherchant encore à tordre leurs vertèbres,
Rouvrir quand il passait leurs yeux pleins de ténèbres.
Le ciel qui s’entr’ouvrait referma son azur.

Tout à coup une voix sortit du voile obscur;
Le flot, qui sous le vent redevenait sonore,
Se tut, et quatre fois cette voix vers l’aurore,
Vers le sud, vers le triste occident, vers le nord,
Cria: Je suis Isis, l’âme du monde mort!

IV

Un long frisson émut le cadavre; la fange,
Pleine de monstres morts, fit une plainte étrange;
Et le spectre se mit à parler dans les vents:
Il a pu noyer l’homme et les êtres vivants,
Mais il n’a pu tuer l’airain, le bois, la pierre.
Or, nature qui viens de fermer la paupière,
Ecoute, écoutez-moi, flots, rochers, vents du ciel,
Car, ô témoins pensifs du deuil universel,
Il faut que vous sachiez ces sombres aventures:
Lorsque Caïn, l’aïeul des noires créatures,
Eut terrassé son frère, Abel au front serein,
Il le frappa d’abord avec un clou d’airain,
Puis avec un bâton, puis avec une pierre;
Puis il cacha ses trois complices sous la terre
Où ma main qui s’ouvrait dans l’ombre les a pris.
Je les ai. Sachez donc ceci, vents, flots, esprits,
Tant qu’il me restera dans les mains ces trois armes,
Je vaincrai Dieu; matin, tu verseras des larmes!
L’être qui vit sous terre et moi, nous lutterons.
Si Dieu veut sous les eaux engloutir les affronts,
Les haines, les forfaits, le meurtre, la démence,
Les fureurs, il faudra toujours qu’il recommence.
Oui, les déluges noirs, pareils aux chiens grondants
Qui veulent qu’on les lâche et qui montrent les dents,
Tant que le vieux Caïn vivra sous ces trois formes,
Pourront à l’horizon gonfler leurs flots énormes.

V

Le voile en s’écartant laissa voir dans deux mains
Un bâton, une pierre arrachée aux chemins,
Puis un long clou, semblable au verrou d’une porte;
Et si, dans ce tombeau de la nature morte,
Quelque oeil vivant eût pu rester dans l’ombre ouvert,
Sur le clou, sur le bois noueux et jadis vert,
Et sur l’affreux caillou pareil aux crânes vides,
Cet oeil eût distingué trois souillures livides;
Et le spectre montra ces trois taches au ciel,
Et cria: Cieux profonds! Voici du sang d’Abel!

Alors une lueur sortit, sinistre et sombre,
De ces trois noirs témoins des temps qui sont dans l’ombre;
L’être toujours voilé, blanc et marchant sans bruit,
Se pencha vers la terre et cria dans la nuit,
Et comme s’il parlait à quelqu’un sous l’abîme:
– O père! J’ai sauvé les trois germes du crime!

Sous la terre profonde un bruit sourd répondit.

Il reprit: – Clou d’airain qui servis au bandit,
Tu t’appelleras Glaive et tu seras la guerre;
Toi, bois hideux, ton nom sera Gibet; toi, pierre,
Vis, creuse-toi, grandis, monte sur l’horizon,
Et le pâle avenir te nommera prison.

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