La Vie des bêtes

L’hypocrisie du chat ?

Il était une fois trois amis : Miraut,chien ; Mitou, chat, et Lulu, gosse. Ils avaient bien six anspour les trois, c’est-à-dire que, si les deux premiers comptaientenviron douze mois d’âge chacun, le troisième, lui, marchaitgaillardement, tantôt à deux, tantôt à quatre pattes, vers sonquatrième anniversaire. À eux trois, ils emplissaientl’appartement, la cour et le jardin de leurs cris et de leurs jeux,et c’était dans la maison une joie et une fête perpétuelles.

Mais quelqu’un troubla cette fête.

Un beau jour, Lulu gosse fut séparé de sesdeux compagnons et conduit dans un vaste local où d’autres enfants,sagement assis sur des bancs symétriques, écoutaient une longuepersonne sèche dont le lorgnon d’or chevauchait un nez pointu.

La femme disait :

– Le chien est fidèle, obéissant etdévoué à son maître ; le chat est hypocrite, gourmand etvoleur.

Et les petits répétaient docilement cesparoles, et tous avaient un air si convaincu que cette convictiontroubla Lulu. La maîtresse insista :

– Méfiez-vous des chats, mes amis, et nejouez jamais avec eux.

Quand Lulu rentra chez lui et que ses deuxfidèles compagnons, qui s’étaient bien ennuyés durant son absence,voulurent lui témoigner leur joie de le revoir, Miraut chien, quijappait et remuait la queue, fut bien accueilli. Quant à Mitouchat, son gras dos et son ronron ne reçurent pour toute réponse queces mots peu aimables :

– Va-t’en, toi, tu n’es qu’un vilain etun hypocrite !

La fin de l’histoire, je vous la dirai quelquejour. Il suffit, pour l’instant, que je vous aie fait entendre quela plupart des jugements que l’on porte sur les bêtes n’ont pas debase plus solide que celle de ce bébé et que les braves minets sontdepuis longtemps les innocentes victimes d’une réputationcalomnieuse.

« Tout notre mal vient d’asnerie »,disait Montaigne, tout le mal dont souffrent nos frères prétendusinférieurs vient également de là.

Quel fut le méchant imbécile auquel son chatexaspéré décocha un coup de griffe vengeur ; quel fut l’avaredont le petit compagnon affamé fit gueule basse sur la pitancequ’on lui mesurait trop parcimonieusement ; quel fut lephilosophe en chambre, plus habitué à scruter les jeux dephysionomie de ses nobles contemporains que les frémissements demufle d’un innocent minet, qui osèrent porter sur nos charmantscompagnons domestiques des jugements aussi grossiers et aussistupides ? Ma foi, je n’en sais rien, et j’aime autant ne pasle savoir ; mais ce que je tiens à dire, c’est quel’hypocrisie est une vertu, c’est-à-dire une force humaine, et nonpoint animale.

Avant toute chose, il serait prudent de ladéfinir, et cela nous pourrait mener un peu loin. Aussi,bornons-nous à dire, puisque aussi bien c’est de lui, et de luiseul qu’il s’agit, que le chat ne s’est vu attribuer cette fâcheuseréputation qu’en raison des mouvements défensifs violents qui sontsa sauvegarde au moment critique, et auxquels l’imbécillitéméchante de ses tourmenteurs ne s’attendait point.

C’est le coup de griffe et le coup de dentsqui font de lui un hypocrite et une fripouille. Mais l’égoïsmehumain ne veut point voir les raisons qui ont provoqué ses gestes,et l’habitude paresseuse de ne pas sortir de nous-mêmes nous a,seule, longtemps empêchés de suivre sur des faciès poilus, un peufermés à nos investigations et différents des nôtres, des jeux dephysionomie qui sont extrêmement caractéristiques, nuancés etvariés à l’infini.

L’homme rapporte tout à son genre de beauté,si l’on peut dire, et c’est pour cela qu’il trouve le singe siparfaitement hideux. Il est probable, d’ailleurs, que le singe doiten juger de même à notre égard.

Quiconque a vu un matou en train de chassersouris ou moineaux – et c’est là surtout que la bête devrait ruseret se montrer hypocrite – ne peut plus charger de ce défaut cetanimal. Le parti pris, l’aveuglement de l’être à la fois juge etpartie dans l’affaire peuvent seuls troubler jusqu’à l’illogisme età l’absurde la rectitude d’un jugement, qui n’est pas toujours – etnos tribunaux nous en donnent assez souvent des preuves éclatantes– illuminé de la grâce et inspiré par la justice.

Pour pouvoir conclure, notre entendement épaisa besoin de manifestations grossières et violentes et, en ce quiconcerne le chat, la plupart des hommes sont inaccessibles auxavertissements multiples qui décèlent une patience à bout.

Le redressement des sourcils, le renversementdes oreilles, le brandissement des moustaches, le frémissement dunez, un pli imperceptible au coin du mufle, l’agrandissement ou lerétrécissement des paupières, l’avivement de l’œil, un frétillementnerveux de la queue, certaines façons de se ramasser et de faireporter le poids du corps sur une seule patte, sont autant d’indicesprécurseurs de l’orage auxquels ne se trompent point ceux qui sesont donné la peine d’examiner d’un peu près nos charmants petitsfamiliers.

Plus véhément, plus bruyant, plus gueulard,plus près de l’homme pour tout dire, le bon chien, qui braille fortlorsqu’on l’ennuie et ne se résout à mordre qu’après avoirmanifesté à haute et intelligible voix ses sentiments, n’a jamaisété taxé d’hypocrisie, mais il a joué de ce fait à son camaradechat, plus discret, un véritable tour de cochon, si l’on peutdire.

Car le brave minet aura beau faire sentir à samanière qu’il est énervé et agacé et multiplier lesavertissements : aveugle à ses manifestations, ne voyant danssa patience qu’une façon de cacher son jeu, l’homme griffé netrouvera rien de mieux que de le taxer d’hypocrisie pour masquerson ignorance et sa méchanceté.

Plus physionomistes que nous en ce qui lesconcerne, nos inférieurs frères fourrés savent bien reconnaître ànotre attitude, à notre langage, au mouvement de notre face, tousles sentiments que nous leur portons. S’ils connaissaientl’hypocrisie que nous leur prêtons, nous ne pourrions pas lestromper comme le font certaines brutes qui, pour capturer lesbêtes, s’affublent de gestes patelins et se gargarisent la bouchede paroles mielleuses. Jamais un chat ne vous fera le gros dosavant de vous mordre ou de vous égratigner. C’est une bête loyalecomme toutes les bêtes et nous lui devons, nous aussi, lafranchise.

Je n’ai pas de secrets sentimentaux pour lecœur de mon chat Toto, et lui n’en a pas pour moi. Je ne puis pasdire qu’à ce sujet il m’ait jamais trompé ; quant au reste,c’est-à-dire à mes préoccupations économiques, politiques ouartistiques, il sait quelles ne sont pas de son ressort ;aussi s’en fiche-t-il sereinement.

Vendredi 3 avril 1914.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer