La Vie des bêtes

Le miracle de Saint Hubert

En ces temps-là, le Val des Hiboux, quis’appelle maintenant la Grâce-Dieu, était un lieu sinistre oùl’Audeux roulait ses ondes torrentielles entre deux murs sombres deroc que gardaient d’immenses forêts s’étendant du Val de la Loue aucoude du Doubs.

Du ponant au levant, cette large bande touffues’étalait dans son ampleur royale, sombre en été, rousse en automneet, sous le mystère ondoyant de ses frondaisons, abritait lestribus innombrables des bêtes : vieux solitaires au durboutoir, madrés goupils à longue traîne, lièvres malins et rapides,et les hardes de cerfs et de chevreuils, et des familles de loups,des assemblées d’écureuils, et des clans sombres de corbeaux, descaravanes de ramiers et de geais et des chœurs de pinsons quifaisaient de cette immense cité libre un paradis de chansons,d’amour et de batailles.

La sève alors, généreuse et débordante,s’épanouissait en chênes géants, en hêtres colossaux, en bouquetspuissants de charmes, en poiriers trapus, en bouleaux énormes dontles fûts blancs semblaient être les piliers épars soutenant lagigantesque et verte voûte d’une architecture fantastique, et tousmêlaient dans l’air vif, sans cesse rénové par les vents deshauteurs, leurs ramures épaisses, lourd vêtues de feuilles, quebaisait le soleil et que giflait la pluie.

La terre, vierge et neuve, gardait derrièrecet écran sombre une température presque égale : tiède en été,fraîche en hiver, et dans les taillis touffus où craquaient lesbranches mortes, les bêtes pouvaient, selon leur caprice et selonle temps, choisir l’abri qui leur convenait le mieux : latanière propice, le terrier calme, le gîte sec, le retraittranquille où elles vivaient intensément leur existence de combatet d’angoisse dans le bonheur de la lutte perpétuelle, des périlsdéjoués et des instincts satisfaits.

Des ondes embaumées montaient des immenses etnombreuses clairières où la faux flamboyante de la foudre, alignantses andains de feu, avait abattu et tranché et brûlé sur sonpassage les troncs des géants séculaires qui narguaient sapuissance indomptée.

Au creux des combes boisées, d’immenses étangsétalaient leurs faces calmes, ulcérées çà et là d’îlotsherbeux ; des joncs aux plumets guerriers massaient leursvertes cohortes en carrés menaçant sur les rives ; desfeuilles de sagittaires trouaient la surface de l’eau comme unsuprême appel de mains de naufragés à demi engloutis, et sur toutesles feuilles flottantes de nénuphar et par les taillis aquatiquesde mousses des bandes coassantes ou plongeantes de grenouillesvivaient et s’agitaient et emplissaient d’un tumulte éphémère, viteétouffé sous des remous, les grandes cités humides perdues aux plismystérieux des bois.

Une fraîcheur puissante émanait des multiplessources d’eau vive fleuries de pétales multicolores en été, defeuilles mortes en automne, qui dévalaient les coteaux comme desserpents d’argent avant de mêler leurs flots turbulents à lamajesté tranquille des grands lacs immobiles. Des exhalaisonshumides, des émanations putrides de ces immenses nécropolesvégétales s’élevaient avec les soleils d’été et, dans les plis desvents, rayonnaient tout alentour en mystère alanguissant et morbidequi attirait sur leurs bords des escadres de libellules bleues etvertes, des chœurs d’éphémères, des nuées de mouches et des voléesd’autres insectes.

Le soir, en longues théories, des volsd’oiseaux s’abattaient sur les rives, puis s’enlevaient à grandfracas d’ailes pour disparaître bientôt, tandis qu’en prudentscortèges, s’espaçant par groupes, chacun à sa place favorite, lescerfs et les chevreuils s’alignaient aux plages des berges.

De longs meuglements s’élevaient, sesuccédaient, se répondaient, puis l’heure indécise du crépusculeramenait le silence bourdonnant qui se mariait peu à peu auxvibrations des branches, aux ululements du vent, aux cris desfauves traquant leur proie, au bruit des rameaux cassant sous lesfoulées sauvages du sanglier et du chevreuil.

Durant les nuits d’été, les écureuils, auclair de lune, donnaient parmi les branches des fêtes cabriolanteset joyeuses, tandis qu’en hiver les puissants hurlements des loupspropageaient autour de la grande partie sylvestre la craintesalutaire des blancs crocs d’ivoire, aiguisés de froid et pleins defaim, qui éloignait, le cœur chavirant, tous les humains dont lesincursions possibles eussent troublé cette belle quiétudesauvage.

Et quand un vaincu tombait sous la dent d’unebête carnassière ou la serre d’un vorace ailé, rien n’ébranlaitchez ses frères de race, soumis à la loi commune, inéluctable etterrible, leur sereine et farouche confiance en la vie.

** * *

Il y avait cependant, pour la forêt, des joursd’effroyable angoisse. Ils revenaient après les grandes chaleurs,par les clairs matins d’automne. Rien ne les laissait présager audehors, mais la conscience obscure qui veille au cœur des bêtes lesétreignait douloureusement quand le cours des soleils et des lunesramenait la saison terrible.

Tout était calme dans la forêt et les bêtesrôdaient par leurs invisibles chemins, quand, tout d’un coup, enamont ou en aval de la grande voie déserte et sombre qui va duCusancin au Dessoubre, un son de trompe ou de corne éveillait,comme des génies malfaisants, les échos mystérieux qui sommeillentau creux des roches ou dorment aux plis des combes.

À ce signal trop bien connu, une frayeur sansnom s’emparait du taillis ; les cerfs brandissaient leursandouillers menaçants, l’œil plein de feu ; les chevreuils etles biches dressaient l’oreille, prêts à la fuite ; lesrenards précipitamment regagnaient leurs terriers, les marcassinsleurs bauges, et les grands loups eux-mêmes, seigneurs incontestésdu domaine, tremblant sur leurs pattes inlassables et leurs jarretsde fer, rassemblaient au fond des halliers, près de leurs rudesfemelles aux yeux jaunes, les portées trottantes et joyeuses despetits qui regardaient, inquiets subitement, les vieux mâlesclaquer des mâchoires, prêts à la mort pour défendre leur génitureen péril.

Les lièvres, tapis dès l’aurore, se boulaientdans leurs gîtes ; les grands corbeaux, rassemblés,échangeaient de cime en cime de brefs mots d’ordremystérieux ; les bandes de geais se concertaient enpiaulements, les agaces filaient à grands cris ; les grives etles merles, après quelques sifflements d’entente, se taisaient,tandis que les écureuils curieux, moins apeurés que surpris,grimpaient tout de même au faîte de leurs arbres et, dissimulésderrière des boucliers de feuilles, scrutaient attentivement leurhorizon déserté qui s’alourdissait de silence.

Et bientôt le vent seul, le grand vent (dontles ondes, telles des vagues invisibles qui passent, courbent lestêtes majestueuses des vétérans feuillus) disait et portait au loinla terreur de la grande cité forestière que la chasse du seigneuraccompagné de ses valets et de ses chiens allait ravager de cris,de hurlements et de meurtres.

Chaque canton, à tour de rôle, payait àl’homme ce tribut redoutable.

Derrière le chevreuil ou le sanglier débuché,un jaillissement d’abois s’élevait, roulait, s’enflait, montait,grondait, passait en rafale, courbant et cassant les branches,éventrant le taillis, piétinant le sol.

Le martèlement des sabots, la respiration deschevaux faisaient, dans ce fauve concert, un sinistre bourdonnementde basse, tandis que les notes violentes des trompes et des cors etles hennissements des étalons, insultant aux mélodies du vent,scandaient la chevauchée sur un rythme infernal.

Malheur à celle-là qui avait son gîte ou sonabri sur le passage de ce tourbillon vivant de hurlements et dehaines !

Éventrée par les limiers, déchirée par lescrocs de la meute, dévorée en quelques bouchées ou écrasée sous lespieds des chevaux pour être emportée par les valets, la bête,surprise, voyait la mort se dresser d’un seul coup devant elle sansqu’il lui fût possible d’engager la lutte ou d’espérer lafuite.

Aussi, quand la brise, soufflant deslointains, apportait aux réfugiés d’un canton tranquille les voixd’enfer de cet orchestre barbare, les grands corbeaux, pèlerins deshauteurs, et les vieux aigles suspendus dans la nue pouvaient voir,en indescriptible panique, toutes les bêtes, d’un même élan, fuiret disparaître devant la chasse comme des nuages affolés devant levent de l’orage.

La terreur de l’homme survivait à sesincursions et, bien après la saison de chasse, quand il s’abstenaitde toute invasion meurtrière, les bêtes le fuyaient encore et lehaïssaient, et qu’il fût sire au riche manteau ou serf au sayongrossier, nulle, même les grands loups dont les mâchoiresclaquantes étaient pourtant de formidables défis, n’osait résisterà sa marche envahissante et à la menace de son regard.

** * *

Il était cependant un homme que les bêtes duVal des Hiboux et des cantons voisins avaient appris à ne pointcraindre.

Un mystère insondable enveloppait cet inconnuqui était comme tombé là un jour et y était demeuré. Nul ne l’avaitvu venir.

Nomade ambulant par les sentiers des Gaulesfixant enfin son errance, criminel sous le coup des lois d’unepuissante cité fuyant le châtiment ou cherchant dans le silence etla solitude l’expiation, doux rêveur misanthrope, chrétienhalluciné ou panthéiste fervent, nul ne savait, et ceux desvillages qui ne connaissaient point son nom l’appelaient dans leurlangage « Stuqui », qui veut dire« celui-ci ».

Il connaissait les plantes et il aimait lesbêtes ; il vivait de racines et de fruits ; il n’avaitbesoin de rien.

Cependant, de temps à autre, comme pour nepoint perdre tout contact avec ses semblables, on le voyait,quelque fût le temps, une espèce de besace à l’épaule, s’en allervers un village et quémander des vivres.

Il allait calme et grand, il portait lescheveux longs comme un roi, il avait un regard étincelant et droitqui faisait baisser les yeux des vilains lorsqu’il s’arrêtaitdevant leurs seuils sans leur rien demander.

Tous lui donnaient.

C’était un enchanteur ou un saint. C’était unsaint. C’était un saint, car depuis son arrivée dans les forêts,nulle bête n’avait péri dans les villages, aucun fléau, grêle,orage ou incendie, n’avait dévasté la contrée et tout prospéraitaux alentours.

La main des dieux était sur cet homme et leurprotection salutaire s’étendait sur le pays.

Une impression de bonté, de quiétude, degrandeur émanait de sa personne ; son regard exerçait unefascination surnaturelle : pas un gamin ne lui aurait jeté unepierre, les vieux et les vieilles inclinaient leurs fronts sur sonpassage.

C’était aux temps où la religion de Kristhétait prêchée à Vesuntio (Besançon) par Ferréol et par Ferjeux, eton se racontait aux veillées, autour des grands brasiers descheminées, les choses extraordinaires et merveilleuses accompliespar ces apôtres : on attendait leur parole, on espérait leursenvoyés.

En était-il, celui-là qu’on ne connaissaitpoint, et qui était bon et qui était grand ?

Et les paysans penchaient lentement vers leculte nouveau tandis que les seigneurs issus de leurs rangs,peut-être en secret déjà convertis, gardaient encore, etjalousement semblait-il, pour les divinités gauloises assimiléesaux mythologies romaines cette affection rituelle et ce culte deparade qui est l’indice des religions à leur déclin.

Stuqui s’était installé dans la grotte desBougeottes à deux heures de marche du Val des Hiboux.

Sa retraite s’ouvrait dans l’impasse naturelled’une combe, au bout d’un corridor de hêtres et de chênes, au cœurd’un immense rocher perdu dans les grands bois.

Ce rocher se dressait comme un donjonformidable sur le Mont Travers et semblait surveiller dans unsilence majestueux, d’un côté l’immense cuve des combes quedessinaient au couchant les chaînons escarpés des crêts du Jura,vermeille chaque soir du bouillonnement du soleil, de l’autremenacer le hérissement formidable de fûts et de piques que lesforêts dominantes massaient dans le soleil levant.

Une vaste clairière, taillée en plein cœur dela forêt par quelque faucheur surhumain, s’étendait derrière le rocde Gaudry : ainsi nommait-on ce donjon de pierre sabréd’éclairs, ce pic pelé comme un vieux crâne qui restait là quandmême, menaçant et sauvage, impassible, battu des vents, lavé depluie, fouetté de neige, ouaté de brume, nimbé d’aurore ou brûlé desoleil.

Les bêtes affectionnaient particulièrementcette éclaircie d’où l’on pouvait, sous l’égide protectrice de cerêve de pierre, à l’abri des ramures épaisses, écouter et flairerde très loin les approches ennemies.

Elle avait vu, en effet, la clairière, entreles torses noueux de ses arbres, sous ses ogives de feuillage enété ou par les illuminations féeriques des clairs de lune d’hiver,les jeux et les batailles d’amour de presque toute la gent de laforêt : des lièvres vaillants et hardis, des goupils oublieuxde la prudence, des cerfs dédaigneux de l’homme.

Or Celui qui était venu parmi eux était restéimmobile et muet devant les grands animaux ; il avait jeté dupain aux oiseaux qui sont le moins méfiants et donné des noisettesaux écureuils qui sont naturellement curieux, et les saisonsavaient passé, et les jours étaient venus peu à peu où les bêtes dela clairière et du canton et les voyageuses égarées n’avaient plussuivi sa démarche d’un œil inquiet et d’un pied frémissant.

Stuqui ne parlait jamais aux bêtes ; iln’avait rien à leur confier sinon qu’il ne leur voulait pas de malet qu’il les aimait, et cela, ses yeux bons, son regard limpide,son front calme, la lenteur grave et noble de ses gestes ledisaient surabondamment.

Qu’aurait-il pu, dans le misérable langage deshommes, qu’il savait parler sans doute, leur dire de meilleur et deplus utile ? De se méfier des autres humains, elles lesavaient ; les prévenir de leur présence, elles l’éventaientmieux que lui et de plus loin : Tiécelin et sa horde neveillaient-ils pas aux lisières et le croassement d’alarme faisaitdresser les oreilles et palpiter les narines au moindre indicedangereux.

Ils se comprenaient et s’aimaient.

** * *

Or, cette année-là, que rien ne fixe dans lestemps, avait été une année de grandes pluies : la terre,mouillée, détrempée, imbibée comme une éponge grasse, conservait,marâtre, pour les dénoncer aux ennemis, les traces des bêtes.

Les saisons avaient été désastreuses, lescouvées n’avaient point réussi, les nichées avaient péri, et, dansles portées décimées, les quelques sujets plus vigoureux quiavaient résisté restaient malgré tout malingres et chétifs.

La forêt était en deuil et se dénudait. Lesvents qui passaient en rafales, telles des hordes dévastatrices,harcelant durement les ramures, déchiquetant avant l’heure lesfrondaisons, ne parvenaient point à sécher le terreau noirâtre dessous-bois refroidis.

Une odeur de décomposition végétale, subtileet forte comme une immense vague de fond, se dégageait lentement dela glèbe, se répandait par degrés, montait, envahissait,submergeait peu à peu tout le grand continent forestier. Et c’étaitcomme une main mystérieuse et fantômale qui venait peser lourdementsur les vies suspendues des végétations pourrissantes, sur les âmesdésemparées des bêtes pour annoncer la mort prochaine de l’année etla venue des temps maudits !

Et les bêtes étaient inquiètes.

Elles venaient à leurs heures respectives,plus souvent encore que d’habitude, à la clairière de Stuqui et leregardaient obstinément comme si elles eussent voulu demander ausolitaire, qui était de la race méchante et maudite, une efficaceprotection contre ceux de sa gent.

C’était l’époque, l’époque terrible desgrandes incursions humaines, des chasses féroces, des bacchanalsdéchaînés, des boucheries sanglantes qui, selon les lunes,revenaient à intervalles à peu près égaux, pour annoncer la mort deceux qui seraient poursuivis et faire goûter plus âprement auxsurvivants la joie de vivre.

La forêt, en proie aux pluies d’automne, étaitsombre et triste.

Les rameaux, dépouillés, décharnés,imploraient la clémence du ciel ; les massifs, comme desvieillards, perdaient leur chevelure de feuilles, les arbresgrelottaient sous leurs tuniques d’écorce et leurs mantelets demousse et les vieux géants, qui étaient morts par degrés,lentement, comme un grand cœur se vide, les longs cadavres secs quirestaient là debout par la volonté de notre mère la Terre pournarguer quand même le Destin, tombaient maintenant soit d’un seulcoup, couchés par la poigne formidable des bises, soit parlambeaux, ainsi que sous les attaques d’une invisible cognée, ouencore se dissolvaient, fondaient en une cendre impalpable comme sides cancers profonds eussent rongé partout et simultanément ce quirestait de leurs dures carcasses vides de moelle.

La chasse du seigneur avait passé la veille aulever du soleil : les trompes et les cornes avaient souffléleur chant d’épouvante, et les dieux mauvais de la forêt,joyeusement réveillés de leur sommeil de pierre, avaient répété detous côtés et à l’infini l’appel farouche ; puis, au galop dela meute qui les menait, le flux des bêtes du canton du Val desHiboux avait passé en rafale devant la clairière de Gaudry, déserteet silencieuse comme une nécropole abandonnée.

Bientôt, cependant, l’imminence du périlfaisait se disloquer la grande harde, les bêtes les plus faibles sedérobant peu à peu, au hasard des inspirations, mettant à profitune éclaircie, une saute de vent pour, selon les ruses millénairesde la race ou leur personnelle expérience, fuir à toute vitessedans une direction différente, ou mieux encore embrouiller leurstraces afin de trouver le temps de se gîter un peu plus loin auxalentours.

Le bacchanal avait passé comme la tempête,poursuivant les vieux loups de tête et les grands cerfs dix corsqui filaient droit devant eux, et nul des échappés ne savait cequ’il était advenu de cette chasse qui se perdit dansl’horizon.

Mais le soir, avec la venue des ténèbres, lesfourrés avaient frémi, des pas légers comme des glissements avaientpassé, des frôlements avaient couru, de larges prunelles dansl’ombre s’étaient allumées comme des étoiles et toutes avaientpèleriné en silence vers la clairière de Gaudry, car, après lagrande chasse de l’homme, il y avait trêve dans la forêt, et lesbêtes, elles, ne chassaient point. Les cerfs et les chevreuils,ivres d’espace et de fuite, passaient sans les tondre à côté desfeuilles de ronces, les lièvres n’osaient s’aventurer en plaine,les sangliers grognaient de colère sans trop savoir pourquoi, lesloups en oubliaient leur faim. Une terreur commune, pesant surtous, en faisait des alliés momentanés ; la fièvre de la peuravait nourri tout le monde, et, dans chaque tribu, les famillesdispersées, se rappelant par le cri convenu, cherchaient à évoquerau fond de leur mémoire, pleine de brume et de tumulte, les imagesde ceux qu’elles ne retrouvaient point au rendez-vous.

Le cimeterre étroit et pâle de la jeune lunerentrait au couchant dans une gaine indistincte debrouillards : la paix allait régner sur la forêt, la paix quele soleil ébranle et que la lune pleine trouble aussi quand salumière équivoque vient brouiller, aux heures crépusculaires, lesmystérieuses frontières du jour et de la nuit.

Une grande frayeur cependant étreignait encoretoute la forêt. Le vent s’était levé et sa protestation mugissantecourait de chêne en chêne, ébranlant le cœur profond des sombresvétérans qui se mettaient à bramer de toutes les voix de leursbranches et hurlaient à l’envi contre l’injure et la méchanceté del’homme.

La nuit se tassait.

La clairière, pleine d’yeux, semblait unparterre de fleurs d’or portées par des tiges invisibles. L’odeurde la terre mouillée parlait de deuil et de mort.

Un vieux loup soudain hurla. Il manquait un deses petits, disparu dans la rafale du matin, et touscomprirent.

Stuqui, à genoux, prosterné sous la nuit,avait l’air d’adjurer le chêne géant campé au bout de la clairière,dont la sombre masse et l’ombre lourde, barrant le ciel étoilé,semblait se dresser comme une protestation formidable des dieuxmorts contre les dieux triomphants.

Tout autour de l’homme, immobiles,silencieuses, lourdes d’une émotion écrasante, les bêtes,subjuguées, attendaient, attendaient quelque chose qui ne venaitpas.

Une angoisse plus lourde encore lesétreignit : elles flairèrent le malheur, elles éventèrent lamort.

Le lendemain, en effet, contrairement auxprévisions habituelles, la trompe retentit parmi les bois dulevant, et ceux de Gaudry, mussés dans leurs repaires, purententendre au large, dans le vent propice, monter et baisser lesrauques appels des cavaliers, les hennissements des étalons etsuivre de l’oreille, au loin, les abois ondoyants et multiples,âpres, aigus ou assourdis et soutenus et prolongés, des meutesfrais découplées ravageant tout sur leur passage.

Et ce fut du côté des étangs du vent de biseque souffla le lendemain le chant de mort ; et à l’aube quisuivit, les trompes cruelles déchirèrent le silence matinal dansles rochers du midi.

Et chaque jour maintenant, la hordeenvahissante des Grands Barbares (chasseurs et chiens), venue d’unpoint nouveau de l’horizon pathétique, traversait le canton deGaudry, transperçait, taraudait en tous sens les fourrés et semaitl’épouvante et l’horreur parmi les halliers touffus et les taillisinviolés de ce grand repaire sauvage.

Maintenant, tous les soirs, à la clairièrefatidique, les bêtes survivantes se réunissaient, silencieuses,efflanquées, fiévreuses.

Elles ne se lamentaient plus, mais secontentaient de regarder de leurs prunelles profondes, élargiesd’épouvante et embuées d’étonnement, leur ami muet, le solitairequi pleurait et priait au centre de cette chapelle de feuillage,sous les piliers vivants et noueux des grands chênes dont lesrameaux, ainsi que des bras multiples, se tordaient de désespoir etde rage aux lamentations mugissantes du vent.

Depuis longtemps, Stuqui n’avait pas revu leshumains ; mais un jour, à l’heure sinistre où les fanfaressonnaient dans son canton leur aubade de meurtre et de sang, ils’était résigné à descendre vers les villages.

Selon son habitude, il n’avait pas proféré uneparole, mais la limpidité coutumière de son œil troublé de flammesd’inquiétude et d’éclairs d’orage interrogeait les paysans.

Ils avaient dit : « C’est unpuissant seigneur de très loin, des pays de bise et de neige, quiest venu en ambassade et à qui l’on donne des fêtes ; il aimela chasse passionnément, aussi tous les jours nos sires rassemblentleurs meutes et leurs équipages et le guident à travers nosbois ».

Stuqui savait maintenant que le comte Hubertchassait dans le pays, qu’il chasserait le lendemain et encore àl’aube suivante, et que les bêtes, ses compagnes et ses amies,seraient pour de longs et terribles jours vouées aux embûches, auxtraques éperdues, aux fuites désespérées, à la souffrance et à lamort. Et il pleura.

Toute la forêt était agitée du frisson de lafièvre : les bêtes, au moindre bruit, frissonnaient,s’affolaient et fuyaient ; tous les soirs, à l’heure durendez-vous dans la clairière, il en manquait de nouvelles :presque tous les petits étaient morts, tués par les traits deshumains, écrasés par les chevaux, déchiquetés par les chiens ouépuisés par la fatigue et par la maladie. Les nuits semblaientcourtes, les instants fuyaient, rongés par la hantise de lalumière ; tous et toutes dans les halliers, en proie à decourts sommeils hallucinés, appréhendaient l’heure blanche où lecouvercle des ténèbres semble, à l’aurore, se dévisser del’horizon ; le temps n’existait plus.

Les grandes forces semblaient maléfiques ethostiles. La lune, maintenant pleine et ronde, chassait les nuagesdu ciel, abolissait la nuit et perpétuait la terreur.

Les pluies avaient cessé. Le soleil, à chaqueaurore, se levait plus éclatant dans un ciel épuré. De la terretransie par la nuit, rôdant à ras du sol, des buées froidesmontaient qu’il buvait avec les rosées blanches et peu à peu lesfeuilles mortes s’essuyaient dans les taillis.

La terreur et la mort régnaient.

** * *

Ce matin-là, comme le soleil dardait sespremières flèches sur le roc pelé de Gaudry, l’appel des trompes etdes cornes résonna dans la grande cuve du couchant et lesaboiements joyeux des chiens se mordillant et s’excitant pour lachasse firent frémir toutes les bêtes de la futaie.

C’était de là qu’aujourd’hui les GrandsEnnemis allaient prendre leur élan, les faire toutes lever dans letumulte et l’effroi et, dans leur sillage, s’élancer, dévoreursfarouches de l’espace, pour conduire quelques-unes d’entre ellesjusqu’à l’épuisement et à la mort.

Derrière les grands chiens découplés quidonnèrent bientôt de la voix, des bordées d’abois ne tardèrentpoint à s’élever, rauques d’abord et hésitantes, puis plusaccentuées, franches, régulières, éclatantes dans la salve dulancer, et bientôt ce fut la fanfare effroyable de cent gueuleshurlantes dans laquelle, de temps à autre, se détachait lejappement plus puissant et plus mâle d’un conducteur de bande oul’appel sifflant d’un piqueur.

Le taillis vierge qui hérissait ses retsépineux pour barrer le passage et défendre son mystère fut hachépar cette foule en délire, battu, foulé, piétiné, taraudé,déchiqueté, tandis qu’une harde de cerfs, découverte, filait dansle vent à une allure désespérée.

Tout tremblait dans leur sillage. La terre,battue, martelée, semblait grommeler sous leurs pas ; lesbranches, en vain, giflaient les intrus, les épines les mordaient,les clématites faisaient trébucher les chevaux et rouler leschiens, les ronces vengeresses fouettaient, un à un, de leurs dardsaigus les cavaliers, mais rien n’arrêta la charge infernale, lefuribond élan de mort et, derrière le trajet suivi qu’indiquait unelarge trouée, tout redevint silencieux, cependant que, là-bas, dansles cantons étrangers, les trois grandes bêtes traquées, bientôtseules poursuivies, menaient au loin la meute enragée.

Une anxiété profonde étreignit bientôt lesautres bêtes qui avaient pu se dérober une à une de la colonnefuyante, renards et lièvres, sangliers et loups et du fond de leursgîtes ou de leurs repaires, écoutaient le bourdon sinistre de lachasse s’enfler et décroître pour gronder plus fort et s’amplifierpar degrés dans le retour au canton du lancer.

De nouveau, en effet, grandit l’immense fleuvetumultueux roulant ses ondes de cris, ses cascades d’abois, sonécume de chants de cornes et de trompes. Et dans un éblouissementde vitesse, de lumière et de sons, le formidable cortège repassapar le pays, traçant un nouveau et large sillon dévastateur pourdisparaître aussitôt, ravageant et dénudant derrière lui la croupeverte et jaune d’un coteau buissonneux aussi rapidement que sil’éclair rouge de l’orage l’eût lui-même tondue un soir de juind’un de ses flamboyants coups de cisailles.

Cela dura un temps que nul n’a mesuré et denouveau le bacchanal revint, plus rauque, plus ample et plusterrible.

Les trois bêtes poursuivies apparurent,haletantes, fumantes, splendides de peur et d’énergie, toutentières crispées dans un vertige de fuite ; mais subitementle faon épuisé, les pattes raidies, s’arrêta. Le cerf et la bichese retournèrent pour l’encourager à la lutte et l’exhorter à lafuite, mais c’était bien fini : le jeune animal, moinsrésistant que les deux autres, fourbu, avait donné tout soneffort ; ses articulations gonflées refusèrent tout service,ses pattes restèrent figées au sol. Il exhala une plaintedésespérée et le vieux couple, revenu sur ses pas, tout près delui, se mit à bramer sinistrement lui aussi.

À ce triple appel de détresse, Stuqui, dans sagrotte, comprit que les temps étaient proches, et gravissant leravin de son rocher, la croix de bois de la main droite et les yeuxau ciel, il apparut au seuil de la clairière.

Les regards des trois bêtes traquéesimploraient l’homme accouru, tandis que la meute inlassable serapprochait d’instant en instant. Le cerf et la biche semblèrentprendre le solitaire à témoin de leur impuissance et commettre à sagarde la jeune bête épuisée, puis, affolés eux-mêmes devantl’imminence du péril, se renfoncèrent de nouveau, en un vertigineuxélan, parmi les profondeurs du taillis.

Une fanfare effroyable d’abois sonnait àpleine gorge dans la combe prochaine. Le faon, affolé, stupide, lesyeux dilatés et troubles, restait là, les jambes raidies, fixes,comme vissées au sol, agité de tremblements, appuyé à l’ermite qui,près de lui dressé, farouche et grand, les lèvres balbutiantes, unemain sur le col douloureux de la bête, dressait toujours de l’autresa croix de bois vers le ciel bleu.

Soudain, dans un éblouissement de soleil, lachasse parut, formidable, hérissée, frénétique, toute la meuted’abord, puis la chevauchée derrière dans des rutilements d’étoffeset des éclairs de métal avec les sires, les piqueurs et lesvalets.

Et la meute, affamée, ivre de vitesse et debruit, assoiffée de sang, se rua de tout son élan sur le groupeimmobile que formaient l’homme et la bête.

Tous deux sous le choc furent culbutés,piétinés, meurtris, puis les crocs et les griffes indistinctements’enfoncèrent dans les chairs vivantes et Stuqui, comme éveilléd’un songe, violent et sauvage, frappa hardiment à grands coups desa croix de bois avec des gestes si terribles et des regards sifuribonds que les bêtes méchantes qui étranglaient le faonreculèrent, hurlantes de douleur et d’effroi, quelques-unes sirudement refoulées qu’elles s’en vinrent rouler jusque sous lespieds des chevaux.

Sur leurs montures hennissantes, aux naseauxblancs d’écume, les sires, eux aussi, ivres du vertige de lavitesse et du désir de la mort, arrivaient enfin à la clairière etils virent avec étonnement, entre les groupes hurlants, cet hommedemi-nu qui, sans merci, frappait leurs chiens à côté de la proieéventrée, du faon dont les yeux grands ouverts ruisselaient deslarmes de la mort.

– Que veut ce voleur ? trancha lavoix méchante et courroucée de l’un d’eux. Qu’on l’attache et qu’onle fouette et qu’on le pende haut et court à la maîtresse branchede ce chêne.

En même temps sa lourde cravache levées’abattit sifflante sur le visage mordu et ensanglanté deStuqui.

Digne et sévère et sans un mot, le solitairebaisa les naseaux du faon mort, redressa sa haute taille et, de sonœil royal, regarda les groupes ennemis.

Sa croix était restée à terre, il la ramassaen silence, puis, de son même pas grave et lent, le regard plussombre et plus attristé que jamais, il retraversa la clairièredevant les hommes et les chiens sans qu’aucun parmi les valets,malgré l’ordre jeté par le maître tout-puissant, osât porter lamain sur lui.

Cependant les piqueurs, ayant écarté les bêtesdévorantes, emportèrent au loin, en sonnant de la trompe, le butinde leur chasse, et le silence, par degrés revenant, sembla panserencore une fois la forêt meurtrie.

** * *

Le soir tombait majestueux et lent. Le disquerouge du soleil empourprait les nuages légers du couchant. La cuveque dessinaient les collines semblait pleine de sang ; lesilence de la vesprée paraissait se dissoudre dans l’ondebourdonnante du crépuscule et de nouveau l’angoisse, une angoisseplus affolante parce qu’on ne lui trouvait point de cause, dardaitses flèches au cœur des bêtes.

L’ermite était remonté à la clairière :sa main droite tenait toujours la croix rustique nouée d’herbes etde lianes qui, le matin, avait été impuissante, et les lèvres del’homme murmuraient quelque chose qui eût pu se traduireainsi :

« J’ai manqué de foi, Seigneur, et lepetit est mort, et que vais-je répondre au cerf et à la biche quandils viendront me réclamer celui qu’ils avaient commis à magarde ? Père tout-puissant, je crois en Toi, et je t’implore,car il est écrit que je dois vaincre par Toi et que je triompheraien ton nom ! »

Les yeux de l’homme flamboyaient dans sa facedécharnée d’ascète aux cheveux longs.

Il faisait chaud, il faisait lourd ; levent du sud, subtil et léger, se faufilait par les coulées debranches, triste et monotone. L’obscurité graduellements’épaississait. Et, une à une, parurent les bêtes du canton quivinrent s’asseoir à leurs places accoutumées entre les buissons, aupied des grands arbres de la clairière.

Dans le lointain on entendit le bramementd’appel du grand cerf et de la biche réclamant leur faon. Les yeuxdes bêtes s’agrandirent et brillèrent d’un éclat plus intense etceux de l’homme s’emplirent de pleurs.

Toutes les bêtes le regardaient.

Au loin, vers les étangs, justifiant leurangoisse secrète, un soudain son de trompe troua le silence :l’homme chasserait au clair de lune.

Les yeux des bêtes s’allumèrent de terreur,leurs pattes frémirent, des échines se cintrèrent, des jarrets deramassèrent : il fallait fuir, fuir encore, fuir toujours.Plus de trêve, plus de repos, plus de sommeil ! Mais lesolitaire leva sa croix de bois et redressa son torseincliné : son regard étincelait d’une foi farouche et d’unevolonté indomptable, et toutes, dominées par ce pouvoir surnaturel,hypnotisées par cette foi, restèrent immobiles et figées aux placesqu’elles étaient venues occuper.

La lune mauvaise n’était pas levée encore etla nuit avait l’air de se draper plus lourdement dans sesvoiles.

Au milieu d’un profond silence, le couplechassé le matin apparut entre deux massifs, fouillant la clairièrede ses yeux affolés, demandant vainement à tous les coins d’ombreson petit dévoré le matin.

Un mugissement gronda dans la poitrine duvieux mâle ; mais devant l’attitude de l’homme et la gravitédes bêtes, les plaintes moururent au fond de leurs gorges et seulspleurèrent leurs grands yeux profonds, beaux de toute la douleuranimale.

Stuqui tomba à genoux, la croix brandie.

En face de lui, au fond de l’éclaircie, legrand chêne centenaire dressait sa masse imposante et sombre, et legeste du solitaire, adjurant le ciel, semblait du même coupsupplier cette terrible divinité gauloise, formidable etsereine.

Les loups et les chevreuils, les sangliers etles cerfs, les goupils et les lièvres restaient là, muets, fixantintensément leur horizon de ténèbre et scrutant de l’oreille, sansy paraître sensibles, l’espace déjà plein des bruits de la meutelointaine.

Alors, sans qu’on sût pourquoi, tout d’uncoup, au milieu de la nuit dense et des ténèbres lourdes, on vit legrand chêne s’illuminer : une corde de feu, un câble delumière germé de la terre, accrochait son pied, enlaçait son troncnoueux et grimpait et bondissait de branche en branche jusqu’à lacime chenue qu’elle dépassait pour désigner le ciel pleind’étoiles. Peu à peu la lueur émanée devenait plus intense ;le baudrier de feu ceignant ce torse de colosse s’embrasait encore,des rejets de flamme en jaillissaient de part et d’autre,s’entremêlaient, s’enlaçaient et tout le chêne, ceint de clarté,flamboya dans la nuit comme une torche ardente et muette et qui nese consumait point.

Une émotion immense, une transe surnaturelleétreignirent les bêtes et le solitaire : Dieu l’écoutait, Dieul’exauçait. Une confiance invincible et muette le riva à toutescelles qui l’entouraient.

Un souffle chaud embrasait la clairière ;quelque chose de profond, de mystérieux, de plus grand que le mondepesait sur tous. De l’inconnu surnaturel et divin se brassait là,se pétrissait de toutes ces fois réunies : des chemins devérité allaient s’ouvrir et rien d’autre au monde ne comptaitplus.

Le grand chêne païen qui barrait le cielsemblait se réconcilier avec Dieu. Et là-bas la meute, ignorante,grondait et se rapprochait, et les hurlements devenaient plusdistincts, et elle courait droit à la clairière.

La biche vint s’appuyer à l’homme, et le grandcerf, lui, marcha vers le chêne. Quelque chose de plus fort que savolonté, de plus fort que la crainte de la meute, de plus fort quetout le poussait, le menait vers cet inconnu qu’il sentaitbienfaisant.

Comme s’il eût accompli un rite, il s’arrêtabientôt et sa tête et ses grandes cornes brûlantes s’inclinèrentdevant le tronc antique où flamboyait Dieu. Alors il sentit quelquechose se détacher de l’arbre et se fixer dans sa ramure. Il compritqu’une œuvre obscure et grande se réalisait, et lentement il seredressa.

Une croix rustique de clématite pourriephosphorait parmi ses cornes. Il lui sembla que ce fardeau légerétait un monde, il perçut en lui une force invincible et seretourna.

Toutes les bêtes dardaient sur la croix de feuleurs yeux ardents, aucune n’avait l’air d’entendre les hurlementsinfernaux des meutes approchantes suivant la piste de l’uned’elles.

Le solitaire se tourna de côté, sa croixsombre toujours brandie vers le ciel, tandis que son doigtdésignait le grand chêne et le cerf miraculeux, et la biche près delui se tint, elle aussi, immobile, fixant son mâle illuminé. Unsilence religieux pesa sur la clairière. Le blasphème de la chasseemplissait le ravin de la cabane.

Pas une bête ne bougeait.

Comme une rafale de tempête ou un sabbat dedamnés, l’aboi formidable et menaçant reprenait, gonflait,grondait, emplissait la nuit et le silence.

Et les chiens de tête, les grands molasses auxcrocs terribles, aux pattes d’acier, arrivèrent, et leur élanirrésistible s’écrasa là, tout d’un coup, tandis que les dernierspoussaient encore ceux qui étaient devant eux, qui s’affaissaienten silence au fur et à mesure qu’ils arrivaient sur lespremiers.

Ainsi la chasse se tut.

Et les chevaux par derrière apparurent et secabrèrent, et les valets et les piqueurs qui les montaienttombèrent sans souffle, la poitrine et la tête sur le col de leursmontures.

Et le comte Hubert enfin émergea du ravinprofond.

Ses yeux, flamboyants de passion sauvage,virent le chêne de feu devant lequel le grand cerf miraculeux,debout, immobile, érigeait lui aussi la croix de feu. Il vit lesyeux des bêtes qui flamboyaient et formaient d’un bout à l’autre dela clairière une double haie lumineuse et vivante d’étoiles de foi,et cette biche immobile et cet homme maigre et grand qu’il avaitinsulté le matin.

Son regard un instant erra de la croix delumière de la bête à la croix de ténèbre de l’homme. Il sentit danssa poitrine un embrasement, son cœur flamboya comme unetorche ; quelque chose de plus violent que sa volonté debarbare l’étreignait sur son étalon cabré, derrière ses chiensaffaissés et ses piqueurs muets.

Il sauta à terre, bondit par-dessus la meuteet, entre la biche immobile et l’homme sombre, devant la nature etdevant la croix, il tomba à genoux, la face prosternée, criant detoute sa foi neuve, sauvage et vivace :

– Seigneur ! Seigneur !Seigneur, je crois en Toi !

** * *

Ainsi finit l’histoire du miracle de saintHubert telle qu’il m’a plu de la rêver dans un décor cher etfamilier et telle que j’aimerais qu’on la racontât, quelque soird’hiver, dans mon pays.

FIN

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