La Vie des bêtes

Le rire du chien

Comme je passais la main dans les cheveux, jeveux dire dans les poils de son chien, mon « bougnat »,avec qui j’entretiens des relations de bon voisinage, m’a glisséconfidentiellement :

– Je gage que vous ne savez pas pourquoinous marchons sur deux pattes au lieu de nous servir, comme toutesles autres bêtes, de nos quatre membres ?

– Je l’ignore, en effet, répondis-je duton du citoyen qui attend une histoire.

– Eh bien, reprit mon interlocuteur,sachez donc que c’est à un chien et à un Auvergnat que les hommessont redevables de ce genre de locomotion.

« Oui, n’est-ce pas, continua-t-il, audébut, tout le monde allait à quatre pattes ; mais, certainjour, un Auvergnat avisa un cabot qui se dressait sur ses pattes dederrière pour regarder par-dessus une clôture.

« Je suis aussi malin qu’un chien, se ditcet homme avisé, et lui aussi se dressa sur ses pattes de derrière.Ses compagnons l’imitèrent aussitôt. Et voilà pourquoi l’humanitémarche sur deux pattes, tout simplement ».

Je ne saurais affirmer la rigoureuseexactitude de cette explication, mais en tout cas, si le chien –car nous laisserons, voulez-vous, l’Auvergnat à son anthracite – sile chien, dis-je, nous a appris à nous tenir sur deux pattes, nouslui avons, par sentiment de réciprocité sans doute, enseigné lerire.

Je n’ai pas la prétention d’affirmer que, cefaisant, nous avons rendu à notre commensal un serviceextraordinaire et que nous lui ayons fait faire un pas vers sonémancipation future, d’autant que cet enseignement aura étéabsolument involontaire et passif.

Un peu particulier sans doute et différent duphénomène humain, le fait est là tout de même et j’ai eu occasionde l’observer souvent chez les chiens de chasse.

Le rire canin n’est pas un rire bruyant ;il n’éclate ni ne tonitrue ; il ne secoue pas les tripes etn’ébranle pas le poitrail de celui qui en est saisi, la tête nepart pas en arrière et les pattes n’y participent point, pas plusque le tronc… C’est le rire silencieux, le rire muet que le bonFenimore Cooper, dans des romans qui firent la joie de notreenfance, attribue quelque part à la « Longue-Carabine »ou au « Dernier des Mohicans », je ne sais plus au juste,quand ils ont découvert la trace fraîche du méchant Sioux ou dutraître Comanche sur le sentier de la guerre.

L’œil pourtant s’avive un peu et le muflehumide et frais a de légers frémissements, mais on a plutôtl’impression d’un rictus que d’un rire. Les babines setroussent ; la gueule, littéralement, se fend jusqu’auxoreilles et les deux magnifiques rangées de crocs qui apparaissentn’auraient rien de très rassurant pour quelqu’un qui ne connaîtraitpas le bon camarade à qui il a affaire ; la queue,quelquefois, mais assez rarement, se met aussi de la partie et batavec douceur. Telles sont à peu près les caractéristiques du rirecanin.

Dire que ce phénomène décèle, comme chezl’homme, un état d’épanouissement général et de gaieté plénièreserait faux ; le rire du chien marque tout simplement un désird’être agréable au maître, une affectueuse soumission, ou encoreune discrète invite au plaisir espéré de la chasse ou de lapromenade. Peut-être également est-ce pour l’animal une manièredélicate de demander au maître un bon morceau, ou une façondistinguée de souhaiter le bonjour à une personne deconnaissance.

Les chiens n’emploient le rire qu’avec leshommes et ne rient pas entre eux. Ils ont mieux, apparemment, etleurs manifestations de joie nous sont bien connues ; mais lefait qu’ils se sont assimilé ce geste et qu’ils lui ont attribué unsens dénote une curieuse faculté de raisonnement, qu’il estintéressant de dégager.

D’abord, il n’y a que les vieux chiens quisavent rire ; les jeunes, apparemment, jusqu’à ce que lephénomène les ait frappés par quelque corrélation les intéressantdirectement, n’y font pas plus attention qu’à n’importe lequel denos gestes coutumiers.

C’est la concordance de nos mouvements avec unétat général de bonne humeur et de générosité dont il profite quimet l’animal en éveil : de là à généraliser, il n’y a qu’unpas. Mais où le phénomène devient merveilleux et troublant, c’estquand nous voyons la bête adopter ce truchement pour nous fairecomprendre, sans nul doute, qu’elle est animée à notre égard dessentiments qu’elle nous a reconnus dans le rire.

Il est hors de doute que le chien comprenddans notre langage articulé, même dépouillé d’inflexionsrévélatrices, tout ce qui a rapport à lui et que nous sommes, nous,à son égard, dans un état manifeste d’infériorité.

Peut-être s’en est-il rendu compte, et sonrire, ainsi que d’autres phénomènes d’imitation, souvent malinterprétés, ne sont-ils que les premiers balbutiements de notrelangage mimique !

Sa vie est si courte et si remplie ! Quisait, s’il en avait le temps, s’il n’arriverait pas à se créer, àl’instar des sourds-muets, un alphabet restreint de gestes et devocables qui traduiraient clairement, à notre usage, ses idées etses sentiments.

Il y aurait là, en tout cas, de sa part, larévélation d’une supériorité méconnue, en même temps que le signepour l’homme d’un certain mépris affectueux.

« Ce pauvre Haut-Pattu, doit penserMiraut, il est incapable de parler ma langue, il faut bien que jem’habitue à parler la sienne ! »

Vendredi 10 avril 1914.

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