L’Appel de la forêt

Chapitre 5AMITIÉ

Au mois de décembre précédent, John Thornton,ayant eu les pieds gelés, s’était vu forcé de demeurer au camp,attendant sa guérison, tandis que ses camarades remontaient lefleuve afin de construire un radeau chargé de bois à destination deDawson. Il boitait encore un peu, mais le temps chaud fitdisparaître cette légère infirmité ; tandis que Buck,mollement étendu au soleil, retrouvait par degrés sa force perdueen écoutant l’eau couler, les oiseaux jaser et tous les bruitsharmonieux du printemps, accompagnés du murmure profond de la forêtséculaire qui bornait l’horizon au loin.

Un peu de repos est chose légitime après unvoyage de trois mille lieues, et il faut confesser que notre chiens’adonna pleinement aux douceurs de la paresse pendant ce temps deconvalescence. D’ailleurs, autour de lui, chacun en faisait autant.John Thornton flânait, Skeet et Nig flânaient – en attendant quesonnât l’heure de donner un coup de collier.

Skeet était une petite chienne setterirlandaise qui, dès le début, avait marqué beaucoup d’amitié àBuck, trop malade alors pour se formaliser de la familiarité de sesavances. Elle avait ce goût de soigner, propre à certains chiens ettout de suite, comme une mère chatte lèche ses petits, elle se mità lécher et à panser assidûment les plaies du pauvre Buck. Tous lesmatins, aussitôt qu’il avait déjeuné, elle se mettait à sa tâched’infirmière, et tel fut le succès de ses soins, que Buck en vintrapidement à les priser autant que ceux de Thornton lui-même.

Nig, également amical, quoique plus réservé,était un grand chien noir, moitié limier, moitié braque, avec desyeux rieurs et la plus heureuse humeur qui se pût voir.

Ces animaux, qui semblaient participer enquelque sorte de la bonté d’âme de leur maître, ne montrèrentaucune jalousie du nouveau venu – ce qui surprit Buckconsidérablement. Aussitôt qu’il fut en état de se mouvoir, ils lecaressèrent, l’entraînèrent dans toutes sortes de jeux, lui firentenfin mine si hospitalière, qu’il eût fallu être bien ingrat pourne pas se sentir touché d’un si généreux accueil ; et Buck,qui n’était point une nature basse, leur rendit large mesured’amitié et de bons procédés.

Cette heureuse période de paix fut pour luicomme une renaissance, l’entrée dans une autre vie. Mais la bonnecamaraderie, les jeux, la fraîche brise printanière, le sentimentdélicieux de la convalescence, tout cela n’était rien auprès dusentiment nouveau qui le dominait. Pour la première fois, un amourvrai, profond, passionné s’épanouissait en lui.

Là-bas, dans le « home » luxueux deSanta-Clara, Buck avait certes donné et reçu des témoignagesd’affection. Qu’il accompagnât solennellement le juge Miller en sespromenades, qu’il s’exerçât avec ses fils à la course ou à lachasse, ou qu’il veillât jalousement sur les tout petits, ils’était fait partout, entre eux et lui, un échange d’estime solideet d’excellents procédés.

Mais qu’il y avait loin de ces sentimentspaisibles à la passion qui l’animait aujourd’hui ! L’amourflambait en lui, ardent et fiévreux, l’amour profond, puissant,exclusif, cet admirable attachement du chien pour l’homme, qui aété tant de fois célébré et que jamais on n’admirera assez.

Non seulement John Thornton lui avait sauvé lavie – c’était peu de chose en regard du bienfait quotidien qu’ilrecevait de lui – mais cet homme comprenait l’âme canine, iltraitait ses chiens comme s’ils eussent été ses propres enfants,leur donnait une portion de son cœur. Jamais il n’oubliait de lessaluer du bonjour amical ou du mot affectueux qu’ils prisent sifort. Il jouait, s’entretenait avec eux comme avec des égaux ;et Buck, tout spécialement, sentait le prix d’une pareille faveur.Thornton avait une manière de lui prendre les joues à deux mains etde lui secouer la tête rudement, en faisant pleuvoir sur lui (parmanière de flatterie) une avalanche d’épithètes injurieuses, quiplongeait le bon chien dans un délire de joie et d’orgueil. Au sonde ces jurons affectueux, au milieu de ce rude embrassement, Bucknageait en plein bonheur. Et lorsque revenu de son extase, ilbondissait autour du maître adoré, l’œil éloquent, les lèvresrieuses, la gorge vibrante de sons inarticulés, mais si expressifs,John Thornton, pénétré d’admiration, murmurait la phrase cent foisredite :

– Il ne lui manque que laparole !

Parfois – l’amour l’emportant au-delà desbornes – Buck happait la main de son maître, la serraitpassionnément entre ses dents. De cet étau formidable, la mainsortait bien un peu meurtrie ; mais de même que Buckinterprétait les jurons de Thornton comme paroles flatteuses,Thornton savait bien que cette morsure était une caresse, et nes’en fâchait pas.

D’ailleurs, ces manifestations plutôt gênantesétaient rares ; quoique le molosse se sentît devenir presquefou de bonheur quand son maître lui parlait ou le touchait, unedignité innée lui interdisait de rechercher trop fréquemment cesfaveurs.

À l’encontre de Skeet, qui sans cérémoniefourrait son petit nez sous la main du maître, et la poussaitjusqu’à ce qu’elle eût obtenu de vive force une caresse, ou de Nig,qui se permettait de poser sa grosse tête sur ses genoux, Bucksavait adorer à distance.

S’il voyait Thornton occupé, son bonheur étaitde se tenir à ses pieds, le regard levé vers lui, immobile,attentif, scrutant son visage, suivant avec une intense fixité lemoindre changement d’expression, la plus petite variation de laphysionomie aimée. Et souvent, tel était le pouvoir magnétique dece regard fidèle qu’il attirait l’autre regard, le forçait à sedétourner du travail commencé. Et les yeux de l’homme communiaientfraternellement avec ceux du noble animal.

Pendant un temps assez long, Buck ne put serésoudre à perdre de vue son dieu un seul instant. Les changementsde maîtres qu’il avait subis au cours de la dernière année avaientengendré chez lui la crainte assez justifiée de voir se renouvelerces douloureuses séparations, et il vivait dans la terreur queThornton disparût de sa vie comme en avaient disparu Perrault etFrançois. Hanté de cette appréhension, il le suivait constamment del’œil, tendait l’oreille avec anxiété s’il venait à s’écarter, etparfois, la nuit, se glissait jusqu’au bord de la tente pourécouter sa respiration. Ses craintes ne s’apaisèrent quegraduellement.

Mais en dépit de cette noble passion, quisemblait attester chez Buck un retour aux influencescivilisatrices, le fauve réveillé au contact de son entouragebarbare grandissait au fond de lui, la bête féroce devenaitprépondérante.

En voyant au foyer de Thornton un chienmajestueux, à la vaste poitrine, à la tête superbe, à la fourruresplendide, à l’œil calme et puissant, dernière et admirableexpression d’une immense lignée d’ascendants lentement affinés, quise serait douté que sous cette enveloppe élégante revivait lechien-loup de jadis ? Et pourtant il en était ainsi. Une àune, les empreintes superficielles de la civilisation s’effaçaientde son être, et l’animal primitif s’affirmait énergiquement. Laruse, le vol, la violence étaient devenus ses armes habituelles. Lapersonne de Thornton lui était sacrée, cela va sans dire, et Skeetet Nig étant la chose du maître bénéficiaient de cette exception.Mais eux mis à part, tout être vivant qui le rencontrait devait serésigner à livrer combat, et satisfaire ainsi à la loi inexorablede la lutte pour la vie. Une fois affranchi de la terreur de perdreson maître, il se mit à errer au hasard en de longuescourses ; et dès lors, son existence devint une batailleininterrompue.

Tous les jours, il revenait chargé deblessures ; aucun ennemi ne lui paraissait tropredoutable ; ni la taille ni le nombre ne l’arrêtaient. Et ilse montrait sans merci comme sans peur ; il fallait tuer ouêtre tué, manger ou être mangé : c’était la loi primitive, età cet ordre sorti des entrailles du temps, Buck obéissait.

D’autres voix lui parlaient encore. Desprofondeurs de la forêt, il entendait résonner tous les jours plusdistinctement un appel mystérieux, insistant, formel ; sipressant que parfois, incapable d’y résister, il avait pris sacourse, gagné la lisière du bois. Mais là où finissaient lesvestiges de vie, près de fouler la terre vierge, un sentiment pluspuissant encore que cet appel, l’amour pour son maître, arrêtait sacourse impétueuse, le forçait à retourner sur ses pas, à venirreprendre sa place parmi les humains.

Hans et Peter, les deux associés de Thornton,étaient enfin revenus avec leur radeau et vivaient aujourd’hui enbons termes avec Buck. Mais l’entrée en matière n’avait pas étéchose facile. Le chien s’était d’abord jalousement refusé à leurlaisser prendre place au foyer ; et lorsque les patientesexplications du maître lui eurent fait comprendre qu’ils étaient dela famille, il les toléra, daigna accepter leurs avances, mais sansleur accorder jamais la moindre parcelle de l’affection profondequ’il avait vouée à Thornton. Seul, Thornton obtenait de luiobéissance, et il n’était pas de limite à ce qu’il pouvait exigerde lui.

Un jour de halte, ayant abandonné le camp (onremontait aux sources de la Tanana), les trois chercheurs d’orétaient arrêtés sur la crête d’une falaise abrupte qui surplombe lefleuve d’une hauteur de trois cents pieds ; Buck reposaitcomme d’habitude aux côtés de son maître, guettant son regard,attendant un ordre, un signe, image éloquente de la fidélitécanine. Les yeux de l’homme tombèrent sur lui tendrement, puissoudain une idée bizarre, comme un besoin de vantardise, un désird’étonner ses camarades, de leur montrer toute l’étendue de sonpouvoir, s’empara de l’âme habituellement placide et réservée deThornton.

– Vous allez voir !… Saute,Buck ! fit-il étendant le bras sur le gouffre béant.

À peine avait-il parlé que sans unehésitation, sans un retard, le chien prit son élan vers l’abîme,tandis que l’homme, mesurant en un clin d’œil sa folie, se jetait àson secours au risque de périr mille fois, et que les deuxcamarades, se précipitant à leur tour, avaient fort à faire pourles arracher tous deux à la mort.

– Il ne faudrait pas recommencer cetteplaisanterie tous les jours, remarqua Hans le silencieux lorsquetous eurent repris haleine.

– Non, dit laconiquement Thornton,partagé entre la honte d’avoir cédé à un mouvement de si cruellevanité et l’orgueil bien légitime que lui inspirait l’attitude deson chien.

– Je ne voudrais pas être dans lessouliers de l’homme qui vous attaquerait, lui présent, ajoutaPeter, après un temps ; on ne risque rien de parier quecelui-là passerait un mauvais quart d’heure.

Les pronostics de Peter ne tardèrent pas à seréaliser.

Avant la fin de l’année, les trois compagnons,étant arrêtés à Circle-City, se trouvaient dans un bar avec nombred’autres chercheurs d’or. Buck, accroupi dans un coin, la tête surses pattes, surveillait comme toujours chaque mouvement de sonmaître.

Soudain, une querelle éclate. C’est un certainBurton le Noir, bravache et mauvais diable, qui cherche noise sansraison à un consommateur inoffensif. Thornton, homme juste etsensé, essaye de calmer le braillard ; mais celui-ci, irritépar cette intervention, tourne sur lui sa colère, ettraîtreusement, sans crier gare, lui décoche un coup de poing quil’oblige à se cramponner à la barre du buffet pour ne pastomber.

Du fond de la salle, un véritable hurlement deloup se fait entendre ; et à travers l’atmosphère enfumée ondistingue comme un énorme projectile qui passe par-dessus toutesles têtes. C’est Buck qui, d’un bond prodigieux, a franchil’espace, est tombé sur l’agresseur, le crin hérissé, l’œilsanglant, la gueule ouverte, prêt à dévorer. Le brutal n’eut que letemps d’enfoncer le poing dans cette gueule pour sauver sa face.Mais Buck, lâchant aussitôt le bras, se jette sur l’homme de toutson poids, le renverse et, avant que la foule précipitée ait pul’en empêcher, lui ouvre la gorge d’un maître coup de dent.

On réussit enfin à l’écarter, à lui arrachersa proie – la voix seule de Thornton peut d’ailleurs obtenir cemiracle ; mais tandis qu’un médecin examine le blessé, unremous de colère fait onduler toute sa peau, et le grondementcontinu qui résonne dans sa vaste poitrine dit assez qu’il brûled’achever sa victime.

Un « conseil » de mineurs réunisur-le-champ jugea gravement l’affaire. On reconnut unanimement quel’attaque était plus que motivée ; Buck fut acquitté et sonnom devint fameux dans tous les camps de l’Alaska. Il ne se passaitguère de jour où il ne fit preuve de force, de courage ou dedévouement.

Vers la fin de l’année, les compagnons, ayantdepuis longtemps quitté Circle-City, se trouvèrent dans une passedifficile. Il s’agissait de faire franchir à leur bateau une sériede rapides extrêmement violents. Hans et Peter, placés sur laberge, tiraient le canot au moyen d’une corde qu’ils enroulaientd’arbre en arbre pour ne pas être emportés par la force du courant,tandis que Thornton, resté dans l’embarcation, la dirigeait àl’aide d’une perche au milieu des récifs. Buck, anxieux etattentif, se tenait sur le bord, ne quittant pas son maître del’œil, avançant pas à pas en même temps que lui.

Tout marcha bien pour un temps ; puis ilfallut relâcher la corde afin de permettre au canot de franchir uneligne de rochers pointus qui se hérissaient à la surface del’eau ; la manœuvre réussit ; mais quand vint la minutede resserrer la corde, le mouvement fut mal calculé ;l’embarcation se retourna brusquement la quille en l’air etThornton se trouva violemment projeté au-dehors, entraîné avec uneviolence inouïe vers la partie la plus dangereuse des rapides.

Sa chute ne fit qu’une avec celle de Buck.Plongeant hardiment au milieu des eaux tumultueuses, effrayantescomme une chaudière en ébullition, il nage droit à son maître qu’ilvoit lutter là-bas, parvient à le rejoindre à trois cents mètresenviron de la place où il est tombé.

Sentant que Thornton l’avait saisi par laqueue, le brave chien vire de bord immédiatement et se dirige versla berge, mais, hélas ! en dépit d’efforts géants, désespérés,il demeure vaincu ; la force aveugle du courant est pluspuissante que son courage et que son dévouement.

Un peu plus bas, l’eau se déchirait en écumesur les pierres aiguës comme les dents d’une énorme scie, et safureur était effroyable avant ce dernier élan. Presque épuisé parla lutte démesurée, Thornton réussit à saisir des deux mains une deces roches pointues, à s’y cramponner ; puis, d’une voixdéfaillante, il ordonna à Buck d’aller retrouver Hans et Peter.L’intelligent animal comprit ; levant un peu sa belle têtehors de l’eau comme pour puiser des forces dans le regard de sonmaître, il se mit à nager vigoureusement et, délesté cette foisd’un poids écrasant, il parvint enfin à la berge. Les deux hommes,eux aussi, avaient compris la pensée de Thornton, et, sans perdreune minute, ils passèrent une corde autour du cou et des épaules deBuck, ayant soin toutefois de lui laisser la liberté de sesmouvements, puis ils le lancèrent à l’eau.

Intrépide, le chien affronte une seconde foisle courant ; il nage avec vigueur, dévore la distance, maisvoilà que, dans sa hâte fiévreuse, il manque le but, passe un peutrop loin du maître, le dépasse malgré lui, et, essayantpéniblement de revenir en arrière, se trouve entraîné, ballotté,englouti par les eaux furieuses, disparaît de la surface. AussitôtHans et Peter tirent sur la corde, le retirent à demi noyé sur laberge, se jettent sur lui, le pressent de toutes leurs forces pourramener la respiration et lui faire rendre l’eau avalée. Il serelève en chancelant, retombe foudroyé sur le sol, et les deuxhommes pensent le voir expirer au moment même où la voix deThornton leur parvient de loin, lasse et indistincte, en un suprêmeappel.

Mais cette voix si faible semble posséder lepouvoir de se faire entendre jusqu’au-delà du royaume des vivants.Du fond de son évanouissement, Buck en a reçu le choc ; il serelève comme galvanisé, et d’un bond revient au point de départ,guéri, dispos, montrant par une mimique éloquente l’ardent désir departir vite, sans perdre une seconde.

La corde est de nouveau enroulée autour de soncorps, et, rendu prudent par la précédente méprise, il sait cettefois dominer son impatience, modérer son ardeur, viser son but etle toucher. Il coupe d’abord le courant en travers, et arrivéau-dessus de Thornton, se laisse tomber adroitement. Thornton levoit arriver sur lui comme la foudre et le saisit par le cou. Tousdeux sont entraînés, roulés, submergés dix fois ; finalementla corde a le dessus : étranglés, meurtris, mais vivants, ilssont ramenés sur la berge.

Lorsque les rudes soins de ses camaradesrappelèrent l’homme à la vie, son premier regard fut pour la bêtedont le corps inerte inspirait déjà à Nig le lamentable hurlementde mort, tandis que Skeet, plus avisée, léchait avec ardeur lemuseau mouillé et les yeux fermés du pauvre Buck.

Au mépris de ses plaies, de ses meurtrissureset de l’immense fatigue qui l’accablait, Thornton se mitimmédiatement à masser, à frictionner et à panser son héroïque ami.On lui trouva trois côtes brisées, ce qui détermina les mineurs àcamper en cet endroit jusqu’à son complet rétablissement.

Il accomplit ce même hiver un autre exploit,moins héroïque peut-être, mais extrêmement profitable au point devue pécuniaire, et qui vint fort à propos permettre à nos mineursde s’outiller convenablement et de pousser une pointe vers certainerégion de l’Est, encore non exploitée, qu’ils avaient en vue.

Un jour, à l’Eldorado Saloon lieu deréunion bien connu des chercheurs d’or de l’Alaska, les hommesbuvant et fumant vantaient les mérites de leurs chiensrespectifs.

– Le mien est capable de traîner à luiseul un poids de six cents livres, disait l’un, ne mentant que demoitié.

– Et le mien en tirerait bien sept cents,dit Matthewson, un des nababs de l’endroit.

– Sept cents ? fit Thornton. Buck entraînerait mille !

– Oui-da ? ricana le nabab jaloux.Il est si fort que ça ? Et sans doute il serait capable defaire démarrer mon traîneau qui est là fixé dans la neige,peut-être même de le tirer à lui seul sur un parcours de centmètres ?

– Tout à fait capable, répétatranquillement Thornton.

– Eh bien, dit Matthewson, en articulanttrès haut sa proposition, afin que chacun pût l’entendre, je pariemille dollars qu’il ne le fait pas ; et les voilà !

Il déposait en même temps sur le bar un sac depoudre d’or roulé et gonflé comme une saucisse.

Il y eut un silence. Thornton se sentitrougir : sa langue l’avait trahi.

Très sincèrement, il estimait que son chienétait de force à traîner un poids semblable, mais il n’avait jamaismis sa vigueur à pareille épreuve. De plus, les trois associésétaient loin de posséder la somme engagée. Il fallait pourtant sedécider ; on attendait sa réponse.

– Mon traîneau est à la porte avec vingtsacs de farine de cinquante livres chacun, dit Matthewson avec unrire brutal. Ne vous gênez donc pas !

Thornton gardait un silence préoccupé,cherchant une excuse, quand ses yeux errants s’arrêtèrent sur levisage d’un vieux camarade, Jim O’Brien, un autre roi de l’or de larégion. Cette vue lui rendit tout son sang-froid, et, se dirigeantvers lui :

– Pouvez-vous me prêter milledollars ? lui demanda-t-il.

– Sûr, répondit O’Brien en déposant prèsdu sac de Matthewson un autre sac non moins rebondi. Mais je crainsbien, John, que la bête ne réussisse pas.

En un clin d’œil, les occupants del’Eldorado se répandirent dans la rue pour assister àl’épreuve ; les tables furent désertées, joueurs et croupierssortaient en masse pour voir le résultat de la gageure et pariereux-mêmes. Quantité d’hommes couverts de fourrures entourèrent letraîneau, chargé de ses mille livres de farine, qui stationnaitdepuis deux heures devant la porte, avec un froid de soixantedegrés au-dessous de zéro.

Les patins avaient gelé sur la neigedurcie ; on pariait deux contre un que Buck ne l’ébranleraitpas. Une contestation s’éleva sur le mot« démarrer » ; O’Brien prétendait que c’était ledroit de Thornton de dégeler d’abord les patins, laissant Bucktirer ensuite ; Matthewson affirmait avoir compris dans sonpari le brisement de la glace sous les patins gelés. La majoritédes hommes présents lui ayant donné raison, les paris contre Buckmontèrent de un à trois, personne ne le croyant capable d’un pareiltour de force. Thornton, en voyant le traîneau attelé de dix chiensque Buck devait remplacer tout seul, se repentait de plus en plusd’avoir parlé si vite. Matthewson triomphait.

– Trois contre un ! criait-il. Jevous donnerai un autre billet de mille à ce compte-là, Thornton.Voulez-vous ?

Mais ce défi avait réveillé en Thorntonl’esprit de combat, et il était décidé à tenter l’impossible. Ilappela Hans et Peter, dont les bourses réunies n’arrivèrent qu’àformer un total de deux cents dollars : cette sommeconstituait tout leur avoir, mais ils n’hésitèrent pas à l’engagercontre les six cents dollars de Matthewson.

Les dix chiens furent dételés, et Buck toutharnaché les remplaça au traîneau. On eût dit qu’il avait saisiquelque chose de la surexcitation générale, qu’il se sentait à laveille de tenter un grand effort pour le maître adoré. Des murmuresd’admiration s’élevèrent à la vue de ses formes superbes. Il étaitmerveilleusement « en forme » ; pas une once dechair superflue ; son poil lustré reluisait comme dusatin ; sur son cou et ses épaules, sa crinière se hérissait,ondulant à chaque mouvement ; sa large poitrine et ses fortespattes étaient proportionnées au reste du corps. Et lesconnaisseurs ayant palpé les muscles qui saillaient sous la peau enfibres serrées, et les ayant trouvés durs comme du fer, les parisredescendirent à deux contre un.

– Pardieu, monsieur, dit à Thornton unrichard de Shookum-Bench, je vous en offre huit cents dollars avantl’épreuve, huit cents tel qu’il est là.

Thornton secoua la tête et vint se placer prèsde Buck.

– Vous ne devez pas être à côté de lui,protesta Matthewson. Franc jeu, et de la place !

La foule se tut ; on n’entendait que lesvoix des parieurs offrant Buck à deux contre un ; mais lesvingt sacs de farine pesaient trop lourd pour que les assistants sedécidassent à délier les cordons de leur bourse.

Thornton s’agenouilla près de Buck, lui saisitla tête à deux mains, pressant sa joue contre la sienne, et, toutbas, il murmura :

– Fais cela pour moi, Buck, pour l’amourde moi !…

Et Buck gémit d’ardeur réprimée.

La foule les examinait curieusement ;l’affaire devenait mystérieuse, cela tenait de la sorcellerie.Quand Thornton se releva, Buck saisit avec ses dents la main de sonmaître, et la mordit légèrement : c’était une réponse muetteet un message d’amour. Thornton recula lentement.

– Maintenant, Buck ! dit-il.

Buck tendit les traits, puis les relâcha dequelques centimètres, ainsi qu’il avait appris à le faire.

– Haw !…

La voix de Thornton résonna dans le silenceintense.

Buck, obliquant vers la droite, fit unmouvement en avant, et un bond qui tendit soudain les traits, puisil arrêta net son élan. Le chargement trembla, et sous les patinson entendit un pétillement sonore.

– Gec !… commandaThornton.

Buck recommença la manœuvre à gauche. Lepétillement devint un craquement, le traîneau remua, les patinsgrincèrent et glissèrent de quelques centimètres. La glace étaitbrisée ! Les hommes retenaient leur respiration.

Alors vint le commandement final :

– Mush !

La voix de Thornton retentit comme un coup declairon. Buck fit un pas en avant, raidissant les traits, son corpstout entier tendu dans un effort désespéré ; sous la fourruresoyeuse, les muscles se tordaient et se nouaient comme des êtresvivants ; la large poitrine rasait la terre, les pattes secrispaient fiévreusement, les griffes creusaient dans la neigedurcie des rainures profondes. Le traîneau oscilla, trembla, paruts’ébranler. Une des pattes de l’animal ayant glissé, un desspectateurs jura tout haut ; puis le traîneau, par petitessecousses, fit un mouvement en avant et ne s’arrêta plus, gagnantun centimètre… deux… dix !

Sous l’impulsion donnée, la lourde masses’équilibrait, avançait visiblement. Les hommes, haletantsd’émotion, se reprenaient à respirer ; Thornton couraitderrière le traîneau, encourageant Buck par de petits motsbrefs.

La distance à parcourir avait étésoigneusement mesurée, et quand le bel animal approcha de la pilede bois qui marquait le but, une acclamation se fit entendre qui sechangea en clameur, lorsque, ayant dépassé les bûches, il s’arrêtanet au commandement de son maître. Les hommes enthousiasmés, ycompris Matthewson, jetaient en l’air chapeaux et gantsfourrés.

Agenouillé près de Buck, Thornton, rayonnant,avait pris à deux mains la tête du molosse, et, la secouantrudement, lui administrait la suprême récompense, accompagnée d’unevolée de ses meilleurs jurons.

– Monsieur, bégayait le nabab deShookum-Bench, je vous en donne mille dollars, monsieur,entendez-vous ? Mille dollars… douze cents !

Thornton se releva ; ses yeux étaientmouillés de larmes qu’il ne songeait pas à cacher.

– Non, monsieur, non, répondit-il au roide Shookum-Bench. Allez au diable, monsieur ; c’est tout ceque j’ai à vous répondre.

Buck ayant saisi entre ses dents la main deThornton penché sur lui, la pressait avec tendresse ; et lesspectateurs, discrets, se retirèrent pour ne pas troubler letête-à-tête des deux amis.

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