La fin de Satan

Chapitre 5Livre deuxième : Le Gibet

1. I. LA JUDÉE

I. LA TERRE SOUS LE TROISIÈME CÉSAR

En ce temps-là, le monde était dans la terreur;
Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur;
Hérode roi des juifs gouvernait sous Pilate;
Rome était la nuée où le tonnerre éclate;
Jérusalem était l’âne sous le bâton.
Des proconsuls assis le poing sous le menton,
Vêtus de pourpre, ayant le roi pour satellite,
Remplaçaient au-dessus du peuple israélite
Les pharaons à l’oeil fixe et mystérieux.
Quelques rares autels fumaient sur les hauts lieux,
Mais c’étaient les autels des guèbres, que tolère
Rome ayant trop de dieux pour croire avec colère.

Temps fatals! César roi, tout le reste sujet.
La conquête romaine, immense, submergeait
Les peuples qu’elle avait saisis l’un après l’autre;
Et cette vague épaisse où le soldat se vautre
Grossissait, et, de proche en proche, envahissait
La terre, où les songeurs disaient: Qu’est-ce que c’est?
Cette inondation de Rome était lugubre;
L’empire était partout comme une ombre insalubre;
Il croissait comme un fleuve épars sous des forêts,
Et changeait lentement l’univers en marais.
Les docteurs méditaient sur ce second déluge.
Ayant leurs livres saints pour cime et pour refuge,
Les prêtres, rattachés aux textes, au-dessus
Des hommes débordés dans un gouffre aperçus,
Laissaient couler sous eux ces vastes avalanches,
Pareils à des serpents enroulés dans des branches.

Un peuple commandait, le monde subissait.
Les jaguars, les lions, les ours pris au lacet,
Le tigre redouté même de sa femelle,
Rugissaient sous les pieds de Rome pêle-mêle
Avec les nations dans le même filet.
L’esclavage, à voix basse et dans la nuit, parlait.
L’unique grandeur d’âme était l’insouciance.
La force avait le droit. Qu’était la conscience?
Une reptilité sous un écrasement.
On regardait l’autel en face et le serment,
Et l’on se parjurait, et l’hymne et la huée
Riaient, et l’âme humaine était diminuée.
L’honnête et le néfaste et le mal et le bien
S’effaçaient dans les cœurs; l’homme ne voyait rien
Qu’une noirceur croissante au-dessus de sa tête;
Une lueur de torche illuminait le faîte
De l’univers sur qui marchaient les conquérants;
Les uns étaient petits, les autres étaient grands,
Personne n’était pur, saint, vénérable et juste;
De même que d’Octave avait pu naître Auguste,
De la fange partout sortait l’autorité.
Le destin avait l’air d’un abîme irrité;
L’ombre se résolvait en haine autour de l’âme.
L’or sentait bon. Le sage était celui qui blâme
La vertu, le devoir, la foi, le dévouement;
Le plus voisin du vrai c’était celui qui ment;
La mort régnait avec les licteurs pour ministres;
Le genre humain pendait en deux haillons sinistres,
Comme si Dieu l’avait déchiré de ses mains;
Les hommes d’un côté, de l’autre les romains.

 

II. HÉRODE ET CAÏPHE

Sous l’ongle dédaigneux de Rome fatiguée
Vivait la royauté des Juifs qu’avait léguée
L’Hérode Ascalonite à l’Hérode Antipas.
Cet idiot mêlait le meurtre à ses repas,
Et regardait danser Hérodiade nue.
Il avait redoré l’aigle que dans la nue
Son père avait sculptée au fronton du saint lieu,
Car, pour flatter César, ces rois insultaient Dieu;
Il avait fait murer dans le royal repaire
La chambre où, sur un lit de pourpre et d’or, son père,
Surnommé Grand, avait été mangé des vers;
Des paons rôdaient parmi ses jardins toujours verts;
Au fond brillait un lac dit le Bain du Tétrarque;
On y voyait errer les pêcheurs dont la barque
Vogue à coups d’avirons lents et bien maniés.
Il aimait les rhéteurs, l’un par l’autre niés,
Les philosophes grecs, les histrions, les mimes,
Et son ennui traînait le poids sombre des crimes.
Il avait, de l’argent d’un péage imposé
Aux caravanes d’Ur, d’Ophir et de Jessé,
Fait faire à son palais une enceinte de brique;
Car, dès les temps anciens, les marchands de l’Afrique
Venaient des profondeurs du désert calciné;
Ils apportaient des dents d’éléphant, du séné,
De l’alcali, des peaux de buffle, de la gomme,
Et de la pourpre verte aux proconsuls de Rome.

Caïphe, qui des lois dirigeait le timon,
Avait été nommé grand-prêtre après Simon;
Ce n’était point une âme inclinée aux mystères;
Caïphe n’était pas un de ces solitaires
Qui, pour sonder le sens glissant et ténébreux
Des prophètes luttant confusément entre eux,
Gardent la nuit leur lampe à côté de leurs couches,
Et songent, éperdus, sur ces livres farouches
Où l’on entend le choc des glaives de l’esprit.
Trop petit pour la tâche auguste qu’entreprit
Celui qu’on nomme Aaron, c’est-à-dire montagne,
Tortueux, il avait la fraude pour compagne;
Les yeux d’Hérode était sincères près des siens;
Son miel était poison; les chefs pharisiens,
Banaïas, intendant d’Epher, Jean l’économe,
Maccès, à qui Pilate avait donné pour nome
Tout le pays d’Horeb et tout le Nephath d’or,
Venaient lui parler bas dans le saint corridor;
De la couleuvre froide il avait la paresse;
Il était ce qui rampe et ce qui se redresse;
Il était chaste avec les femmes, redoutant
Le démon qu’à travers leur parole on entend,
Mais ces chastetés-là font brûler les Sodomes;
Comme prêtre, il était de cette espèce d’hommes
Qui, si le sénat vote aux pauvres quelque argent,
Disent: «non pas! l’état est lui-même indigent!»
Et qui trouvent utile et juste qu’on obère
Le trésor pour bâtir quelque temple à Tibère.
Caïphe eût aux renards indiqué des sentiers;
C’était un homme sombre, et pourtant volontiers
Il riait à travers l’ombre de sa pensée;
Mais on se sentait pris d’une sueur glacée
Devant cette gaieté, couvercle d’un cercueil.

Rosmophim de Joppé, prêtre au profond coup d’oeil,
Et docteur, l’assistait dans les choses civiles.

 

III. CELUI QUI EST VENU

Cependant il était question dans les villes
De quelqu’un d’étonnant, d’un homme radieux
Que les anges suivaient de leurs millions d’yeux;
Cet homme, qu’entourait la rumeur grossissante,
Semblait un dieu faisant sur terre une descente;
On eût dit un pasteur rassemblant ses troupeaux;
Les publicains, assis au bureau des impôts,
Se levaient s’il passait, quittant tout pour le suivre;
Cet homme, paraissant hors de ce monde vivre,
Tandis qu’autour de lui la foule remuait,
Avait des visions dont il restait muet;
Il parlait aux cités, fuyait les solitudes,
Et laissait sa clarté dans l’oeil des multitudes;
Les paysans le soir, de sa lueur troublés,
Le regardaient de loin marcher le long des blés,
Et sa main qui s’ouvrait et devenait immense,
Semblait jeter aux vents de l’ombre une semence.
On racontait sa vie, et qu’il avait été
Par une vierge au fond d’une étable enfanté
Sous une claire étoile et dans la nuit sereine;
L’âne et le bœuf, pensifs, l’ignorance et la peine,
Etaient à sa naissance, et sous le firmament
Se penchaient, ayant l’air d’espérer vaguement;
On contait qu’il avait une raison profonde,
Qu’il était sérieux comme celui qui fonde,
Qu’il montrait l’âme aux sens, le but aux paresseux,
Et qu’il blâmait les grands, les prêtres, et tous ceux
Qui marchent entourés d’hommes armés de piques.
Il avait, disait-on, guéri des hydropiques;
Des impotents, cloués vingt ans sous leurs rideaux,
En le quittant, portaient leur grabat sur leur dos;
Son oeil fixe appelait hors du tombeau les vierges;
Les aveugles, les sourds, – ô destin, tu submerges
Ceux-ci dans le silence et ceux-là dans la nuit! –
Le voyaient, l’entendaient; et dans son vil réduit
Il touchait le lépreux, isolé sous des claies;
Ses doigts tenaient les clefs invisibles des plaies,
Et les fermaient; les cœurs vivaient en le suivant;
Il marchait sur l’eau sombre et menaçait le vent;
Il avait arraché sept monstres d’une femme;
Le malade incurable et le pêcheur infâme
L’imploraient, et leurs mains tremblantes s’élevaient;
Il sortait des vertus de lui qui les sauvaient;
Un homme demeurait dans les sépulcres; fauve,
Il mordait, comme un loup qui dans les bois se sauve;
Parfois on l’attachait, mais il brisait ses fers
Et fuyait, le démon le poussant aux déserts;
Ce maître, le baisant, lui dit: Paix à toi, frère!
L’homme, en qui cent damnés semblaient rugir et braire,
Cria: Gloire! et, soudain, parlant avec bon sens,
Sourit, ce qui remplit de crainte les passants.
Ce prophète honorait les femmes économes;
Il avait à Gessé ressuscité deux hommes
Tués par un bandit appelé Barabbas;
Il osait, pour guérir, violer les sabbats,
Rendait la vie aux nerfs d’une main desséchée;
Et cet homme égalait David et Mardochée.
Un jour ce redresseur, que le peuple louait,
Vit des vendeurs au seuil du temple, et prit un fouet;
Pareils aux rats hideux que les aigles déterrent,
Tous ces marchands, essaims immondes, redoutèrent
Son visage empourpré des célestes rougeurs;
Sévère, il renversa les tables des changeurs
Et l’escabeau de ceux qui vendaient des colombes.
Son geste surhumain ouvrait les catacombes.
L’arbre qu’il regardait changeait ses fleurs en fruits.
Un jour que quelques juifs profonds et très instruits
Lui disaient: «- Dans le ciel que le pied divin foule,
Quel sera le plus grand?» cet homme dans la foule
Prit un petit enfant qu’il mit au milieu d’eux.
Calme, il forçait l’essaim invisible et hideux
Des noirs esprits du mal, rois des ténébreux mondes,
A se précipiter dans les bêtes immondes.
Et ce mage était grand plus qu’Isaïe, et plus
Que tous ces noirs vieillards épars dans les reflux
De la vertigineuse et sombre prophétie;
Et l’homme du désert, Jean, près de ce Messie,
N’était rien qu’un roseau secoué par le vent.
Il n’était pas docteur, mais il était savant;
Il conversait avec les faces inconnues
Qu’un homme endormi voit en rêve dans les nues;
Des lumières venaient lui parler sur les monts;
Il lavait les péchés ainsi que des limons,
Et délivrait l’esprit de la fange charnelle;
Satan fuyait devant l’éclair de sa prunelle;
Ses miracles étaient l’expulsion du mal;
Il calmait l’ouragan, haranguait l’animal,
Et parfois on voyait naître à ses pieds des roses;
Et sa mère en son cœur gardait toutes ces choses.
Des morts blêmes, depuis quatre jours inhumés,
Se dressaient à sa voix; et pour les affamés,
Les pains multipliés sortaient de ses mains pures.

Voilà ce que contait la foule; et les murmures,
Les cris du peuple enfant qui réclame un appui,
Environnaient cet homme; on l’adorait; et lui
Etait doux.

Tous les mots qui tombaient de sa bouche
Etaient comme une main céleste qui vous touche.
Il disait: – «Les derniers sont les premiers. – La fin,
«C’est le commencement. – Ne fais pas au prochain
«Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi-même.
«- On récolte le deuil quand c’est la mort qu’on sème.
«- Celui qui se repent est grand deux fois. – L’enfant
«Touche à Dieu. – Par le bien du mal on se défend.
«- Que le puits soit profond, mais que l’eau reste claire.»
Il disait: «- Regardez les choses sans colère;
«Car, si l’oeil est mauvais, le corps est ténébreux.
«- L’aube est pour les Gentils comme pour les Hébreux.
«- Mangez le fruit des bois, buvez l’eau de la source;
«- N’ayez pas de souliers, pas de sac, pas de bourse,
«Entrez dans les maisons et dites: Paix à tous!
«- Nul n’est exempt du pli sublime des genoux;
«Donc, qui que vous soyez, priez. Courbez vos têtes.
«- Dieu, présent à la nuit, n’est pas absent des bêtes.
«Dieu vit dans les lions comme dans Daniel.
«- Errer étant humain, faillir est véniel.
«Absolvez le pécheur en condamnant la faute.
«- On ajoute à l’esprit ce qu’à la chair on ôte.»
Il tenait compte en tout des faits accidentels.
Dans le champ du supplice il disait des mots tels
Que nul n’osait toucher à la première pierre;
Il haïssait la haine, il combattait la guerre;
Il disait: sois mon frère! à l’esclave qu’on vend;
Et, tranquille, il passait comme un pardon vivant;
Il blanchissait le siècle autour de lui, de sorte
Que les justes, dont l’âme encor n’était pas morte,
Dans ces temps sans pitié, sans pudeur, sans amour,
Voyaient en s’éveillant luire deux points du jour,
L’aurore dans le ciel et sur terre cet homme.
Cet être était trop pur pour être vu par Rome.
Pourtant parmi les juifs, dans leur temple obscurci,
Chez leur roi lâche et triste, on en prenait souci;
Et Caïphe y songeait dans sa chaire d’ivoire;
Et, sans savoir encor ce qu’il en devait croire,
Hérode était allé jusqu’à dire: – Il paraît
Qu’il existe un certain Jésus de Nazareth.

Quelques hommes, de ceux qui ne savent pas lire,
De pauvres pâtres, pris d’on ne sait quel délire
Et du ravissement de l’entendre parler,
Le suivaient, l’aimaient tant qu’il les faisait trembler,
Et le montraient au peuple en disant: – C’est le maître.
L’un d’eux, vieillard, semblait près de cet homme naître;
Et le plus jeune, enfant, avait l’air près de lui
D’un sombre aïeul pensif, gravement ébloui.
Humbles, ils lui tendaient leurs cœurs comme des urnes.
Et ces hommes, pareils à des lampes nocturnes
Adorant un soleil dans une vision,
Etaient devant ce maître en contemplation,
Et l’entouraient, ainsi qu’une auréole d’âmes.

 

IV. LES TREIZE PORTES DE JÉRUSALEM

Dans les vieux temps, l’archange aux quatre ailes de flamme,
Stellial dit un jour au noir Zorobabel
Quand ce maçon, porteur d’une échelle du ciel,
Eut entouré Sion de murailles très fortes:
– Pourquoi donc à la ville as-tu fait treize portes?
Et Zorobabel dit: – Ninive aux larges tours
Eut autant de portails que l’année a de jours,
Pour que jamais le temps, quand du gouffre il arrive,
Quel qu’il fût, ne restât en dehors de Ninive.
– Eh bien, dit Stellial, l’archange couvert d’yeux,
Le zodiaque ayant douze signes aux cieux,
Douze portes, c’était assez, mage imbécile,
Pour que chacun des mois pût entrer dans la ville.
– Ange, j’ai fait, reprit le maçon magistrat,
Treize portes afin que l’avenir entrât.
Chaque année on verra par les douze premières
Passer les douze mois, portant douze lumières,
Purs, sacrés, et menant par la main la saison;
Par la treizième doit passer la trahison.

 

V. LA JUDÉE

D’innombrables hameaux répandent leurs fumées
D’Arphac à Borcéos dans les six Idumées;
La Judée est dorée et verte sous l’azur;
Elle a des bois des monts, des lacs; son air est pur;
Le vent du sud le trouble et le vent d’est le calme;
Rome estime ses vins; comme l’huile de palme,
L’huile d’olive abonde à flots sous son pressoir;
L’ombre du Sinaï la couvre vers le soir.
La Judée est la terre où de temps en temps passe
Une lueur de Dieu qui se perd dans l’espace.

L’Egypte est, au couchant, cette plaine des blés
Où, dans les noirs tombeaux, dont les puits sont comblés,
Un miroir d’or massif pend au cou des momies
Pour refléter l’essaim des spectres, les lamies,
Les stryges, et la face errante des démons;
Au midi, les chacals, les rats, les ichneumons,
Remplissent le désert; au nord, la mer murmure.

La moisson en Judée est deux fois par an mûre;
Le moindre champ y donne un boisseau de maïs.

Ce qui va se passer dans ce fatal pays
Fait un nuage obscur sur l’avenir, et trouble
Abraham enterré dans la caverne double
Dont on voit l’âpre brèche et le seuil délabré
Au champ d’Ephron, voisin des chênes de Mambré.

 

VI. LES PAROLES DU DOCTEUR DE LA LOI

Deux prêtres, dont la robe est en toile d’ortie,
Veillent, l’un à l’entrée et l’autre à la sortie
Du Temple que jadis Salomon fit bâtir
Par Oliab avec le bois du roi de Tyr.
Sévère, à quelques pas des deux prêtres qui semblent
Faire taire la ville où mille bruits sourds tremblent,
Un docteur de la loi parle au peuple devant
Ce seuil terrible où luit l’arche du Dieu vivant.
Il est seul sur sa chaise; et, qu’on entre ou qu’on sorte,
Il ne s’arrête point, et continue; il porte
Le taled blanc où pend le zizith à cinq nœuds;
Le dogme sombre emplit son oeil vertigineux;
Des croyants sont auprès du docteur; les uns lisent
Dans des livres pendant qu’il parle; d’autres gisent
En travers de la porte, et l’on marche dessus;
Un plat brille à ses pieds où les dons sont reçus;
La foule abonde autour du prêtre, et l’environne;
Vieillard qu’une lueur de science couronne,
Calme et grave, il déploie au-dessus de son front
Ce que les siècles, l’un après l’autre, liront,
Le texte saint, écrit sur le rouleau mystique;
Il enseigne la foi, le rite, la pratique,
Au peuple remuant les lèvres par moment;
Et chaque fois qu’il lèvre un doigt au firmament,
Tous, éperdus devant l’insondable prière,
Ensemble et frémissants, font trois pas en arrière.

Il dit:

– Voici la loi. Fais silence, Israël!
Peuple, crois au Dieu vrai, distinct, un, personnel,
Seul, unique, incréé, voyant ce que fait l’homme.
Dieu, c’est le créancier qui veut toute la somme,
C’est le jaloux qui veut tout le cœur, c’est la mer
Dont le flot, repoussé par la terre, est amer;
Dieu, s’il est repoussé par les hommes, se venge.
Observez le saint jour, Peuple, ou redoutez l’ange
Qui plane sur l’impie et d’un souffle l’abat;
Le plus pauvre a sa lampe, et, le jour du sabbat,
Peuple, il doit l’allumer, dût-il mendier l’huile;
Nos pères, ce jour-là, purifiaient la ville;
Ces hommes qui vivaient à l’ombre du palmier,
Etaient saints, et toujours nommaient Dieu le premier;
Ce respect les faisait vivre six cents années;
Le sabbat est le jour où les ombres damnées
Peuvent se retourner dans le lit de l’enfer;
Sepher tua Phinée, Aod tua Sepher,
Ces meurtres ne sont rien près du dogme qu’on brise
Et du sabbat qu’on met sous ses pieds, et Moïse
Dans sa tombe, et Jacob, et Job, ont moins d’effroi
Du sang d’un homme, ô juifs, que du sang de la loi;
Le fiel est plus amer que le coing n’est acide,
Or l’impiété, juifs, c’est le fiel; l’homicide,
Pâle, et suivi d’enfants crachant sur ses talons,
Marche à travers la ville avec ses cheveux longs,
La main droite liée au cou par une chaîne;
Mais l’impie a son spectre en croix dans la géhenne;
L’homme pèse sur l’un, sur l’autre pèse Dieu.
Les jours saints, taisez-vous, ne faites pas de feu;
Le salut dans le ciel est sur terre l’exemple;
Dieu vient à la prière; il entre dans le temple
Sitôt la porte ouverte et pourvu qu’on soit dix;
Donc, pratiquez la loi. Tremblez d’être maudits.
L’anathème entre au corps du maudit, qu’il traverse.
Theglath fut roi d’Egypte, Azer fut roi de Perse;
Gad les maudit; dès lors l’enfer fut dans ces rois
Qui voyaient se mêler une flamme à leur voix.
Chaque texte est un doigt montrant ce qu’il faut suivre;
Si vous ne faites pas ce que prescrit le livre,
Vous serez malheureux comme celui qui voit
Dans un songe tomber les poutres de son toit.
Trois tribunaux nous sont légués par les ancêtres;
Aaron pour enseigner a délégué Cent prêtres,
Onze pour gouverner, et Dix-Neuf pour juger;
Le sanhédrin les nomme et seul peut les changer.
Que la femme soit chaste et muette, et que l’homme
Ait dans un roseau creux tout le deutéronome.
Sinon, nous maudirons vos seuils et votre sang.
L’anathème qu’un saint jette au mal en passant
Est une si fatale et si noire rosée
Qu’un chien ayant été maudit par Elizée,
L’anathème rongea les oreilles du chien.
Femmes, l’homme est le roi; tremblez! et songez bien
A la sombre Lilith, femme née avant Eve;
Adam la renvoya dans l’ombre et dans le rêve;
Lilith répudiée est un spectre de nuit.
Lilith était l’orgueil, la querelle et le bruit;
Satan, voulant saisir l’homme, l’avait créée;
Elle roule à jamais dans la noire nuée;
Elle s’appelle Isis dans l’Inde où Satan luit,
Et l’encens de l’Egypte horrible la poursuit.
La femme file, trait la vache, bat le beurre,
Tourne le sablier quand vient la fin de l’heure,
Gronde l’esclave aux champs et l’enfant dans son jeu,
Veille et travaille; et l’homme est pensif devant Dieu.
Au temple, en récitant le verset ordinaire,
Etendez vos deux mains devant le luminaire;
L’ange du jour assiste à vos repas; mais fuit,
Sitôt que vous riez, devant l’ange de nuit;
Etudiez la loi sans cesse, et qu’on la lise
Dans le texte que fit Esdras d’après Moïse.
Pour faire un Livre, ô juifs, n’employez pas de lin;
Cousez avec des nerfs une peau de vélin,
Ecrivez-y, tremblants, le verbe inénarrable,
Et roulez le vélin sur deux bâtons d’érable.
Ayez des habits longs conformes à vos rangs;
Craignez le drap tissu de deux fils différents;
Jéhovah n’est pas deux. Fuyez les hommes ivres;
Ne faites point sécher des herbes dans vos livres;
L’herbe imprime un démon aux plis du parchemin;
Ne regardez jamais les lignes de la main;
Dans le texte sacré respectez les consonnes,
Au moment de la mort appelez dix personnes;
Confessez vos péchés, jougs par la chair subis,
Et que ceux qui sont là déchirent leurs habits;
La mort, même du juste, est une obscure fête.
Mettez aux morts un sac de terre sous la tête;
Tournez sept fois autour de la fosse en priant.
Redoutez l’occident et craignez l’orient,
Ce sont les deux endroits de Dieu. Le ciel le nomme.
Redoutez-le. La mort, c’est l’ombre. Il n’est pour l’homme
Rien d’éternel après cette vie; il ne peut
Rien retenir de lui quand Dieu brise ce nœud;
Ce qu’on appelle âme est un souffle, céleste
Chez les bons, infernal chez les méchants, qui reste
Un moment au-dessus du corps dans le trépas,
Puis pâlit, puis s’éteint, car Dieu seul ne meurt pas.
Pourtant le châtiment peut saisir ce fantôme
Et le fouetter longtemps sous le ténébreux dôme,
Et lui heurter le front aux poutres de la nuit.
Rien de ce qu’on a fait n’est perdu, ni détruit;
Tout compte. Justes poids et balances exactes.
Là-haut, le doigt toujours tourné vers tous vos actes,
La prière Bathkol, la Fille de la Voix,
Se tient près d’Elohim et lui dit: Seigneur, vois.
Lisez la Pentateuque à cinq; l’Exode à quatre.
Sachez punir, sachez venger, sachez combattre;
Haïssez les mauvais! Haïssez, haïssez
Ceux qui doutent, d’audace et d’orgueil hérissés,
L’incrédule, le lâche et le pusillanime,
Ceux pour qui le saint livre ouvert est un abîme,
Ceux qui tremblent devant les célestes degrés,
Et sur le bord de Dieu s’arrêtent effarés!
S’ils sont nombreux, s’ils ont de l’or dans leurs mainsviles,
S’ils sont un peuple, ayant des moissons et des villes,
Des femmes, des vieillards, des enfants nouveau-nés,
Des vierges, des aïeux, des fils, exterminez!
Moïse commença par creuser une fosse,
O juifs, pour y coucher la religion fausse;
Il y jeta des tas de peuples révoltés;
Il remplit ce tonneau d’homme et de cités,
Et l’on distingue encor dans cette ombre profonde
D’énormes ossements dont chacun fut un monde;
Num ravage Amalec, Joram dévaste Ammon;
Partout où l’on voyait la lueur du démon,
Partout où l’on prenait qualque faux dieu pour règle,
Salomon accourait avec le bruit d’un aigle,
O Peuple, et c’est du sang que la terre a sué
Derrière Anathias, Saül et Josué;
Jéhovah bénissait ces grands impitoyables;
Sobres, purs, ils menaient au combat, dans les sables,
Dans la nuit, sans jamais songer au lendemain,
Des soldats qui buvaient dans le creux de leur main;
Le Tabernacle a crû dans le sang; Dieu consacre
Par un carnage Aser, Lévi par un massacre,
Et l’antique Lévite est saint pour ce seul trait
Qu’il marchait en tuant tous ceux qu’il rencontrait;
Samson ne laissait pas d’un mur pierre sur pierre;
Macchabée était plein d’une telle lumière
Que les peuples disaient: son armure est en or;
Et Lysias, Seron, Gorgias, Nicanor,
Fuyaient devant cet homme aux cris de guerre étranges,
Que suivaient, à cheval sur les vents, cinq archanges!
Ces héros ont toujours Jéhovah pour effort;
Leur fer ouvre un sillon; Peuple, ils font de la mort
Sortir la vie, et, grâce à leurs lances vermeilles,
Les gueules des lions sont des ruches d’abeilles.
Ayez autour de vous la peur, en vous l’effroi;
C’est le dogme. David fut un sublime roi;
Il se plaisait au rire, aux chants, aux grappes mûres,
Un jour il se pencha sur les choses obscures,
Et, pâle, il reconnut que le commencement
De la sagesse était un profond tremblement.
O Peuple, Sabaoth lugubrement médite
Sur la race d’Adam presque toujours maudite,
Sur le sang de Jacob presque toujours puni,
Et Dieu, c’est le sourcil froncé de l’infini.
Vivez les yeux fixés sur la terreur du gouffre!
Guerre à l’impie! Il faut qu’on punisse, ou qu’on souffre,
Frappez pour vous sauver. Songez au châtiment;
Songez à l’océan d’angoisse et de tourment;
Songez à cet enfer: l’immensité des larmes.
Les ennemis de Dieu pourront avoir des armes,
Ils pourront être fiers et puissants, ils pourront
Pousser des chars, avoir des casques sur le front;
Qu’est-ce que cela fait, si leur âme est de l’ombre?
Les festins, les palais que la splendeur encombre,
Le bonheur, les plaisirs, le triomphe effronté,
Sont des endroits d’oubli, mais non de sûreté.
Soit. Oubliez. Qu’importe au souvenir suprême?
La vengeance attend, calme, et la colère sème… –
Vous rirez, vous aurez des songes dans les yeux,
Tout à coup, au plus noir du ciel mystérieux
Que l’homme frémissant verra par échappées,
On entendra le bruit que font deux mains frappées,
L’archange porte-glaive, immense, apparaîtra;
Alors, sentant sous eux crouler Bel et Mithra,
Les méchants trembleront comme un vaisseau qui sombre,
Et tous reconnaîtront l’inutilité sombre
Des boucliers d’airain et des casques de cuir;
Ils souhaiteront d’être assez petits pour fuir
Par le bas d’une porte ou par les trous d’un crible,
La grande épée ayant un flamboiement terrible!
Mais Dieu dira: Trop tard! Donc, ô vivants, tremblez.
Dieu court dans les maudits comme un feu dans les blés.
Ecrasez d’épouvante et de haine l’impie.
Faites lever votre âme aux vices accroupie,
Et récitez, avant que l’archange soit là,
Le sharrith le matin, le soir le néhila.
Vengez Dieu par le glaive et vivez dans la crainte.
Tout ce que je vous dis, Peuple, c’est la loi sainte,
La loi d’en haut, connue aux seuls fils de Lévi.

Un homme en ce moment, de douze hommes suivi,
Blond, jeune, et regardé fixement par le prêtre,
L’interrompit et dit avec l’accent d’un maître:

– Toute la loi d’en haut est dans ce mot: aimer.

– Peuple, cria le prêtre, il vient de blasphémer.

 

VII. CAÏPHE EN CONTEMPLATION

Les deux guetteurs du temple ont aperçu la lune;
Le mois commence.

Aux champs la terre est encor brune;
Il pleut sur le mont Glon et sur le mont Sion;
Mais l’hiver va finir. On fait l’ablution
Du temple, dont on brosse et dérouille les chaînes,
Les gonds et les verrous, pour les fêtes prochaines.

Seul près du grand autel derrière le rideau,
Pendant que, se courbant sur des vases pleins d’eau,
Et répandant partout le nard et l’hyacinthe,
Les lévites portiers lavent la triple enceinte,
S’interrompant parfois pour baiser les pavés.
Le grand-prêtre se tient debout, les bras levés.
On dirait un fantôme avec son blanc suaire.

L’arche est sur une estrade au fond du sanctuaire;
Elohim lui laissa l’empreinte de son doigt;
Un éblouissement l’environne, et l’on voit
Des boîtes de parfum d’aspic sur chaque marche
Du degré qui se perd sous la splendeur de l’arche.

Caïphe est de la chose éternelle occupé.

Un docteur cependant, Rosmophim de Joppé
A soulevé ce voile et marche vers Caïphe
Qui ne dérange pas son geste de pontife
Et n’ouvre qu’à demi son oeil vague et fermé.

Le prêtre dit: – Je viens. Je me suis informé,
Hannasci, de celui des douze auquel tu penses.
C’est lui que dans la bande on charge des dépenses;
Quand on voyage, il compte avec les hôteliers;
Les autres semblent fiers de porter leurs colliers;
Lui seul a l’air d’un loup parmi les chiens; sa voie
Est obscure; à Naïm, une fille de joie
Avait, avec du baume et des parfums, lavé
Les pieds du maître, un peu meurtris par le pavé;
Cet homme s’emporta contre elle jusqu’à dire:
Tu viens de perdre là pour vingt deniers de myrrhe!
Et Caïphe répond: – C’est l’homme qu’il faudrait.
– Oui, répond Rosmophim. Il est jaloux, secret,
Triste, oblique, inquiet, solitaire, économe.
Prince, tu désirais savoir comme on le nomme.
Je l’ignorais le jour où tu le demandas.
Je le sais aujourd’hui. – Quel est son nom? – Judas.

 

VIII. LA SIBYLLE

La sibylle d’Achlab parle dans sa caverne;
Elle est seule; un esprit farouche la gouverne,
La courbe comme un feu sous un vol de démons,
Et de sa bouche obscure et de ses noirs poumons
Fait sortir le hasard des paroles terribles.
Des feuilles, qui plus tard s’iront coller aux Bibles,
S’échappent par moments de son antre, et s’en vont
En vagues flamboiements dans l’espace sans fond.
Elle les suit des yeux, et rit; puis recommence,
L’immensité s’étant mêlée à sa démence,
Et le souffle infini la traversant toujours.
Elle s’adresse à l’ombre, au gouffre, aux rochers sourds.
Spectre par le regard, par la maigreur squelette,
Elle parle une langue étrange où se reflète
L’avenir, à demi visible sur son front,
Et prononce déjà des mots qui ne seront
Dits par le genre humain que dans trois mille années.

Ses mains sur ses seins nus se crispent décharnées;
Son oeil lugubre songe, ivre d’obscurité;
Ce spectre balbutie avec autorité;
On dirait qu’elle fait la lecture éperdue
D’un mystérieux livre ouvert dans l’étendue;
Parfois elle s’arrête en disant: Je ne puis.

En ce moment, au fond de sa grotte, affreux puits
Plein de l’effarement des visions occultes,
Ce sont les fondateurs de dogmes et de cultes
Et de religions que son regard poursuit.
Il semble qu’elle parle, à travers l’âpre nuit,
A ceux qui cherchent Dieu pour le montrer aux hommes.
… … … … … … … … … … … … … … … … .
… … … … … … … … … … … … … … … … .

«- … Le livre d’en haut dit: – Qui que tu sois, quisommes
«L’Etre de s’expliquer et le sphynx d’être clair,
«Qui que tu sois qui veux saisir l’eau, tenir l’air,
«Donner à la nuée une forme, et qui plonges,
«Avec ta nasse, bonne à la pêche des songes,
«Dans le sinistre abîme où flotte ce mot: Dieu;
«Qui que tu sois, qui viens forcer l’ombre à l’aveu,
«Tâter la certitude avec ta main peu sûre,
«Au temple sidéral adosser ta masure,
«Et désigner à l’Etre un texte, un nombre, un lieu;
«Homme, qui que tu sois, qui viens faire du feu
«Sous la foudre, allumer ta lampe sous l’étoile,
«Et dire à l’univers sans fond: Lève-toi, voile!
«Qui que tu sois qui prends l’impossible aux cheveux,
«Qui prononces ces mots inutiles: «- Je veux,
«Je sais, je suis, je crois, je sauve, je ranime; -»
«Qui que tu sois qui dis à l’Etre: «- Allons, abîme,
«Réponds, puisque c’est moi qui t’ai questionné. -»
«Sache que ta folie est sombre, infortuné!

«L’erreur sort du nuage et sans fin se dévide.
«Un rite, c’est un geste au hasard dans le vide;
«Avortement du chiffre et du mot! labeur vain
«De la voix pour nommer le prodige divin!
«Trimourti! Trinité! Triade! Triple Hécate!
«Brahmâ, c’est Abraham; dans Adonis éclate
«Adonaï; Jovis jaillit de Jéhovah;
«Toujours au même mot l’impuissance arriva;
«Toujours le sombre effort des religions tombe
«Dans le même fantôme et dans la même tombe.
«Toutes ces questions: «- Où? quand? pourquoi? comment?
«Jusqu’où?» – font le bruit sourd d’un engloutissement.

«Le livre d’en haut dit: – O penseurs, prenez garde!
«Il veut qu’on le contemple et non qu’on le regarde.
«Courbez-vous. L’adoré doit rester l’inconnu.
«Toutes les fois qu’un homme, un esprit, est venu
«L’approcher de trop près, et s’est, opiniâtre,
«Mis à souffler sur lui comme on souffle sur l’âtre,
«Il a frappé. Malheur aux obstinés qui vont
«Faire une fouille sombre en cet être profond!
«Vous qui vous appelez hier, demain, le sage,
«Le savant, le chercheur, la fuite, le passage,
«Larves! y songez-vous d’imposer à celui
«Qui songe et qui s’appelle à jamais Aujourd’hui,
«Vos auscultations, vos calculs, votre étude,
«Et la vibration de votre inquiétude!
«Il lui déplaît d’avoir vos chiffres hasardeux
«Courant partout sur lui, fourmillement hideux.
«Ta curiosité l’importune, ô vermine!
«L’Incréé n’aime pas que l’homme l’examine,
«Et sentir des esprits fureter dans ses coins.
«Sacrilège! le plus, mesuré par le moins!
«La mouche humaine allant heurter aux cieux son aile!
«Et l’essaim, effleurant l’attitude éternelle! –

«Le livre d’en haut dit: – Lui! lui! pas de témoins.
«Hommes, ne faites point un pas hors des besoins;
«L’homme est tortue, et l’ombre est votre carapace;
«Ne sortez pas du temps, du nombre et de l’espace;
«Car il se vengera, l’être mystérieux,
«Des voix, des bruits, des pas, des lampes et des yeux!
«Il est le maître obscur des tortures aiguës,
«Des haches, des brasiers, des chanvres, des ciguës.
«Il choisira les forts, il prendra dans sa main
«Ceux qui sont les cerveaux de tout le genre humain,
«Et, fatal, les jetant au glaive froid qui tue,
«Il décapitera la sagesse têtue.
«Pour punir les chercheurs, il n’a qu’à les livrer
«A la fureur de ceux qu’ils voudront éclairer.

«O sages, pour gravir les cieux où sont les Tables,
«Vous hantez les hauts lieux, ces cimes redoutables,
«Que visite l’horreur et que la bise mord;
«Vous y cherchez le jour, vous y trouvez la mort;
«Certains sommets fatals ont d’âpres calvities
«Où les hideuses croix, par le meurtre noircies,
«Se dressent, attendant les pâles rédempteurs;
«Et vous êtes, hélas, trahis par les hauteurs.
«Caïn sur cette terre, où le juste est victime,
«Traître, a laissé de quoi recommencer son crime;
«L’homme abrège, ô penseurs, vos ans déjà si courts!
«Pour vous assassiner, justes, l’homme a toujours
«Entre les mains assez du premier fratricide;
«Plus tard, le genre humain, redevenu lucide,
«Vient glorifier ceux que sa rage courbait…
«L’un a bu le poison, l’autre pend au gibet!

«Pensez-vous quelquefois à ce que fait l’archange,
«L’Etre d’en bas? Il est le Méchant. Il s’en venge?
«Il prend l’âme, la vie et le jour à revers;
«Et de sa chute il fait celle de l’univers.
«L’enfer est tout entier dans ce mot: Solitude.
«Avec tous les remords qui sont l’inquiétude
«Et le deuil de la terre, et dont il est l’aïeul,
«Dans l’effrayant cachot des nuits, Satan est seul.
«Le rocher qui le mure est fait avec du crime;
«Les autres condamnés sont dans un autre abîme;
«Il peut les torturer, mais il ne peut les voir.
«Seul, toujours seul, il est aveugle dans le noir.
«En lui, hors de lui, l’ombre. Il regarde, il se hausse,
«Il cherche; il n’a pas même une hydre dans sa fosse;
«Une hydre, ce serait quelqu’un. L’ange damné
«Vole et rôde, et, hagard, voudrait n’être pas né.
«Si les bêtes voyaient son cloaque, cet antre
«Ferait ramper les loups frémissants à plat ventre,
«Trembler le tigre, et fuir les hiboux aux yeux ronds.
«A chaque mouvement de ses lourds ailerons,
«Pendant qu’il plane, il sort du monstre des fumées;
«Elles montent sur terre, et ce sont des armées;
«Elles montent sur terre, et, dans nos régions,
«Ce sont des lois, des mœurs et des religions;
«Elles montent sur terre et prennent des figures
«De rois, de conquérants, de pontifes, d’augures;
«Et l’on entend le cri des hommes sous le pied
«D’un Satan Dieu qui règne et dans la nuit s’assied,
«Fantôme ressemblant au spectre des ténèbres;
«Et, triomphants, sacrés, grands, illustres, célèbres,
«Des vampires, la mitre ou le laurier au front,
«Elevant jusqu’au ciel une gloire d’affront,
«Disent: Je suis le Dogme, et je me nomme Empire.
«Et cent fléaux, fatals, noirs, dont l’homme est le pire,
«Se déchaînent; – Satan en bas plane toujours; –
«Peste, terre qui tremble, eau sur les rochers sourds,
«Le typhon sur les flots, le semoun dans les sables… –
«O sombres battements des ailes formidables!

«Le livre d’en haut dit: – Donc pas de curieux.
«La nuit est un conseil que le ciel donne aux yeux.
«Laissez l’Etre exister. Soyez ce que vous êtes.
«Regards, soyez l’effroi; bêtes, soyez les bêtes;
«Beauté, sois le squelette; homme, sois le néant.
«Dieu fait du ténébreux le bourreau du voyant.
«Ou, s’il lui plaît, savants, penseurs, ô tourbe infime,
«De vous abandonner à votre propre abîme,
«Il laissera l’ennui pesant, le moi jaloux,
«Le vertige et la peur croître d’eux-mêmes en vous,
«Et vos socs effrayés ne creuser que des fosses,
«Et se dresser, au fond de vos recherches fausses,
«Le chaos des erreurs, des fièvres, des tourments,
«Et s’offrir le fer rouge à vos tâtonnements;
«Si bien que de sa loi, de son énigme austère,
«De son nom, de son dogme obscur, de son mystère,
«Vous ôterez vos mains fumantes en criant:
«Nous nous sommes brûlés à cet être effrayant!
«Mage, il t’engloutira sous les bouillons de l’urne;
«Il remuera sous toi l’âpre échelle nocturne;
«Il rendra trouble, avec trop de lumière, l’oeil
«De la témérité, du rêve et de l’orgueil;
«Il n’aura qu’à montrer, pour vous mettre en démence,
«Un de ses attributs dans sa splendeur immense;
«Car le plus aveuglé, c’est le plus ébloui.
«Oui, si vous labourez au même champ que lui,
«Il emplira de cendre et de mort vos semailles.
«De toute la science il crèvera les mailles.
«L’infini ne se peut prendre dans un filet.
«Il ne souffrira point qu’on sache ce qu’il est.
«Il mettra les fléaux, les forces, les tonnerres,
«L’ombre, à votre poursuite, ô noirs visionnaires!
«Et s’il regarde, horreur! tout s’évanouira.
«Et les penseurs crieront: Grâce! Il leur suffira,
«Pour sentir la pensée en leurs fronts se dissoudre,
«D’entrevoir un moment sa prunelle de foudre.-

«Le livre d’en haut dit: – Vivez sans regarder.
«Passant, ta fonction est de passer. Sonder,
«C’est blesser. Qu’êtes-vous? Qu’es-tu? Ton nom? – Terpandre.
«Toi? – Linus. – Toi? – Thalès. – Vous vous appelez Cendre!
«Vous vous appelez Brume et Nuit! Disparaissez,
«Mourez. Parler est trop, bégayer est assez.
«Es-tu sage? tais-toi. Le silence est l’hommage.
«Quoi! tu veux pénétrer l’impénétrable, ô mage!
«Tu viens escalader avec effraction
«Le problème, le jour, la nuit, la vision,
«L’infini! Tu commets un attentat nocturne
«Sur la virginité du tombeau taciturne!
«Tu lèves ce couvercle, ô mage audacieux!
«Que fais-tu là, rôdeur des barrières des cieux?
«Tu viens, furtif, armé de ta vanité sombre,
«Forcer l’éternité! tu viens crocheter l’ombre,
«Fourrer ta fausse clé dans la porte de feu,
«Et faire une pesée, avec l’orgueil, sous Dieu!
«Va-t’en de la lumière, et va-t’en des ténèbres!
«Dehors! Va-t’en avec ta strophe et tes algèbres,
«Poète, géomètre, astronome, voleur!

«Ne cherchez pas; rampez. Tremblez, c’est le meilleur.
«Espace, point d’Icare; astres, pas de lunettes.
«O vivants, vous serez dans le vrai, si vous n’êtes
«Que ce que les vivants d’avant vous ont été.
«Ne voyez que la grande et calme éternité.
«Le bas est immobile et le haut immuable.
«En bas est l’ancre; en haut l’obscur anneau du câble.
«Est-ce que la nature essaie autour de vous
«De changer d’attitude, ô mortels vains et fous?
«Qu’est-ce que le tombeau? Le puits des nuits funèbres;
«Il a la plénitude auguste des ténèbres;
«Il ne demande rien, il ne fait pas de bruit;
«Le sépulcre est le vase où Dieu garde la nuit,
«L’astre est le vase où Dieu conserve la lumière;
«Tous deux sont à jamais ce que la loi première
«Les créa; l’un est l’ombre et l’autre est le rayon;
«Pourquoi l’homme veut-il changer sa fonction?
«Il est souffle; qu’il passe. A quoi bon la pensée?
«A quoi bon tant de force obscure dépensée?
«A quoi Zoroastre ou Moïse? A quoi sert
«Ce Jean, vêtu de peaux, parlant dans le désert?
«A quoi bon vos Talmuds? N’est-ce pas une honte
«De voir s’entreheurter Tyr contre Sélinonte,
«Delphes contre Eleusis, Thèbes contre Sion,
«Dans l’immobilité de la création?
«C’est l’ennui du voyant d’entendre les querelles
«Des superstitions se dévorant entre elles,
«Tous ces mages, luttant, affirmant ou niant,
«Et tous ces disputeurs de cendre et de néant
«Qui font tourbillonner leurs misérables rixes
«Entre les tombeaux noirs et les étoiles fixes!

«Un dogme est l’oiseleur, guettant dans la forêt,
«Qui, parce qu’il a pris un passereau, croirait
«Avoir tous les oiseaux du ciel bleu dans sa cage.
«La salutation du jonc au marécage
«N’est pas plus vaine, au fond du bois vague et jauni,
«Que les saluts que fait un homme à l’infini.
«Tout ce que vous nommez vérité devient fable
«Devant l’inénarrable et devant l’ineffable.
«Dieu! rêve! Oui finit par ressembler à Non.
«La raison de celui qui prononce ce nom
«S’en va, comme le sang quand on ouvre la veine.
«Oh! que le verbe est nul! que la syllabe est vaine!
«Comme le nombre est vite essoufflé quand il faut
«Faire l’addition du bas avec le haut,
«Et, de la profondeur remontant à la cime,
«Compter le gouffre après avoir compté l’abîme!»
… … … … … … … … … … … … … … … … .
… … … … … … … … … … … … … … … … .

Pendant qu’elle parlait, pleine du sphynx caché,
Sur le puits ténébreux quelqu’un s’était penché;
Le soleil éclairait sur le seuil de la cave
Une figure douce, éblouissante et grave;
Un homme était pieds nus dans l’herbe et les genêts.

– Je ne t’ai jamais vu, mais je te reconnais.
Salut, Nazaréen! Dit la femme hagarde.

Et, montrant du doigt l’ombre, elle ajouta: Prends garde.

Alors entre la femme et cet homme, tandis
Que l’aube réchauffait les serpents engourdis
Et que les fleurs ouvraient au soleil leurs corolles,
Il se fit un échange auguste de paroles
Que la terre ignora, personne n’écrivant
Ce dialogue sombré emporté par le vent.

LE NAZARÉEN
O Prophétesse, il faut pourtant sauver les hommes.

LA SIBYLLE
A quoi bon?

LE NAZARÉEN
Pour sortir de cette ombre où nous sommes.

LA SIBYLLE
Restes-y.

LE NAZARÉEN
C’est la loi de monter vers le jour,
Qu’après l’iniquité la justice ait son tour,
C’est la loi.

LA SIBYLLE
La justice sur terre est un rêve.

LE NAZARÉEN
Les hommes pleins de haine ont à la main le glaive.
O femme, en les aimant on peut les apaiser.
Que dis-tu de l’amour? Parle.

LA SIBYLLE
Crains le baiser.

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