L’Appel de la forêt

Chapitre 7ÉPILOGUE LE CHIEN, CE FRÈRE DIT « INFÉRIEUR » (The OtherAnimals)

Aux États-Unis, le journalisme a ses criseshystériques et quand elles se déchaînent l’honnête homme doit seréfugier dans sa tour d’ivoire et laisser passer la tourmente. Il ya quelque temps, lorsqu’on inventa l’expression de maquilleurs dela nature, je m’empressai, pour mon compte, de grimper à ma tourd’ivoire et de n’en plus bouger. Je me trouvais alors àHawaii : un journaliste d’Honolulu m’arracha l’aveu que je mefélicitais de ne faire autorité en aucune matière. Cettedéclaration fut aussitôt câblée en Amérique à la Presseassociée : là-dessus, les journaux américains m’accusèrent defaire ma publicité par câble à raison d’un dollar le mot.

L’orage s’étant apaisé, raisonnons ensemble.Je suis coupable d’avoir publié deux histoires de bêtes, deuxlivres sur les chiens[2]. En réalitéces deux romans étaient une protestation contre le procédé quiconsiste à humaniser les animaux et dont il me semblait quecertains écrivains avaient trop abusé. À maintes reprises j’aiécrit à propos de mes héros-chiens. « Ils ne réfléchissent pasà leurs actes, ils se bornent à les exécuter etc. » J’aiemployé souvent cette phrase, ce qui retardait l’action etcontrariait mes règles artistiques : je le faisais pour mieuxfaire comprendre à mes lecteurs que mes personnages n’étaient pasdirigés par des raisonnements abstraits mais par l’instinct, lasensation, l’émotion et le raisonnement simple. De plus, jem’efforçais d’accorder mes écrits avec les principes de l’évolutionet en conformité avec les données scientifiques. Et un beau jour jeme vis classé parmi les maquilleurs de la nature.

Le président Roosevelt[3], dansun article de revue, prétendait en effet me condamner sur deuxchefs d’accusation.

1° J’avais fait rosser un chien-loup parun vigoureux bouledogue.

2° J’avais permis à un lynx de tuer unchien-loup dans une bataille rangée.

En ce qui concerne le second point, lePrésident s’est trompé dans ses notes prises au cours de la lecturede mon livre. Il doit l’avoir parcouru trop hâtivement car, dans letexte, mon chien-loup a raison du lynx : et non seulement ille tue, mais il le mange.

Reste le premier point pour me convaincred’erreur et je n’y suis pas accusé de m’écarter de faits admis. Ils’agit d’une simple divergence d’opinion. Le Président ne croit pasqu’un bouledogue puisse battre un chien-loup ; je pense lecontraire. Voilà tout. Les courses de chevaux reposent sur desdifférences d’appréciations. Je ne vois pas pourquoi il n’en iraitpas de même pour un combat de chiens. Mais ce qui me surprend,c’est qu’une divergence d’opinion concernant la combativité d’unchien-loup et d’un bouledogue fasse de moi un maquilleur de lanature et du président Roosevelt un savant incontestable ettriomphant.

Puis M. John Burroughs vint confirmer lesjugements du Président. Ces deux hommes abondent dans le même sens.Que Roosevelt ne puisse se tromper et l’avis de Burroughs :que Burroughs ait toujours raison, est celui de Roosevelt. Tousdeux affirment d’un commun accord que les animaux ne raisonnentpas. Ils soutiennent que tous les animaux inférieurs à l’homme sontdes automates et accomplissent seulement deux sortes d’actes,mécaniques et réflexes, dans lesquels n’intervient aucunraisonnement. Pour eux, l’homme est le seul animal capable deraisonner. Cette affirmation, qui n’a rien de moderne, fait sourirele savant du XXe siècle. Elle appartient au Moyen Âge.Les deux alliés en la mettant en avant se montrent homocentriquesau même titre que les pédants des époques lointaines et ignorantes.Si la rotondité de la terre n’avait été démontrée qu’après lanaissance du président Roosevelt et celle de John Burroughs,ceux-ci fussent aussi bien demeurés géocentriques dans leursthéories de l’Univers. Ils n’auraient pu changer de croyance :telle est la structure de leurs cerveaux. Ils parlent le jargon del’évolution, alors qu’ils ne comprennent pas plus son essence et saportée qu’un indigène des mers du Sud ne comprend le principe de laradio-activité.

Allons ! le président Roosevelt n’estqu’un amateur. Il connaît sans doute quelque chose à la politiqueet à la chasse au gros gibier : il est peut-être capabled’abattre un daim à l’occasion et ensuite de le mensurer et de lepeser : il peut, à la rigueur, observer, avec conscience etexactitude, les actes et gestes des mésanges et des bécasses :puis, après étude approfondie, rédiger un rapport important etdéfinitif traitant de la manière dont le premier écureuil, en telleannée, sous tels degrés de longitude et de latitude, s’est réveilléau printemps et s’est mis à jacasser et à gambader – mais qu’il luisoit possible, comme observateur isolé, d’analyser toute vieanimale, de synthétiser et d’assimiler tout ce que l’on sait desméthodes et des buts de l’évolution, avaler cela exigerait de votrepart et de la mienne une naïveté autrement considérable qu’il nenous en faudrait pour ajouter foi au mensonge le plus formidablelancé par un véritable maquilleur de la nature. Non, le présidentRoosevelt n’entend rien à l’évolution et il ne semble même pass’être beaucoup donné la peine de la comprendre.

Reste John Burroughs, qui se proclameévolutionniste accompli. Il est pénible pour un homme jeune, des’attaquer à un vieillard. Les jeunes sont d’ordinaire plusréservés en ces questions, tandis que les vieillards, se targuantd’une sagesse que l’on associe souvent à tort avec le grand âge, semontrent agressifs. Dans le cas qui nous occupe, le vieillard futl’agresseur et moi, le jeune, j’observai longtemps le silence. Maistout à une fin.

Tout d’abord, essayons, par des extraits deses écrits, de déterminer la position prise parM. Burroughs.

« Pourquoi attribuer de la raison à unanimal, quand la théorie de l’instinct suffit pour expliquer soncomportement ? »

Rappelons-nous ces mots, nous aurons à nous yreporter.

« De nombreuses personnes semblent avoiracquis la conviction que les animaux raisonnent… Mais l’instinctsuffit aux animaux… ils se tirent fort bien d’affaire sansraisonner… Darwin s’est efforcé de se persuader qu’en certainescirconstances les animaux témoignent d’un raisonnementrudimentaire ; mais Darwin était meilleur naturaliste quepsychologue. »

Cette dernière citation équivaut, de la partde M. Burroughs, à refuser nettement aux animaux même unraisonnement rudimentaire et à affirmer, d’accord avec la premièrecitation, que l’instinct peut expliquer tous les actes des animauxqu’un observateur maladroit ou étourdi attribuerait auraisonnement.

Après avoir détaché ce succulent morceau,M. Burroughs se met en devoir, avec une calme et admirablesatisfaction, de le mastiquer de la manière suivante. Il rapportequantité d’exemples d’actes purement instinctifs chez des animauxet demande triomphalement si ce sont là des actes de raison. Ilnous parle d’un rouge-gorge qui, jour après jour, se battait contreson image reflétée dans une vitre ; d’oiseaux de l’Amérique duSud, coupables de percer de part en part un mur de torchis, qu’ilsprenaient pour un talus d’argile solide ; d’un castor quicoupa un arbre à quatre hauteurs différentes parce qu’il setrouvait retenu à la cime par les branches des arbresvoisins ; d’une vache qui léchait la peau de son veau empailléavec tant d’affection qu’elle finit par la crever, alors elle semit à manger le foin dont elle était bourrée. Il cite un phoebé quirend plus apparent son nid sous un porche en s’évertuant à ledissimuler avec de la mousse à l’instar de ceux qui nichent dansles rochers. Puis, un pic qui perce en plusieurs endroits lesvolets d’une maison inoccupée, cherchant en vain une épaisseur debois suffisante pour y forer son nid. Il nous donne encorel’exemple des marmottes migratrices de Norvège qui plongent dans lamer et s’y noient en grand nombre parce que leur instinct lespousse à traverser à la nage les lacs et les cours d’eau lors deleurs exodes.

Après avoir exposé quelques autres cas du mêmegenre, il demande, tout fier : « Où en est maintenant leraisonnement chez les animaux inférieurs ? »

Aucun collégien n’oserait argumenter avec unetelle mauvaise foi.

Non ! Non ! M. Burroughs, vousne sauriez prouver que les animaux sont dénués de raisonnement endémontrant qu’ils possèdent des instincts.

Les actes que M. Burroughs présente commeprovoqués par l’instinct le sont certainement. En employant la mêmelogique on pourrait attribuer à l’instinct une foule d’actionshumaines et en conclure que l’homme est un animal privé deraisonnement. Pourtant l’homme accomplit des actes des deux genres.Entre lui et les animaux inférieurs, M. Burroughs découvre unabîme : l’homme agit sous l’impulsion de sa propre volonté,l’animal n’est qu’un automate. Le rouge-gorge se bat contre sonimage dans la vitre parce que tel est son instinct et que,incapable de raisonner sur les lois physiques, il prend son refletpour une réalité. L’animal est un mécanisme qui fonctionne suivantdes règles préalablement établies. Il possède la faculté derépondre par réflexes aux mobiles éternels. Ces réflexes ont étéacquis par l’espèce à la suite de son adaptation à son milieu.M. Burroughs prétend impossible que l’animal s’adapte demanière efficace à des circonstances qui lui sont étrangères etpour lesquelles son hérédité n’a pas prévu une solutionautomatique. Ce serait un acte non instinctif et, selonM. Burroughs, l’animal n’est mû que par l’instinct.

Tout enfant, je possédais un chien du nom deRollo. D’après les théories de M. Burroughs, Rollo était unautomate répondant mécaniquement aux influences extérieures, ainsique l’y poussaient ses instincts. Maintenant, comme chacun sait,l’acquisition d’une habitude instinctive chez les animaux est trèslente. Il n’existe aucun cas connu de l’apparition d’un seulinstinct chez nos animaux familiers dans toute l’histoire de leurdomestication. Les instincts qu’ils possèdent, ils les ont acquisau cours des milliers d’années d’existence à l’état sauvage. Parconséquent tous les actes de Rollo consistaient en réflexesprovoqués mécaniquement par les instincts développés et acquis parson espèce des milliers d’années auparavant. Fort bien ! Ilest donc évident que, dans nos jeux, il devait agir suivant lamanière ancienne s’adaptant aux facteurs physiques et moraux de sonentourage suivant les procédés d’adaptation acquis dans la viesauvage et transmis par l’hérédité.

En général, nos ébats étaient plutôt violents.Nous nous poursuivions à tour de rôle. Il mordillait mes jambes,mes bras, mes mains, assez fort parfois pour me faire crier :de mon côté, je le roulais par terre, lui faisais faire la culbuteet le traînais assez brutalement. Nous introduisions quelquevariété dans nos exercices. Il m’arrivait de m’asseoir par terre etde faire semblant de pleurer. Plein de repentir et d’inquiétude, ilagitait la queue et me léchait le visage : alors, je lui riaisau nez. Il détestait cela et aussitôt s’élançait sur moi joyeuxmais les crocs menaçants et les jeux recommençaient. Je marquais unpoint. Alors lui-même inventa un tour à sa façon.

Un jour que je le poursuivais dans le bûcher,je le trouvai dans un coin en train de bouder. Pourtant ilaffectionnait ce jeu et ne s’en lassait jamais. Mais cette fois-là,il me trompa. Je me figurai que j’avais de manière quelconqueoffusqué, ses sentiments et m’agenouillant près de lui, je me mis àle caresser en lui adressant des mots amicaux. Aussitôt, il sedressa d’un bond, me renversa sur le sol et partit comme un fouautour de la cour. À lui de marquer un point, cette fois.

Au bout de quelque temps, nous arrivâmes àrivaliser de ruses. Je raisonnais mes actes, bien entendu, tandisque le chien n’obéissait qu’à l’instinct… Un jour qu’il feignaitencore de bouder dans son coin, je me plantai sur le seuil dubûcher et simulant le plaisir sur mon visage, dans mes paroles etmes intonations, je fis le simulacre de saluer un de mes compagnonsde classe. Immédiatement, Rollo changeant d’attitude se précipitadehors à sa rencontre et ne vit personne. À son tour d’êtreridicule : il s’en rendit compte, et je le lui fis biensentir. Je le bernai de cette façon à deux ou trois reprises, puisil ne se laissa plus prendre.

Un jour, je tentai une variante. Regardanttout à coup dans le jardin, je fis comme si mes yeux suivaient unepersonne en marche et je dis posément, du ton d’un enfant dressé àéconduire les encaisseurs : « Non, papa n’est pas à lamaison. » Comme une flèche, Rollo jaillit de la porte etdescendit l’allée, cherchant vainement le visiteur à qui je m’étaisadressé. Puis il revint, tout penaud, pour se faire moquer etreprendre nos ébats.

Maintenant contrôlons les faits. Je trompaiRollo, mais comment la possibilité m’en fut-elle donnée ? Quese passa-t-il exactement dans son espèce de cerveau ? Si nousen croyons M. Burroughs, qui conteste aux animaux inférieurstout raisonnement même rudimentaire, Rollo agissait d’instinct etrépondait automatiquement au stimulant externe, par moi fourni, quilui laissait croire à une présence humaine hors de la maison.Puisqu’il agissait par instinct et que tous les instincts remontentà une période très reculée antérieure à la domestication del’espèce, nous ne pouvons en conclure qu’une chose : lesancêtres sauvages de Rollo, au temps où cet instinct particulier sefixa dans l’hérédité de l’espèce, ont dû se trouver en contactétroit et prolongé avec l’homme ; la voix de l’homme et lesexpressions de son visage. Mais si l’instinct a dû se former dansles temps précédant la domestication, de quelle manière lesancêtres sauvages de Rollo ont-ils fréquenté l’homme ?

M. Burroughs prétend que« l’instinct suffit aux animaux… qui se tirent fort biend’affaire sans le raisonnement ». Mais je maintiens, et tousles malheureux maquilleurs de la nature partageront mon avis, queRollo raisonnait. À son arrivée au monde, il représentait un paquetd’instincts et une pincée de matière cérébrale, le tout renfermédans une carcasse faite d’os, de chair et de toison. En même tempsqu’il s’adaptait à son ambiance, il acquérait des élémentsd’expérience. Il apprit, entre autre, qu’il ne fallait pas couriraprès le chat, tordre le cou aux poulets, ni se pendre après lesjupes des fillettes. Il sut que les petits garçons ont descompagnons de jeux ; que des gens pénètrent dans les cours dederrière ; que l’animal humain est enclin à saluer, par desparoles ou des expressions de visage, ceux de sa race qu’ilrencontre ; qu’un garçon accueille son camarade d’une certainefaçon. Tout cela il l’apprit et ne l’oublia plus. Autantd’observations de sa part, autant de problèmes, si vous voulezbien. Alors que se passa-t-il derrière ces yeux bruns, dans cettepincée de matière cérébrale quand, me tournant brusquement vers laporte, je m’adressai à une personne imaginaire ?Instantanément, parmi les milliers d’observations emmagasinées dansson cerveau, se présentèrent celles qui étaient associées aveccette situation particulière. Ensuite, il établit un rapprochemententre ces observations, ce qui détermina, comme en conviendra toutpsychologue, une réaction des cellules de sa matière grise. Du faitque son maître se tournait brusquement vers la porte, du fait quela voix de son maître, l’expression de son visage et toute sonattitude exprimaient la surprise et le plaisir, Rollo conclut à laprésence d’un ami. Il établit un rapprochement entre certainesobservations et cet acte constitue un raisonnement rudimentaire,d’accord, mais quand même un acte de raison.

Certes, il fut berné. Mais nous ne sommesguère qualifiés pour tirer vanité de ce résultat. Combien de foischacun d’entre nous n’a-t-il pas été attrapé de manière exactementsemblable par quelqu’un qui se détournait et interpellait tout àcoup un personnage fictif ? Voici un fait qui se produisitdans l’Ouest : un brigand s’était introduit dans une voiturede chemin de fer. Il se tenait dans l’allée centrale entre lesbanquettes, son revolver braqué sur le conducteur qui lui faisaitface. Le conducteur était à sa merci. Mais, tout à coup, portantses regards par-delà l’épaule du malfaiteur, il s’écria,s’adressant à un personnage imaginaire : « Ne tirepas. » Rapide comme l’éclair, l’homme se retourna pouraffronter ce danger nouveau et aussitôt le conducteurl’abattit.

Montrez-moi, M. Burroughs, en quoi leprocessus mental du voleur différait, si peu que ce fût, de celuide Rollo et je cesse de maquiller la nature pour me retirer à laTrappe. À coup sûr, quand le processus mental d’un homme et celuid’un chien se ressemblent tellement, l’abîme imaginé parM. Burroughs se trouve comblé du même coup.

À Oakland, je possédais un chien appelé Glen.Son père était un chien-loup, ramené de l’Alaska, et sa mère unechienne de berger des montagnes, à demi sauvage : aucun desdeux n’avait jamais vu d’automobile. Glen arriva de la campagne àdemi adulte pour demeurer à Oakland. Immédiatement, il se prit depassion pour une automobile. Il était au comble du bonheur quand onlui permettait de s’installer sur le siège à côté du chauffeur. Ilaurait passé une journée entière à se griser d’auto, quitte à sepriver de manger. Parfois, la voiture partait directement du garageet disparaissait. À plusieurs reprises, Glen resta ainsi à lamaison. Il fut alors convenu que si l’un de nous prenait l’auto, ilactionnerait la trompe avant de partir. Glen comprit vite lesignal. Où qu’il se trouvât et quoi qu’il fît, lorsqu’ill’entendait, il s’élançait vers le garage et sautait sur le siègeavant.

Un matin, comme il dégustait sous le porchearrière sa bouillie de maïs, le chauffeur corna. Tout joyeux, Glendégringola les degrés et courut prendre sa place, la bouilliedégoulinant de ses babines. Remarquons en passant que le fait derenoncer à son déjeuner pour monter dans l’auto témoignait de sonlibre arbitre, apanage magnifique, qui, selon M. Burroughs,n’appartient qu’à l’homme. Pourtant Glen sut choisir entre lanourriture et le plaisir. Non point qu’il dédaignât sa bouillie,mais il lui préférait la promenade. Hélas, le coup de trompen’était qu’une plaisanterie. La voiture ne démarra pas. Glenattendait, perplexe. Sans doute ne discerne-t-il aucun indice d’undépart immédiat, car il sauta à bas de la voiture et retourna verssa gamelle : il se remit à manger avec une hâte gloutonne,comme un homme qui craint de manquer son train. Tout à coup, latrompe retentit de nouveau et Glen quitta de nouveau sa pâtée,monta sur le siège et attendit en vain le départ. Son déjeunerfaillit s’en trouver gâté, car le pauvre chien fut un certain tempsmaintenu en alerte entre sa gamelle et la voiture. Mais il devintcirconspect. Nous eûmes beau klaxonner bruyamment et avecinsistance, il ne quitta plus son repas avant de l’avoir toutavalé. Une fois de plus, il venait de faire preuve de libre arbitreet par surcroît de contrôle sur lui-même, car à chaque coup detrompe il se retenait de bondir vers le garage.

Un maquilleur de la nature analyserait de lafaçon suivante ce qui se passait dans le cerveau de Glen.

Le chien avait, dans sa courte vie, acquis desexpériences qu’aucun de ses ancêtres n’avait jamais connues. Ilsavait que l’auto se déplace rapidement, que le bruit de la trompelui est particulier et qu’une fois en marche il lui étaitimpossible d’y accéder. Autant de propositions bien définies. Or leraisonnement peut être considéré comme le processus mental au moyenduquel de propositions admises on peut passer à de nouvelles. Despropositions acquises par Glen grâce à sa propre observation, ainsique je l’ai déjà indiqué, il en déduisit ceci : dès quecornait la trompe, le moment était venu pour lui de sauter dans lavoiture.

Mais ce matin-là, le chauffeur trompa Glen. Àson grand déplaisir, Glen constata que son raisonnement étaiterroné : la voiture ne partit pas. Mais raisonner de manièreincorrecte est très humain. La grande difficulté, dans tous lesactes de raisonnement, consiste à n’omettre aucune donnée duproblème sous tous ses détails. Glen n’en avait négligéqu’une : l’humeur taquine du chauffeur. À plusieurs reprisesil fut berné. Il accomplit alors un nouvel acte mental dans lequelil tint compte du facteur humain et il en arriva à cette conclusionnouvelle ; quand il entendait la trompe, la voiture n’allaitpas partir. Fort de cette conviction, il demeura sous leporche et termina sa pâtée. Vous et moi, et même M. Burroughs,exécutons dans notre vie quotidienne des actes raisonnésparfaitement identiques. Je ne sais comment s’y prendraM. Burroughs pour expliquer par la théorie de l’instinctl’acte de Glen. Je refuse à suivre M. Burroughs dans la forêtprimitive où les obscurs ancêtres de Glen fixaient dans l’héréditéde leur race, au vacarme des klaxons, l’instinct particulier quidevait permettre à Glen, quelques millénaires plus tard, des’adapter à l’automobile.

Le Dr C. J. Romanes cite l’exempled’une femelle de chimpanzé à laquelle on avait appris à compter desbrins de paille jusqu’à cinq. Elle les tenait dans sa main et leslaissait dépasser jusqu’au nombre voulu. Si c’était trois, elle enmontrait trois ; quatre, elle en montrait quatre. Tout celan’est qu’une banale question de dressage. Mais remarquez,M. Burroughs, ce qui suit. Quand on lui demandait cinq fétus,alors qu’elle n’en possédait que quatre, elle en pliait un etfaisait voir ses deux extrémités, obtenant ainsi le nombre requis.Ce petit stratagème ne se réalisa pas seulement une fois parhasard. Elle le répétait chaque fois qu’on lui réclamait unequantité de brins supérieure à celle dont elle disposait.Accomplissait-elle là un acte de raisonnement ? ou n’était-ceque la manifestation d’un instinct aveugle ? SiM. Burroughs ne peut fournir une réponse satisfaisante, libreà lui de traiter le Dr Romanes de « maquilleur dela nature » et de bannir cet incident de sa mémoire.

C’est là une façon de s’en tirer actuellementfort en honneur aux États-Unis. C’est à coup sûr la tactique deM. Burroughs dont il se rend coupable avec une fréquenceaffligeante. Si un pauvre diable d’écrivain s’avise de noter cequ’il a vu et que ses déductions s’opposent aux théoriesmoyenâgeuses de M. Burroughs, il s’entend traiter par celui-cide « maquilleur ». Quand se présente un homme de lavaleur de M. Hornaday, M. Burroughs introduit unevariante au procédé.

M. Hornaday s’est livré à une étudeapprofondie de l’orang-outang en captivité et dans son milieunaturel. De plus il a observé de près beaucoup d’autres espècesd’animaux supérieurs. Sous les Tropiques il a voulu connaître lesspécimens inférieurs de l’humanité. Ce grand savant jouit d’uneréputation mondiale. Lorsqu’on lui demanda s’il croyait auraisonnement chez les animaux, il répondit, dans la plénitude de sascience du sujet, qu’autant vaudrait lui demander si les poissonsnageaient. M. Burroughs, soit dit en passant, ne s’est guèrepenché sur les types inférieurs de l’humanité pas plus que sur lesanimaux supérieurs. Il habite un district rural de l’État de NewYork, se consacre principalement aux oiseaux vivant dans cet espacerestreint et n’a pu y rencontrer ni animaux supérieurs, ni hommesinférieurs.

Pourtant, la réplique de M. Hornadayinflige à sa théorie homocentrique un tel camouflet qu’il lui fautréagir de quelque façon. Voici sa réponse : « Jesoupçonne M. Hornaday d’être meilleur naturaliste quepsychologue judicieux. » Là-dessus, M. Hornaday n’a plusqu’à disparaître. Qu’est-ce après tout que ce Monsieur ? Lesage de Slabsides a parlé. Quand Darwin conclut que les animauxsont capables d’un raisonnement rudimentaire, M. Burroughsl’élimine de la même manière : « Darwin valait mieuxcomme naturaliste que comme psychologue », et cela au méprisde la longue vie de laborieuses recherches de Darwin qui, lui, nese confina pas dans un district rural comme M. Burroughs danssa résidence de l’État de New York.

Arrivons-en maintenant aux processus mentauxde M. Burroughs – à la psychologie de son moi, si vous voulezbien. Pour lui, malgré la bonté protectrice qu’il leur témoigne,les animaux dits inférieurs le sont à un degré répugnant. Il jugeodieuse toute idée d’affinité et de parenté entre eux et lui. Imbude son importance, il voit un abîme infranchissable qui lessépare.

Après les exemples que j’ai relatés d’actesaccomplis par des animaux et où l’instinct n’a rien à voir,M. Burroughs pourrait me répondre : « Vos exempless’expliquent à la rigueur par les lois de l’association desidées. »

D’abord, lui objecterais-je, pourquoi refuseraux animaux un raisonnement rudimentaire ? Et pourquoiaffirmer tout net que « l’instinct leursuffit » ?

Alors, bien à contrecœur et plein de modestievu ma jeunesse, je me permets d’insinuer que vous ne connaissez pasexactement la valeur de ces mots : « Les simples lois del’association des idées. »

Les définitions doivent s’accorder non avecles individus, mais avec la vie. M. Burroughs part de ceprincipe qu’une définition est quelque chose d’absolu etd’immuable. Il oublie que l’univers entier est à l’état changeantet que, par suite, les définitions sont arbitraires etéphémères ; qu’elles fixent, pour un espace de temps fugitif,des choses qui n’existaient pas dans le passé et ne seront pas dansl’avenir. On ne peut régler la vie sur des définitions, ni élaborerdes définitions permettant de régler la vie.

M. Burroughs ne fait qu’effleurerl’évolution de la raison. Il la définit sans tenir compte de sonhistoire. La raison humaine, telle que nous la connaissons de nosjours, n’a pas été créée, elle s’est formée. Son origine remonte aulimon primitif ; elle commence au premier atome inorganiquequi a reçu la vie, se continue par les échelons de son ascension dela boue à l’homme ; réflexe simple, réflexe composé, mémoire,habitude, raison rudimentaire, raison abstraite. Au cours de ceperfectionnement, grâce à la sélection naturelle, se développal’instinct. L’habitude est une création de l’individu. L’instinctest une coutume commune à une race. Il est aveugle, irraisonné,mécanique. Il représente les différences de buts dans lesaspirations de la vie en progrès. Nous le rencontrons à son plushaut degré dans la fourmilière et dans la ruche. Il a abouti à uneimpasse : mais l’autre route, celle de la raison, est parvenuepeu à peu, même à M. Burroughs, à vous et à moi.

Il n’existe pas d’abîme infranchissable, àmoins que l’on ne décide, comme M. Burroughs, d’ignorer lestypes d’humanité inférieure et les types d’animaux supérieurs et decomparer le cerveau de l’homme avec celui de l’oiseau. Leraisonnement abstrait demeura impossible jusqu’au développement dulangage. Bref, armé de pied en cap, avec l’outil de la pensée, lelent progrès de la faculté de raisonner dans l’abstrait sepoursuivit. Les humains inférieurs possèdent peu cette faculté oupas du tout. Avec chaque mot inventé, avec chaque extension de lacomplexité de la pensée, avec chaque acquisition de faits reconnusse continuèrent les actions et les réactions dans la matière grisede l’auteur du langage et lentement, pas à pas, sur des centainesde milliers d’années, la faculté de raisonner se perfectionna.

Mettez une abeille dans une bouteille deverre, que vous tournerez vers une lampe allumée de façon que legoulot ouvert en soit au point le plus éloigné de la flamme. Sanscesse, à mille reprises, insensible à la déception et à la couleur,l’abeille se lancera vainement contre le fond de la bouteille dansses efforts pour sortir vers la lumière. Voilà de l’instinct.

Enfermez votre chien dans la cour de derrièreet allez-vous en. C’est votre chien. Il vous aime. Il aspire àvotre présence, comme l’abeille aspire à la lumière. Il écoute lebruit de vos pas qui s’éloignent. Mais la clôture est trop haute.Alors il tourne le dos à la direction que vous avez prise ets’élance autour de la cour. Il est éperdu d’affection et de désir.Mais il voit clair et observe. Il cherche un trou sous la clôtureoù à un endroit elle soit moins élevée. Il aperçoit une caissed’emballage dressée contre elle. Hop ! il bondit sur lacaisse, puis par-dessus la clôture et sa course forcenée pour vousrejoindre soulève la poussière de la rue. N’est-ce là que del’instinct ?

Dans la maison où j’écris ces lignes vit unpetit domestique tahitien. Il croit fermement qu’un lutin habitedans la boîte de mon phono et que c’est lui qui parle et chante.M. Burroughs lui-même n’oserait prétendre que cet enfant estvenu instinctivement à cette conclusion. Bien certainement, ilraisonne sur la présence du génie dans la boîte. Sinon, comment laboîte ferait-elle pour parler et chanter ? Dans son expériencerestreinte, ce gamin n’a jamais connu de cas où la parole et lechant se produisissent autrement que par l’intervention directe del’homme.

Je ne doute pas que le chien ne soitconsidérablement surpris quand il entend la voix de son maîtresortir d’une boîte.

Le sauvage adulte, la première fois qu’on luiprésente un téléphone, court dans la pièce voisine pensant ytrouver l’homme qui parle à travers la cloison. Cet acte est-ilinstinctif ? Non. D’après son expérience et sa connaissancerudimentaire de la physique, pour lui la seule explication possibleest qu’un homme se trouve dans la pièce adjacente et parle àtravers la cloison.

Mais ce sauvage ne sera pas la dupe d’unmiroir à main. Il faut descendre plus bas dans l’échelle animale,jusqu’au singe. Celui-ci s’aperçoit vite que le second singen’habite pas le verre, et il tâte avec précaution par-derrière lemiroir. Est-ce là de l’instinct ? Non, mais un embryon deraisonnement. Plus bas que le singe dans la qualité de cerveau,citons le rouge-gorge qui se bat contre son reflet dans lavitre.

Remontons maintenant ensemble. L’abîmeinfranchissable se trouve-t-il entre le rouge-gorge et le singe ouplutôt entre le singe et le petit Tahitien ? Faut-il lechercher entre l’enfant et le sauvage qui cherche l’homme derrièrela cloison ou mieux encore entre le sauvage et les milliers decivilisés dupes d’escrocs financiers ?

Restons humbles. Nous autres, humains, sommestrès près de l’animal. La parenté de race avec les autres animauxne répugne pas plus à M. Burroughs que la théoriehéliocentrique offusquait les évêques qui forcèrent Galilée à serétracter. Ce n’est pas la raison de l’homme, et pas davantagel’évidence du fait acquis qui expliquent cette antipathie, maisl’orgueil du moi.

Dans son orgueil obstiné, M. Burroughscourt un risque plus humiliant que ne lui ferait subir un degréquelconque de parenté avec les autres animaux. Quand un chien faitpreuve de libre arbitre, de maîtrise de soi et de raisonnement,lorsqu’il est démontré que certains processus mentaux de ce chiense reproduisent exactement dans le cerveau humain ; si aprèscela, M. Burroughs nous prouve que tous les actes de cetanimal sont automatiques, alors en lui servant les mêmes arguments,on peut lui rétorquer que les actes similaires de l’homme ne sontque mécaniques et automatiques.

M. Burroughs, bien que vous soyez ausommet de l’échelle de la vie, vous auriez tort de repousser dupied cette échelle. Ne reniez pas vos ancêtres les animaux. Leurhistoire est aussi la vôtre et si vous les précipitez au fond del’abîme vous y roulerez inévitablement. Ce que vous leur refusez,vous le refusez à vous-même… beau spectacle, en vérité, que celuid’un animal supérieur s’efforçant de répudier la matière vitale delaquelle il est issu et cherchant à employer la raison mêmedéveloppée par l’évolution, à nier cette évolution même. L’égoïsmepeut y trouver son compte, mais la science ne saurait s’enaccommoder.

Papeete, Tahiti, mars 1908.

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