La Machine à explorer le temps

Chapitre 10QUAND LA NUIT VINT

« JE me trouvai, après cet exploit, dans une situationréellement pire qu’auparavant. Jusque-là, sauf pendant la nuitd’angoisse qui suivit la perte de la Machine, j’avais eu l’espoirréconfortant d’une ultime délivrance, mais cet espoir était ébranlépar mes récentes découvertes. Jusque-là, je m’étais simplement cruretardé par la puérile simplicité des Éloïs et par quelque forceinconnue qu’il me fallait comprendre pour la surmonter ; maisun élément entièrement nouveau intervenait avec l’écœurante espècedes Morlocks – quelque chose d’inhumain et de méchant. J’éprouvaispour eux une haine instinctive. Auparavant, j’avais ressenti ce queressentirait un homme qui serait tombé dans un gouffre : ma seuleaffaire était le gouffre et le moyen d’en sortir. Maintenant je mesentais comme une bête dans une trappe, appréhendant un ennemi quidoit survenir bientôt.

« L’ennemi que je redoutais peut vous surprendre. C’étaitl’obscurité de la nouvelle lune. Weena m’avait mis cela en tête,par quelques remarques d’abord incompréhensibles à propos des nuitsobscures. Ce que signifiait la venue des nuits obscures n’étaitplus maintenant un problème bien difficile à résoudre. La luneétait à son déclin ; chaque jour l’intervalle d’obscuritéétait plus long. Et je compris alors, jusqu’à un certain point aumoins, la raison pour laquelle les petits habitants du mondesupérieur redoutaient les ténèbres. Je me demandai vaguement àquelles odieuses atrocités les Morlocks se livraient pendant lanouvelle lune.

« J’étais maintenant à peu près certain que ma seconde hypothèseétait entièrement fausse. Les habitants du monde supérieurpouvaient bien avoir été autrefois une aristocratie privilégiée, etles Morlocks leurs serviteurs mécaniques, mais tout cela avaitdepuis longtemps disparu. Les deux espèces qui étaient résultées del’évolution humaine déclinaient ou étaient déjà parvenues à desrelations entièrement nouvelles. Les Éloïs, comme les roiscarolingiens, en étaient venus à n’être que des futilitéssimplement jolies : ils possédaient encore la terre par toléranceet parce que les Morlocks, subterranéens depuis d’innombrablesgénérations, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de laterre éclairée par le soleil. Les Morlocks leur faisaient leurshabits, concluais-je, et subvenaient à leurs besoins habituels,peut-être à cause de la survivance d’une vieille habitude dedomestication. Ils le faisaient comme un cheval cabré agite sesjambes de devant ou comme un homme aime à tuer des animaux parsport : parce que des nécessités anciennes et disparues en avaientdonné l’empreinte à l’organisme. Mais manifestement, l’ordre ancienétait déjà en partie inversé. La Némésis des délicats Éloïss’avançait pas à pas. Pendant des âges, pendant des milliers degénérations, l’homme avait chassé son frère de sa part de bien-êtreet de soleil. Et maintenant ce frère réapparaissait transformé.Déjà les Éloïs avaient commencé à rapprendre une vieille leçon. Ilsrefaisaient connaissance avec la crainte. Et soudain me revint àl’esprit le souvenir du repas que j’avais vu préparé dans le mondesubterranéen. Étrangement, ce souvenir me hanta, il n’était pasamené par le cours de mes méditations, mais survenait presque horsde propos.

« J’essayai de me rappeler les formes ; j’avais un vaguesens de quelque chose de familier, mais à ce moment, je ne pouvaisdire ce que c’était.

« Pourtant, quelque impuissants que fussent les petits êtres enprésence de leur mystérieuse crainte, j’étais constituédifféremment. J’arrivais de notre époque, cet âge mûr de la racehumaine, où la crainte ne peut arrêter et où le mystère a perdu sesépouvantes. Moi, du moins, je me défendrais. Sans plus de délai, jedécidai de me faire des armes et une retraite où je pusse dormir.Avec cette retraite comme base, je pourrais affronter ce mondeétrange avec quelque peu de la confiance que j’avais perdue en merendant compte de l’espèce de créatures à laquelle, nuit aprèsnuit, j’allais être exposé. Je sentais que je ne pourrais plusdormir avant que mon lit ne fût en sûreté. Je frémissais d’horreuren pensant à la manière dont ils avaient déjà dû m’examiner.

« J’errai cet après-midi-là au long de la vallée de la Tamise,mais je ne pus rien trouver qui se recommandât comme inaccessible.Tous les arbres et toutes les constructions paraissaient aisémentpraticables pour des grimpeurs aussi adroits que les Morlocksdevaient l’être, à en juger d’après leurs puits. Alors les hautestourelles du Palais de Porcelaine Verte et le miroitement de sesmurs polis me revinrent en mémoire et vers le soir, portant Weenasur mon épaule comme une enfant, je montai la colline, en routevers le sud-ouest. J’avais estimé la distance à environ douze outreize kilomètres, mais elle devait approcher plutôt de dix-huit.J’avais aperçu le palais, la première fois, par un après-midihumide, alors que les distances sont trompeusement diminuées. Enoutre, le talon d’une de mes chaussures ne tenait plus guère et unclou avait percé la semelle – j’avais de vieilles bottinesconfortables pour l’intérieur – de sorte que je boitais. Et ce nefut que longtemps après le coucher du soleil que j’arrivai en vuedu Palais dont la noire silhouette se dressait contre le jaune pâledu ciel.

« Weena avait éprouvé une joie extrême lorsque je commençai à laporter, mais après un certain temps elle désira marcher et courir àmes côtés, s’agenouillant parfois pour cueillir des fleurs dontelle garnissait mes poches. Weena avait toujours éprouvé à l’égardde mes poches un grand embarras, mais à la fin elle en avait concluqu’elles devaient être tout simplement quelque espèce bizarre devases pour des décorations florales. Du moins, les utilisait-elle àcet effet. Et cela me rappelle… ! En changeant de veste j’aitrouvé… »

(Notre ami s’arrêta, mit sa main dans sa poche etsilencieusement plaça sur la petite table deux fleurs fanées assezsemblables à de très grandes mauves blanches ; puis il repritson récit.)

« Comme le calme du soir s’étendait sur le monde et que par-delàla colline nous avancions vers Wimbledon, Weena se trouva fatiguéeet voulut retourner à la maison de pierre grise, mais je luimontrai dans la distance les toits du Palais de Porcelaine Verte,et réussis à lui faire comprendre que nous devions chercher là unrefuge contre la crainte. Vous connaissez cette grande paix quitombe sur les choses au moment ou vient la nuit ? La brisemême s’arrête dans les arbres. Il y a toujours pour moi dans cettetranquillité du soir comme un air d’attente. Le ciel était clair,profond et vide, à part quelques barres horizontales à l’extrêmehorizon, vers le couchant. Ce soir-là l’attente prit la couleur demes craintes. Dans ce calme ténébreux, mes sens parurent avoiracquis une acuité surnaturelle. Je me figurai sentir le sol creuxsous mes pieds et voir même à travers la terre les Morlocks, commedans une fourmilière, allant de-ci, de-là, dans l’attente desténèbres. Dans mon excitation, je m’imaginai qu’ils devaient avoirpris mon irruption dans leurs terriers comme une déclaration deguerre. Et pourquoi avaient-ils saisi ma Machine ?

« Nous continuâmes donc dans la quiétude des choses, et lecrépuscule s’épaissit jusqu’aux ténèbres. Le bleu clair du lointains’effaça, et l’une après l’autre les étoiles parurent. Le soldevint terne et les arbres noirs. Les craintes de Weena et safatigue s’accrurent. Je la pris dans mes bras, lui parlant et lacaressant. Puis, comme l’obscurité augmentait, elle mit ses brasautour de mon cou et fermant les yeux appuya bien fort sa petitefigure sur mon épaule. Nous descendîmes ainsi une longue pentejusque dans la vallée, où, à cause de l’obscurité, je tombaipresque dans une petite rivière ; je la passai à gué et montaile côté opposé de la vallée au-delà de plusieurs palais-dortoirs,et d’une statue – de faune ou de quelque forme de ce genre – àlaquelle il manquait la tête. Là aussi, il y avait des acacias.Jusqu’alors je n’avais rien vu des Morlocks, mais la nuit n’étaitguère avancée et les heures sombres qui allaient précéder le leverde la lune n’étaient pas encore proches.

« Du sommet de la colline, je vis un bois épais s’étendant largeet noir, devant moi. Cela me fit hésiter. Je n’en pouvais voir lafin, ni à droite, ni à gauche. Me sentant fatigué, mes piedssurtout me faisaient très mal – je posai avec précaution Weena àterre et m’assis moi-même sur le gazon. Je n’apercevais plus lePalais de Porcelaine Verte et je n’étais pas sûr de ma direction.Mes yeux essayaient de pénétrer l’épaisseur de la forêt et jepensais à ce qu’elle pouvait recéler. Sous ce dense enchevêtrementde branches, on ne devait plus apercevoir les étoiles. Même s’iln’y avait là aucun danger caché – danger sur lequel je ne tenaispas à lancer mon imagination –, il y aurait les racines contrelesquelles trébucher et les troncs d’arbres contre lesquels seheurter. J’étais aussi extrêmement las, après les excitations de lajournée ; aussi décidai-je de ne pas affronter cet inconnu,mais de passer la nuit au plein air, sur la colline.

« Je fus heureux de voir que Weena dormait profondément, jel’enveloppai soigneusement dans ma veste et m’assis auprès d’ellepour attendre le lever de la lune. La colline était tranquille etdéserte, mais, des ténèbres de la forêt, venait de temps à autrequelque bruit comme celui d’êtres vivants. Au-dessus de moibrillaient les étoiles, car la nuit était très claire. Je mesentais comme amicalement réconforté par leur scintillement.Cependant, je ne trouvais plus au ciel les anciennes constellations: leur lent mouvement, qui est imperceptible pendant des centainesde vies humaines, les avait depuis longtemps réarrangées engroupements qui ne m’étaient plus familiers. Mais la Voie Lactée,me semblait-il, était comme autrefois la même banderole effilochéede poussière d’étoiles. Du côté du sud, d’après ce que je pusjuger, était une étoile rouge très brillante qui était toutenouvelle pour moi ; elle était plus resplendissante encore quenotre Sirius vert. Et parmi tous ces points de lumièrescintillante, une planète brillait vivement d’une clarté régulièreet bienveillante, comme la figure d’un vieil ami.

« La contemplation de ces étoiles effaça soudain mes inquiétudeset toutes les gravités de la vie terrestre. Je songeai à leurincommensurable distance et au cours lent et inévitable de leuracheminement du passé inconnu vers le futur inconnu. Je pensai augrand cycle processionnel que décrit le pôle de la terre. Quarantefois seulement s’était produite cette silencieuse révolutionpendant toutes les années que j’avais traversées. Et pendant cesquelques révolutions, toutes les activités, toutes les traditions,les organisations compliquées, les nations, langages, littératures,aspirations, même le simple souvenir de l’homme tel que je leconnaissais, avaient été balayés du monde. À la place de tout celarestaient ces êtres frêles qui avaient oublié leur haute origine,et ces êtres livides qui m’épouvantaient. Je pensai alors à lagrande peur qui séparait les deux espèces, et pour la premièrefois, avec un frisson subit, je compris clairement d’où pouvaitprovenir la nourriture animale que j’avais vue. Mais c’était trophorrible. Je contemplai la petite Weena dormant auprès de moi, safigure blanche de la pâleur des étoiles, et, aussitôt, je chassaicette pensée.

« Pendant cette longue nuit, j’écartai de mon esprit, du mieuxque je le pus, la pensée des Morlocks, et je fis passer le temps enessayant de me figurer que je pouvais trouver les traces desanciennes constellations dans leur confusion nouvelle. Le cielrestait très clair, à part quelques rares nuages de brume légère.Je dus sans aucun doute m’assoupir à plusieurs reprises. Puis,comme ma veillée s’écoulait, une faible éclaircie monta vers l’est,comme la réflexion de quelque feu incolore, et la lune se leva,mince, effilée et blême. Immédiatement derrière elle, la rattrapantet l’inondant, l’aube vint, pâle d’abord, et puis bientôt rose etardente. Aucun Morlock ne s’était approché. Ou du moins, je n’enavais vu aucun sur la colline cette nuit-là. Et, avec la confianceque ramenait le jour nouveau, il me sembla presque que mes craintesavaient été déraisonnables et absurdes. Je me levai, et m’aperçusque celui de mes pieds que chaussait la bottine endommagée étaitenflé à la cheville et très douloureux sous le talon. De sorte queje m’assis de nouveau, retirai mes chaussures, et les lançai loinde moi, n’importe où.

« J’éveillai Weena, et nous nous mîmes en route vers la forêt,maintenant verte et agréable, au lieu d’obscure et effrayante. Noustrouvâmes quelques fruits avec lesquels nous rompîmes notre jeûne.Bientôt, nous rencontrâmes d’autres Éloïs, riant et dansant ausoleil, comme s’il n’y avait pas dans la nature cette chose quis’appelle la nuit. Alors je repensai à ce repas carnivore quej’avais vu. J’étais certain maintenant d’avoir deviné quel mets lecomposait, et, au fond de mon cœur, je m’apitoyai sur ce dernier etfaible ruisseau du grand fleuve de l’humanité. Évidemment, à uncertain moment du long passé de la décadence humaine, la nourrituredes Morlocks était devenue rare. Peut-être s’étaient-ils nourris derats et autre vermine. Maintenant même, l’homme est beaucoup moinsqu’autrefois délicat et exclusif pour sa nourriture – beaucoupmoins que n’importe quel singe. Son préjugé contre la chair humainen’est pas un instinct bien profondément enraciné. Ainsi donc cesinhumains enfants des hommes… ! J’essayai de considérer lachose d’un point de vue scientifique. Après tout, ils étaient moinshumains et plus éloignés de nous que nos ancêtres cannibales d’il ya trois ou quatre mille ans. Et l’intelligence avait disparu qui,de cet état de choses, eût fait un tourment. À quoi bon metourmenter ? Ces Éloïs étaient simplement un bétail àl’engrais, que, telles les fourmis, les Morlocks gardaient etqu’ils dévoraient – à la nourriture duquel ils pourvoyaient même.Et il y avait là Weena qui gambadait à mes côtés.

« Je cherchai alors à me protéger contre l’horreur quim’envahissait en envisageant la chose comme une punition rigoureusede l’égoïsme humain. L’homme s’était contenté de vivre dans lebien-être et les délices, aux dépens du labeur d’autreshommes ; il avait eu la Nécessité comme mot d’ordre et excuseet, dans la plénitude des âges, la Nécessité s’était retournéecontre lui. J’essayai même une sorte de mépris à la Carlyle pourcette misérable aristocratie en décadence. Mais cette attituded’esprit était impossible. Quelque grand qu’ait été leuravilissement intellectuel, les Éloïs avaient trop gardé de la formehumaine pour ne pas avoir droit à ma sympathie et me faire partagerde force leur dégradation et leur crainte.

« J’avais à ce moment des idées très vagues sur ce que j’allaisfaire. Ma première idée était de m’assurer quelque retraitecertaine et de me fabriquer des armes de métal ou de pierre. Cettenécessité était immédiate. Ensuite, j’espérais me procurer quelquemoyen de faire du feu, afin d’avoir l’arme redoutable qu’était unetorche, car rien, je le savais, ne serait plus efficace contre cesMorlocks. Puis il me faudrait imaginer quelque expédient pourrompre les portes de bronze du piédestal du Sphinx Blanc. J’avaisl’idée d’une sorte de bélier. J’étais persuadé que, si je pouvaisouvrir ces portes et tenir devant moi quelque flamme, jedécouvrirais la Machine et pourrais m’échapper. Je ne pouvaiscroire que les Morlocks fussent assez forts pour la transporterbien loin. J’étais résolu à ramener Weena avec moi dans notreépoque actuelle. En retournant tous ces projets dans ma tête, jepoursuivis mon chemin vers l’édifice que ma fantaisie avait choisipour être notre demeure.

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