L’Appel de la forêt

Chapitre 2LA LOI DU BÂTON ET DE LA DENT

La première journée de Buck sur la grève deDyea fut un véritable cauchemar. Toutes les heures lui apportaientune émotion ou une surprise. Brutalement arraché à sa vieparesseuse et ensoleillée, il se voyait sans transition rejeté ducœur de la civilisation au centre même de la barbarie. Ici, nipaix, ni repos, ni sécurité ; tout était confusion, choc etpéril, de là, nécessité absolue d’être toujours en éveil, car lesbêtes et les hommes ne reconnaissaient que la loi du bâton et de ladent. Des chiens innombrables couvraient cette terre nouvelle, etBuck n’avait jamais rien vu de semblable aux batailles que selivraient ces animaux, pareils à des loups ; son premiercontact avec eux lui resta à jamais dans la mémoire. L’expériencene lui fut pas personnelle, car elle n’aurait pu luiprofiter ; la victime fut Curly. Celle-ci, fidèle à soncaractère sociable, était allée faire des avances à un chiensauvage de la taille d’un grand loup, mais moitié moins grosqu’elle. La réponse ne se fit malheureusement pas attendre :un bond rapide comme l’éclair, un claquement métallique des dents,un autre bond de côté non moins agile et la face de Curly étaitouverte de l’œil à la mâchoire.

Le loup combat ainsi : il frappe etfuit ; mais l’affaire n’en resta pas là. Trente ou quarantevagabonds accoururent et formèrent autour des combattants un cercleattentif et muet. Buck ne comprenait pas cette intensité de silenceet leur façon de se lécher les babines. Curly se relève, seprécipite sur son adversaire qui de nouveau la mord et bondit plusloin. À la troisième reprise, l’animal arrêta l’élan de la chienneavec sa poitrine, de telle façon qu’elle perdit pied et ne put serelever. C’était ce qu’attendait l’ennemi. Aussitôt, la meutebondit sur la pauvre bête, et elle fut ensevelie avec des cris dedétresse sous cette masse hurlante et sauvage. Ce fut si soudain etsi inattendu que Buck en resta tout interdit. Il vit Spitz sortirsa langue rouge – c’était sa façon de rire – et François balançantune hache, sauter au milieu des chiens. Trois hommes armés debâtons l’aidèrent à les disperser, ce qui ne fut pas long. Deuxminutes après la chute de Curly, le dernier de ses assaillantss’enfuyait honteusement ; mais elle restait sans vie sur laneige piétinée et sanglante, tandis que le métis hurlait deterribles imprécations. Buck conserva longtemps le souvenir decette terrible scène.

Avant d’être remis de la mort tragique deCurly, il eut à supporter une nouvelle épreuve. François lui mitsur le corps un attirail de courroies et de boucles ; c’étaitun harnais, semblable à ceux qu’il avait vu tant de fois mettre auxchevaux ; et, comme eux, il lui fallut tirer un traîneauportant son maître jusqu’à la forêt qui bordait la vallée, pour enrevenir avec une charge de bois. Mais quoique sa dignité fûtprofondément blessée de se voir ainsi transformé en bête de trait,il était devenu trop prudent pour se révolter ; il se mitrésolument au travail et fit de son mieux, malgré la nouveauté, etl’étrangeté de cet exercice. François était sévère, exigeant uneobéissance absolue que lui obtenait d’ailleurs la puissance de sonfouet. Tandis que Dave, limonier expérimenté, plantait la dent, àchaque erreur, dans l’arrière-train de Buck, Spitz en tête, très aucourant de son affaire, ne pouvant atteindre le débutant, luigrognait des reproches sévères, ou pesait adroitement de tout sonpoids dans les traits pour lui faire prendre la direction voulue.Buck apprit vite et fit en quelques heures de remarquables progrès,grâce aux leçons combinées de ses deux camarades et de François.Avant de revenir au camp, il en savait assez pour s’arrêter à« Ho ! », repartir à « Mush ! »,s’écarter du traîneau dans les tournants, et l’éviter dans lesdescentes.

– Ce sont trois très bons chiens, ditFrançois à Perrault. Ce Buck tire comme le diable ; il aappris en un rien de temps.

Dans l’après-midi, Perrault, qui était presséde partir avec ses dépêches, ramena deux nouveaux chiens résistantset vigoureux. Billee et Joe, tous deux fils de la même mère,différaient l’un de l’autre comme le jour et la nuit. Le seuldéfaut de Billee était l’excès de mansuétude ; tandis que Joe,grincheux, peu sociable, l’œil mauvais, et grognant toujours, étaittout l’opposé de ce caractère. Buck les reçut en bon camarade, Daveles ignora et Spitz se mit en devoir de les rosser tour à tour.Billee, pour l’apaiser, remua la queue ; mais ses intentionspacifiques n’eurent aucun succès, et il se mit à gémir en sentantles dents pointues de Spitz labourer ses flancs. Quant à Joe, dequelque façon que Spitz l’attaquât, il le trouva toujours prêt àlui faire face. Les oreilles couchées en arrière, le poil hérissé,la lèvre retroussée et frémissante, la mâchoire prête à mordre, etdans l’œil une lueur diabolique, c’était une véritable incarnationde la peur belliqueuse. Son aspect était si redoutable que Spitzdut renoncer à le corriger, et, pour couvrir sa défaite, il seretourna sur le pauvre et inoffensif Billee et le chassa jusqu’auxconfins du camp.

Le soir venu, Perrault ramena encore un autrechien, un vieux husky[1], long,maigre, décharné, couvert de glorieuses cicatrices récoltées enmaint combat, et possesseur d’un œil unique, mais cet œil brillaitd’une telle vaillance qu’il inspirait aussitôt le respect. Ils’appelait Sol-leck, ce qui veut dire le Mal-Content. Semblable àDave, il ne demandait rien, ne donnait rien, n’attendait rien, et,quand il s’avança lentement et délibérément au milieu des autres,Spitz lui-même le laissa tranquille. On put bientôt remarquer qu’ilne tolérait pas qu’on l’approchât du côté de son œil aveugle. Buckeut la malchance de faire cette découverte et de l’expier rudement,car Sol-leck, d’un coup de dent, lui fendit l’épaule sur unelongueur de trois centimètres. Buck évita avec soin à l’avenir derépéter l’offense, et tous deux restèrent bons camarades jusqu’à lafin. Sol-leck semblait, comme Dave, n’avoir d’autre désir que latranquillité, et pourtant Buck découvrit plus tard que l’un etl’autre nourrissaient au fond du cœur une passion ardente dont ilsera parlé plus loin.

Cette nuit-là, Buck dut résoudre le grandproblème du sommeil. La tente, éclairée par une chandelle,projetait une lueur chaude sur la plaine blanche : mais quandtout naturellement il y entra, Perrault et François le bombardèrentde jurons, et d’ustensiles de cuisine qui le firent s’enfuir,consterné, au froid du dehors. Il soufflait un vent terrible qui leglaçait et rendait la blessure de son épaule particulièrementcuisante. Il se coucha sur la neige et tenta de dormir, mais lefroid le contraignit bientôt à se relever ; misérable etdésolé, il errait au hasard, cherchant en vain un abri ou un peu dechaleur. De temps à autre, les chiens indigènes tentaient del’attaquer, mais il grognait en hérissant les poils de son cou(défense qu’il avait vite apprise) et montrait un front siformidable que les maraudeurs se désistaient bientôt, et ilcontinuait sa route sans être inquiété.

Soudain, Buck eut l’idée de chercher commentses compagnons de trait se tiraient de cette difficulté. À sagrande surprise, tous avaient disparu ; il parcourut denouveau tout le camp, puis revint à son point de départ sansparvenir à les trouver. Convaincu qu’ils ne pouvaient être sous latente, puisqu’il en avait été chassé lui-même, il en refit le tour,grelottant, la queue tombante et se sentant très malheureux. Tout àcoup la neige céda sous ses pattes et il s’enfonça dans un trou aufond duquel remuait quelque chose ; redoutant l’invisible etl’inconnu, il gronda et se hérissa avec un bond en arrière. Unpetit gémissement amical lui ayant répondu, il revint poursuivreses investigations, et, en même temps qu’un souffle d’air chaud luiparvenait à la face, il découvrait Billee roulé en boule sous laneige. Celui-ci gémit doucement, se mit sur le dos afin de prouversa bonne volonté et ses intentions pacifiques, et alla même, pourfaire la paix, jusqu’à passer sa langue chaude et mouillée sur lemuseau de l’intrus.

Autre leçon pour Buck, qui choisitimmédiatement un emplacement, et après beaucoup d’efforts inutilesparvint à se creuser un trou. En un instant la chaleur de son corpsremplissait ce petit espace, et il trouvait enfin un repos biengagné.

La journée avait été longue et pénible, et sonsommeil, quoique profond, fut entremêlé de luttes et de batailleslivrées à des ennemis chimériques.

Buck n’ouvrit les yeux qu’au bruit du réveildu camp. Il ne comprit pas d’abord en quel lieu il se trouvait. Laneige de la nuit l’avait complètement enseveli et ce mur glacél’enserrait de toutes parts. La peur le saisit, celle de la bêtesauvage prise au piège : indice du retour de sa personnalité àcelle de ses ancêtres, car étant un chien civilisé, trop civilisépeut-être, il ignorait les pièges. Tous les muscles de son corps secontractèrent instinctivement ; les poils de sa tête et de sesépaules se hérissèrent, et avec un hurlement féroce, Buck apparutau grand jour, au milieu de la neige qui volait de toutesparts.

Avant de retomber sur ses pattes, il avait vule camp devant lui, et s’était, rappelé dans un éclair tout ce quis’était passé, depuis la promenade avec Manoël, jusqu’au trou qu’ils’était creusé la nuit précédente. Une exclamation de Françoissalua son apparition.

– Qu’est-ce que je disais ?criait-il à Perrault. Ce Buck est plus malin qu’un singe ! Ilapprend avec une rapidité surprenante.

Perrault hocha la tête d’un air de graveapprobation. Courrier du gouvernement canadien, et porteurd’importantes dépêches, il était désireux de s’assurer lesmeilleures bêtes, et l’acquisition de Buck le satisfaisaitpleinement.

En moins d’une heure, trois autres chiensfurent ajoutés à l’attelage, formant ainsi un total de neufanimaux ; et un quart d’heure plus tard, tous étant attelés,filaient dans la direction de Dyea Cannon. Buck était content departir et quoique la tâche fût dure, elle ne lui parut pointméprisable. Il fut frappé de l’ardeur qui animait tout l’attelageet qui le saisit à son tour, mais plus encore du changement de Daveet de Sol-leck que le harnais transformait. Toute leur indifférenceavait disparu ; alertes, actifs, désireux que l’ouvrage se fîtbien, ils s’irritaient de tout ce qui pouvait les retarder, dumoindre désordre ou d’une erreur quelconque.

L’expression de leur être semblait se réduireà bien tirer dans les traits, but suprême pour lequel ils vivaientet qui seul pouvait les satisfaire. Dave était limonier dutraîneau ; devant lui étaient Buck et le Mal-Content ; lereste venait en file indienne, derrière le conducteur Spitz.

Buck avait été placé entre Dave et Sol-leckpour parachever son éducation. Quelque bon élève qu’il se montrât,il avait encore beaucoup à apprendre, et il acquit beaucoup de sesdeux maîtres qui ne le laissaient jamais longtemps dans l’erreur,et appuyaient leurs leçons de leurs dents acérées. Dave était justeet modéré. Il ne mordait jamais Buck sans cause, mais à la moindrefaute, il ne manquait pas de le serrer ; et comme le fouet deFrançois le secondait toujours, Buck trouva plus profitable de secorriger que de riposter. Pendant une courte halte, s’étant empêtrédans les traits, et, par suite, ayant retardé le départ del’attelage, il reçut une correction à la fois de Dave et deSol-leck. Le désordre qui en résulta fut plus grand encore, maisdésormais, Buck évita soigneusement d’emmêler les traits ; et,avant la fin du jour, il avait si bien compris son travail, que sescamarades cessèrent de le reprendre. Le fouet de François claquamoins souvent, et Perrault lui-même fit à Buck, pendant la halte,l’honneur de lui examiner soigneusement les pattes.

Ce fut une rude journée de marche ; ilstraversèrent le Cannon, Sheep-Camp, les Scales et la limite desbois, franchirent des glaciers et des amas de neige de plusieurscentaines de pieds de profondeur passèrent enfin le Chilcoot-Dividequi sépare l’eau salée de l’eau fraîche, et garde avec un soinjaloux le Nord triste et solitaire. La caravane descenditrapidement la chaîne des lacs qui remplissent les cratères devolcans éteints ; la soirée était déjà avancée, lorsqu’elles’arrêta dans le vaste camp situé à la tête du lac Bennette, où desmilliers de chercheurs d’or construisaient des bateaux en prévisionde la fonte des glaces au printemps. Comme la veille, Buck ayantfait son trou dans la neige, s’y endormit du sommeil du juste, pouren être, le lendemain, déterré à la nuit noire, et reprendre leharnais avec ses compagnons.

Ce jour-là, ils firent quarante milles, car lavoie était frayée ; mais le lendemain, et bien des joursencore, ils durent, pour établir leur propre piste, travailler plusdur tout en avançant plus lentement. En général, Perrault précédaitl’attelage, tassant la neige avec ses patins pour lui faciliter laroute. François maintenait la barre du traîneau et changeaitrarement de place avec son compagnon. Perrault était pressé et setarguait de bien connaître la glace, science indispensable, car lacouche nouvelle était peu épaisse et sur l’eau courante il n’y enavait pas du tout. Pendant de longs jours Buck tira dans lestraits. On levait toujours le camp dans l’obscurité, et lespremières lueurs de l’aube retrouvaient les voyageurs en marche,ayant déjà un certain nombre de milles à leur actif. D’habitudeaussi, on dressait le camp à la nuit noire, les chiens recevaientune ration de poisson et se couchaient dans la neige ; Buckaurait voulu avoir plus à manger ; la livre et demie de saumonséché qui était sa pitance journalière ne semblait pas lui suffire.Il n’avait jamais assez, et souffrait sans cesse de la faim ;toutefois les autres chiens qui pesaient moins et étaient faits àcette vie, ne recevaient qu’une seule livre de nourriture, et semaintenaient en bon état. Buck perdit vite sa délicatesse de goût,fruit de son éducation première. Mangeur friand, il s’aperçut queceux de ses congénères qui avaient fini les premiers lui volaientle reste de sa ration, sans qu’il pût la défendre contre leursentreprises, car tandis qu’il écartait les uns, les autres avaientvite fait de happer le morceau convoité. Pour remédier à cet étatde choses, il se mit à manger aussi vite qu’eux, et la faim lepoussant, il n’hésita pas à prendre comme eux le bien d’autruiquand l’occasion se présenta.

Ayant vu Pike, un des nouveaux chiens, voleurhabile, faire disparaître une tranche de jambon derrière le dos dePerrault, il répéta l’opération et la perfectionna dès lelendemain, emportant le morceau tout entier. Il s’ensuivit un grandtumulte, mais le coupable échappa aux soupçons, tandis que Dub,maladroit étourdi qui se faisait toujours pincer, fut puni pour lafaute que Buck avait commise.

L’ensemble de qualités ou de défauts quedéploya notre héros en ce premier acte de banditisme semblaitdémontrer qu’il triompherait de tous les obstacles de sa vienouvelle ; il marquait la disparition de sa moralité, choseinutile et nuisible dans cette lutte pour l’existence ;d’ailleurs Buck ne volait pas par goût, mais seulement par besoin,en secret et adroitement, par crainte du bâton ou de la dent.

Son développement physique fut complet etrapide, ses muscles prirent la dureté du fer, il devint insensibleà la douleur ; son économie interne et externe se modifia. Ilpouvait manger sans inconvénient les choses les plus répugnantes etles plus indigestes. Chez lui, la vue et l’odorat devinrentextrêmement subtils, et l’ouïe acquit une telle finesse que, dansson sommeil, il percevait le moindre bruit et savait en reconnaîtrela nature pacifique ou dangereuse. Il apprit à arracher la glaceavec ses dents quand elle s’attachait à ses pattes ; et quandil avait soif et qu’une croûte épaisse le séparait de l’eau, ilsavait se dresser pour la casser en retombant avec ses pattes dedevant. Sa faculté maîtresse était de sentir le vent, et de leprévoir une nuit à l’avance. Quelle que fût la tranquillité del’air, le soir, quand il creusait son nid près d’un arbre ou d’untalus, le vent qui survenait ensuite le trouvait chaudement abrité,le dos à la bise.

L’expérience ne fut pas son seul maître, cardes instincts endormis se réveillèrent en lui tandis que lesgénérations domestiquées disparaissaient peu à peu.

Il apprit sans peine à se battre comme lesloups, que ses aïeux oubliés avaient combattus jadis. Dans lesnuits froides et calmes, quand, levant le nez vers les étoiles, ilhurlait longuement, c’étaient ses ancêtres, aujourd’hui cendre etpoussière, qui à travers les siècles hurlaient en sa personne.Siennes étaient devenues les cadences de leur mélopée monotone, cechant qui signifiait le calme, le froid, l’obscurité !

C’est ainsi que la vie isolée de l’individuétant peu de chose, en somme, et les modifications de l’espècelaissant intacte la continuité de la race, avec ses traitsessentiels, ses racines profondes et ses instincts primordiaux,l’antique chanson surgit soudain en cette âme canine et le passérenaquit en lui.

Et cela parce que des hommes avaient découvertdans une région septentrionale certain métal jaune qu’ils prisentfort, et parce que Manoël, aide-jardinier, recevait un salaire quin’était pas à la hauteur de ses besoins.

Dans les dures conditions de sa nouvelleexistence, si des instincts anciens et oubliés reparaissaient chezBuck, ils croissaient en secret ; car son astuce nouvellesavait les équilibrer et les restreindre. Trop neuf encore à cettevie si différente de l’ancienne pour s’y trouver à l’aise, ilévitait les querelles ; aucune impatience ne trahissait doncla haine mortelle qu’il avait vouée à Spitz, et il se gardaitsoigneusement de prendre l’offensive avec lui.

D’un autre côté et peut-être par cela mêmequ’il devinait en Buck un rival dangereux, Spitz ne perdait pas uneoccasion de lui montrer les dents. Il l’attaquait même sans raison,espérant ainsi faire naître la lutte qui se terminerait par ladisparition de l’un d’eux. Presque au début du voyage, entre lesdeux chiens faillit se produire un conflit mortel, que seul vintprévenir une complication inattendue. À la fin d’une journée demarche, le campement avait été établi sur les bords du lac LeBarge. L’obscurité, la neige qui tombait, et le vent coupant commeune lame de rasoir avaient forcé les voyageurs à chercher en hâteet à tâtons leur refuge pour la nuit. L’endroit était fort malchoisi ; derrière eux s’élevait un mur de rochers abrupts, etles hommes se virent obligés de faire du feu et d’étendre leurssacs fourrés sur la surface même du lac ; ils avaientabandonné leur tente à Dyea pour alléger le paquetage. Quelquesmorceaux de bois de dérive leur fournirent un feu qui fit fondre laglace en s’y enfonçant et ils durent manger leur soupe dansl’obscurité.

Buck avait organisé son lit au pied desrochers ; il y faisait si chaud qu’il eut peine à le quitterquand François vint distribuer le poisson, dégelé au préalabledevant le feu. Or, lorsque, ayant mangé, il revint à son nid, il letrouva occupé. Un grognement l’avertit que l’offenseur était Spitz.Buck avait évité jusqu’ici une querelle avec son ennemi, mais cettefois c’était trop. La bête féroce qui dormait en lui sedéchaîna ; il sauta sur Spitz avec une furie qui surpritcelui-ci, habitué à considérer Buck comme un chien très timide,dont la suprématie n’était due qu’à sa forte taille et à son grospoids.

François fut surpris, lui aussi, en les voyanttous deux bondir du trou, mais il devina le sujet de ladispute.

– Ah ! cria-t-il à Buck, vas-y monvieux, et flanque une rossée à ce sale voleur !

Spitz était prêt à se battre. Hurlant de rageet d’ardeur, il tournait autour de Buck, guettant le momentfavorable pour sauter sur lui. Buck, non moins ardent, mais pleinde prudence, cherchait aussi à prendre l’offensive ; mais à cemoment, survint l’incident qui remit à un avenir éloigné lasolution de la querelle.

Un juron de Perrault, un coup de massue surune échine osseuse et un cri de douleur déterminèrent tout à coupune épouvantable cacophonie.

Le camp était rempli de chiens indigènesaffamés, au nombre d’une soixantaine, venus sans doute d’un villageindien et attirés par les provisions des voyageurs. Ils s’étaientglissés inaperçus pendant la bataille de Buck et de Spitz et quandles deux hommes avec leurs massues s’élancèrent au milieu desenvahisseurs, ceux-ci montrèrent les dents et leur résistèrent.L’odeur des aliments les avait affolés. Perrault, en ayant trouvéun la tête enfouie dans une caisse de vivres, fit tomber lourdementson gourdin sur les côtes saillantes, et la caisse fut renversée àterre. À l’instant même, sans crainte du bâton, une vingtaine decréatures faméliques se ruaient sur le pain et le jambon, hurlantet criant sous les coups, mais ne s’en disputant pas moinsavidement les dernières miettes de nourriture. Pendant ce temps,les chiens d’attelage, étonnés, avaient sauté hors de leurs trouset une lutte terrible s’engageait entre eux et les maraudeurs. Desa vie, Buck n’avait rien vu de pareil à ces squelettes recouvertsde cuir, à l’œil étincelant, à la lèvre baveuse ; la faim lesrendait terribles et indomptables.

Au premier assaut, les chiens de trait sevirent repoussés au pied des rochers. Buck fut attaqué par troisd’entre eux, et, en un clin d’œil, sa tête et ses épaules étaientouvertes et saignantes. Le bruit était effroyable. Billee gémissaitcomme à son ordinaire, Dave et Sol-leck, perdant leur sang parplusieurs blessures, combattaient courageusement côte à côte ;Joe mordait comme un diable ; une fois, ses mâchoires serefermèrent sur la jambe d’un des maraudeurs et l’on entenditcraquer l’os. Pike, le geignard, sauta sur un animal estropié etlui cassa les reins d’un coup de dent. Buck saisit par la gorge unadversaire écumant, lui planta les dents dans la jugulaire, et legoût du sang dont il fut inondé surexcitant sa vaillance, il sejeta sur un autre ennemi avec une fureur redoublée ; mais aumême moment il sentit des crocs aigus s’enfoncer dans sagorge : c’était Spitz qui l’attaquait traîtreusement decôté.

Perrault et François, ayant réussi àdébarrasser le camp, se précipitèrent à son secours, et Buckparvint à se délivrer. Mais les deux hommes furent rappelés du côtédes caisses de conserves, menacées de nouveau ; et cette fois,les envahisseurs, réduits en nombre, mais désespérés, montraient unfront si féroce que Billee, puisant du courage dans l’excès même desa terreur, s’élança hors du cercle menaçant, et s’enfuit sur laglace au risque de l’effondrer ; Pike et Dub le suivirent deprès, ainsi que le reste de l’attelage. Au moment où Buck prenaitson élan pour les rejoindre, il vit du coin de l’œil Spitz sepréparant à sauter sur lui pour le terrasser. Une fois par terre,au milieu de cette masse de fuyards, c’en était fait de lui :mais il put résister au choc de Spitz, et rejoindre ses camaradessur le lac.

Les neufs chiens d’attelage, n’étant pluspoursuivis, se réunirent et cherchèrent un abri dans la forêt. Ilsoffraient un piteux aspect, chacun avait cinq ou six blessures,dont quelques-unes étaient profondes. Dub était grièvement blessé àune jambe de derrière ; Dolly, le dernier chien acheté à Dyea,avait une large plaie au cou ; Joe avait perdu un œil, et ledoux Billee, ayant une oreille déchiquetée et mangée, ne cessa degémir et de geindre tout le reste de la nuit. À l’aube, chacunregagna péniblement le camp, pour trouver les maraudeurs en fuiteet les deux hommes de fort mauvaise humeur, car la moitié de leursprovisions avaient disparu. Rien de ce qui pouvait se mangern’avait échappé aux indigènes.

Ils avaient dévoré les courroies du traîneauet des bâches, avalé une paire de mocassins en cuir de buffleappartenant à Perrault, des fragments de harnais de cuir, et plusde soixante centimètres de la mèche du fouet de François. Celui-cicontemplait tous ces dégâts avec tristesse, lorsque arrivèrent seschiens blessés.

– Ah ! mes amis, fit-il avectristesse, peut-être allez-vous devenir tous enragés avec cesmorsures… Qu’en pensez-vous, Perrault ?

Le courrier hocha la tête, soucieux. Quatrecents miles le séparaient de Dawson, et l’hypothèse de François lefaisait frémir. Deux heures de jurons et d’efforts remirent leschoses en place, et l’attelage raidi par ses blessures repartitpour affronter la course la plus dure qu’il devait fournir jusqu’àDawson. La rivière de Thirty-Mile, défiant la gelée, roulaitlibrement ses eaux agitées, et la glace ne portait que dans lespetites baies et les endroits tranquilles. Il fallut six jours d’untravail opiniâtre et d’un péril constant pour couvrir ces terriblestrente miles. Une demi-douzaine de fois, Perrault, qui marchait enéclaireur, sentit la glace céder sous son poids, et ne fut sauvéque par le long bâton qu’il portait de façon à le placer en traversdu trou fait dans la glace par son corps. Le froid était terrible,le thermomètre marquait 50 degrés au-dessous de zéro, et Perraultdevait, après chaque bain involontaire, allumer du feu et sécherses vêtements.

Mais rien ne l’arrêtait, et il justifiait bienle choix fait de lui comme courrier du gouvernement. Avec sa petitefigure ratatinée et vieillotte, on le voyait toujours au poste leplus dangereux, s’aventurant résolument sur les berges où la glacecraquait parfois à faire frémir, toujours maître de soi, inlassableet incapable de découragement. Une fois, le traîneaus’enfonça : Dave et Buck, étaient gelés et presque noyéslorsqu’on réussit à les sortir de l’eau. Il fallut, pour lessauver, allumer le feu habituel ; une carapace de glace lesrecouvrait, et les deux hommes, pour les dégeler et les réchauffer,durent les faire courir si près du feu que leurs poils en furentroussis.

Une autre fois, Spitz s’enfonça, suivi d’unepartie de l’attelage, jusqu’à Buck, qui se rejetant de toute saforce en arrière, crispait ses pattes sur le rebord glissant,tandis que la glace tremblait. Derrière lui était Dave, faisantaussi des efforts pour retenir le traîneau que François tirait à sefaire craquer les tendons. Un jour enfin, la glace du bord serompit tout à fait, et leur seule chance de salut fut d’escaladerla muraille de rochers. Perrault y réussit par un miracle queFrançois implorait du ciel ; puis on réunit les lanières, lescourroies du traîneau, et jusqu’au dernier morceau de harnais pourfaire une longue corde, qui servit à hisser les chiens un à un ausommet de la falaise. François vint le dernier après le traîneau etson chargement. Il fallut ensuite trouver un autre endroit propiceà la descente qui fut opérée aussi à l’aide de la corde, et la nuitretrouva, sur le bord de la rivière, les malheureux à un quart demile de leur point de départ. Parvenus à Hootalinqua et à la glacerésistante, Buck était anéanti, et les autres ne valaient guèremieux ; mais l’inflexible Perrault exigea, pour réparer letemps perdu, un effort de plus de son attelage. Il fallut partirtôt et s’arrêter tard. Ils firent, le premier jour, trente-cinqmiles jusqu’au Big-Salmon, et le deuxième, trente miles, ce qui lesamena tout près de Five-Fingers.

Les pattes de Buck n’étaient pas aussiendurcies et résistantes que celles des autres chiens ; elless’étaient amollies par l’effet des siècles de civilisation quipesaient sur lui, et toute la journée le chien boitillait ensouffrant horriblement. Le camp une fois dressé, il se laissaittomber comme mort, sans pouvoir même, malgré sa faim, venirchercher sa ration que François était obligé de lui apporter.Celui-ci, touché de pitié, avait pris l’habitude de lui frictionnerles pattes tous les jours pendant une demi-heure après son souper,et il finit par sacrifier une paire de mocassins pour faire quatrechaussures à l’usage de Buck. Ce lui fut un grandsoulagement ; et la figure renfrognée de Perrault se dérida unjour en voyant Buck, dont François avait oublié les mocassins, secoucher sur le dos et agiter désespérément ses quatre pattes enl’air sans vouloir bouger. À la longue, elles s’endurcirent à laroute, et les chaussures usées furent abandonnées.

À Pelly, au moment d’atteler, un matin Dolly,jusque-là très calme, donna tout à coup des signes de rage. Elleannonça son état par un long hurlement si plein de désespoir etd’angoisse, que chaque chien s’en hérissait d’effroi ; puiselle bondit sur Buck. Celui-ci n’avait jamais vu de cas derage ; toutefois il sembla deviner la hideuse maladie, ets’enfuit poussé par une panique effroyable. Il filait bon train, lachienne écumante le suivant de tout près, car il n’arrivait pas àla distancer, malgré la terreur qui lui donnait des ailes. Il sefraya un passage à travers les bois, jusqu’à l’autre extrémité del’île, traversa un chenal plein de glace pour atterrir dans uneautre île, puis dans une troisième, fit un retour vers le fleuveprincipal et, en désespoir de cause, allait le traverser, car sansla voir, il entendait la bête gronder derrière lui. François lerappela de très loin, et il revint sur ses pas, haletant,suffoquant, mais plein de confiance dans son maître. Celui-citenait à la main une hache, et lorsque Buck passa devant lui commeun éclair, il vit l’outil s’enfoncer dans le crâne de la bêteenragée. Chancelant, il s’arrêta près du traîneau, à bout desouffle et sans forces. Ce fut le moment choisi par Spitz poursauter sur lui, deux fois, ses dents s’enfoncèrent dans la chair del’ennemi sans défense, la déchirant jusqu’à l’os. Mais le fouet deFrançois s’abattit sur le traître, et Buck eut la satisfaction delui voir subir une correction des plus sévères.

– Ce Spitz est un diable incarné, fitPerrault ; il finira par nous tuer Buck, si l’on n’yveille.

– Buck vaut deux diables à lui seul,répondit François ; quelque beau jour, vous pouvez m’encroire, il avalera Spitz tout entier pour le recracher sur laneige.

À partir de ce moment, en effet, ce fut laguerre ouverte entre les deux chiens. Spitz, comme chef de file,maître reconnu de l’attelage, sentait sa suprématie diminuer devantcet animal si peu semblable aux nombreux chiens du Sud qu’il avaitconnus. Bien différent de ces animaux délicats et fragiles, Bucksupportait les privations sans en souffrir ; il rivalisait deférocité et d’astuce avec le chien du pays. Plein de finesse soussa forte charpente, il savait attendre son heure avec une patiencedigne des temps primitifs.

Buck désirait un conflit au sujet de ladirection suprême, car il était dans sa nature de vouloirdominer ; de plus, il avait été saisi de cette passionincompréhensible du trait, qui fait tirer les chiens jusqu’à leurdernier souffle, les pousse à mourir joyeusement sous le harnais etleur fend le cœur s’ils en sont éloignés. C’était la passion deDave comme limonier ; de Sol-leck tirant de toute saforce ; passion qui les saisissait le matin au lever du camp,et les transformait, de brutes moroses et maussades, en créaturesardentes, alertes et généreuses. C’était cette même passion quipoussait Spitz à corriger sévèrement toute faute dans le service, àdresser en conscience les nouvelles recrues, mais qui lui faisaiten même temps pressentir et combattre toute supériorité capable delui susciter un rival.

Buck en vint à menacer effrontément l’autoritéde Spitz, s’interposant entre lui et ceux qu’il voulait punir. Unenuit, il y eut une épaisse tombée de neige et le matin venu, Pikele geignard n’apparut pas ; il restait blotti dans son trousous un blanc matelas. François l’appela et le chercha en vain.Spitz était fou de rage. Il arpentait le camp, reniflant etgrattant partout, et grognant si furieusement que le coupable entremblait d’effroi dans sa cachette.

Quand il fut enfin déterré et que Spitz,exaspéré, sautait sur lui pour le corriger, Buck, égalementfurieux, s’élança entre les deux. Ce fut si inattendu et sihabilement accompli que Spitz, étonné, retomba en arrière. Pike,jusque-là tremblant de peur, rassembla son courage, fondit sur sonchef renversé, et Buck, oublieux de toute loyauté, s’élançait luiaussi, pour l’achever. Mais François défenseur de la justice,intervint avec son fouet. Il lui fallut d’ailleurs employer lemanche pour réussir à faire lâcher à Buck son rival terrassé. Lerévolté, étourdi par le coup, abandonna son ennemi et fut corrigésans merci, tandis que Spitz, de son côté, punissait vigoureusementPike le geignard.

Pendant les jours qui suivirent, et qui lesrapprochaient de Dawson, Buck continua à s’interposer entre Spitzet les coupables ; mais, toujours rusé, il le faisait hors dela vue de François. Cette secrète mutinerie encourageaitl’insubordination générale, à laquelle Dave et Sol-leck seulséchappaient ; ce n’était que querelles, luttesincessantes ; et François, toujours inquiet de ce terribleduel, qu’il savait bien devoir se produire tôt ou tard, dut plusd’une nuit, au bruit des batailles, quitter ses couvertures defourrure, pour intervenir entre les combattants. L’occasionfavorable ne se présenta pas, et ceux-ci arrivèrent à Dawson sansavoir vidé leur différend. Ils y trouvèrent beaucoup d’hommes etd’innombrables chiens, qui, selon l’habitude, travaillaient sansrelâche. Tout le long du jour, les attelages infatigablessillonnaient la rue principale, et la nuit, leurs clochettestintaient encore. Ils tiraient des chargements de bois deconstruction ou de bois à brûler, rapportaient les produits desmines, faisaient, en un mot, tous les travaux exécutés par deschevaux dans la vallée de Santa-Clara. Buck, de temps à autre,rencontrait des chiens du Sud, mais en général c’étaient des métisde loups et de chiens du pays. Chaque nuit, à neuf heures, àminuit, à trois heures du matin, ils faisaient entendre un chantnocturne, étrange et fantastique, auquel Buck était heureux de sejoindre. Quand l’aurore boréale brillait froide et calme aufirmament, que les étoiles scintillaient avec la gelée, et que laterre demeurait engourdie et glacée sous son linceul de neige, cechant morne, lugubre et modulé sur le ton mineur, avait quelquechose de puissamment suggestif, évocateur d’images et de rumeursantiques. C’était la plainte immémoriale de la vie même, avec sesterreurs et ses mystères, son éternel labeur d’enfantement et saperpétuelle angoisse de mort ; lamentation vieille comme lemonde, gémissement de la terre à son berceau ; et Buck, ens’associant à cette plainte, en mêlant fraternellement sa voix auxsanglots de ces demi-fauves, Buck franchissait d’un bond le gouffredes siècles, revenait à ses aïeux, touchait à l’origine même deschoses.

Sept jours après son entrée à Dawson, lacaravane descendait les pentes abruptes des Barraks, sur les bordsdu Yukon, et repartait pour Dyea et Salt-Water. Perrault emportaitdes dépêches plus importantes encore que les premières ; lapassion de la route l’avait saisi à son tour, et il voulait cetteannée-là battre le record des voyages. Plusieurs circonstances luiétaient favorables : le bagage était léger, la semaine derepos avait remis les chiens en état, la voie tracée était battuepar de nombreux voyageurs et, de plus, la police avait établi deuxou trois dépôts de provisions pour les hommes et les chiens. Ilsfirent dans leur première étape Sixty-Mile, ce qui est une coursede soixante miles, et le second jour franchirent le Yukon dans ladirection de Pelly. Mais cette course rapide ne s’accomplit passans beaucoup de tracas et d’ennuis pour François. La révolteinsidieusement fomentée par Buck avait détruit l’esprit desolidarité dans l’attelage, qui ne marchait plus comme un seulchien.

L’encouragement sourdement donné aux rebellesles poussait à toutes sortes de méfaits. Spitz n’était plus un chefà redouter ; il n’inspirait plus le respect, et son autoritéétait discutée.

Pike lui vola un soir la moitié d’un poissonet l’avala sous l’œil protecteur de Buck. Une autre nuit, Dub etJoe se battirent avec Spitz et lui firent subir le châtiment qu’ilsméritaient eux-mêmes à juste titre ; Billee le pacifiquedevenait presque agressif, et Buck lui-même ne montrait pas toutela magnanimité désirable. Fort de sa supériorité, il insultaitouvertement l’ennemi qui naguère le faisait trembler, et, pour toutdire, agissait un peu en bravache.

Le relâchement de la discipline influait mêmesur les rapports des chiens entre eux. Ils se disputaient et sequerellaient sans cesse. Seuls, Dave et Sol-leck ne changeaientpas, tout en subissant le contre coup de ces luttes perpétuelles.François avait beau jurer comme un diable en sa langue barbare,frapper du pied, s’arracher les cheveux de rage et faireconstamment siffler son fouet au milieu de la meute ; sitôtqu’il avait le dos tourné, le désordre recommençait. Il appuyaitSpitz de son autorité, mais Buck soutenait de ses dents le reste del’attelage. François devinait qu’il était au fond de tout cedésordre, et Buck se savait soupçonné, mais il était trop habilepour se laisser surprendre. Il travaillait consciencieusement, carle harnais lui était devenu très cher ; mais il éprouvait unbonheur plus grand encore à exciter ses camarades et à semer ainsile désordre dans les rangs.

À l’embouchure de la Tahkeena, un soir aprèssouper, Dub fit lever un lapin et le manqua. Aussitôt la meuteentière partit en chasse. Cent mètres plus loin, cinquante chiensindigènes se joignirent à la bande. Le lapin se dirigea vers larivière et tourna dans un petit ruisseau dont il remonta rapidementla surface gelée ; il courait léger sur la neige, tandis queles chiens enfonçaient à chaque pas. La forme superbe de Buck sedétachait en tête de la bande sous la clarté pâle de la lune, maistoujours devant lui bondissait le lapin, semblable à un spectrehivernal.

Ces instincts anciens, qui à des périodesfixes poussent les hommes à se rendre dans les bois et les plainespour tuer le gibier à l’aide de boulettes de plomb, ces instinctsvibraient en Buck, mais combien plus profonds ! Poursuivre unebête sauvage, la tuer de ses propres dents et plonger son museaujusqu’aux yeux dans le sang âcre et chaud, tout cela constituaitpour lui une joie intense, quintessence de sa vie même. À la têtede sa horde, il faisait résonner le cri de guerre du loup ens’efforçant d’atteindre la forme blanche qui fuyait devant lui auclair de lune.

Mais Spitz, calculateur méthodique, au plusfort même de ses ardeurs, abandonna la meute et coupa à travers uneétroite bande de terrain que le ruisseau enserrait d’un longdétour. Buck ne s’en aperçut pas, et lorsqu’il parvint à quelquesmètres du lapin, il vit surgir une autre forme blanche quibondissait du haut du talus et venait lui prendre sa proie. Lelapin ne pouvait plus tourner, et quand les dents acérées luibrisèrent les reins, il poussa un cri perçant comme celui d’unhumain. La meute, sur les talons de Buck, hurla de joie enentendant ce signal de mort.

Seul, Buck demeura muet, et sans arrêter sonélan, se précipita sur Spitz, épaule contre épaule, si violemmentqu’ils roulèrent ensemble dans la neige pulvérisée. Spitz, seretrouvant sur ses pattes aussitôt, entailla l’épaule de Buck d’uncoup de dent et bondit plus loin. Deux fois, ses mâchoires serefermèrent sur lui comme les ressorts d’acier d’un piège ;deux fois, il recula pour reprendre son élan, et sa lèvre amaigriese retroussait en un rictus formidable : l’heure décisiveétait venue !

Tandis qu’ils tournaient autour l’un del’autre, les oreilles en arrière, cherchant l’endroit vulnérable,Buck eut comme le ressouvenir d’une scène familière, déjà vécue. Ilen reconnaissait tous les détails : la terre et les bois toutblancs, le clair de lune et la bataille elle-même. Un calmefantastique régnait sur cette pâleur silencieuse. Rien neremuait ; dans les airs montait toute droite l’haleine deschiens qui, les yeux étincelants, entouraient les deux combattantsd’un cercle muet. Spitz était un adversaire expérimenté. DuSpitzberg au Canada, il avait combattu toutes espèces de chiens ets’en était rendu maître. Sa fureur n’était jamais aveugle ;car le désir violent de mordre et de déchirer ne lui laissait pasoublier chez son ennemi une passion semblable à la sienne. Jamaisil ne s’élançait le premier et n’attaquait qu’après s’être défendu.En vain, Buck tentait de le mordre ; chaque fois que ses dentscherchaient à s’enfoncer dans le cou du chien blanc, ellesrencontraient celles de Spitz. Les crocs s’entrechoquaient, leslèvres saignaient, mais Buck ne pouvait arriver à surprendre sonrival. Il s’échauffa, l’enveloppa d’un tourbillon d’attaques ;mais toujours Spitz ripostait d’un coup de dent et bondissait decôté. Buck fit alors mine de s’élancer à hauteur de museau de sonennemi, puis, rentrant soudain la tête, il se servit de son épaulecomme d’un bélier pour en battre l’adversaire, ce qui lui valut unnouveau et terrible coup de dent, tandis que Spitz bondissaitlégèrement au loin. Celui-ci restait sans blessure en face de Buckhors d’haleine et ruisselant de sang. La bataille approchait dudénouement ; et le cercle des chiens-loups en attendaitl’issue pour achever le vaincu. Voyant Buck à bout de souffle,Spitz prit l’offensive, lui livra assaut sur assaut et le fitchanceler sur ses pattes. Il tomba même et les soixante chiens sedressèrent ; mais avec la rapidité de l’éclair il se releva,terrible, et le cercle affamé dut se résigner à attendre. Buckavait de l’imagination, qualité qui peut doubler la force. Tout encombattant, sa tête travaillait. Il s’élança comme pour atteindreson ennemi à l’épaule, et rasant terre au dernier moment, ses dentsse refermèrent sur la patte droite de Spitz ; on entendit lesos craquer ; cependant, malgré sa blessure, le chien blancréussit à repousser plusieurs assauts de Buck. Celui-ci alorsrenouvela sa tactique et broya la seconde patte de devant. Réduit àl’impuissance, Spitz s’efforçait de lutter contre sa douleur et dese tenir debout. Il voyait le cercle silencieux, aux yeuxétincelants, aux langues pendantes, se refermer lentement sur lui,comme il en avait vu d’autres le faire autour de ses victimes.Aujourd’hui, il se savait perdu irrémissiblement, car Buck seraitinexorable.

L’assaut final était proche ; le cercledes chiens-loups se resserrait à tel point que leur haleine chaudesoufflait sur les flancs des combattants. Buck les voyait derrièreSpitz et à ses côtés, les yeux fixés sur lui, prêts à bondir. Il yeut un instant d’arrêt ; chaque animal restait immobile commeune figure de pierre ; seul, Spitz, frissonnant et chancelant,hurlait comme pour éloigner la mort prochaine. Puis Buck fit unbond et sauta de côté, mais dans ce mouvement il avait avec sonépaule renversé l’ennemi. Le cercle rétréci devint un point sombresur la neige argentée par la lune, et Spitz disparut sous la hordeaffamée, tandis que Buck resté debout contemplait la curée… bêteprimitive qui, ayant tué, jouissait de cette mort qu’elle avaitdonnée.

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