La fin de Satan

3. III. LE CRUCIFIX

Depuis ce jour, pareille au damné qui rend compte,
La morne humanité, sur qui pèse la honte
Des justes condamnés et des méchants absous,
Est comme renversée en arrière au-dessous
D’une vision triste, éternelle et terrible.
Un Calvaire apparaît dans la nuée horrible
Que tout le genre humain regarde fixement;
Une lividité de crâne et d’ossement
Couvre ce mont difforme où monte un homme pâle;
L’homme porte une croix, et l’on entend son râle,
Ses pieds dans les cailloux saignent, ses yeux noyés
Pleurent, pleins de crachats qu’on n’a pas essuyés,
Le sang colle et noircit ses cheveux sur sa tempe;
Et l’homme, que la croix accable, tombe, rampe,
Se traîne, et sur ses mains retombe, et par moment
Ne peut plus que lever son front lugubrement.

Et l’oeil du genre humain frémissant continue
De regarder monter cet homme dans la nue.

Une tourbe le suit; il arrive au plateau;
D’infâmes poings crispés arrachent son manteau;
Cris féroces; va donc! pas de miséricorde;
Il va, montrant son dos rouge de coups de corde,
Hué par l’aboiement et mordu par les crocs
D’on ne sait quel vil peuple, envieux des bourreaux;
Au milieu des affronts il est comme une cible.
On étend l’homme, nu comme un Adam terrible,
Sur le gibet qu’il a traîné dans le chemin;
On enfonce des clous dans ses mains; chaque main
Jette un long flot de sang à celui qui la cloue,
Et le bourreau blasphème en essuyant sa joue;
La foule rit. On cloue après les mains, les pieds;
Le marteau maladroit meurtrit ses doigts broyés;
On appuie à son front la couronne d’épines;
Puis, entre deux bandits expiant leurs rapines,
On élève la croix en jurant, en frappant,
En secouant le corps qui se disloque et pend;
Le sang le long du bois en ruisseaux rouges coule;
Et la mère est en bas qui gémit; et la foule
Rit : – Voyons, dieu Jésus, descends de cette croix; –
Une éponge de fiel se dresse. – As-tu soif? bois; –
Le peuple horrible a l’air du loup dans le repaire;
Et le grand patient dit : – Pardonnez-leur, Père,
Car ces infortunés ne savent ce qu’ils font.

Et voici que la terre avec le ciel se fond.
Nuit! ô nuit; tout frémit, même le prêtre louche.
Et soudain, à ce cri qui sort de cette bouche :
– Elohim; Elohim; lamma sabacthani! –
On voit un tremblement au fond de l’infini,
Et comme un blême éclair qui tressaille et qui sombre
Dans l’immobilité formidable de l’ombre.

Et pendant que les cœurs, les mains jointes, les yeux,
Sont éperdus devant ce gibet monstrueux,
Pendant que, sous la brume épouvantable où tremble
Ce crime qui contient tous les crimes ensemble,
Brume où Judas recule, où chancelle la croix,
Où le centurion s’étonne et dit : je crois;
Pendant que, sous le poids de l’action maudite,
Sous Dieu saignant, l’effroi du genre humain médite,
Des voix parlent, on voit des songeurs bégayants,
La pitié se déchire en récits effrayants.
La tradition, fable errante qu’on recueille,
Entrecoupée ainsi que le vent dans la feuille,
Apparaît, disparaît, revient, s’évanouit,
Et, tournoyant sur l’homme en cette étrange nuit,
La légende sinistre, éparse dans les bouches,
Passe, et dans le ciel noir vole en haillons farouches;
Si bien que cette foule humaine a la stupeur
Du fait toujours présent là-haut dans la vapeur,
Vrai, réel, et pourtant traversé par des rêves.

… … … … … … … … … … … … … … … … .
« Comme il montait, suant et piqué par les glaives,
« Une femme eut pitié, le voyant prêt à choir,
« Et l’essuya, posant sur son iront un mouchoir;
« Or, quand elle rentra chez elle, cette femme
« Vit sur le mouchoir sombre une face de flamme. »

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« Comme il continuait de monter, tout en sang,
« Il s’arrêta, livide, épuisé, fléchissant
« Sous la croix exécrée et l’infâme anathème,
« Un homme lui cria : marche; – Marche toi-même,
« Dit Jésus-Christ. Et l’homme est errant àjamais. »

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« Un des voleurs lui dit : – Faux dieu; tublasphémais!
« Es-tu dieu; Sauve-nous et sauve-toi toi-même;
« L’autre voleur cria : – Jésus; je crois! jet’aime!
« Souviens-toi qu’un mourant s’est à toi confié!
« Alors, levant ses yeux vers ce crucifié,
« Jésus agonisant parvint à lui sourire :
« – Homme, pour avoir dit ce que tu viens de dire,
« O voleur sur la croix misérable expirant,
« Tu vas entrer aux cieux, et tu seras plus grand
« Qu’un empereur portant la couronne et le globe. »

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« Ils se sont partagé le manteau, mais la robe
« N’ayant pas de couture, ils l’ont jouée auxdés. »

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« De six à neuf, les monts furent d’ombre inondés;
« Toute la terre fut couverte de ténèbres;
« Comme si quelque main eût ployé ses vertèbres,
« Il baissa tout à coup la tête, et dans ses yeux
« Lugubres apparut la profondeur des cieux;
« Et, poussant un grand cri, Jésus expira. L’ombre
« Monta, fumée infâme, aux étoiles sans nombre;
« Dans le temple, les bœufs d’airain firent un pas,
« Le voile se fendit en deux du haut en bas.
« Hors des murs, il se fit un gouffre où se dressèrent
« D’affreux êtres sur qui les rochers se resserrent
« Et que la vaste fange inconnue enfouit;
« Et tout devint si noir que tout s’évanouit;
« Les sépulcres, s’ouvrant subitement, restèrent
« Béants, montrant leur cave où les taupes déterrent
« Les squelettes couchés dans des draps en lambeaux;
« Des morts pâles, étant sortis de leurs tombeaux,
« Furent vus par plusieurs personnes dans laville. »

… … … … … … … … … … … … … … … … .

Ainsi sur ce troupeau frémissant, immobile,
Lugubre et stupéfait, qu’on nomme Humanité,
Tombent, du fond de l’ombre et de l’éternité,
On ne sait quels lambeaux de chimère et d’histoire
Et de songe, où l’enfer mêle sa lueur noire.
Et l’on a peur du ciel qui saigne à l’orient.
Et l’ouragan est plein de spectres s’écriant :
O nations; le meurtre éternel se consomme;
Et, parmi tous les mots que peut prononcer l’homme
Pas un, si frissonnant qu’il fût, ne suffirait
A peindre cette horreur de tombe et de forêt,
Le sourd chuchotement des quatre évangélistes,
Et l’agitation des grandes ailes tristes
Qu’en ce gouffre de deuil et de rébellion
Dressent l’aigle, le bœuf, l’archange et le lion.

Dix-huit cents ans ont pu s’écouler sans que l’homme,
Autour duquel mouraient Byzance, Athène et Rome,
Et passait Charlemagne et montait Mahomet,
Ait quitté du regard cette croix, ce sommet,
Cette blancheur sanglante, et ces lueurs divines
Sous l’entrelacement monstrueux des épines;
Et sans qu’il ait cessé d’entendre un seul moment
L’immense cri jeté dans le noir firmament,
Et lisible à jamais sur ce sombre registre,
Et le déchirement du grand voile sinistre,
Et dans l’obscurité consciente, au-dessus
De ce gibet où pend l’être appelé Jésus,
Au-dessus des songeurs étudiant les bibles,
Le sanglot effrayant des bouches invisibles.

Quand donc pourra-t-on dire : Hommes, le mal n’est plus;
Quand verra-t-on finir le flux et le reflux;

O nuit! ce qui sortit de Jésus, c’est Caïphe.

Le tigre, ayant encor de ce sang à la griffe,
Remonta sur l’autel et dit : je suis l’agneau.
Christ, ce libérateur, ne brisa qu’un anneau
De la chaîne du mal, du meurtre et de la guerre;
Lui mort, son dogme, hélas! servit à la refaire;
La tiare s’accrut de son gibet. Jésus,
Dans les cieux au-delà du sépulcre aperçus,
S’en alla, comme Abel, comme Job, comme Elie;
Quand il eut disparu, l’œuvre étant accomplie,
En même temps qu’au loin se répandait sa loi :
« – Vivez! aimez; marchez! délivrez! ayez foi! – »
Le serpent relevait son front dans les décombres,
Et l’on vit, ô frisson! ô deuil! des prêtres sombres
Aiguiser des poignards à ses préceptes saints,
Et de l’assassiné naître des assassins!
Ghisleri, Borgia, Caraffa, Dominique!… –
Faites donc que jamais l’homme ne soit inique,
Et que jamais le prêtre, impie et solennel,
N’emploie à quelque usage infâme l’Eternel!

La flagellation du Christ n’est pas finie.
Tout ce qu’il a souffert dans sa lente agonie,
Au mont des oliviers et dans les carrefours,
Sous la croix, sur la croix, il le souffre toujours.
Après le Golgotha, Jésus, ouvrant son aile,
A beau s’être envolé dans l’étoile éternelle;
il a beau resplendir, superbe et gracieux,
Dans la sérénité magnifique des cieux,
Dans la gloire, parmi les archanges solaires,
Au-dessus des douleurs, au-dessus des colères,
Au-dessus du nuage âpre et confus des jours;
Chaque fois que sur terre et dans nos temples sourds
Et dans nos vils palais, des docteurs et des scribes
Versent sur l’innocent leurs lâches diatribes,
Chaque fois que celui qui doit enseigner, ment,
Chaque fois que d’un traître il jaillit un serment,
Chaque fois que le juge, après une prière,
Jette au peuple ce mot : Justice! et, par-derrière,
Tend une main hideuse à l’or mystérieux,
Chaque fois que le prêtre, époussetant ses dieux,
Chante au crime Hosanna, bat des mains aux désastres,
Et dit : gloire à César! Là-haut, parmi les astres,
Dans l’azur qu’aucun souffle orageux ne corrompt,
Christ frémissant essuie un crachat sur son front.

– Torquemada, j’entends le bruit de ta cognée.
Tes bras sorti nus, ta face est de sueur baignée;
À quoi travailles-tu seul dans ton noir sentier; –
Torquemada répond : – Je suis le charpentier.
Et j’ai la hache au poing dans ce monde où nous sommes.
– Qu’est-ce donc que tu fais; – Un bûcher pour les hommes
– Avec quel bois; – Avec la croix de Jésus-Christ.

Après avoir courbé sous la loi qui flétrit
Et sous la loi qui tue, hélas! cet être auguste,
Après avoir cloué sur le gibet ce juste
D’où ruisselle le sang et d’où le pardon sort,
Devant l’obscurité des sentences de mort,
Devant l’affreux pouvoir d’ôter la vie, et d’être
Celui qui fait mourir, mais qui ne fait pas naître,
Devant le tribunal, devant le cabanon,
Devant le glaive, l’homme a-t-il reculé? non.
Sous cette croix que charge une horreur inconnue,
Ce qu’on nomme ici-bas Justice, continue.
Ce spectre aveugle et sourd, dont l’ombre est le manteau,
A peine se souvient d’avoir à ce poteau
Attaché cette immense innocence étoilée.

En présence du bien, du mal, dans la mêlée
Des fautes, des erreurs, où le juste périt,
Pas un juge n’a peur de ce mot : Jésus-Christ!
Le Calvaire n’a point découragé la Grève;
Montfaucon à côté du Golgotha s’élève;
Et le Messie a pu mourir sans éclairer.
L’homme n’a pas cessé de se dénaturer
Dans le tragique orgueil de condamner son frère.
L’ouverture hideuse, infâme, téméraire,
Du sépulcre au milieu des lois, c’est là le port;
Et le noir genre humain s’abrite dans la mort.

Tristes juges! ô deuil! quoi! pas un ne s’arrête!
Le grand spectre qui porte au-dessus de sa tête
L’écriteau ténébreux et flamboyant : INRI,
Pâle, éploré, sanglant, fouetté, percé, meurtri,
Pend devant eux au bois de la croix douloureuse,
Tandis que chaque mot prononcé par eux, creuse
Une fosse dans l’ombre et dresse un échafaud :
A mort cet homme! à mort cette femme! il le faut!
A mort le fils du peuple! à mort l’enfant du chaume!
– Vous ne voyez donc pas mes clous! dit le fantôme.

Et que de justes morts! Que de bons condamnés!
Que de saints, d’un arrêt infâme couronnés!
O martyre! escalade horrible du supplice!
Le meurtre fier, sacré, public; la loi complice!
Flots du sang innocent! Si, sur quelque sommet,
L’homme des anciens jours, Jacob se rendormait,
il reverrait encore une ascension d’anges,
Pensifs, purs, tout baignés de lumières étranges,
Montant l’un après l’autre, ayant de l’orient
Et de l’immensité sur leur front souriant,
Ceux-ci levant leurs mains, ceux-là dressant leur aile,
Calmes, éblouissants, sereins, et cette échelle,
Sœur de celle que l’ombre à ses yeux dérobait,
Hélas, n’aboutit pas au ciel, mais au gibet.

Oh! puisque c’est ainsi que les choses sont faites,
Puisque toujours la terre égorge ses prophètes,
Qu’est-ce qu’on doit penser et croire, ô vastes cieux!
Contre la vérité le prêtre est factieux;
Tous les cultes, soufflant l’enfer de leurs narines,
Mâchent des ossements mêlés à leurs doctrines;
Tous se sont proclamés vrais sous peine de mort;
Pas un autel sur terre, hélas, n’est sans remord.
Les faux dieux ont partout laissé leur cicatrice
A la nature, sainte et suprême matrice;
Partout l’homme est méchant, cœur vil sous un oeil fier,
Et mérite la chute immense de l’éclair;
Toute divinité dans ses mains dégénère
En idole, et devient digne aussi du tonnerre.
Qui donc a tort; qui donc a raison; que penser;
Dieu semble chaque jour plus avant s’enfoncer
Dans la profondeur sourde et fatale du vide;
Le Zend est ténébreux; le Talmud est livide;
Nul ne sait ce qu’un temple, et le dieu qu’on y sent,
Aime mieux voir fumer, de l’encens, ou du sang;
Toute église a le meurtre infiltré dans ses dalles;
Les chaires font en bas d’inutiles scandales,
Les foudres font en haut d’inutiles éclairs;
Ce qu’on doit faire avec ce qu’on doit croire, hélas!
Presque toujours conteste et rarement s’accorde.
L’abîme profond s’ouvre; un dogme est une corde
Qui pend dans l’ombre énorme et se perd dans le puits.

Ainsi mourut Jésus; et les peuples depuis,
Atterrés, ont senti que l’inconnu lui-même
Leur était apparu dans cet Homme Suprême,
Et que son évangile était pareil au ciel.
Le Golgotha, funeste et pestilentiel,
Leur semble la tumeur difforme de l’abîme;
Fauve, il se dresse au fond mystérieux du crime;
Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu
Où la religion, sinistre, tua Dieu.

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