La Vie des bêtes

La dernière heure du condamné

Les monte-en-l’air, haut pattus, porteurs desbâtons qui tuent, et leur horde familière de hurleurs poilusvenaient, à la suite d’une faible course et avec des cristerribles, de grands beuglements rauques (rires et abois), de fairehalte devant le trou où Tasson, le vieux blaireau, se terraitdepuis quatre ou cinq neiges.

Tasson, dans son abri, écoutait. La terre,martelée à grands coups, tremblait, et les vibrations qui luiparvenaient, contrairement à ce qui s’était passé à toutes lesprécédentes chasses, ne s’atténuaient point : elles semblaientmême s’amplifier, devenir plus nourries, plus intenses, plusfortes. C’était grave assurément.

D’ordinaire, quand le jour poignant lesurprenait quelque part en maraude et que lui parvenaient desbruits menaçants, appels de chasseurs ou jappements de chiens, ilfilait par les chemins de cailloux où ses pattes ne laissaient pasde fret et gagnait, après quelques sages contours, sa maison deroc. Alors il pouvait entendre le piétinement de la chasse arriveren trombe auprès de sa demeure et les vibrations courir sur le sol,mêlées aux rafales d’abois, et tous ces bruits, bientôt, sefondaient, se diluaient, se partageaient comme si le grand courantde haine lancé à ses trousses se fût divisé peu à peu en uneinfinité de petits ruisselets sonores qui se seraient à leur tourengloutis dans le grand calme de la forêt et du matin.

Cette fois, il avait dû s’attarder troplongtemps. Avant sa rentrée précipitée dans son trou, il avaitentendu des grelots, des hurlements, des bruits de foulées et descris particuliers, les cris des haut pattus, cracheurs du feu, queconduisent d’ordinaire, aux sentes des bois, leurs familiersbraillards, poilus, les chiens.

Ce n’étaient plus seulement des vibrations.C’étaient des chocs, des martèlements de talon, de rauques coups degueule, des éclats de voix, des cris intraduisibles et desreniflements mêlés à des odeurs fortes, puantes, qui, par le boyaud’entrée de sa demeure, arrivaient jusqu’à lui.

Ils étaient à sa porte ; ils avaientdécouvert sa tanière.

Tasson, du fond de son repaire, s’avança dansle corridor et s’approcha de l’entrée aussi près que sa naturelleprudence le lui permit.

Les chiens, l’éventant du dehors, aboyèrentavec fureur. Le vieux blaireau, lui aussi, renifla leur odeur àpleines narines, et, au bout de quelques minutes d’examen, sonmuseau pointu, qui frémissait, laissa, comme pour un rire animal etune satisfaction muette, passer sa langue sur ses babinesnoires.

Les mal poilus n’entreraient pas. Ils nepouvaient ; ils étaient tous bien trop hauts sur pattes,autant les hommes que les chiens. Tasson se rassura. On était enfin d’automne : il était gras, il pouvait attendre et jeûnerde longs jours ; les autres se lasseraient certainement.

Tasson savait que la nuit lui était favorable,que l’obscurité et la faim les font fléchir et les ramènent dansleurs maisons et que le sommeil les domine bien plus que lessauvages. Il savait tout cela, le vieux blaireau, et bien d’autreschoses encore : que dans un trou étroit comme son corridor, ilpourrait mordre et saigner le premier braillard qui oserait sehasarder assez loin dans ses ténèbres familières et que les autresy regarderaient à deux fois avant de tenter l’assaut à leurtour.

Il n’ignorait pas non plus que son terrierétait perdu et qu’il lui faudrait, dès que son trou serait libre,quitter ce canton paisible, toute demeure connue des hommes étantmaudite, traîtresse, pleine d’embûches et de dangers.

Cependant le bruit ne cessait point au dehorset aux aboiements, aux cris, aux coups de talon se mêlaient encoredes grincements métalliques de scie et des craquements de bois.

Que pouvait signifier tout ce tapage ? Levieux Goupil du Fays, qu’il avait rencontré une nuit au bord d’unetranchée, lui avait dit qu’il faut d’autant plus se méfier del’homme qu’il fait moins de bruit à l’entrée des terriers ; etle vieux renard ne parlait pas à la légère ; mais enl’occurrence, l’excès contraire paraissait au blaireau tout aussiredoutable.

Et Tasson, écrasé sur ses courtes pattes, lesyeux louchant en avant, les narines ouvertes et frémissantes,attendait avec patience.

Brusquement, la venue en bouffée étouffanted’une chose âcre et impalpable lui aveugla les prunelles et luipiqua vivement les narines. Instinctivement, tout en reculant, ilessaya de mordre comme si un invisible ennemi se fût trouvé devantlui, mais ses mâchoires, large ouvertes et précipitammentrefermées, claquèrent l’une contre l’autre : il n’avait rienhappé que du vide, et l’ennemi l’aveuglait de plus en plus, leprenait à la gorge, lui fouettait les muqueuses. Plusieurs fois desuite, il fit claquer ses dents sur cet étrange et terribleadversaire et puis il parvint enfin à entr’ouvrir un peu lespaupières. Alors il remarqua que son boyau, qui était clairl’instant d’avant, s’assombrissait maintenant d’un brouillard blanctiède, piquant, mauvais, qui lui coupait le souffle et le faisaitpeu à peu reculer jusqu’au coin le plus enfoncé de son terrier.

Et puis il fit chaud dans son boyau de roc, ilfit trop chaud. Quelle était cette brume nouvelle créée par leschasseurs ou par les chiens ? D’ordinaire, aux matinsd’automne, celle qui s’exhale de la terre est fraîche et parfumée,mais tout ce qui émane des hommes est poison et danger.

Impossible d’arrêter cette invasion blanchequi, lente et prudente, se traînait par degrés vers lui. Tasson,résolument, fit front en montrant les dents. Évidemment le dangergrandissait. Cependant, la fumée empoisonneuse, comme si l’attituderésolue du blaireau et ses vains coups de croc lui en eussentimposé tout de même, hésitait à l’atteindre de nouveau. Seulsquelques filets, bas comme d’irréels serpents, glissaient encorevers lui en longeant les parois. Quand ils se furent fondus dans legris du mur, Tasson, inquiet, craignant d’eux une attaque sournoiseet d’imprévisibles coups de fouet, resta longtemps quand même danssa posture d’attaque, la dent dardée et la griffe prête.

Mais le vent favorisait la bête et,contrariant le tirage, attirait au dehors la fumée qui, peu à peu,sembla se retirer et disparut.

Pourtant les ennemis étaient toujours audehors. Les voix humaines alternaient avec les jappements, les criset les rires avec les reniflements. Son trou était biengardé : il y avait danger de mort à s’aventurer dans lecouloir et à s’élancer dans la campagne.

Tasson, patient, s’écrasa sur les pattes etattendit la nuit, certain que l’ombre, sa complice, défavorable auxhumains, lui permettrait, même si sa demeure était encore assiégée,de profiter d’un instant de défaillance des geôliers pour tirer sesgrègues et détaler dans les ténèbres. Non, il n’avait pas faim, etil était gras, et il savait attendre. Au besoin, il resterait là ensentinelle plusieurs jours et plusieurs nuits, pour bien choisirson heure et, quand ils s’y attendraient le moins, filer à la barbede ses ennemis. Eh non, on ne le tenait pas encore !

Du temps coula qu’il ne sut mesurer, sesfonctions digestives étant comme suspendues et son attention rivéesur l’extérieur. Et au bruit des voix voici que se mêle un autrebruit sec et dur, tantôt criard et tantôt sourd, mais régulier etqui résonnait profondément. Quelque chose comme une grand dent defer extrêmement puissante devait déchirer la terre et le roc de sontrou. Il entendait, en effet, les coups de pic tomber et, aprèschaque secousse correspondant à un ahan humain, les pierres et legazon rouler avec un choc dur ou assourdi, selon la violence del’effort.

La situation s’aggravait encore.

Tasson, immédiatement, eut l’intention que lesennemis ne voulaient pas l’attendre, mais qu’ils cherchaient àarriver à lui ; donc, pour les éviter, il fallait fuir coûteque coûte. Résolument, de la gueule et des pattes, il attaqua laterre pour creuser son boyau plus avant et orienter une galerie deretraite vers le sol et vers le jour.

Mais les coups de pic et de pioche sonnaienttoujours plus fort à l’entrée du souterrain ; il s’arrêta pourécouter. Oui, les coups continuaient, les jappements et les crispersistaient et, constatation plus grave, le jour ennemi, lalumière complice des hommes entrait à flot par le couloir, semblantguider les ennemis et leur montrer leur proie.

Tasson, médusé, comprit qu’il ne pourraitcreuser assez vite un tunnel de sortie. D’ailleurs, l’ouvertureélargie du corridor pouvait maintenant livrer passage auxchiens : tous les dangers se concentraient de ce côté ;il fallait surveiller pour faire tête, le cas échéant.

Les yeux flamboyants, furibond, prêt àsaigner, il se retourna. Mais les chiens ne se hasardaient pasencore. Prudents, les maîtres les maintenaient près d’eux.

Un instant, les coups de pic cessèrent demarteler le roc. Tasson reprit espoir. Peut-être les hommesétaient-ils las ? Peut-être se décourageaient-ils comme luiquelquefois, durant les trop longs affûts. Mais son espoir fut decourte durée.

Bientôt, dans le couloir, une longue perche debois vert s’avança tâtonnante, doucereuse, semblant le chercher,sondant la profondeur, pour le découvrir sans doute, et le frapperpeut-être.

Il la regarda venir, heurtant les parois, seredressant, cherchant sa route, comme un bras d’aveugle, et quandelle fut devant lui, prête à le toucher, brusquement furieux ilsauta dessus, la mordit rageusement, à pleines dents, serrant detoutes ses mâchoires, les yeux rouges de haine.

Ah ! elle osait venir ; eh bien,elle saurait ce que pouvait sa dent.

Comme si elle eût été douloureusement atteintepar cette morsure, la perche, l’écorce arrachée, se retira,cependant que les cris et les rires redoublaient à l’entrée duterrier.

Tasson jugea que les hommes souffraientpuisqu’ils criaient si violemment, et il s’en réjouit ; ilpensa encore que leur attaque était moins dangereuse qu’il nel’avait craint, puisque d’une morsure il en avait eu raison etavait mis leur auxiliaire en fuite.

Mais les coups de pioche reprirent, et serapprochèrent, et devinrent plus distincts, et, derechef, laperche, le bras de bois vint l’agacer dans son recoin.

Avec plus de fougue et de violence encore,bien décidé à en finir, il se précipita de nouveau dessus et lamordit, la tenailla, la broya sous ses mâchoires ; maisl’autre, cette fois, se défendit, tourna dans sa gueule, le tira enavant, chercha à le jeter sur le flanc tant et si bien qu’il dut lalâcher. Et avant de repartir, brusquement, elle lui fonça dessus etlui porta en plein poitrail un coup de pointe qu’il ne put prévoirni éviter et si rude qu’il lui coupa le souffle.

Décidément, l’ennemi n’avait guère souffert deses morsures ; ses attaques devenaient de plus en plusdangereuses. Tasson devait veiller.

Et les coups tonnaient toujours, et la terreet les pierres s’éboulaient, et la lumière entrait, et lesmartèlements de souliers, les cris, les jappements se rapprochaientde plus en plus.

Bientôt même, après un éboulis plus fort,Tasson vit… il vit des enlacements de pieds ainsi que des bêtesgrouillantes et des jambes comme des fûts de chênes, etd’innombrables pattes de chiens qui passaient, passaient,tournaient encore et repassaient.

Une nuée d’ennemis, une foule d’assassins leguettaient, prêts à lui sauter dessus dès qu’il apparaîtrait.

Et la nuit sur laquelle il avait compté, lanuit qui ne venait pas !…

Comment faire ? Bientôt, plusieurspourraient entrer de front ! Les coups pleuvaienttoujours.

Quand ils s’arrêtèrent, les chienss’élancèrent au trou, les yeux flamboyants, reniflant violemment,aboyant avec rage. Tasson gronda sourdement. Ils le voyaient. L’und’eux, plus hardi, passa devant les autres. Le blaireau, lesbabines troussées, était prêt à l’attaque : ses caninesénormes menaçaient ; le chien hésita. Terribles tous deux, ilsse mesuraient. Mais, rappelé par son maître, le chien, obéissant,recula, les yeux toujours dardés sur l’ennemi.

Tasson entendit les hommes crier plus haut.Des sons argentins de batteries de fusil qu’on arme, tintèrentcomme pour un petit glas, et ce bruit de métal, qui lui rappelaitl’homme et ses dangers, fit passer sur son échine de courtsfrissons qui lui dressèrent les poils.

Une voix reprit, dominant letumulte :

– Tenez les chiens et les fusils prêts,je vais harponner.

Et la main de bois, précédée cette fois d’unegaffe grise comme une grande griffe de fer pointue et recourbée endouble hameçon, s’engagea dans l’ouverture et s’avança vers labête.

Ramassé sur lui le blaireau la vit venir et seprépara, sentant bien que cet ennemi était terrible.

Le croc approchait, il allait le toucher, illui frôlait l’épaule. Brusquement, Tasson l’empoigna, serra lesdents et roidit les pattes sur le morceau de fer. Mais l’autre,impassible et invulnérable, se tordit dans sa gueule et glissa,froid, sous l’étreinte des dents. Il voulut le reprendre, mordre denouveau, saigner, broyer ; alors l’autre s’enfonça violemmentdans sa gorge, tourna sur lui-même en vrille, puis, se retirantd’un seul coup, mordit terriblement les chairs de ses pointesd’acier et s’agrippa aux mâchoires de la bête qu’il ne voulut pluslâcher.

Tasson fit des efforts désespérés, mais unedouleur atroce le tordait, lui ôtant jusqu’à la possibilité demordre ou de hurler, tandis que le harpon de fer, manié par unepoigne implacable, le tirait impitoyablement vers le jour.

Malgré la douleur, le blaireau comprit que,s’il arrivait à la lumière, parmi les hommes et les chiens etimpuissant comme il se trouvait, il était perdu. Et, crispé sur sespattes, l’échine bandée, les reins tendus dans l’effort le plusdésespéré, il s’arc-bouta à la terre.

Peine perdue ! Pas à pas il dut suivre lecroc terrible qui l’avait happé, glissant sur ses pattes, la gueulesaignante, le cou effroyablement tendu.

Et dès qu’il apparut et que, dans un éclair,ses yeux injectés de sang eurent entrevu, en un vertiged’épouvante, le mouvement de ruée sur lui des hommes et des chiens,un coup terrible assené sur son crâne, un coup de massue de chêne,l’assomma au pied de son bourreau parmi la houle hurlante des bêtesqui s’acharnaient sur lui.

Longtemps encore il frissonna et quand,suspendu par les pattes à la perche maudite portée par deuxchasseurs, il fut ramené en triomphe au village des hommes, lecerveau déjà obscurci des fumées de la mort, ses yeux encore clairspurent cependant voir tout au loin le soleil rouge annonçant lanuit prochaine, qui riait d’un rire sanglant au bas del’horizon.

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