La Vie des bêtes

L’imprudente sortie

Miraut fit « bouaoue !bouaoue ! bou » au bas du remblai des Cotards, dans lesprés frais et verts où la rosée alourdit les lances de l’herbe fineet résiste jusqu’à midi au soleil qui s’évertue de tous ses rayonsà sonder le mystère matinal de ce coin solitaire.

Goupil, le renard, le vieux rôdeur du cantondes Bougeottes qui finissait sa tournée (c’était le matin) enflânant, repu, dans les sentiers étroits des raies d’un champ debetteraves, leva subitement à ce cri son nez inquiet toutbarbouillé de terre.

– Oui, il était tard décidément ! Lesoleil rôdait déjà derrière les pans de pourpre d’un rideaupelucheux de nuages et les sonnailles de troupeaux se rendant auxpâturages tintaient aux portes du village.

Goupil ne perdit point de temps à écouter cesbruits indifférents ni à faire réflexions sur l’opportunité qu’il yaurait eu pour lui, à cette heure indue, à être dissimulé dans untaillis épais ou dans un trou profond, et, avant même que Mirauteût relancé aux échos de la combe et de la forêt son cri de guerre,il avait filé prudemment par ses chemins à lui, ses sentiers decasse-cou et ses raccourcis périlleux pour gagner les coinspropices à une fuite sans péril et assurer sa retraite.

« Bouaoue ! bouaoue ! »reprenait Miraut, excité par le fret puissant qui montait desfoulées du sauvage, tandis que l’homme, à ses côtés, sifflotait enlui montrant le bois. Mais Goupil détalait déjà (oh ! sans sepresser !) il savait qu’il avait le temps, le vieux fouinard,et le braillard poilu non plus que son long et puant camarade desterriers groupés, c’est-à-dire des maisons, le méchant porteur detonnerre, ne le tenaient pas encore.

Dès le premier coup de gueule, son oreilleexercée de sauvage avait démêlé tout de suite que le chien étaitdans son sillage et les abois prolongés et sourds et distants l’unde l’autre, injures familières qui suivirent, l’avaient confirméaussitôt dans cette juste opinion.

Or, la rosée était bonne (Goupil en savaitquelque chose !), il n’avait pas trop musé en montant la côte,et, avant une traversée de bois, deux minutes à peine, l’ennemiserait dans les betteraves à l’endroit où son coup de gueule l’yavait surpris.

Effectivement, une bordée précipitée d’aboisfrénétiques suivit, et bientôt, l’un trottant devant l’autre, parle mystère épineux des fourrés, ils gagnèrent le taillis des grandsbois.

C’était une poursuite enragée, mais calme toutde même, parce que régulière et sans à-coups. Goupil, pleind’expérience et sûr de soi, allait son petit train, sa longue queuebalancée légèrement, avec, derrière lui, à quelques centaines desauts, les injures de Miraut qui revenaient, monotones etpersévérantes : « Bouaoue !… bouaoue !…bouaoue !… » parmi les crépitements de branches, lesfroissements de feuilles sèches, les sifflements de merles surpriset les garrulements amusés de geais curieux, suivant de haut, dechêne en chêne, la course de ces deux imbéciles à quatre pattesqui, se ressemblant, se combattaient au lieu de s’unir comme euxpour fuir le mystérieux bandit des maisons.

Cependant, tout en fuyant Miraut, Goupilécoutait, car il savait, le vieux charbonnier aux pattes noires,que la sale bête aux crocs robustes était moins redoutable quel’allié malfaisant qu’elle guidait.

Et soudain, en effet, le museau frémissant,Goupil s’arrêta net. En arrivant à la tranchée de la voie au Loup,quelque chose avait craqué là-bas, en avant : une de cescassures sèches de grosse branche comme seul en provoque le métal,en particulier les clous barbelés que laisse avec son fret, dansles chemins humides, l’habitant des terriers groupés. Il renifla uncoup, deux coups… passa sa langue fine sur ses babines noires et,l’œil clignotant, crocha prudemment pour une autre direction.

Ah ! oui ! il s’en doutait !Ils étaient bien ensemble, les deux alliés assassins. Pasd’hésitation alors, la fuite sous bois pouvait être dangereuse… et,après avoir décrit quelques grands cercles dans le taillis, simplehistoire de faire brailler Miraut et de dérouter l’homme, il filavers son trou des Bougeottes, à l’abri de ses murailles de roc.

Dans le sentier de la voie au Loup, lechasseur, frémissant, haletait, en entendant son chien s’approcher.Un instant encore, pensait-il, et les branches basses du tailliss’écarteraient pour laisser voir le museau chafouin du citoyen àlongue queue qu’il était certain de ne pas rater. Le doigt sur ladétente, prêt à tirer, il attendait…

Miraut faisait toujours : « Bouaoue…bouaoue… » et, tout d’un coup, v’lan ! lancé de toute sonardeur sur ce sillage odorant, facile à suivre comme une granderoute, il vint trébucher, gueule ouverte, dans les jambes de sonmaître, qui faillit bien lui lâcher dans le nez son coup defusil.

Les deux compères, ahuris, se regardèrent.

Les yeux de Miraut disaient : « Tune l’as pas vu ? » tandis que l’homme traitait son féald’imbécile et d’idiot.

Miraut, alors, remit le nez à terre, reprit sapiste à lui, et, à quinze pas de là, vint buter à l’endroit oùGoupil avait croché.

Il relança une bordée terrible debouaoue !… bouaoue !… et, pressant la poursuite, le nez àterre, après trois circuits rageurs, vint donner ferme à l’entréedu trou où Goupil s’était retranché.

« Oute ! oute ! oute ! Etil reniflait : roun ! roun ! aroun ! au seuilde la caverne pour reprendre ensuite son aboi et avertir le maître,tandis que Goupil, accroupi, recroquevillé tout au fond dusouterrain, respirait, lui aussi, à pleines narines, l’odeurcaractéristique de son vieil adversaire.

Quand les deux alliés furent réunis, la ragede Miraut sembla grandir encore ; les abois devinrent plusmenaçants, plus secs, plus rageurs. C’étaient presque des plaintes,et le vieux renard craignit tout de cette colère frénétique quand,malgré l’étroitesse du chemin, il vit et sentit que le chiencherchait à se faufiler dans son boyau de terre.

À ce moment, la voix de l’autre se fitentendre et cette voix, bien qu’elle parût moins menaçante, nes’arrêtait pas non plus, et elle changeait de timbre et de volume,et Goupil écoutait de toutes ses oreilles. Mais si l’aboi du chienlui était familier, le jargon de son allié l’était beaucoup moinset Goupil, qui ne le comprenait pas, et dont les narines étaientcomme embuées par l’émanation, puante pour un sauvage, du chien, nepouvait pas savoir qu’il y avait maintenant à sa porte deux hommesqui parlaient de lui.

Ah !… s’il eût compris leurlangage ! Car l’un disait :

– Je te dis de me passer le fusil etd’emmener le chien. Tu verras. N’aie pas peur de brailler et detraîner les pieds en partant.

– Oui, répondait l’autre, tu asraison.

Goupil n’entendait rien à ce dialogue, mais cequ’il comprit bien, ce fut le « Viens ici,Miraut ! » du chasseur appelant son chien, et les pas quis’éloignaient et le tintement du grelot qui décroissait dans lelointain. Une joie silencieuse l’envahit, le baigna. Ah ! ilsrenonçaient à sa poursuite ! le vieux solitaire s’y attendait.Mais avec ces gaillards-là, il y avait les pièges à redouter. Lacaverne n’avait pas d’autre issue, le mieux était de filer. Letintement du grelot n’était plus, dans les rumeurs de la forêt,qu’un petit point aigrelet de son. Ils étaient hors de sa portée.Et, doucement, rampant d’abord pour se redresser ensuite de toutesses pattes engourdies, il arriva le mufle calme à l’entrée duterrier.

« Baoum ! » un coup terriblerésonna. Une charge de plomb formidable et qui fit balle,heureusement pour lui, siffla sous son ventre, entre les pattes,lui pelant net l’extrémité de la queue, tandis que, mû par unréflexe frénétique, il bondissait devant lui d’un élan formidable,affolé de la secousse. « Baoum ! » un nouveau couplui siffla aux oreilles, des plombs lui trouèrent la croupe, tandisqu’une voix humaine, la même que tout à l’heure, tonitruaitderrière lui.

Mais Goupil ne perdit point de temps àreconnaître l’ennemi et, bien qu’il ne risquât plus rien, le fusilde l’autre étant vide, il détala à toute vitesse et vint sanss’arrêter jusqu’au canton du goupil du Fays pour s’y cacher etraconter à son compère et compaing de chasse l’étonnante aventurequi venait de lui advenir.

Et ce fut ainsi que Goupil apprit qu’il nefaut pas toujours se fier aux bruits de départ des ennemis poursortir de la retraite assiégée et se jura que, quand il entendraitencore deux timbres de voix, il y reniflerait à deux fois avant dehasarder son nez au dehors du trou où il se serait retranché.

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