La Pucelle d’Orléans

Chant IV

 

ARGUMENT.

Jeanne et Dunois combattent les Anglais. Ce qui leur arrive dansle château d’Hermaphrodix.

 

Si j’étais roi, je voudrais être juste,
Dans le repos maintenir mes sujets,
Et tous les jours de mon empire auguste
Seraient marqués par de nouveaux bienfaits.
Que si j’étais contrôleur des finances,
Je donnerais à quelques beaux esprits,
Par-ci, par-là, de bonnes ordonnances;
Car, après tout, leur travail vaut son prix.
Que si j’étais archevêque à Paris,
Je tâcherais avec le moliniste
D’apprivoiser le rude janséniste.
Mais si j’aimais une jeune beauté,
Je ne voudrais m’éloigner d’auprès d’elle,
Et chaque jour une fête nouvelle,
Chassant l’ennui de l’uniformité,
Tiendrait son coeur en mes fers arrêté.
Heureux amants, que l’absence est cruelle!
Que de dangers on essuie en amour!
On risque, hélas! dès qu’on quitte sa belle,
D’être cocu deux ou trois fois par jour.
Le preux Chandos à peine avait la joie
De s’ébaudir sur sa nouvelle proie,
Que tout à coup Jeanne de rang en rang
Porte la mort, et fait couler le sang.
De Débora la redoutable lance
Perce Dildo si fatal à la France,
Lui qui pilla les trésors de Clairvaux,
Et viola les soeurs de Fontevraux.
D’un coup nouveau les deux yeux elle crève
A Fonkinar, digne d’aller en Grève.
Cet impudent, né dans les durs climats
De l’Hibernie, au milieu des frimas,
Depuis trois ans faisait l’amour en France,
Comme un enfant de Rome ou de Florence.
Elle terrasse et milord Halifax,
Et son cousin l’impertinent Borax,
Et Midarblou qui renia son père,
Et Bartonay qui fit cocu son frère.
A son exemple on ne voit chevalier,
Il n’est gendarme, il n’est bon écuyer,
Qui dix Anglais n’enfile de sa lance.
La mort les suit, la terreur les devance:
On croyait voir en ce moment affreux
Un dieu puissant qui combat avec eux.
Parmi le bruit de l’horrible tempête,
Frère Lourdis criait à pleine tête:
« Elle est pucelle, Anglais, frémissez tous;
C’est saint Denis qui l’arme contre vous;
Elle est pucelle, elle a fait des miracles;
Contre son bras vous n’avez point d’obstacles;
Vite à genoux, excréments d’Albion,
Demandez-lui sa bénédiction. »
Le fier Talbot, écumant de colère,
Incontinent fait empoigner le frère;
On vous le lie, et le moine content,
Sans s’émouvoir, continuait criant:
« Je suis martyr; Anglais, il faut me croire;
Elle est pucelle; elle aura la victoire. »
L’homme est crédule, et dans son faiblecoeur
Tout est reçu; c’est une molle argile.
Mais que surtout il paraît bien facile
De nous surprendre et de nous faire peur!
Du bon Lourdis le discours extatique
Fit plus d’effet sur le coeur des soldats
Que l’amazone et sa troupe héroïque
N’en avaient fait par l’effort de leurs bras.
Ce vieil instinct qui fait croire aux prodiges,
L’esprit d’erreur, le trouble, les vertiges,
La froide crainte, et les illusions,
Ont fait tourner la tête des Bretons.
De ces Bretons la nation hardie
Avait alors peu de philosophie;
Maints chevaliers étaient des esprits lourds
Les beaux esprits ne sont que de nos jours.
Le preux Chandos, toujours plein d’assurance,
Criait aux siens: « Conquérants de la France,
Marchez à droite. » Il dit, et dans l’instant
On tourne à gauche, et l’on fuit en jurant.
Ainsi jadis dans ces plaines fécondes
Que de l’Euphrate environnent les ondes,
Quand des humains l’orgueil capricieux
Voulut bâtir près des voûtes des cieux,
Dieu, ne voulant d’un pareil voisinage,
En cent jargons transmua leur langage.
Sitôt qu’un d’eux à boire demandait,
Plâtre ou mortier d’abord on lui donnait;
Et cette gent, de qui Dieu se moquait,
Se sépara, laissant là son ouvrage.
On sait bientôt aux remparts d’Orléans
Ce grand combat contre les assiégeants:
La Renommée y vole à tire d’aile,
Et va prônant le nom de la Pucelle.
Vous connaissez l’impétueuse ardeur
De nos Français; ces fous sont pleins d’honneur:
Ainsi qu’au bal ils vont tous aux batailles.
Déjà Dunois la gloire des bâtards,
Dunois qu’en Grèce on aurait pris pour Mars,
Et La Trimouille, et La Hire, et Saintrailles,
Et Richemont, sont sortis des murailles,
Croyant déjà chasser les ennemis,
Et criant tous: « Où sont-ils? où sont-ils? »
Ils n’étaient pas bien loin car près desportes
Sire Talbot, homme de très grand sens,
Pour s’opposer à l’ardeur de nos gens,
En embuscade avait mis dix cohortes.
Sire Talbot a depuis plus d’un jour
Juré tout haut par saint George et l’Amour
Qu’il entrerait dans la ville assiégée.
Son âme était vivement partagée:
Du gros Louvet la superbe moitié
Avait pour lui plus que de l’amitié;
Et ce héros, qu’un noble espoir enflamme,
Veut conquérir et la ville et sa dame.
Nos chevaliers à peine ont fait cent pas
Que ce Talbot leur tombe sur les bras;
Mais nos Français ne s’étonnèrent pas.
Champs d’Orléans, noble et petit théâtre
De ce combat terrible, opiniâtre,
Le sang humain dont vous fûtes couverts
Vous engraissa pour plus de cent hivers.
Jamais les champs de Zama, de Pharsale,
De Malplaquet la campagne fatale,
Célèbres lieux couverts de tant de morts,
N’ont vu tenter de plus hardis efforts.
Vous eussiez vu les lances hérissées,
L’une sur l’autre en cent tronçons cassées;
Les écuyers, les chevaux renversés,
Dessus leurs pieds dans l’instant redressés;
Le feu jaillir des coups de cimeterre,
Et du soleil redoubler la lumière;
De tous côtés voler, tomber à bas
Épaules, nez, mentons, pieds, jambes, bras.
Du haut des cieux les anges de la guerre,
Le fier Michel, et l’exterminateur,
Et des Persans le grand flagellateur,
Avaient les yeux attachés sur la terre,
Et regardaient ce combat plein d’horreur.
Michel alors prit la vaste balance
Où dans le ciel on pèse les humains;
D’une main sûre il pesa les destins
Et les héros d’Angleterre et de France.
Nos chevaliers, pesés exactement,
Légers de poids par malheur se trouvèrent:
Du grand Talbot les destins l’emportèrent;
C’était du ciel un secret jugement.
Le Richemont se voit incontinent
Percé d’un trait de la hanche à la fesse;
Le vieux Saintraille au-dessus du genou;
Le beau La Hire, ah! je n’ose dire où;
Mais que je plains sa gentille maîtresse!
Dans un marais La Trimouille enfoncé
N’en put sortir qu’avec un bras cassé:
Donc à la ville il fallut qu’ils revinssent
Tout écloppés, et qu’au lit ils se tinssent.
Voilà comment ils furent bien punis,
Car ils s’étaient moqués de saint Denis.
Comme il lui plaît Dieu fait justice ougrâce;
Quesnel l’a dit, nul ne peut en douter:
Or il lui plut le bâtard excepter
Des étourdis dont il punit l’audace.
Un chacun d’eux, laidement ajusté,
S’en retournait sur un brancard porté,
En maugréant et Jeanne et sa fortune.
Dunois, n’ayant égratignure aucune,
Pousse aux Anglais, plus prompt que les éclairs:
Il fend leurs rangs, se fait jour à travers,
Passe, et se trouve aux lieux où la Pucelle
Fait tout tomber, où tout fuit devant elle.
Quand deux torrents, l’effroi des laboureurs,
Précipités du sommet des montagnes,
Mêlent leurs flots, assemblent leurs fureurs,
Ils vont noyer l’espoir de nos campagnes:
Plus dangereux étaient Jeanne et Dunois,
Unis ensemble et frappant à la fois.
Dans leur ardeur si bien ilss’emportèrent,
Si rudement les Anglais ils chassèrent,
Que de leurs gens bientôt ils s’écartèrent.
La nuit survint; Jeanne et l’autre héros,
N’entendant plus ni Français ni Chandos,
Font tous deux halte en criant: « Vive France! »
Au coin d’un bois où régnait le silence.
Au clair de lune ils cherchent le chemin.
Ils viennent, vont, tournent, le tout en vain;
Enfin rendus, ainsi que leur monture,
Mourants de faim, et lassés de chercher,
Ils maudissaient la fatale aventure
D’avoir vaincu sans savoir où coucher.
Tel un vaisseau sans voile, sans boussole,
Tournoie au gré de Neptune et d’Éole.
Un certain chien, qui passa tout auprès,
Pour les sauver sembla venir exprès;
Ce chien approche, il jappe, il leur fait fête;
Virant sa queue, et portant haut sa tête,
Devant eux marche; et, se tournant cent fois,
Il paraissait leur dire en son patois:
« Venez par là, messieurs, suivez-moi vite;
Venez, vous dis-je, et vous aurez bon gîte. »
Nos deux héros entendirent fort bien
Par ses façons ce que voulait ce chien;
Ils suivent donc, guidés par l’espérance,
En priant Dieu pour le bien de la France,
Et se faisant tous deux de temps en temps
Sur leurs exploits de très beaux compliments.
Du coin lascif d’une vive prunelle,
Dunois lorgnait malgré lui la Pucelle;
Mais il savait qu’à son bijou caché
De tout l’État le sort est attaché,
Et qu’à jamais la France est ruinée,
Si cette fleur se cueille avant l’année.
Il étouffait noblement ses désirs,
Et préférait l’État à ses plaisirs.
Et cependant, quand la route mal sûre
De l’âne saint faisait clocher l’allure,
Dunois ardent, Dunois officieux
De son bras droit retenait la guerrière,
Et Jeanne d’Arc, en clignotant des yeux,
De son bras gauche étendu par derrière
Serrait aussi ce héros vertueux:
Dont il advint tandis qu’ils chevauchèrent,
Que très souvent leurs bouches se touchèrent
Pour se parler tous les deux de plus près
De la patrie et de ses intérêts.
On m’a conté, ma belle Konismare,
Que Charles Douze, en son humeur bizarre,
Vainqueur des rois et vainqueur de l’amour,
N’osa t’admettre à sa brutale cour:
Charles craignit de te rendre les armes;
Il se sentit, il évita tes charmes.
Mais tenir Jeanne et ne point y toucher,
Se mettre à table, avoir faim sans manger,
Cette victoire était cent fois plus belle.
Dunois ressemble à Robert d’Arbrisselle,
A ce grand saint qui se plut à coucher
Entre les bras de deux nonnes fessues,
A caresser quatre cuisses dodues,
Quatre tétons, et le tout sans pécher.
Au point du jour apparut à leur vue
Un beau palais d’une vaste étendue;
De marbre blanc était bâti le mur;
Une dorique et longue colonnade
Porte un balcon formé de jaspe pur;
De porcelaine était la balustrade.
Nos paladins, enchantés, éblouis,
Crurent entrer tout droit en paradis.
Le chien aboie: aussitôt vingt trompettes
Se font entendre, et quarante estafiers
A pourpoints d’or, à brillantes braguettes,
Viennent s’offrir à nos deux chevaliers.
Très galamment deux jeunes écuyers
Dans le palais par la main les conduisent,
Dans des bains d’or filles les introduisent
Honnêtement; puis lavés, essuyés,
D’un déjeuner amplement festoyés,
Dans de beaux lits brodés ils se couchèrent,
Et jusqu’au soir en héros ils ronflèrent.
Il faut savoir que le maître et seigneur
De ce logis digne d’un empereur
Était le fils de l’un de ces génies
Des vastes cieux habitants éternels,
De qui souvent les grandeurs infinies
S’humanisaient chez les faibles mortels.
Or cet esprit, mêlant sa chair divine
Avec la chair d’une bénédictine,
En avait eu le noble Hermaphrodix,
Grand nécromant, et le très digne fils
De cet incube et de la mère Alix.
Le jour qu’il eut quatorze ans accomplis,
Son géniteur, descendant de sa sphère,
Lui dit: « Enfant, tu me dois la lumière:
Je viens te voir, tu peux former des voeux:
Souhaite, parle, et je te rends heureux. »
Hermaphrodix, né très voluptueux,
Et digne en tout de sa belle origine,
Dit: « Je me sens de race bien divine,
Car je rassemble en moi tous les désirs,
Et je voudrais avoir tous les plaisirs.
De voluptés rassasiez mon âme;
Je veux aimer comme homme et comme femme,
Être la nuit du sexe féminin,
Et tout le jour du sexe masculin. »
L’incube dit: « Tel sera ton destin »;
Et dès ce jour la ribaude figure
Jouit des droits de sa double nature:
Ainsi Platon, le confident des dieux,
A prétendu que nos premiers aïeux,
D’un pur limon pétri des mains divines
Nés tous parfaits et nommés androgynes,
Également des deux sexes pourvus,
Se suffisaient par leurs propres vertus.
Hermaphrodix était bien au-dessus:
Car se donner du plaisir à soi-même,
Ce n’est pas là le sort le plus divin;
Il est plus beau d’en donner au prochain,
Et deux à deux est le bonheur suprême.
Ses courtisans disaient que tour à tour
C’était Vénus, c’était le tendre Amour:
De tous côtés ils lui cherchaient des filles,
Des bacheliers ou des veuves gentilles.
Hermaphrodix avait oublié net
De demander un don plus nécessaire,
Un don sans quoi nul plaisir n’est parfait,
Un don charmant; eh quoi? celui de plaire.
Dieu, pour punir cet effréné paillard,
Le fit plus laid que Samuel Bernard;
Jamais ses yeux ne firent de conquêtes;
C’est vainement qu’il prodiguait les fêtes,
Les longs repas, les danses, les concerts;
Quelquefois même il composait des vers.
Mais quand le jour il tenait une belle,
Et quand la nuit sa vanité femelle
Se soumettait à quelque audacieux,
Le ciel alors trahissait tous ses voeux;
Il recevait, pour toutes embrassades,
Mépris, dégoûts, injures, rebuffades:
Le juste ciel lui faisait bien sentir
Que les grandeurs ne sont pas du plaisir.
« Quoi! disait-il, la moindre chambrière
Tient son galant étendu sur son sein,
Un lieutenant trouve une conseillère,
Dans un moutier un moine a sa nonnain:
Et moi génie, et riche, et souverain,
Je suis le seul dans la machine ronde
Privé d’un bien dont jouit tout le monde! »
Lors il jura, par les quatre éléments,
Qu’il punirait les garçons et les belles
Qui n’auraient pas pour lui des sentiments,
Et qu’il ferait des exemples sanglants
Des coeurs ingrats, et surtout des cruelles.
Il recevait en roi les survenants;
Et de Saba la reine basanée,
Et Thalestris dans la Perse amenée,
Avaient reçu de moins riches présents
Des deux grands rois qui brûlèrent pour elles,
Qu’il n’en faisait aux chevaliers errants,
Aux bacheliers, aux gentes demoiselles.
Mais si quelqu’un d’un esprit trop rétif
Manquait pour lui d’un peu de complaisance,
S’il lui faisait la moindre résistance,
Il était sûr d’être empalé tout vif.
Le soir venu, monseigneur étant femme,
Quatre huissiers de la part de madame
Viennent prier notre aimable bâtard
De vouloir bien descendre sur le tard
Dans l’entresol, tandis qu’en compagnie
Jeanne soupait avec cérémonie.
Le beau Dunois tout parfumé descend
Au cabinet où le souper l’attend.
Tel que jadis la soeur de Ptolémée,
De tout plaisir noblement affamée,
Sut en donner à ces Romains fameux,
A ces héros fiers et voluptueux,
Au grand César, au brave ivrogne Antoine;
Tel que moi-même en ai fait chez un moine,
Vainqueur heureux de ses pesants rivaux,
Quand on l’élut roi tondu de Clairvaux;
Ou tel encore, aux voûtes éternelles,
Si l’on en croit frère Orphée et Nason,
Et frère Homère, Hésiode, Platon,
Le dieu des dieux, patron des infidèles,
Loin de Junon soupe avec Sémélé,
Avec Isis, Europe, ou Danaé;
Les plats sont mis sur la table divine
Des belles mains de la tendre Euphrosine,
Et de Thalie, et de la jeune Églé,
Qui, comme on sait, sont là-haut les trois Grâces,
Dont nos pédants suivent si peu les traces;
Le doux nectar est servi par Hébé,
Et par l’enfant du fondateur de Troie,
Qui dans Ida par un aigle enlevé
De son seigneur en secret fait la joie:
Ainsi soupa madame Hermaphrodix
Avec Dunois, juste entre neuf et dix.
Madame avait prodigué la parure:
Les diamants surchargeaient sa coiffure;
Son gros cou jaune, et ses deux bras carrés,
Sont de rubis, de perles entourés;
Elle en était encor plus effroyable.
Elle le presse au sortir de la table:
Dunois trembla pour la première fois.
Des chevaliers c’était le plus courtois:
Il eût voulu de quelque politesse
Payer au moins les soins de son hôtesse;
Et, du tendron contemplant la laideur,
Il se disait: « J’en aurai plus d’honneur.»
Il n’en eut point: le plus brillant courage
Peut quelquefois essuyer cet outrage.
Hermaphrodix, en son affliction,
Eut pour Dunois quelque compassion;
Car en secret son âme était flattée
Des grands efforts du triste champion.
Sa probité, sa bonne intention
Fut cette fois pour le fait réputée.
« Demain, dit-elle, on pourra vous offrir
Votre revanche. Allez, faites en sorte
Que votre amour sur vos respects l’emporte,
Et soyez prêt, seigneur, à mieux servir. »
Déjà du jour la belle avant-courrière
De l’orient entr’ouvrait la barrière:
Or vous savez que cet instant préfix
En cavalier changeait Hermaphrodix.
Alors brûlant d’une flamme nouvelle
Il s’en va droit au lit de la Pucelle,
Les rideaux tire, et lui fourrant au sein
Sans compliment son impudente main,
Et lui donnant un baiser immodeste,
Attente en maître à sa pudeur céleste:
Plus il s’agite, et plus il devient laid.
Jeanne, qu’anime une chrétienne rage,
D’un bras nerveux lui détache un soufflet
A point fermé sur son vilain visage.
Ainsi j’ai vu, dans mes fertiles champs,
Sur un pré vert, une de mes cavales,
Au poil de tigre, aux taches inégales,
Aux pieds légers, aux jarrets bondissants,
Réprimander d’une fière ruade
Un bourriquet de sa croupe amoureux,
Qui dans sa lourde et grossière embrassade
Dressait l’oreille, et se croyait heureux.
Jeanne en cela fit sans doute une faute;
Elle devait des égards à son hôte.
De la pudeur je prends les intérêts;
Cette vertu n’est point chez moi bannie:
Mais quand un prince, et surtout un génie,
De vous baiser a quelque douce envie,
Il ne faut pas lui donner des soufflets.
Le fils d’Alix, quoiqu’il fût des plus laids,
N’avait point vu de femme assez hardie
Pour l’oser battre en son propre palais.
Il crie, on vient; ses pages, ses valets,
Gardes, lutins, à ses ordres sont prêts:
L’un d’eux lui dit que la fière Pucelle
Envers Dunois n’était pas si cruelle.
O calomnie! affreux poison des cours,
Discours malins, faux rapports, médisance,
Serpents maudits, sifflerez-vous toujours
Chez les amants comme à la cour de France?
Notre tyran, doublement outragé,
Sans nul délai voulut être vengé.
Il prononça la sentence fatale:
Allez, dit-il, amis, qu’on les empale.
On obéit; on fit incontinent
Tous les apprêts de ce grand châtiment.
Jeanne et Dunois, l’honneur de leur patrie,
S’en vont mourir au printemps de leur vie.
Le beau bâtard est garrotté tout nu,
Pour être assis sur un bâton pointu.
Au même instant, une troupe profane
Mène au poteau la belle et fière Jeanne;
Et ses soufflets, ainsi que ses appas,
Seront punis par un affreux trépas.
De sa chemise aussitôt dépouillée,
De coups de fouet en passant flagellée,
Elle est livrée aux cruels empaleurs.
Le beau Dunois, soumis à leurs fureurs,
N’attendant plus que son heure dernière,
Faisait à Dieu sa dévote prière;
Mais une oeillade impérieuse et fière
De temps en temps étonnait les bourreaux,
Et ses regards disaient: C’est un héros.
Mais quand Dunois eut vu son héroïne,
Des fleurs de lis vengeresse divine,
Prête à subir cette effroyable mort,
Il déplora l’inconstance du sort:
De la Pucelle il parcourait les charmes;
Et regardant les funestes apprêts
De ce trépas, il répandit des larmes,
Que pour lui-même il ne versa jamais.
Non moins superbe et non moins charitable,
Jeanne, aux frayeurs toujours impénétrable,
Languissamment le beau bâtard lorgnait,
Et pour lui seul son grand coeur gémissait;
Leur nudité, leur beauté, leur jeunesse,
En dépit d’eux réveillaient leur tendresse.
Ce feu si doux, si discret, et si beau,
Ne s’échappait qu’au bord de leur tombeau;
Et cependant l’animal amphibie,
A son dépit joignant la jalousie,
Faisait aux siens l’effroyable signal
Qu’on empalât le couple déloyal.
Dans ce moment, une voix de tonnerre,
Qui fit trembler et les airs et la terre,
Crie: « Arrêtez, gardez-vous d’empaler,
N’empalez pas. » Ces mots font reculer
Les fiers licteurs. On regarde, on avise
Sous le portail un grand homme d’église,
Coiffé d’un froc, les reins ceints d’un cordon
On reconnut le père Grisbourdon.
Ainsi qu’un chien dans la forêt voisine,
Ayant senti d’une adroite narine
Le doux fumet, et tous ces petits corps
Sortant au loin de quelque cerf dix cors,
Il le poursuit d’une course légère,
Et sans le voir, par l’odorat mené,
Franchit fossés, se glisse en la bruyère,
Par d’autres cerfs il n’est point détourné:
Ainsi le fils de saint François d’Assise,
Porté toujours sur son lourd muletier,
De la Pucelle a suivi le sentier,
Courant sans cesse, et ne lâchant point prise.
En arrivant il cria: « Fils d’Alix,
Au nom du diable, et par les eaux du Styx,
Par le démon qui fut ton digne père,
Par le psautier de soeur Alix ta mère,
Sauve le jour à l’objet de mes voeux;
Regarde-moi, je viens payer pour deux.
Si ce guerrier et si cette pucelle
Ont mérité ton indignation,
Je tiendrai lieu de ce couple rebelle;
Tu sais quelle est ma réputation.
Tu vois de plus cet animal insigne,
Ce mien mulet, de me porter si digne;
Je t’en fais don, c’est pour toi qu’il est fait;
Et tu diras: Tel moine, tel mulet.
Laissons aller ce gendarme profane;
Qu’on le délie, et qu’on nous laisse Jeanne;
Nous demandons tous deux pour digne prix
Cette beauté dont nos coeurs sont épris. »
Jeanne écoutait cet horrible langage
En frémissant: sa foi, son pucelage,
Ses sentiments d’amour et de grandeur,
Plus que la vie étaient chers à son coeur.
La grâce encor, du ciel ce don suprême,
Dans son esprit combattait Dunois même.
Elle pleurait, elle implorait les cieux,
Et, rougissant d’être ainsi toute nue,
De temps en temps fermant ses tristes yeux,
Ne voyant point, pensait n’être point vue.
Le bon Dunois était désespéré:
Quoi! disait-il, ce pendard décloîtré
Aura ma Jeanne, et perdra ma patrie!
Tout va céder à ce sorcier impie!
Tandis que moi, discret jusqu’à ce jour,
Modestement je cachais mon amour:
Et cependant l’offre honnête et polie
De Grisbourdon fit un très bon effet
Sur les cinq sens, sur l’âme du génie.
Il s’adoucit, il parut satisfait.
« Ce soir, dit-il, vous et votre mulet
Tenez-vous prêts: je cède, je pardonne
A ces Français; je vous les abandonne. »
Le moine gris possédait le bâton
Du bon Jacob, l’anneau de Salomon,
Sa clavicule, et la verge enchantée
Des conseillers-sorciers de Pharaon,
Et le balai sur qui parut montée
Du preux Saül la sorcière édentée,
Quand dans Endor à ce prince imprudent
Elle fit voir l’âme d’un revenant.
Le cordelier en savait tout autant;
I fit un cercle, et prit de la poussière
Que sur la bête il jeta par derrière,
En lui disant ces mots toujours puissants
Que Zoroastre enseignait aux Persans.
A ces grands mots dits en langue du diable,
O grand pouvoir! ô merveille ineffable!
Notre mulet sur deux pieds se dressa,
Sa tête oblongue en ronde se changea,
Ses longs crins noirs petits cheveux devinrent,
Sous son bonnet ses oreilles se tinrent.
Ainsi jadis ce sublime empereur
Dont Dieu punit le coeur dur et superbe,
Devenu boeuf, et sept ans nourri d’herbe,
Redevint homme, et n’en fut pas meilleur.
Du cintre bleu de la céleste sphère,
Denis voyait avec des yeux de père
De Jeanne d’Arc le déplorable cas;
Il eût voulu s’élancer ici-bas,
Mais il était lui-même en embarras.
Denis s’était attiré sur les bras
Par son voyage une fâcheuse affaire.
Saint George était le patron d’Angleterre;
Il se plaignit que monsieur saint Denis,
Sans aucun ordre et sans aucun avis,
A ses Bretons eût fait ainsi la guerre.
George et Denis, de propos en propos,
Piqués au vif, en vinrent aux gros mots.
Les saints anglais ont dans leur caractère
Je ne sais quoi de dur et d’insulaire:
On tient toujours un peu de son pays.
En vain notre âme est dans le paradis;
Tout n’est pas pur, et l’accent de province
Ne se perd point, même à la cour du prince.
Mais il est temps, lecteur, de m’arrêter;
Il faut fournir une longue carrière;
J’ai peu d’haleine, et je dois vous conter
L’événement de tout ce grand mystère;
Dire comment ce noeud se débrouilla,
Ce que fit Jeanne, et ce qui se passa
Dans les enfers, au ciel, et sur la terre.

 

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