La Machine à explorer le temps

Chapitre 7UN COUP INATTENDU

« TANDIS que je méditais sur ce trop parfait triomphe del’homme, la pleine lune, jaune et gibbeuse, surgit au nord-est,d’un débordement de lumière argentée. Les brillants petits êtrescessèrent de s’agiter au-dessous de moi, un hibou silencieuxvoltigea, et je frissonnai à l’air frais de la nuit. Je me décidaià descendre et à trouver un endroit où je pourrais dormir.

« Des yeux je cherchai l’édifice que je connaissais. Puis monregard se prolongea jusqu’au Sphinx Blanc sur son piédestal debronze, de plus en plus distinct à mesure que la lune montantedevenait plus brillante. Je pouvais voir, tout auprès, le bouleauargenté. D’un côté, le fourré enchevêtré des rhododendrons, sombredans la lumière pâle ; de l’autre, la petite pelouse. Un doutesingulier glaça ma satisfaction.

« Non, me dis-je résolument, ce n’est pas la « pelouse. »

« Mais c’était bien la pelouse, car la face lépreuse et blême duSphinx était tournée de son côté. Imaginez-vous ce que je dusressentir lorsque j’en eus la parfaite conviction. Mais vous ne lepourrez pas… La Machine avait disparu !

« À ce moment, comme un coup de fouet à travers la face, me vintà l’idée la possibilité de perdre ma propre époque, d’être laisséimpuissant dans cet étrange nouveau monde. Cette seule penséem’était une réelle angoisse physique. Je la sentais m’étreindre lagorge et me couper la respiration. Un instant après, j’étais enproie à un accès de folle crainte et je me mis à dévaler lacolline, si bien que je m’étalai par terre de tout mon long et mefis cette coupure au visage. Je ne perdis pas un moment à étancherle sang, mais sautant de nouveau sur mes pieds, je me remis àcourir avec, au long des joues et du menton, le petit ruissellementtiède du sang que je perdais. Pendant tout le temps que je courus,j’essayai de me tranquilliser :

« “Ils l’ont changée de place ; ils l’ont poussée sous lesbuissons, hors du chemin.”

« Néanmoins, je courais de toutes mes forces. Tout le temps,avec cette certitude qui suit parfois une terreur excessive, jesavais qu’une pareille assurance était simple folie, je savaisinstinctivement que la Machine avait été transportée hors de monatteinte. Je respirais avec peine. Je suppose avoir parcouru ladistance entière de la crête de la colline à la petite pelouse,trois kilomètres environ, en dix minutes, et je ne suis plus unjeune homme. En courant, je maudissais tout haut la folle confiancequi m’avait fait abandonner la Machine, et je gaspillais ainsi monsouffle. Je criais de toutes mes forces et personne ne répondait.Aucune créature ne semblait remuer dans ce monde que seuleéclairait la clarté lunaire.

« Quand je parvins à la pelouse, mes pires craintes setrouvèrent réalisées. Nulle trace de la Machine. Je me sentisdéfaillant et glacé lorsque je fus devant l’espace vide, parmi lesombre enchevêtrement des buissons. Courant furieusement, j’en fisle tour, comme si la Machine avait pu être cachée dans quelquecoin, puis je m’arrêtai brusquement, m’étreignant la tête de mesmains. Au-dessus de moi, sur son piédestal de bronze, le SphinxBlanc dominait, lépreux, luisant aux clartés de la lune quimontait. Il paraissait sourire et se railler de maconsternation.

« J’aurais pu me consoler en imaginant que les petits êtresavaient rangé la Machine sous quelque abri, si je n’avais pas étéconvaincu de leur imperfection physique et intellectuelle. C’est làce qui me consternait : le sens de quelque pouvoir jusque-làinsoupçonné, par l’intervention duquel mon invention avait disparu.Cependant j’étais certain d’une chose : à moins que quelque autreépoque ait produit son exact duplicata, la Machine ne pouvaits’être mue dans le temps, les attaches des leviers empêchant, quandceux-ci sont enlevés – je vous en montrerai tout à l’heure laméthode –, que quelqu’un expérimente d’une façon quelconque laMachine. On l’avait emportée et cachée seulement dans l’espace.Mais alors où pouvait-elle bien être ?

« Je crois que je dus être pris de quelque accès defrénésie ; je me rappelle avoir exploré à la clarté de lalune, en une précipitation violente, tous les buissons quientouraient le Sphinx et avoir effrayé une espèce d’animal blanc,que, dans la clarté confuse, je pris pour un petit daim. Je merappelle aussi, tard dans la nuit, avoir battu les fourrés avec mespoings fermés jusqu’à ce que, à force de casser les menuesbranches, mes jointures fussent tailladées et sanglantes. Puis,sanglotant et délirant dans mon angoisse, je descendis jusqu’augrand bâtiment de pierre. La grande salle était obscure,silencieuse et déserte. Je glissai sur le sol inégal et tombai surl’une des tables de malachite, me brisant presque le tibia.J’allumai une allumette et pénétrai au-delà des rideaux poussiéreuxdont je vous ai déjà parlé.

« Là, je trouvai une autre grande salle couverte de coussins,sur lesquels une vingtaine environ de petits êtres dormaient. Jesuis sûr qu’ils trouvèrent ma seconde apparition assez étrange,surgissant tout à coup des ténèbres paisibles avec des bruitsinarticulés et le craquement et la flamme soudaine d’une allumette.Car ils ne savaient plus ce que c’était que des allumettes.

« Où est la Machine ? » commençai-je, braillant comme unenfant en colère, les prenant et les secouant tour à tour.

« Cela dut leur sembler fort drôle. Quelques-uns rirent, laplupart semblaient douloureusement effrayés. Quand je les vis quim’entouraient, il me vint à l’esprit que je faisais la pire sottiseen essayant de faire revivre chez eux la sensation de peur. Car,raisonnant d’après leur façon d’être pendant le jour, je supposaisqu’ils avaient oublié leurs frayeurs.

« Brusquement, je jetai l’allumette et, heurtant quelqu’un dansma course, je sortis en courant à travers la grande salle à mangerjusque dehors sous la clarté lunaire. J’entendis des cris deterreur et leurs petits pieds courir et trébucher de-ci, de-là. Jene me rappelle pas tout ce que j’ai pu faire pendant que la luneparcourait le ciel. Je suppose que c’était la nature imprévue de maperte qui m’affolait. Je me sentais sans espoir séparé de ceux demon espèce – étrange animal dans un monde inconnu. Je dus sansdoute errer en divaguant, criant et vociférant contre Dieu et leDestin. J’ai souvenir d’une horrible fatigue, tandis que la longuenuit de désespoir s’écoulait ; je me rappelle avoir cherchédans tel ou tel endroit impossible, tâtonné parmi les ruines ettouché d’étranges créatures dans l’obscurité, et à la fin m’êtreétendu près du Sphinx et avoir pleuré misérablement, car même macolère d’avoir eu la folie d’abandonner la Machine était partieavec mes forces. Il ne me restait rien que ma misère. Puis jem’endormis, lorsque je m’éveillai, il faisait jour et un couple demoineaux sautillait autour de moi sur le gazon, à portée de mamain.

« Je m’assis, essayant, dans la fraîcheur du matin, de merappeler comment j’étais venu là et pourquoi j’avais une pareillesensation d’abandon et de désespoir. Alors les choses me revinrentclaires à l’esprit. Avec la lumière distincte et raisonnable, jepouvais nettement envisager ma situation. Je compris la follestupidité de ma frénésie de la veille et je pus me raisonner.

« Supposons le pire, disais-je. Supposons la Machinedéfinitivement perdue, détruite peut-être ? Il m’estnécessaire d’être calme et patient ; d’apprendre les manièresd’être de ces gens ; d’acquérir une idée nette de la façondont ma perte s’était faite, et les moyens d’obtenir des matériauxet des outils, de façon à pouvoir peut-être, à la fin, faire uneautre machine. Ce devait être là ma seule espérance, une pauvreespérance, sans doute, mais meilleure que le désespoir. Et aprèstout, c’était un monde curieux et splendide.

« Mais probablement la Machine n’avait été que soustraite.Encore fallait-il être calme et patient, trouver où elle avait étécachée, et la ravoir par ruse ou par force. Je me mis péniblementsur mes pieds et regardai tout autour de moi, me demandant où jepourrais procéder à ma toilette. Je me sentais fatigué, roide etsali par le voyage. La fraîcheur du matin me fit désirer unefraîcheur égale. J’avais épuisé mon émotion. À vrai dire, encherchant ce qu’il me fallait, je fus surpris de mon excitation dela veille. J’examinai soigneusement le sol de la petite pelouse. Jeperdis du temps en questions futiles, faites du mieux que je pus àceux des petits êtres qui s’approchaient. Aucun ne parvint àcomprendre mes gestes ; certains restèrent tout simplementstupides ; d’autres crurent à une plaisanterie et me rirent aunez. Ce fut pour moi la tâche la plus difficile au monde d’empêchermes mains de gifler leurs jolies faces rieuses. C’était uneimpulsion absurde, mais le démon engendré par la crainte et lacolère aveugle était mal contenu et toujours impatient de prendreavantage de ma perplexité. Le gazon me fut de meilleur conseil.Environ à moitié chemin du piédestal et des empreintes de pas quisignalaient l’endroit où, à mon arrivée, j’avais dû remettre deboutla Machine, je trouvai une traînée dans le gazon. Il y avait, àcôté, d’autres traces de transport avec d’étroites et bizarresmarques de pas comme celles que j’aurais pu imaginer faites par unde ces curieux animaux qu’on appelle des paresseux. Cela ramena monattention plus près du piédestal. Il était de bronze, comme jecrois vous l’avoir dit. Ce n’était pas un simple bloc, mais ilétait fort bien décoré, sur chaque côté, de panneaux profondémentencastrés. Je les frappai tour à tour. Le piédestal était creux. Enexaminant avec soin les panneaux, j’aperçus entre eux et les cadresun étroit intervalle. Il n’y avait ni poignées, ni serrures, maispeut-être que les panneaux, s’ils étaient des portes comme je lesupposais, s’ouvraient en dedans. Une chose maintenant était assezclaire à mon esprit, et il ne me fallut pas un grand effort mentalpour inférer que ma Machine était dans ce piédestal. Mais commentelle y était entrée, c’était une autre question.

« Entre les buissons et sous les pommiers couverts de fleurs,j’aperçus les têtes de deux petites créatures drapées d’étoffesorange, venant vers moi. Je me tournai vers elles en leur souriantet leur faisant signe de s’approcher. Elles vinrent, et leurindiquant le piédestal de bronze, j’essayai de leur faire entendreque je désirais l’ouvrir. Mais dès mes premiers gestes, elles secomportèrent d’une façon très singulière. Je ne sais comment vousrendre leur expression. Supposez que vous fassiez à une damerespectable des gestes grossiers et malséants – elles avaient l’airqu’elle aurait pris. Elles s’éloignèrent comme si elles avaientreçu les pires injures. J’essayai ensuite l’effet de ma mimique surun petit bonhomme vêtu de blanc et à l’air très doux : le résultatfut exactement le même. En un sens son attitude me rendit touthonteux. Mais vous comprenez, je voulais retrouver la Machine, etje recommençai ; quand je le vis tourner les talons comme lesautres, ma mauvaise humeur eut le dessus. En trois enjambées, jel’eus rejoint, attrapé par la partie flottante de son vêtementautour du cou, et je le traînai du côté du Sphinx. Mais sa figureavait une telle expression d’horreur et de répugnance que je lelâchai.

« Cependant je ne voulais pas encore m’avouer battu ; jeheurtai de mes poings les panneaux de bronze. Je crus entendrequelque agitation à l’intérieur – pour être plus clair, je crusdistinguer des rires étouffés – mais je dus me tromper. Alorsj’allai chercher au fleuve un gros caillou et me remis à martelerun panneau, jusqu’à ce que j’eusse aplati le relief d’unedécoration et que le vert-de-gris fût tombé par plaques poudreuses.Les fragiles petits êtres durent m’entendre frapper à violentesreprises, jusqu’à quinze cents mètres ; mais ils ne sedérangèrent pas. Je pouvais les voir par groupes sur les pentes,jetant de mon côté des regards furtifs. Enfin, essoufflé etfatigué, je m’assis pour surveiller la place. Mais j’étais tropagité pour rester longtemps tranquille. Je suis trop occidentalpour une longue faction. Je pourrais travailler au même problèmependant des années, mais rester inactif vingt-quatre heures – c’estune autre affaire.

« Au bout d’un instant je me levai et je me mis à marcher sansbut à travers les fourrés et vers la colline.

« Patience, me disais-je, si tu veux avoir ta Machine, il tefaut laisser le Sphinx tranquille. S’ils veulent la garder, il estinutile d’abîmer leurs panneaux de bronze, et s’ils ne veulent pasla garder, ils te la rendront aussitôt que tu pourras la leurréclamer. S’acharner, parmi toutes ces choses inconnues, sur uneénigme comme celle-là est désespérant. C’est le chemin de lamonomanie. Affronte ce monde nouveau. Apprends ses mœurs,observe-le, abstiens-toi de conclusion hâtive quant à sesintentions. À la fin tu trouveras le fil de tout cela. »

« Alors je m’aperçus tout à coup du comique de la situation : lapensée des années que j’avais employées en études et en labeurspour parvenir aux âges futurs, et maintenant l’ardente angoissed’en sortir. Je m’étais fabriqué le traquenard le plus compliqué etle plus désespérant qu’un homme eût jamais imaginé. Bien que ce fûtà mes propres dépens, je ne pouvais m’en empêcher : je riais auxéclats.

« Comme je traversais le grand palais, il me sembla que lespetits êtres m’évitaient. Était-ce simple imagination de mapart ? ou l’effet de mes coups de pierre dans les portes debronze ? Quoi qu’il en soit, j’étais à peu près sûr qu’ils mefuyaient. Je pris soin néanmoins de ne rien laisser paraître, et dem’abstenir de les poursuivre ; au bout de deux ou trois jours,les choses se remirent sur le même pied qu’auparavant. Je fis tousles progrès que je pus dans leur langage et de plus je poussai desexplorations ici et là. À moins que je n’eusse pas aperçu quelquepoint subtil, leur langue était excessivement simple – presqueexclusivement composée de substantifs concrets et de verbes. Il neparaissait pas y avoir beaucoup – s’il y en avait – de termesabstraits, et ils employaient peu la langue figurée. Leurs phrasesétaient habituellement très simples, composées de deux mots, et jene pouvais leur faire entendre – et comprendre moi-même – que lesplus simples propositions. Je me décidai à laisser l’idée de maMachine et le mystère des portes de bronze autant que possible àl’écart, jusqu’à ce que mes connaissances augmentées pussent m’yramener d’une façon naturelle. Cependant un certain sentiment,comme vous pouvez le comprendre, me retenait dans un cercle dequelques kilomètres autour du lieu de mon arrivée.

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