La Machine à explorer le temps

Chapitre 8EXPLORATIONS

Aussi loin que je pouvais voir, le monde étalait la mêmeexubérante richesse que la vallée de la Tamise. De chaque collineque je gravis, je pus voir la même abondance d’édifices splendides,infiniment variés de style et de manière ; les mêmes épaistaillis de sapins, les mêmes arbres couverts de fleurs et les mêmesfougères géantes. Ici et là, de l’eau brillait comme de l’argent,et au-delà, la campagne s’étendait en bleues ondulations decollines et disparaissait au loin dans la sérénité du ciel. Untrait particulier, qui attira bientôt mon attention, fut laprésence de certains puits circulaires, plusieurs, à ce qu’il mesembla, d’une très grande profondeur. L’un d’eux était situé auprèsdu sentier qui montait la colline, celui que j’avais suivi lors dema première excursion. Comme les autres, il avait une margelle debronze curieusement travaillé, et il était protégé de la pluie parune petite coupole. Assis sur le rebord de ces puits, et scrutantleur obscurité profonde, je ne pouvais voir aucun reflet d’eau, niproduire la moindre réflexion avec la flamme de mes allumettes.Mais dans tous j’entendis un certain son : un bruit sourd, parintervalles, comme les battements d’une énorme machine ; etd’après la direction de la flamme de mes allumettes, je découvrisqu’un courant d’air régulier était établi dans les puits. En outre,je jetai dans l’orifice de l’un d’eux une feuille de papier, et aulieu de descendre lentement en voltigeant, elle fut immédiatementaspirée et je la perdis de vue.

« En peu de temps, j’en vins à établir un rapport entre cespuits et de hautes tours qui s’élevaient, çà et là, sur lespentes ; car il y avait souvent au-dessus d’elles ce mêmetremblotement d’air que l’on voit par une journée très chaudeau-dessus d’une grève brûlée de soleil. En rassemblant cesobservations, j’arrivai à la forte présomption d’un système deventilation souterraine, dont il m’était difficile d’imaginer lebut véritable. Je fus incliné d’abord à l’associer à l’organisationsanitaire de ce monde. C’était une conclusion qui tombait sous lesens, mais elle était absolument fausse.

« Il me faut admettre ici que je n’appris que fort peu de chosedes égouts, des horloges, des moyens de transports et autrescommodités, pendant mon séjour dans cet avenir réel. Dansquelques-unes des visions d’Utopie et des temps à venir que j’ailues, il y avait des quantités de détails sur la construction, lesarrangements sociaux, et ainsi de suite. Mais ces détails, qui sontassez facile à obtenir quand le monde entier est contenu dans votreseule imagination, sont absolument inaccessibles à un véritablevoyageur, surtout parmi la réalité telle que je la rencontrai là.Imaginez-vous ce qu’un nègre arrivant de l’Afrique centraleraconterait de Londres ou de Paris à son retour dans satribu ! Que saurait-il des compagnies de chemin de fer, desmouvements sociaux, du téléphone et du télégraphe, des colispostaux, des mandats-poste et autres choses de ce genre ? Etcependant nous, du moins, lui expliquerions volontiers toutcela ! Et même ce qu’il saurait bien, pourrait-il seulement lefaire concevoir à un ami de sa savane ? Et puis, songez au peude différence qu’il y a entre un nègre et un blanc de notre époque,et quel immense intervalle me séparait de cet âge heureux !J’avais conscience de côtoyer des choses cachées qui contribuaientà mon confort ; mais, excepté l’impression d’une organisationautomatique, je crains de ne pas vous faire suffisamment saisir ladifférence entre notre civilisation et la leur.

« Pour ce qui est des sépultures, par exemple, je ne pouvaisvoir aucun signe de crémation, ni rien qui puisse faire penser àdes tombes ; mais il me vint à l’idée qu’il pouvait existerdes cimetières ou des fours crématoires quelque part au-delà de monchamp d’exploration. Ce fut là une question que je me posai et surce point ma curiosité fut absolument mise en déroute. La chosem’embarrassait et je fus amené à faire une remarque ultérieure quim’embarrassa encore plus : c’est qu’il n’y avait parmi ces gensaucun individu âgé ou infirme.

« Je dois avouer que la satisfaction que j’avais de ma premièrethéorie d’une civilisation automatique et d’une humanité endécadence ne dura pas longtemps. Cependant, je n’en pouvaisconcevoir d’autre. Laissez-moi vous exposer mes difficultés. Lesdivers grands palais que j’avais explorés n’étaient que de simplesrésidences, de grandes salles à manger et d’immenses dortoirs.

Je ne pus trouver ni machines, ni matériel d’aucune sorte.Pourtant ces gens étaient vêtus de beaux tissus qu’il fallait bienrenouveler de temps à autre, et leurs sandales, quoique sansornements, étaient des spécimens assez complexes de travailmétallique. D’une façon ou d’une autre, il fallait les fabriquer.Et ces petites créatures ne faisaient montre d’aucun vestige detendances créatrices ; il n’y avait ni boutiques, ni ateliers.Ils passaient tout leur temps à jouer gentiment, à se baigner dansle fleuve, à se faire la cour d’une façon à demi badine, à mangerdes fruits et à dormir. Je ne pouvais me rendre compte de lamanière dont tout cela durait et se maintenait.

« Mais revenons à la Machine du Temps ; quelqu’un, je nesavais qui, l’avait enfermée dans le piédestal creux du SphinxBlanc. Pourquoi ?

« J’étais absolument incapable de l’imaginer, pas plus qu’il nem’était possible de découvrir l’usage de ces puits sans eau et deces colonnes de ventilation. Il me manquait là un fil conducteur.Je sentais… comment vous expliquer cela ? Supposez que voustrouviez une inscription, avec des phrases ici et là claires etécrites en excellent anglais, mais interpolées, d’autres faites demots, de lettres même qui vous soient absolument inconnues !Eh bien, le troisième jour de ma visite, c’est de cette manière quese présentait à moi le monde de l’an huit cent deux mil sept centun.

« Ce jour-là aussi je me fis une amie – en quelque sorte. Commeje regardais quelques-uns de ces petits êtres se baigner dans uneanse du fleuve, l’un d’entre eux fut pris de crampes et dériva aufil de l’eau. Le courant principal était assez tort, mais peuredoutable, même pour un nageur ordinaire. Vous aurez une idée del’étrange indifférence de ces gens, quand je vous aurai ditqu’aucun d’eux ne fit le moindre effort pour aller au secours dupetit être qui, en poussant de faibles cris, se noyait sous leursyeux. Quand je m’en aperçus, je défis en hâte mes vêtements et,entrant dans le fleuve un peu plus bas, j’attrapai la pauvrecréature et la ramenai sur la berge. Quelques vigoureuses frictionsla ranimèrent bientôt et j’eus la satisfaction de la voircomplètement remise avant que je ne parte. J’avais alors si peud’estime pour ceux de son espèce que je n’espérais d’elle aucunegratitude. Cette fois, cependant, j’avais tort.

« Cela s’était passé le matin ; l’après-midi, au retourd’une exploration, je revis la petite créature, une femme à ce queje pouvais croire, et elle me reçut avec des cris de joie etm’offrit une guirlande de fleurs, évidemment faite à mon intention.Je fus touché de cette attention. Je m’étais senti quelque peuisolé, et je fis de mon mieux pour témoigner combien j’appréciaisle don. Bientôt nous fûmes assis sous un bosquet et engagés dansune conversation, composée surtout de sourires. Les témoignagesd’amitié de la petite créature m’affectaient exactement commel’auraient fait ceux d’un enfant. Nous nous présentions des fleurset elle me baisait les mains. Je baisais aussi les siennes. Puisj’essayai de converser et je sus qu’elle s’appelait Weena, nom quime sembla suffisamment approprié, encore que je n’eusse la moindreidée de sa signification. Ce fut là le commencement d’une étrangeamitié qui dura une semaine et se termina comme je vous ledirai.

« Elle était absolument comme une enfant. Elle voulait sanscesse être avec moi. Elle tâchait de me suivre partout, et à monvoyage suivant, j’avais le cœur serré de la voir s’épuiser defatigue et je dus la laisser enfin, à bout de forces et m’appelantplaintivement. Car il me fallait pénétrer les mystères de ce monde.Je n’étais pas venu dans le futur, me disais-je, pour mener à bienun flirt en miniature. Pourtant sa détresse quand je la laissaisétait grande ; ses plaintes et ses reproches à nos séparationsétaient parfois frénétiques et je crois qu’en somme je retirais deson attachement autant d’ennuis que de réconfort. Néanmoins elleétait une diversion salutaire. Je croyais que ce n’était qu’unesimple affection enfantine qui l’avait attachée à moi. Jusqu’à cequ’il fût trop tard, je ne sus pas clairement quel mal je lui avaisfait pendant ce séjour. Jusqu’alors, je ne sus pas non plusexactement tout ce qu’elle avait été pour moi. Car, par ses marquesd’affection et sa manière futile de montrer qu’elle s’inquiétait demoi, la curieuse petite poupée donnait à mon retour au voisinage duSphinx Blanc presque le sentiment du retour chez soi et, dès lesommet de la colline, je cherchais des yeux sa délicate figure pâleet blonde.

Ce fut par elle aussi que j’appris que la crainte n’avait pasdisparu de la terre. Elle était assez tranquille dans la journée etavait en moi la plus singulière confiance ; car, une fois, enun moment d’impatience absurde, je lui fis des grimaces menaçantes,et elle se mit tout simplement à rire. Mais elle redoutait l’ombreet l’obscurité, et elle avait peur des choses noires. Les ténèbresétaient pour elle la seule chose effrayante. C’était une émotionsingulièrement violente. Je remarquai alors, entre autres choses,que ces petits êtres se rassemblaient dès la nuit à l’intérieur desgrands édifices et dormaient par groupes. Entrer au milieu d’euxsans lumière les jetait dans une tumultueuse panique. Jamais aprèsle coucher du soleil je n’en ai rencontré un seul dehors ou dormantisolé. Cependant je fus assez stupide pour ne pas comprendre quecette crainte devait être une leçon pour moi, et, en dépit de ladétresse de Weena, je m’obstinai à coucher à l’écart de cesmultitudes assoupies.

« Cela la troubla beaucoup, mais à la fin sa singulièreaffection pour moi triompha, et, pendant les cinq nuits que duranotre liaison, y compris la dernière nuit de toutes, elle dormitavec sa tête posée sur mon bras. Mais, à vous parler d’elle, jem’écarte de mon récit.

« La nuit qui suivit son sauvetage, je m’éveillai avec l’aurore.J’avais été agité, rêvant fort désagréablement que je m’étais noyéet que des anémones de mer me palpaient le visage avec leursappendices mous. Je m’éveillai en sursaut, avec l’impressionbizarre que quelque animal grisâtre venait de s’enfuir hors de lasalle. J’essayai de me rendormir, mais j’étais inquiet et mal àl’aise. C’était l’heure terne et grise où les choses surgissent desténèbres, ou les objets sont incolores et tout en contours etcependant irréels. Je me levai, sortis dans le grand hall etm’arrêtai sur les dalles de pierre du perron du palais ;j’avais l’intention, faisant de nécessité vertu, de contempler lelever du soleil.

« La lune descendait à l’ouest ; sa clarté mourante et lespremières pâleurs de l’aurore se mêlaient en demi-lueursspectrales. Les buissons étaient d’un noir profond, le sol d’ungris sombre, le ciel terne et triste. Au flanc de la colline, jecrus apercevoir des fantômes. À trois reprises différentes, tandisque je scrutais la pente devant moi, je vis des formes blanches.Deux fois je crus voir une créature blanche, solitaire, ayantl’aspect d’un singe, qui remontait la colline avec rapidité ;une fois, auprès des ruines, je vis trois de ces formes quiportaient un corps noirâtre. Elles faisaient grande hâte et je nepus voir ce qu’elles devinrent. Il semblait qu’elles se fussentévanouies parmi les buissons. L’aube était encore indistincte, vousdevez le comprendre, et j’avais cette sensation glaciale,incertaine, du petit matin que vous connaissez peut-être. Jedoutais de mes yeux.

« Le ciel s’éclaira vers l’est ; la lumière du jour monta,répandit une fois de plus ses couleurs éclatantes sur le monde, etje scrutai anxieusement les alentours. Mais je ne vis aucun vestigede mes formes blanches. C’étaient simplement des apparences dudemi-jour.

« Si ces formes étaient des esprits, me disais-je, je me demandequel pourrait bien être leur âge. Car une théorie fantaisiste deGrant Allen me vint à l’esprit et m’amusa. Si chaque génération quimeurt, argumente-t-il, laisse des esprits, le monde en serafinalement surencombré. D’après cela, leur nombre eût étéincalculable dans environ huit cent mille ans d’ici, et il n’eûtpas été surprenant d’en voir quatre à la fois. Mais la plaisanterien’était pas convaincante et je ne fis que penser à ces formes toutela matinée, jusqu’à ce que l’arrivée de Weena eût chassé cespréoccupations. Je les associais d’une façon vague à l’animal blancque j’avais vu s’enfuir lors de ma première recherche de laMachine. Mais Weena fut une diversion agréable. Pourtant, ilsdevaient bientôt prendre tout de même une bien plus entièrepossession de mon esprit.

« Je crois vous avoir dit combien la température de cet heureuxâge était plus élevée que la nôtre. Je ne puis m’en expliquer lacause. Peut-être le soleil était-il plus chaud, ou la terre plusprès du soleil. On admet ordinairement que le soleil doit serefroidir et s’éteindre rapidement. Mais, peu familiers avec desspéculations telles que celles de Darwin le jeune, nous oublionsque les planètes doivent finalement retourner l’une après l’autre àla masse, source de leur existence. À mesure que se produiront cescatastrophes, le soleil s’enflammera et rayonnera avec une énergienouvelle ; il se pouvait que quelque planète eût subi ce sort.Quelle qu’en soit la raison, il est certain que le soleil étaitbeaucoup plus chaud qu’il ne l’est actuellement.

« Enfin, par un matin très chaud – le quatrième, je crois –,comme je cherchais à m’abriter de la chaleur et de la forte lumièredans quelque ruine colossale, auprès du grand édifice où jemangeais et dormais, il arriva cette chose étrange : grimpant parmices amas de maçonnerie, je découvris une étroite galerie, dontl’extrémité et les ouvertures latérales étaient obstruées par desmonceaux de pierres éboulées. À cause du contraste de la lumièreéblouissante du dehors, elle me parut tout d’abord impénétrablementobscure. J’y pénétrai en tâtonnant, car le brusque passage de laclarté à l’obscurité faisait voltiger devant mes yeux des taches decouleur. Tout à coup, je m’arrêtai stupéfait. Une paire d’yeux,lumineux à cause de la réflexion de la lumière extérieure,m’observait dans les ténèbres.

« La vieille et instinctive terreur des bêtes sauvages merevint. Je serrai les poings et fixai fermement les yeuxétincelants. Puis, la pensée de l’absolue sécurité dans laquellel’humanité paraissait vivre me revint à l’esprit, et je meremémorai aussi son étrange effroi de l’obscurité. Surmontantjusqu’à un certain point mon appréhension, j’avançai d’un pas etparlai. J’avoue que ma voix était dure et mal assurée. J’étendis lamain et touchai quelque chose de doux. Immédiatement les yeux sedétournèrent et quelque chose de blanc s’enfuit en me frôlant. Jeme retournai, la gorge sèche, et vis traverser en courant l’espaceéclairé une petite forme bizarre, rappelant le singe, la têterenversée en arrière d’une façon assez drôle. Elle se heurta contreun bloc de granit, chancela, et disparut bientôt dans l’ombreépaisse que faisait un monceau de maçonnerie en ruine.

« L’impression que j’eus de cet être fut naturellementimparfaite ; mais je pus remarquer qu’il était d’un blancterne et avait de grands yeux étranges d’un gris rougeâtre, etaussi qu’il portait, tombant sur les épaules, une longue chevelureblonde. Mais, comme je l’ai dit, il allait trop vite pour que jepusse le voir distinctement. Je ne peux même pas dire s’il couraità quatre pattes ou seulement en tenant ses membres supérieurs trèsbas. Après un moment d’arrêt, je le suivis dans le second monceaude ruines. Je ne pus d’abord le trouver ; mais après m’êtrehabitué à l’obscurité profonde, je découvris, à demi obstruée parun pilier renversé, une de ces ouvertures rondes en forme de puitsdont je vous ai dit déjà quelques mots. Une pensée soudaine mevint. Est-ce que mon animal avait disparu par ce chemin ? Jecraquai une allumette et, me penchant au-dessus du puits, je viss’agiter une petite créature blanche qui, en se retirant, meregardait fixement de ses larges yeux brillants. Cela me fitfrissonner. Cet être avait tellement l’air d’une araignéehumaine ! Il descendait au long de la paroi et je vis alors,pour la première fois, une série de barreaux et de poignées demétal qui formaient une sorte d’échelle s’enfonçant dans le puits.À ce moment l’allumette me brûla les doigts, je la lâchai et elles’éteignit en tombant ; lorsque j’en eus allumé une autre, lepetit monstre avait disparu.

« Je ne sais pas combien de temps je restai â regarder dans cepuits. Il me fallut un certain temps pour réussir à me persuaderque ce que j’avais vu était quelque chose d’humain. Graduellementla vérité se fit jour : l’Homme n’était pas resté une espèceunique, mais il s’était différencié en deux animauxdistincts ; je devinai que les gracieux enfants du mondesupérieur n’étaient pas les seuls descendants de notre génération,mais que cet être blême, immonde, ténébreux, que j’avais aperçu,était aussi l’héritier des âges antérieurs.

« Je pensai aux hautes tours où l’air tremblotait et à mathéorie d’une ventilation souterraine. Je commençai à soupçonner savéritable importance.

« Que vient faire ce lémurien, me demandais-je, dans mon schémad’une organisation parfaitement équilibrée ? Quel rapportpeut-il bien avoir avec l’indolente sérénité du monded’au-dessus ? Et que se cache-t-il là-dessous, au fond de cepuits ? » Je m’assis sur la margelle, me disant qu’en tous lescas, il n’y avait rien à craindre, et qu’il me fallait descendrelà-dedans pour avoir la solution de mes difficultés. En même temps,j’étais absolument effrayé à l’idée de le faire ! Tandis quej’hésitais, deux des habitants du monde supérieur se poursuivantdans leurs jeux amoureux, l’homme jetant des fleurs à la femme, quis’enfuyait, vinrent jusqu’au pan d’ombre épaisse où j’étais.

« Ils parurent affligés de me trouver là, appuyé contre lepilier renversé et regardant dans le puits. Il était apparemment demauvais goût de remarquer ces orifices ; car lorsquej’indiquai celui où j’étais, en essayant de fabriquer dans leurlangue une question à son sujet, ils furent visiblement beaucoupplus gênés et ils se détournèrent. Mais comme mes allumettes lesintéressaient, j’en enflammai quelques-unes pour les amuser. Jetentai à nouveau de les questionner sur ce puits, mais j’échouaiencore. Aussi je les quittai sur le champ, me proposant d’allerretrouver Weena et voir ce que je pourrais tirer d’elle. Mais monesprit était déjà en révolution, mes suppositions et mesimpressions se désordonnaient et glissaient vers de nouvellessynthèses. J’avais maintenant un fil pour trouver l’objet de cespuits, de ces cheminées de ventilation, et le mystère des fantômes: pour ne rien dire de l’indication que j’avais maintenant quant àla signification des portes de bronze et au sort de la Machine.Très vaguement, une explication se suggéra qui pouvait être lasolution du problème économique qui m’avait intrigué.

« Voici ce nouveau point de vue. Évidemment cette seconde espèced’hommes était souterraine. Il y avait trois faits,particulièrement, qui me faisaient penser que ses rares apparitionsau-dessus du sol étaient dues à sa longue habitude de vivre sousterre. Tout d’abord, il y avait l’aspect blême et étiolé commun àla plupart des animaux qui vivent dans les ténèbres, le poissonblanc des grottes du Kentucky, par exemple ; puis, ces yeuxénormes avec leur faculté de réfléchir la lumière sont des traitscommuns aux créatures nocturnes, témoins le hibou et le chat. Etenfin, cet évident embarras au grand jour, cette fuite précipitée,et cependant maladroite et gauche, vers l’obscurité et l’ombre, etce port particulier de la tête tandis que le monstre était enpleine clarté, tout cela renforçait ma théorie d’une sensibilitéextrême de la rétine.

« Sous mes pieds, par conséquent, la terre devait êtrefantastiquement creusée et percée de tunnels et de galeries, quiétaient la demeure de la race nouvelle. La présence de cheminées deventilation et de puits au long des pentes de la colline – partout,en fait, excepté au long de la vallée où coulait le fleuve –indiquait combien ses ramifications étaient universelles. Quoi deplus naturel que de supposer que c’était dans ce monde souterrainque se faisait tout le travail nécessaire au confort de la race dumonde supérieur ? L’explication était si plausible que jel’acceptai immédiatement, et j’allai jusqu’à donner le pourquoi decette division de l’espèce humaine. Je crois que vous voyez commentse présente ma théorie, encore que, pour moi-même, je dusse bientôtdécouvrir combien elle était éloignée de la réalité.

« Tout d’abord, procédant d’après les problèmes de notre époqueactuelle, il me semblait clair comme le jour que l’extensiongraduelle des différences sociales, à présent simplementtemporaires, entre le Capitaliste et l’Ouvrier ait été la clef dela situation. Sans doute cela vous paraîtra quelque peu grotesque –et follement incroyable – mais il y a dès maintenant des faitspropres à suggérer cette orientation. Nous tendons à utiliserl’espace souterrain pour les besoins les moins décoratifs de lacivilisation ; il y a, à Londres, par exemple, leMétropolitain et récemment des tramways électriques souterrains,des rues et passages souterrains, des restaurants et des atelierssouterrains, et ils croissent et se multiplient. Évidemment,pensais-je, cette tendance s’est développée jusqu’à ce quel’industrie ait graduellement perdu son droit d’existence ausoleil. Je veux dire qu’elle s’était étendue de plus en plusprofondément en de plus en plus vastes usines souterraines, ypassant une somme de temps sans cesse croissante, jusqu’à ce qu’àla fin… Est-ce que, même maintenant un ouvrier de certainsquartiers ne vit pas dans des conditions tellement artificiellesqu’il est pratiquement retranché de la surface naturelle de laterre ?

« De plus, la tendance exclusive de la classe possédante – duesans doute au raffinement croissant de son éducation et à ladistance qui s’augmente entre elle et la rude violence de la classepauvre – la mène déjà à clore dans son intérêt de considérablesparties de la surface du pays. Aux environs de Londres, parexemple. La moitié au moins des plus jolis endroits sont fermés àla foule. Et cet abîme – dû aux procédés plus rationnelsd’éducation et au surcroît de tentations, de facilités et deraffinement des riches –, en s’accroissant, dut rendre de moins enmoins fréquent cet échange de classe à classe, cette élévation parintermariage qui retarde à présent la division de notre espèce pardes barrières de stratification sociale. De sorte qu’à la fin, oneut, au-dessus du sol, les Possédants, recherchant le plaisir, leconfort et la beauté et, au-dessous du sol, les Non-Possédants, lesouvriers, s’adaptant d’une façon continue aux conditions de leurtravail. Une fois là, ils eurent, sans aucun doute, à payer desredevances, et non légères, pour la ventilation de leurscavernes ; et s’ils essayèrent de refuser, on put les affamerou les suffoquer jusqu’au paiement des arrérages. Ceux d’entre euxqui avaient des dispositions à être malheureux ou rebelles durentmourir ; et, finalement, l’équilibre étant permanent, lessurvivants devinrent aussi bien adaptés aux conditions de la viesouterraine et aussi heureux à leur manière que la race du mondesupérieur le fut à la sienne. À ce qu’il me semblait, la beautéraffinée et la pâleur étiolée s’ensuivaient asseznaturellement.

« Le grand triomphe de l’humanité que j’avais rêvé prenait dansmon esprit une forme toute différente. Ce n’avait pas été, comme jel’avais imaginé, un triomphe de l’éducation morale et de lacoopération générale. Je voyais, au lieu de cela, une réellearistocratie, armée d’une science parfaite et menant à saconclusion logique le système industriel d’aujourd’hui. Sontriomphe n’avait pas été simplement un triomphe sur la nature, maisun triomphe à la fois sur la nature et sur l’homme. Ceci, je doisvous en avertir, était ma théorie du moment. Je n’avais aucuncicérone convenable dans ce modèle d’Utopie. Mon explication peutêtre absolument fausse, je crois qu’elle est encore la plusplausible ; mais, même avec cette supposition, la civilisationéquilibrée, qui avait été enfin atteinte, devait avoir depuislongtemps dépassé son zénith, et s’être avancée fort loin vers sondéclin. La sécurité trop parfaite des habitants du monde supérieurles avait amenés insensiblement à la dégénérescence, à unamoindrissement général de stature, de force et d’intelligence.Cela, je pouvais le constater déjà d’une façon suffisamment claire,sans pouvoir soupçonner encore ce qui était arrivé aux habitants dumonde inférieur ; mais d’après ce que j’avais vu des Morlocks– car, à propos, c’était le nom qu’on donnait à ces créatures – jepouvais m’imaginer que les modifications du type humain étaientencore plus profondes que parmi les Éloïs, la belle race que jeconnaissais déjà.

« Alors vinrent des doutes importuns. Pourquoi les Morlocksavaient-ils pris la Machine ? Car j’étais sûr que c’étaienteux qui l’avaient prise. Et pourquoi, si les Éloïs étaient lesmaîtres, ne pouvaient-ils pas me faire rendre ma Machine ?Pourquoi avaient-ils une telle peur des ténèbres ? J’essayai,comme je l’ai dit, de questionner Weena sur ce monde inférieur,mais là encore je fus désappointé. Tout d’abord elle ne voulut pascomprendre mes questions, puis elle refusa d’y répondre. Ellefrissonnait comme si le sujet eût été insupportable. Et lorsque jela pressai peut-être un peu rudement, elle fondit en larmes. Cefurent les seules larmes, avec les miennes, que j’aie vues dans cetâge heureux. Je cessai, en les voyant, de l’ennuyer à propos desMorlocks, et m’occupai seulement à bannir des yeux de Weena cessignes d’un héritage humain. Et bientôt elle sourit et battit desmains tandis que solennellement je craquais une allumette.

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