L’Appel de la forêt

Chapitre 6L’APPEL RÉSONNE

John Thornton ayant, grâce à Buck, gagné sixcents dollars en cinq minutes, se trouva en mesure de payercertaines dettes gênantes, et de réaliser un projet depuislongtemps caressé avec ses camarades. Il s’agissait d’un voyagedans l’Est, à la recherche d’une mine fabuleuse dont le souvenirremontait aux origines mêmes de l’histoire du pays.

Bien des aventuriers étaient partis à sarecherche ; peu étaient revenus ; des milliers avaientdisparu sans laisser de trace. L’histoire de cette mine eut étéféconde en tragédies mystérieuses. On ignorait le nom du premierqui l’avait découverte. Rien de précis ne se racontait, à vraidire ; mais on prétendait que l’emplacement en était marquépar une cabane en ruine.

Ceux qui revenaient épuisés et mourantsl’avaient décrite, montrant à l’appui de leurs dires des pépitesd’or d’une grosseur surprenante telle que les autres n’en avaientjamais vu.

Personne ne s’attribuant la possession de cestrésors, que les morts ne réclameraient plus, John Thornton, Hanset Peter, accompagnés de Buck et d’une demi-douzaine d’autreschiens, se dirigèrent vers l’est, cherchant sur une piste inconnuedes richesses peut-être chimériques.

Ayant remonté en traîneau, pendantsoixante-dix miles, le Yukon glacé, ils tournèrent dans la rivièreStewart, passèrent le Mayo et le Mac-Question, et continuant leurroute jusqu’à la source du Stewart, ils gravirent des pics quisemblaient l’épine dorsale même du continent.

John Thornton, au cours de ses expéditions,comptait peu sur l’homme, mais beaucoup sur la nature, et neredoutait aucune solitude. Avec une poignée de sel et un rifle, ilpouvait s’enfoncer dans les pays les plus sauvages, et se tirerd’affaire aussi facilement qu’il lui plaisait. N’étant jamaispressé par le temps, il chassait sa nourriture, à l’instar desIndiens, tout en marchant ; si le gibier manquait, ilpoursuivait son chemin sans se troubler, sûr d’en retrouver tôt outard. L’ordinaire, pendant ces longs voyages, devant être la viandefraîche, les munitions et les outils constituaient la principalecharge du traîneau.

Ce fut, pour Buck, un temps de liesse et dejoie perpétuelle que cette vie de chasse, de pêche, de vagabondageinfini dans des pays inconnus.

Pendant des semaines entières, on marchait dumatin au soir ; pendant d’autres, au contraire, on semblaitvouloir prendre racine en quelque lieu solitaire, on dressait lecamp ; les chiens flânaient, et les hommes, pratiquant destrous dans la terre ou le gravier gelé, lavaient près du feu degrandes écuelles de boue dorée. Tantôt on avait faim, tantôt onfaisait bonne chère, suivant les hasards de la chasse et lescaprices du gibier.

L’été arriva ; alors hommes et chienstraversèrent en radeau les lacs bleus des montagnes, remontèrent oudescendirent des rivières inconnues, sur de frêles barques tailléesdans les arbres des forêts environnantes. Les mois passaient,tandis qu’ils erraient ainsi dans la vaste étendue dont nulle mainn’avait tracé la carte pour les guider, mais que des pas humainsavaient foulée jadis, si la tradition disait vrai.

Ils subirent de violents orages, tourmentes deneige en plein été, vents cinglants, éclairs aveuglants ;souvent ils virent tomber la foudre à leurs côtés ; ilsfrissonnèrent au soleil de minuit sur les hautes cimes, à la limitedes neiges éternelles ; redescendirent dans les chaudesvallées infestées de moustiques ; cueillirent à l’ombre desglaciers des fruits comparables aux plus beaux de ceux qu’on goûtedans le Sud.

Vers la fin de l’année, les voyageurspénétrèrent dans une région triste et fantastique, coupée de lacs,où le gibier d’eau avait vécu, mais dont le silence n’était plustroublé que par le souffle glacé du vent et le brisementmélancolique des vagues sur des grèves solitaires.

Pendant tout un hiver encore, les explorateurssuivirent les traces à demi effacées de ceux qui les avaientprécédés. Ce fut d’abord une voie pratiquée dans la forêt, et quisemblait devoir aboutir à la cabane perdue ; mais cette route,sans commencement et sans but, demeura mystérieuse comme ladestinée et la pensée de celui qui l’avait tracée.

Une autre fois, ils découvrirent une hutte dechasseur, et parmi des lambeaux de couvertures pourries, Thorntondénicha un fusil à pierre datant des premières années de laCompagnie de la baie d’Hudson. Aucune autre trace de l’hommeinconnu qui avait bâti cet abri et respiré en ce lieu à cetteépoque lointaine.

Le retour du printemps mit un terme à cesvagabondages, car les aventuriers découvrirent non point, il estvrai, la cabane perdue, mais, dans le creux d’une large vallée, unplacer profond, dont l’or reluisait comme du beurre jaune au fonddes tamis à laver.

Ils ne cherchèrent pas plus loin, car chaquejour de travail leur rapportait des milliers de dollars en poudreou en pépites. On fabriqua des sacs en peau d’élan, dans lesquelscet or fut renfermé par tas de cinquante livres.

Les jours passaient rapidement à ce travailformidable. Les chiens n’avaient rien à faire que de rapporter aucamp de temps à autre le gibier tué par Thornton, et en cettepériode, Buck passa de longues heures à rêver au coin du feu à ceschoses primitives dont il avait la confuse nostalgie.

Alors, aux visions troubles des époqueslointaines, venait se joindre l’appel qui résonnait au fond de laforêt, éveillant en lui une foule de désirs indéfinissables etd’étranges sensations. Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté,il partait en quête, cherchant obscurément à découvrir l’origine del’écho qui résonnait en lui. Errant dans la forêt, il humait avecivresse la senteur de la mousse fraîche et des herbes longuescouvrant le sol noir, parmi l’humus séculaire ; et ces odeurssalubres le remplissaient d’une joie mystérieuse déjà ressentie,lui semblait-il.

Alors le souvenir de l’Homme aux longs bras,couvert de poils, qu’il suivait jadis, lui revenait plus vif ;il s’attendait presque à le trouver, au détour du sentier marquédans les taillis par le passage fréquent des bêtes sauvages, et ilquêtait plus ardemment-Parfois, il demeurait des journées entièresblotti derrière un tronc d’arbre, guettant patiemment, avec uneinlassable curiosité, tout ce qui bougeait autour de lui, lemouvement des multiples petites vies abritées par les grandsarbres, insectes ou bestioles au poil fauve.

Puis il rentrait au camp et s’étendait denouveau près du feu pour rêver.

Mais soudain, il levait la tête, dressait lesoreilles, écoutait, plein d’attention. Obéissant à l’appel entendude lui seul, il bondissait sur ses pieds et filait droit devantsoi, pendant des heures, sous les voûtes fraîches de la forêt, aufond du lit desséché des torrents, dans les grands espacesdécouverts et fleuris. Mais, par-dessus tout, il se plaisait àcourir ainsi dans la pénombre odorante des nuits d’été, alors quela forêt murmure dans son sommeil, et que ce qu’elle dit est claircomme une parole articulée. À cette heure, plus profond, plusmystérieux, plus proche aussi, résonnait l’Appel – la Voix quiincessamment l’attirait, du fond même de la nature.

Une nuit, il fut réveillé tout à coup ensursaut : alerte, les yeux brillants, les narinesfrémissantes, le poil hérissé en vagues… L’Appel se faisaitentendre, et tout près cette fois. Jamais il ne l’avait distinguési clair et si net. Cela ressemblait au long hurlement du chienindigène.

Et, dans ce cri familier, il reconnut cetteVoix, entendue jadis, qu’il cherchait depuis des semaines, et desmois…

Traversant, rapide et silencieux comme uneombre, le camp endormi, il s’élança sous bois. Mais comme il serapprochait de l’Être qui l’appelait, il ralentit par degrés sonallure et s’avança, prudent et rusé.

Et tout à coup, au cœur d’une clairière, ilvit, assis sur ses hanches et hurlant à la lune, un loup de forêt,long, gris et maigre.

Bien que le chien n’eût fait aucun bruit, labête l’éventa et cessa soudain son chant. Buck s’avança, la queuedroite, les oreilles hautes, prêt à bondir. Pourtant tout dans sonallure marquait, en même temps que la menace, le désir de faireamitié. Mais le fauve, sourd à ces avances, prit soudain lafuite.

Buck le suivit à grands bonds, plein d’undésir fou de l’atteindre. Longtemps ils coururent, presque côte àcôte. Enfin, le loup s’engagea dans le lit desséché d’un torrentbarré par un fouillis inextricable de branchages et de bois mort.Alors la bête sauvage, se trouvant acculée, fit volte-face par unmouvement familier à Joe et aux chiens indigènes aux abois ;et, grinçant des dents, claquant avec bruit des mâchoires, elleattendit.

Buck, au lieu de l’attaquer, tournait autourdu loup avec un petit murmure amical, remuant la queue et riant àbelles dents. Mais le loup se méfiait, car sa tête arrivait à peineà l’épaule du chien, et il avait peur. Et tout à coup, d’unmouvement souple et furtif, il s’échappa et reprit sa course.

La poursuite recommença. Encore une fois, leloup faillit être pris, pour de nouveau s’échapper et recommencer àfuir. La bête était en mauvaise condition, sans quoi Buck n’auraitpu l’égaler à la course ; ils couraient presque côte à côte,jusqu’au moment où le loup s’arrêtait, montrait les dents etrecommençait à fuir de plus belle.

Enfin, reconnaissant que Buck ne lui voulaitpas de mal, la bête s’arrêta et laissa le chien lui flairer lemuseau. Sur quoi ils devinrent amis et se mirent à jouer ensemble,de cette façon nerveuse et timide qui semble démentir la férocitédes bêtes sauvages.

Quelques instants plus tard, le loup se remiten marche, d’une allure aisée, indiquant un but définitif. Il fitcomprendre à Buck qu’il devait l’accompagner, et, côte à côte, ilsse mirent à courir dans la pénombre. Ils suivirent le lit dutorrent à travers la gorge aride qui lui donnait naissance, et surle versant opposé de la cascade, ils atteignirent une contrée deplaines et de forêts étendues, que traversaient de nombreuxruisseaux. Ils galopèrent des heures entières à travers cesespaces, tandis que le soleil s’élevait sur l’horizon.

Buck était infiniment joyeux : il sesentait répondre à l’Appel ; les souvenirs anciens luirevenaient en foule sur cette terre vierge et sous ces cieuximmenses, tandis qu’il courait aux côtés de son frère le fauve.

Mais les deux coureurs s’étant arrêtés pourboire à un clair ruisseau, l’onde froide dissipa cetteivresse ; le souvenir de John Thornton étreignit soudain lecœur de Buck. Il s’assit brusquement.

Le loup continua sa route, puis revint à lui,le poussant avec son nez, l’encourageant à le suivre.

Mais Buck retournait lentement sur ses pas, etpendant une heure, son frère sauvage l’accompagna, gémissantdoucement. Puis il s’assit à son tour, et, pointant le museau enl’air, poussa un long hurlement. Tandis que le chien poursuivait saroute, cette plainte lugubre continua de déchirer l’air, résonnantlongtemps encore dans le lointain. Elle s’éteignit enfin…

Thornton achevait de dîner lorsque Buck tombadans le camp comme une bombe, sautant sur son maître, lui léchantla figure et les mains, criant de joie, renversant tout sur sonpassage, dans sa folle expansion de tendresse ; jamaisThornton ne l’avait vu si exubérant…

Pendant deux jours et deux nuits, Buck restaau camp, semblant garder son maître à vue ; puis l’inquiétudele reprit ; de nouveau il fut hanté par le souvenir de cettecourse à deux à travers un pays souriant et sauvage…

Il se remit à courir les bois, mais sanspouvoir retrouver son farouche compagnon ; la plainte lugubrene se faisait plus entendre.

Son orgueilleuse confiance en soi éclataitdans tous les mouvements du chien et communiquait à son êtrephysique une sorte de plénitude gracieuse et terrible.

Il eût semblé un loup gigantesque, sans lestaches fauves de son museau et de ses yeux, et l’étoile blanche quimarquait son front et sa large poitrine. Par l’astuce, il tenait duloup ; par la force et le courage, de son père le chiengéant ; par la beauté et l’intelligence, de sa mère la finecolley ; ces qualités, jointes à une expérience acquise à laplus dure des écoles faisaient de lui une créature superbe etredoutable entre toutes.

– Jamais on ne vit chien pareil !répétait Thornton avec une juste fierté, en le regardant marcherdans le camp, orgueilleux et fort, roi de tout ce quil’entourait.

Nul ne soupçonnait la transformation quis’opérait en lui aussitôt qu’il pénétrait dans la solitude de laforêt. Il ne marchait plus alors ; il devenait un animalsauvage, silencieux et léger, ombre à peine entrevue glissant parmid’autres ombres. Il savait tirer parti du moindre abri, se traînersur le ventre comme un serpent, et comme lui bondir et frapper. Ilpouvait saisir la perdrix sur son nid, surprendre le lapin à songîte, et attraper au vol les petits écureuils agiles. Toutefois ilne tuait pas par plaisir, mais seulement pour vivre et se nourrirdu produit de sa chasse.

Comme l’hiver approchait, les élansdescendaient en grand nombre pour venir passer la saison rigoureusedans les vallées basses et mieux abritées. Buck avait déjà réussi àprendre un jeune d’assez forte taille ; mais il aspirait às’emparer d’une proie plus digne de lui ; cette chance luiéchut enfin dans un défilé solitaire.

Une vingtaine de ces animaux, conduits par unvieux chef, descendaient à petites journées de la région des boiset des sources. Le chef était une bête d’aspect farouche, dominantle sol de six pieds, et dont la tête formidable était ornée de boisimmenses, portant au moins quatorze andouillers, et mesurant septpieds d’une pointe à l’autre. Ses petits yeux brillaient d’unelueur verte et cruelle, et il parut à Buck lui-même un adversaireredoutable.

Il mugit de fureur en apercevant lechien ; cette fureur s’augmentait sans nul doute de la douleurque lui causait une flèche dont le penne lui sortait àmi-flanc.

Guidé par l’instinct inné du chasseur – héritéde ses ancêtres qui pratiquaient déjà cette tactique aux premierstemps du monde –, Buck se mit tout d’abord en devoir de séparer saproie du reste du troupeau. Ce n’était pas là une mince besogne,car le vieux mâle était aussi méfiant et rusé que féroce. Le chiendansait en aboyant devant l’élan, l’exaspérant par ses clameurs,tout en ayant bien soin de se tenir à distance respectueuse desandouillers formidables et des terribles pieds plats qui l’eussentécrasé d’une foulée.

L’animal, furieux, fonçait sur Buck quifeignait de fuir pour l’entraîner à sa poursuite. Mais à peine levieux faisait-il mine de s’écarter du troupeau, que deux ou troisjeunes élans chargeaient le chien à leur tour, ce qui permettait auchef blessé de rejoindre le gros de la troupe.

Les bêtes sauvages savent déployer unepatience entêtée, inlassable et tenace comme leur vie même. Et Buckpossédait cette patience tout entière. Il demeurait sur les flancsdu troupeau, harcelant les femelles et les petits, enveloppant latroupe d’un cercle hostile, rendant l’animal blessé fou de rageimpuissante. Cela dura toute la journée. Au coucher du soleil, lesjeunes se montraient déjà moins ardents à venir au secours de leurchef obsédé. L’approche de l’hiver, obscurément pressenti, lesentraînait vers des pâturages mieux abrités, et leur instinct lespoussait à sacrifier une tête unique pour le salut du troupeauentier.

Quand la nuit tomba, le vieux mâle se tenaitla tête basse, regardant s’éloigner les compagnons qu’il ne pouvaitplus suivre ; les vaches qu’il avait protégées, les-veaux dontil était le père, les jeunes audacieux qu’il avait vaincus, tousdisparaissaient, d’une allure se faisant toujours plus rapide, dansla lumière expirante du soir.

Il allait terminer sa longue carrière deluttes et de victoires sous la dent d’un animal dont la têten’arrivait pas à la hauteur de ses lourds genoux. Dès cet instantBuck ne lâcha sa proie ni nuit ni jour, l’empêchant de dormir, deboire ou de brouter l’herbe et les jeunes pousses de saule et debouleau. Dans son désespoir, l’élan piquait des galops furieux etsans but ; Buck le suivait d’une allure facile, se couchantquand sa victime s’arrêtait, mais l’attaquant dès qu’elle faisaitmine de manger ou de boire.

La lourde tête s’abaissait de plus en plussous ses bois énormes, et le trot traînant se ralentissait ;pendant de longs moments, l’animal demeurait immobile, le nezbaissé vers la terre, les oreilles pendantes et molles ;l’implacable chasseur pouvait alors se reposer et boirelui-même.

Et dans ces instants de répit, quand Buckdemeurait couché, haletant, sa langue rouge allongée sur ses dentsblanches, il lui semblait pressentir un changement subtil dans lacontrée. On eût dit que des êtres nouveaux y avaient pénétré, enmême temps que les élans descendaient des hauteurs : la forêt,l’onde et l’air décelaient leur présence qu’un sens mystérieux luirévélait ; et il résolut, sa chasse terminée, d’approfondircette étrange et attirante énigme.

Le soir du quatrième jour de chasse, ilterrassa enfin le grand élan, et pendant vingt-quatre heures ildemeura près de sa proie, mangeant et dormant tour à tour. Puis,reposé, rafraîchi, et vigoureux, il reprit le chemin du camp deThornton. Il allait d’un long galop aisé qui durait des heuresentières, sans jamais se tromper, se dirigeant avec une sûretéhumiliante pour l’homme et son aiguille magnétique.

Tout en marchant, ce changement pressentis’affirmait à lui de plus en plus. Il y avait dans le pays uneprésence nouvelle ; et cette conviction ne venait plusseulement de son instinct propre ; le témoignage des autresanimaux, celui de la brise même la confirmait en lui. Plusieursfois il s’arrêta pour respirer l’air frais du matin et déchiffrerun message qui lui faisait reprendre sa course avec plus d’ardeur,car il sentait le drame tout proche – une calamité imminente, sinondéjà consommée. Aussi, après avoir traversé la dernière cascade,descendit-il vers le camp en redoublant de circonspection.

Au bout de trois miles, il rencontra une pistefraîche, menant droit au camp de John Thornton. Buck se hâtait, lepoil hérissé, les nerfs tendus, attentif à mille détails qui luiconfirmaient certains faits, sans lui en donner la conclusion.

Son odorat lui révélait le passage d’êtresvivants sur les traces desquels il courait. Le silence absolu de laforêt le frappa ; les oiseaux avaient fui et les écureuils secachaient au creux des arbres.

Tandis que Buck glissait, rapide et furtifcomme une ombre, une senteur irrésistible le prit soudain à lagorge et le détourna de sa route. Cette nouvelle piste l’amena dansun taillis où il trouva son camarade Nig, gisant sur le flanc,traversé de part en part par une flèche barbelée. Cent mètres plusloin, Buck, sans s’arrêter, vit un des chiens indigènes achetés àDawson qui se tordait dans les dernières convulsions del’agonie.

Il entendit alors s’élever du camp une sortede mélopée sauvage et monotone. Rampant à plat ventre au bord de laclairière, il découvrit le cadavre de Hans, couché sur la face, lecorps hérissé de flèches comme un porc-épic. Mais au même instant,il aperçut par les interstices des branches un spectacle qui luifit hérisser le poil et le remplit d’une rage aveugle. La présencepressentie prenait corps ; elle était visible sous la formed’une troupe de Peaux-Rouges Yeehats, dansant la danse de guerreautour de la cabane en ruine de John Thornton…

Un grondement féroce s’échappe de la poitrineconvulsée de Buck ; la passion détruit soudain les conseils dela prudence et de la ruse si chèrement acquises ; il s’élance,tombe comme un tourbillon sur les Yeehats ahuris et épouvantés.Ivre de carnage et de mort, l’animal bondit de l’un à l’autre,saute sur le chef, lui ouvre la gorge d’un coup de dent qui tranchela carotide, et sans s’attarder à l’achever, tourne sa rage sur lesecond guerrier qui subit un sort pareil. En vain les hommesveulent résister ; la bête est partout à la fois. Elle sedérobe à leurs coups et sème sur son passage la destruction et laterreur. Les sauvages veulent l’abattre à coups de flèches ;ils se blessent les uns les autres sans atteindre leur ennemi, l’und’eux essaye de transpercer de sa lance le démon agile qui bonditau milieu d’eux ; l’arme pénètre dans la poitrine d’un de sescompagnons qui s’abat avec un cri affreux.

Alors la panique s’empare des Yeehats. Ilss’enfuient terrifiés dans la forêt, proclamant à grands crisl’apparition de l’Esprit du Mal.

Buck, à la poursuite de ses ennemis, semblaitla personnification de la Vengeance infernale. Altéré de leur sang,il les terrasse dans les taillis, les déchire sans pitié ;affolés, décimés, ils se dispersent dans toutes les directions etce ne fut qu’une semaine plus tard que les survivants de la luttepurent se réunir dans une vallée écartée, pour compter leurs mortset chanter leurs louanges.

Quand Buck, las de poursuivre ses misérablesennemis, revint au camp dévasté, il trouva le corps de Peter, roulédans ses couvertures, là où la mort l’avait surpris dès la premièreattaque. L’état du sol, autour de la hutte, décelait la résistancedésespérée de Thornton.

Buck, le nez à terre, poussant des crisardents et plaintifs, suivit jusqu’au bord d’un étang profondtoutes les péripéties de la lutte que son maître avait livrée. Là,sur la berge, fidèle jusque dans la mort, Skeet était couchée, latête et les pattes de devant baignant dans les flots rougis desang… Les eaux troubles et profondes cachaient à jamais le corps deJohn Thornton.

Buck passa le jour entier à errer autour del’étang, poussant des gémissements lugubres ou des hurlementsdésolés. La disparition de son maître adoré creusait en son cœur unvide profond, impossible à combler. Seule, la vue de ses victimesportait quelque adoucissement à sa peine. Fier d’avoir tué desHommes, le plus noble des gibiers, il reniflait curieusement lescadavres, surpris d’avoir triomphé si facilement de ceux quisavaient se rendre redoutables à l’occasion.

Désormais il ne connaîtrait plus la crainte del’Homme.

La lune parut dans les cieux, baignant laterre d’une lumière sépulcrale, et Buck sentit avec la nuit monterdans la forêt l’éveil d’une vie nouvelle.

Il se dressa, humant l’air. Des aboislointains retentissaient, se rapprochant rapidement. Il reconnut eneux une part de ce passé qui ressuscitait en lui. S’avançant dansla clairière, il écouta sans trouble et sans remords la voix quidepuis longtemps le sollicitait…

Désormais il était libre – libre de luirépondre et de lui obéir. John Thornton mort, plus rien nerattachait Buck à l’Humanité.

Comme un flot argenté, la meute des loupsdéboucha dans la clairière où Buck, immobile comme un chien depierre, attendait leur venue. Son aspect était si imposant qu’ilss’arrêtèrent un instant, interdits ; mais un plus hardi queles autres sauta sur le chien qui lui tordit le cou, rapide commel’éclair. Puis il reprit sa pose majestueuse, sans se préoccuper dela bête qui râlait à terre. Trois autres tentent l’attaque et seretirent en désordre, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.

Enfin, la horde entière se rue sur l’ennemi.Mais la merveilleuse agilité de Buck, sa force sans pareille luipermettent de déjouer toutes les attaques.

Pour empêcher les assaillants de le prendrepar derrière, il vient s’adosser à un talus, et protégé de troiscôtés, réussit à se défendre si vaillamment que les loupsdécouragés reculent enfin. Les uns demeurent couchés, la languependante, saignant par vingt blessures ; les autres jappent,montrant leurs crocs étincelants, sans quitter de l’œil le terribleadversaire ; d’autres boivent avidement l’eau de l’étang.

Tout à coup un loup grand et maigre se détachede la troupe et s’approche du chien avec précaution mais engémissant doucement. Buck reconnaît soudain son frère sauvage, soncompagnon d’une nuit et d’un jour, leurs deux museaux se touchent,et le chien sent son cœur battre d’une émotion nouvelle.

À son tour, un vieux loup décharné, couvert decicatrices, se rapproche. Buck, tout en retroussant les lèvres, luiflaire les narines et remue doucement la queue. Sur quoi, le vieuxguerrier s’assied et, pointant son museau vers la lune, pousse unhurlement mélancolique et prolongé. Les autres le reprennent enchœur.

Buck reconnaît l’Appel… Il s’assied et hurlede même. Alors la meute l’entoure en le reniflant, sans plus luitémoigner aucune hostilité.

Et tout à coup, les chefs, poussant le cri dechasse, s’élancent dans la forêt ; la bande entière les suit,donnant de la voix, tandis que Buck, au côté du frère sauvage,galope hurlant, comme elle.

Et ceci est la fin de l’histoire de Buck.

Mais les Indiens, au bout de peu d’années,remarquèrent une modification dans la race des loups de forêt. Deplus forte taille, certains des jeunes montrent des taches fauvesaux yeux et sur le museau, une étoile blanche au front ou à lapoitrine. Et aujourd’hui encore, parmi les Yeehats, on parle d’unChien-Esprit qui mène la bande des loups, et qui est plus ruséqu’aucun d’eux. Les hommes le redoutent, car il ne craint pas devenir voler jusque dans leurs camps, renversant leurs pièges, tuantleurs chiens et s’attaquant aux guerriers eux-mêmes.

Parfois, ces chasseurs ne reviennent plus dela forêt, où l’on retrouve leur corps sans vie, la gorge béante. Etla légende de l’Esprit du Mal s’accroît d’un épisode de plus. Lesfemmes pleurent et les hommes s’assombrissent en y pensant.

Tous évitent la vallée du bord de l’étang, caren ce lieu apparaît périodiquement un visiteur sorti de la régiondes grands bois et des sources, dont la présence jette partoutl’épouvante.

C’est, dit-on, un loup géant, à la superbefourrure, à la mine hautaine et dominatrice. Il descend jusqu’à uneclairière où des sacs en peau d’élan à moitié pourris dégorgent surle sol un flot de métal jaune, à demi recouvert déjà par lesdétritus végétaux et les souples herbes sauvages.

Le grand loup s’arrête et semble rêver ;puis, avec un long hurlement, dont la tristesse glace le sang, ilreprend sa course vers la forêt profonde qui est désormais sademeure.

Alors, quand viennent les longues nuitsd’hiver et que les loups sortent du bois pour chasser le gibierdans les vallées basses, on le voit courir en tête de la horde,sous la pâle clarté de la lune, ou à la lueur resplendissante del’aurore boréale. De taille gigantesque, il domine ses compagnons,et sa gorge sonore donne le ton au chant de la meute, à ce chantqui date des premiers jours du monde.

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