La Vie des bêtes

Un drame dans la haie

La grande haie de la Combe était morne depuisdes jours et des jours ; nul chant, nul pépiement, nulfroufrou d’aile n’émouvaient avec le sang des aurores ses loges deverdure, ses corridors feuillus, ses terrasses suspendues ouflottantes que parfumaient comme tous les ans les mêmes fleurs dubel été.

Il en était ainsi depuis de longs soleils déjàet le petit peuple ailé qui avait voulu cet isolement et réalisécet abandon savait qu’il en serait ainsi longtemps encore. L’hiverseul, en coupant de ses ciseaux de gel les frondaisons maudites,pouvait exorciser le charme maléfique planant sur cette solitude,et endormir et abolir les ressouvenances au cœur des oiseaux.

La grande haie était muette. Le petit peuples’était tu et avait émigré.

Et pourtant quel printemps riche de concertselle avait eu ! Un printemps de chansons à rendre jaloux leslourds massifs de la Combe et les vieilles assemblées de pommiersdes vergers.

Seuls, dans les rez-de-chaussée et lessous-sols humides, les citoyens silencieux de la grande citécontinuaient leur vie comme avant, insoucieux, semblait-il, del’exode brusque de leurs rapides et bruyants petits voisins desétages supérieurs.

Successivement, au fur et à mesure que lespetits étaient devenus forts et avaient commencé à se confier pourun vol très court à leurs faibles ailes, les nitées, jour par jour,une à une avaient fui vers les enclos des vergers proches ou lesberceaux feuillus des arbres hospitaliers.

Les familles de mésanges et de fauvettes,celle du chardonneret du pommier sauvage et jusqu’à la nitée dupetit troglodyte du gros tronc pourri s’écaillant sous les mousses,toutes avaient fui épouvantées de l’assassinat commis par Maubec,la pie-grièche, horrifiées par la vue de la petite victimedéchiquetée et saignante à son poteau d’épine.

C’était pourtant une cité tranquille que laGrande Haie. Les éperviers et les buses ne s’y aventuraient plusguère depuis le jour où l’homme ami, porteur du fusil, ce tonnerreéclatant et terrible, avait fait siffler la colère de ses plombspar les éclaircies de rameaux, hachant les branches et perçant lesfeuilles. Des gîtes sombres où ils s’étaient tapis, les passereauxétonnés avaient vu la vieille buse chasseresse au bec féroce, dontles incursions barbares semaient le deuil dans leur canton, plongertout à coup en avant la tête sans force et les pattes mortes. Etles premiers voisins, dont tout le corps n’était que frisson,l’avaient vue, inerte, l’œil trouble, se laisser saisir par la mainpuissante du terrible allié et disparaître dans les profondeursmystérieuses d’un sac s’ouvrant comme une gueule. Nul n’était àl’abri de ses coups, pas plus Piétors le lézard que Rana lagrenouille ou que Froidvif, l’orvet timide et fragile qui fuyaitdevant la fourche et le râteau des faneurs en profitant des tunnelsde mousse fraîche et de l’auvent humide des andains malécartés.

Mais elle était morte vraiment, et, depuiscette vesprée tiède de fin d’hiver, la Grande Haie avait joui deson renom de sécurité, et ses habitants avaient vécu dans laquiétude leurs journées de travail et de chansons qui se suivaientmonotonement comme les maillons d’une chaîne de joie.

C’était un matin de juin.

La haie froufroutante et joyeuse était sortiede son sommeil léger avec le frisson de la brise matinale quiessuyait de son écharpe odorante et tiède les perles du brouillardde la nuit d’été.

Les pinsons, dans les arbres du village ou auxtaillis des lisières, chantaient déjà à plein gosier quand lalumière levante dessina de sa main de blancheur les ondulationsgracieuses de l’océan d’herbages des prairies.

Les crapauds éteignaient dans leur gorge lesveilleuses de cristal de leurs chansons et le concert desgrenouilles vertes dans la mare de la Combe s’arrêtait et reprenaitpour s’arrêter encore selon le caprice des chanteuses à robe verte,dont les yeux innocents dans leur cerne d’or adoraient le soleillevant.

Une à une, par petits sauts qui faisaient desravages dans les baliveaux herbus des flouves et trembler comme desfeuilles de bouleau les grelots des brizes, les grosses grenouillesrousses rentraient dans leur sous-sol d’été, dans leurs logesfraîches, après avoir chassé toute la nuit les limaces et leschenilles. Écartant les grandes feuilles raides, elles seglissaient par d’étroites coulées, de secrets corridors jusque sousles souches séculaires de la vieille haie, et abritées sous destoitures légères et fraîches de feuilles, parmi l’humidité propicede la terre, elles digéraient en paix et se reposaient des fatiguesde la nuit.

Les lézards et les orvets, eux, sortaientlentement, engourdis encore de rosée, et la tête levée,interrogeaient la lumière et humaient l’air pour juger du beau jourqui leur était accordé. De petites musaraignes agitaient decrépitements légers et comme feutrés les branchettes de leurstrous. La vipère Maledent déroulait ses anneaux au soleil et au furet à mesure que les rayons chauds glissaient sur sa chemiseocellée, les frétillements de son fouet devenaient plus vifs etplus souples comme une chaîne rouillée dont les maillons par degréss’imbibent d’une graisse lubrifiante.

Dans les étages supérieurs, secs et chauds,dans les alcôves de feuillage, sous les poutrelles vivantes desrameaux, la vie s’agitait et grouillait, les nids s’éveillaient.Les mâles, perchés devant la couche de la famille que la mèrecouvrait de ses ailes étendues, chantaient leur hymne à l’aurore,se secouaient de la rosée nocturne, lissaient leurs plumes,s’épouillaient, se répondaient, voletaient, sautillant ou planant,joyeux du jour revenu et de la chaleur vivifiante.

Bientôt, sous les ailes engourdies, les petitsréveillés pépiotèrent aussi, jetant leur note monotone et criarde,leur chant unique, le cri de faim, et comme le premier rayon chaudtombait sur ses ailes mouillées, Siffleclair, la mère fauvette, sesoulevait de son nid et rejoignait son mâle sur la branchefléchissante où il faisait sa toilette matinale.

Un instant leurs pépiements se mêlèrent en ungazouillis tendre, puis le père, paré pour le jour et pour lachasse, s’enleva en l’air et partit d’un vol rapide et droit versles buissons bas de la plaine et par les taillis d’herbages nonfauchés encore pour y commencer sa chasse de moucherons et dechenilles. La femelle, à son tour, après avoir bien regardé sonnid, se mit à chasser dans les rameaux des environs et sur lesgazons proches, apeurée encore du noir et de la nuit et craignantde laisser sa nitée impuissante sous la seule protection du soleil,de sa lumière et de sa chaleur.

Peu à peu, rassurée, elle élargit le cercle deson canton, soucieuse de donner aux petits la pâture qu’ilsréclamaient sans cesse.

Tour à tour, à tire-d’aile, rasant lesbuissons ou le sol pour se dissimuler quand un danger ou unesurprise étaient à craindre, ils arrivaient à leur buisson vertéchevelé de feuilles frissonnantes, s’enlevaient ou plongeaientselon leur position, planaient un instant sur la famillepiaillante, et distribuaient ensuite dans ces becs large ouverts,ces petits entonnoirs jaunes palpitants et tendus vers lefroufroutement de leur vol, la gibecière de chenilles, de moucheset de vermisseaux conquis à coups de bec parmi les cantons giboyeuxde la plaine.

Et puis ils repartaient aussitôt, car lesjabots des petits sont aussitôt vidés que remplis et les gésiersvoraces réclament continuellement.

Ainsi, toute la matinée, dans la Grande Haie,sous le soleil qui rapetissait et semblait dévorer peu à peul’ombre des arbres, ce ne fut que pépiements, rappels et chasse etchants de fête.

Puis, midi versa brutalement dans le calmeplat ses cascades de chaleur et le silence lentement s’empara de laGrande Haie, assommée, engourdie, immobile sous les ondes d’airvibrantes qui couraient tout le long de son arête verte, comme unebande d’un feu ardent presque invisible et muet.

Les oiseaux, accablés, dormaient sous leursrameaux ; les grenouilles des sous-sols se terraient plusprofondément ; Maledent, ivre, savourait ce bain voluptueux,et les lézards des vieilles souches, aventurés par la plaine,semblaient noyés dans la verdure.

Enfin la vie reprit avec le premier frissondes feuilles, et des chants de nouveau s’élevèrent, et des essorset des envols animèrent les étages feuillus de cette grande caserneverte.

Tous les oiseaux, rassurés et gais maintenant,sous la protection du soleil s’en allaient au loin donner la chasseaux chenilles, et, sitôt débarrassés de leur gibier, repartaient deplus belle. Et nul, parmi tous ces chasseurs intrépides, préoccupésde la pâtée quotidienne, n’avait vu, volant d’arbre en arbre, debuisson en buisson, rasant le sol dans les endroits découverts,Maubec, la pie-grièche, la vagabonde, la rôdeuse du canton, enquête d’assassinats et de mauvais coups, les yeux toujours auxaguets, le bec mauvais, le col inquiet, qui se rapprochait de leurcité.

La maraudeuse, ce matin-là, n’avait trouvéencore que des vermisseaux et des mouches, et son gésier gourmandde mangeuse de chair réclamait quelque nourriture plussubstantielle ; aussi rôdait-elle de-ci de-là par les arbreset les buissons, cherchant dans les berceaux de feuilles, dans lesvertes alcôves, derrière les abris des fourches, les palissades derameaux, quelque nitée à attaquer.

Dans l’intérieur de la Grande Haie,silencieuse et abritée, elle sautait d’avant en arrière, de droiteà gauche, louchant en haut, guignant de côté, lorgnant en bas,cherchant aventure, se défiant de Maledent la rouge et de sescousines les grandes couleuvres qui la fixaient étrangement deleurs yeux sans paupières en sifflotant des airs monotones.

Un pépiement indiscret dans les rameauxsupérieurs de l’aubépine dans laquelle elle était lui fit lever latête, et sautillante, le cou tendu, les yeux brillants deconvoitise, écrasée sur ses pattes pour ne pas être vue, elledécouvrit la boule grise du nid de Siffleclair et bondit jusqu’àson niveau.

Les quatre petits becs tendres, jaunes encore,s’ouvraient larges comme de grands compas dans l’attente de lapâture, et le duvet naissant frissonnait sur leurs grosses têtescomme une chevelure rare d’enfantelet, et les petits croupionss’agitaient aussi, et tout le corps vibrait dans l’attente del’émotion unique, la proie de chenilles et de mouches tombant dansle gouffre du bec.

Maubec, perchée sur une branche de la fourchedu nid, scruta les environs de son œil traître et inquiet, puis,avec une sûreté de rôdeur assassin qui n’en est pas à son coupd’essai, elle choisit parmi la nitée celui des petits dont ellepourrait le plus facilement faire sa victime.

Une grande épine dure et pointue hérissait surla branche du couchant son dard affilé, c’était là qu’elle feraitson charnier ; l’épine serait le croc où la bouchère de laCombe déchirerait sa proie, et aussitôt, sans hésitation aucune, nicrainte, toute au désir de tuer et de se repaître, sautant dans lenid, piétinant les autres oisillons, elle se campa solidement pouramener sa victime au bord de l’abîme et la suspendre ensuite aupoteau d’exécution.

Du bec et du cou, malgré les piaillements dedouleur de toute la famille bouleversée, elle pousse et se crispe,le col et les pattes raidis, piétinant les autres, les blessant deses griffes pointues, et amène le chétif oiselet au bord de lamargelle du nid, sur la branche de la fourche qu’elle veututiliser. Mais l’épine est trop haute et domine la maisonnée.Qu’importe ! La mégère des haies sait s’y prendre. Dans sonbec puissant et crochu, les muscles serrés, les pattes crispées,toutes les plumes hérissées dans l’effort, elle soulève par le coltendre et frêle le petit corps presque inerte et l’élève plus hautque le dur croc de bois où elle le fixera ; puis au niveau dugésier, à l’endroit où la peau est plus molle encore, elle enfoncedans la broche terrible le cou de l’oiseau, perçant les chairs etla trachée pulmonaire, tandis que crie et se débat faiblement lapetite victime et que les autres petits frères, ignorants de ce quis’est passé, piaillent éperdument dans le berceau bouleversé.

Pendu à sa potence d’épine, l’oiselet blesséagitait vainement encore ses pauvres ailerons sans plumes et sespattes sans force quand la bouchère sanglante, lui plantant dans lepoitrail le croc dur de sa mandibule supérieure, lui perça le cœuret, l’œil aux aguets, se mit à dépecer vivement sa victime.

La femelle, à cet instant, arrivait à son nid,brusquement, le bec hérissé de chenilles, et elle vit ce spectacle.Un cri suraigu d’épouvante lui fit lâcher sa proie et appeler ausecours de toute sa gorge, en cris rauques et affolés, tandis quela maraudeuse assassine, sûre d’être la plus forte, la regardaitméchamment de son œil faux et, le bec en arrêt, continuait àarracher des morceaux du poitrail ouvert de l’oiselet.

Bientôt, au cri désespéré poussé par lafauvette, le mâle de Siffleclair apparut lui aussi et tous deuxaffolés, piaillant à pleine gorge, se mirent à tourner, à tournerautour du groupe tragique, n’osant encore dans leur frayeurindescriptible attaquer la détrousseuse de leur maison ni vengerleur géniture.

Aux plaintes du couple victime, au signald’appel et de douleur d’un des membres de la grande famille ailéeen butte aux attaques d’un ennemi, tous les passereaux de la haie,un à un ou par couples, arrivèrent à tire-d’aile, ainsi qu’auxheures angoissantes où l’épervier menace de ses serres impitoyablesun isolé éperdu.

Nulle fascination n’était à craindre aveccelle-là, mais un affolement sans nom les prenait à voir le petitd’un des leurs tué, déchiqueté et saignant, et le buisson du crimefut immédiatement entouré d’une quadruple haie de petits oiseauxvoletant et piaillant, injuriant, menaçant ou se lamentant.

Maubec, maintenant repue, commença à craindreune attaque d’ensemble du petit peuple ailé s’exaspérant pardegrés. Elle tourna avec inquiétude sa tête au zénith où passait levol d’un grand oiseau noir. C’était Tiécelin, le vieux corbeau,qui, attiré par ce manège étrange, venait se rendre compte de cequi se passait, suspectant d’un nouvel assassinat son vieil ennemile busard. Tout était à craindre avec Tiécelin.

Brusquement, Maubec, s’élevant droit en l’air,s’évada du cercle des assiégeants, et, sans perdre un instant,s’enfonça comme une flèche vers le nord, dans le bosquet de hêtresqui était son lieu de retraite et son séjour habituel, tandis queles oiseaux de la haie, du roitelet à la mésange et les pinsons duvillage et les rouges-gorges de la forêt voisine venaient voir etpiaillaient, piaillaient, fous de douleur, de colère et depeur.

Siffleclair, dans son désarroi, allait du nidau cadavre, ouvrant des yeux ronds, crispant les pattes, les plumesde la tête hérissées, et puis, frémissante, tout d’un coup, elle sejeta éperdument sur son nid, et, sans plus rien dire, couvrit sespetits de ses ailes tremblantes, tandis que le mâle, haletant,voletait et tournoyait alentour du cadavre dépecé de la victime,pendue au-dessus du nid et dont le sang, en gouttelettes rouges,dégouttait encore devant le bec de la mère.

Alors, comme si une pensée commune et uncommun effroi eussent saisi simultanément les témoins de ce drame,tous les oisillons qui étaient accourus s’enfuirent aussitôt àtire-d’aile vers leur nid et se jetèrent éperdument sur leurspetits pour les couvrir et les protéger eux aussi.

Lorsque le soleil tomba, ensanglantantl’horizon, pas un chant ne sortit de la Grande Haie, ensevelie,emmurée dans le silence et dans l’horreur de cet assassinat. Et lelendemain, à l’aurore, pas un cri ni un pépiement n’émurent lesfeuilles frissonnantes dans le vent, mais la famille de la mésangebleue du bout de la haie, qui commençait à sautiller sur lesbranches, s’enfuit pour ne plus revenir. Le surlendemain, le tarinchanteur du gros chêne emmena ses petits vers les pommiers desvergers, et le petit roitelet aussi s’en alla, et le chardonneretdu pommier sauvage, et tous, un à un, partirent en silence.

Et Siffleclair huit jours après, elle aussi,avec ses trois derniers enfants dont les ailes fléchissantescommençaient à s’essayer, fila, fila aussi du lieu maudit où lecadavre déchiqueté, pourrissant et rongé des mouches de son petitsans plumes pendait toujours à son gibet solitaire et terrible.

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