L’Appel de la forêt

Chapitre 4LES FATIGUES DU HARNAIS ET DE LA ROUTE

Trente jours après avoir quitté Dawson, lecourrier de Salt-Water entrait à Skagway. Les chiens étaient enpiteux état, traînant la patte et à peu près fourbus. Buck avaitperdu trente-cinq livres de son poids, et ses compagnons avaientsouffert plus encore. Pike le geignard, qui si souvent dans sa vieavait feint d’être blessé à la jambe, l’était pour tout de boncette fois, Sol-leck boitait, et Dub souffrait d’une omoplatefoulée ; ils avaient perdu toute énergie et tout ressort, etleurs pattes dessolées s’enfonçaient lourdement dans la neige. Cen’était pas chez eux cette lassitude extrême que produit un effortcourt et violent, et qui disparaît après quelques heures de repos,mais la dépression complète due à un labeur excessif et tropprolongé.

En moins de cinq mois, l’attelage avait faitdeux mille cinq cents miles et durant les huit cents derniersn’avait pris que cinq jours de repos. En arrivant à Skagway, leschiens pouvaient à peine tendre les traits du traîneau ou éviterd’être frappés par son avant dans les descentes.

– Hardi ! mes pauvres vieux !leur disait le conducteur pour les encourager. C’est la fin. On vase reposer pour de bon à présent…

Et certes les hommes eux-mêmes avaient biengagné leur repos, car ils ne s’étaient arrêtés que deux jourspendant ce voyage de douze cents miles. Mais l’exode vers leKlondike avait été si considérable que les lettres adressées auxmineurs formaient des montagnes et le gouvernement n’admettaitaucun retard : il fallait arriver à temps, quitte à remplacerpar des équipes fraîches de chiens de la baie d’Hudson, lesattelages éreintés.

Trois jours après leur arrivée à Skagway, Bucket ses compagnons n’étaient pas encore remis de leurs fatigues. Lematin du quatrième jour, deux citoyens des États-Unis répondant auxnoms de Hal et de Charles vinrent examiner l’attelage etl’achetèrent pour une bagatelle, harnais compris.

Charles était un homme d’âge moyen, auxcheveux blonds, aux yeux faibles et larmoyants, à la bouche molleet sans caractère ornée d’une moustache audacieusement retroussée.Hal était un garçon de dix-neuf à vingt ans ; on le voyaittoujours armé d’un revolver Colt et d’un couteau de chasse passésdans sa ceinture hérissée de cartouches.

La présence dans le Nord de ces deux hommesclairement dépaysés était un mystère incompréhensible. Buck, lesayant vus remettre de l’argent à l’agent du gouvernement, devinaaussitôt que le métis écossais et ses compagnons allaientdisparaître de sa vie, comme Perrault, François et tant d’autres.Amené avec ses camarades chez ses nouveaux propriétaires, il vit uncamp mal tenu où s’agitait, devant une tente à peine fixée au sol,une jeune femme aux cheveux ébouriffés, sœur de Hal et épouse deCharles, qui répondait au nom de Mercédès.

Buck regarda avec appréhension ses nouveauxmaîtres charger le traîneau ; tous les trois se donnaientbeaucoup de mal, mais procédaient sans aucune méthode. La tente futroulée en un paquet maladroit et encombrant ; les assiettesd’étain qui gisaient éparses sur le sol furent emballées sans mêmeêtre lavées.

Mercédès gênait les mouvements des hommes,tout en leur prodiguant les remontrances et les avis. Aucun colisn’était placé à sa satisfaction et il fallait constamment rouvrirles sacs pour y remettre des objets oubliés.

Trois hommes sortis d’une tente voisine lesregardaient faire en ricanant.

– Vous avez déjà un fort chargement, ditl’un d’eux ; certes, je n’ai pas à vous donner de conseils,mais à votre place, je ne m’embarrasserais pas de cette tente.

– Que dites-vous ? s’écria Mercédès,froissée. Me passer de tente ?… Et comment ferais-je lanuit ?

– Voici le printemps, les froids sontfinis, répliqua l’homme.

Mais la jeune femme repoussa avec indignationl’idée de se coucher à la belle étoile.

Cependant Charles et Hal achevaient dedisposer les derniers paquets au sommet d’une véritable montagne decolis.

– Vous croyez que cela tiendra ? fitl’un des spectateurs.

– Pourquoi pas ? demanda Charlesd’un ton sec.

– Oh ! bien, bien, repritpromptement son interlocuteur, j’en doutais, voilà tout, car celame paraît diablement lourd par le haut.

Mais Charles lui tourna le dos et se mit endevoir d’attacher tant bien que mal les courroies du traîneau.

– Les chiens n’auront aucune peine àmarcher une journée tout entière avec ce catafalque derrière eux,affirma le second des assistants d’une voix sarcastique.

– Bien sûr, répondit froidement Hal.

Et prenant la barre du traîneau d’une main etson fouet de l’autre :

– Allons !… Hardi !… Enavant ! cria-t-il.

Les chiens s’élancent, tirant de toutes leursforces, pressant de la poitrine contre les bricoles ; mais ilssont forcés de s’arrêter, impuissants à faire bouger seulement letraîneau.

– Ah ! brutes de paresseux !C’est moi qui vais vous faire marcher ! crie Hal furieux,faisant claquer son fouet.

Mais Mercédès s’interpose soudain et le luiarrache des mains.

– Je ne veux pas qu’on les batte !s’écrie-t-elle avec une moue enfantine. Les pauvres chéris !…les chers mignons !… Hal, il faut me promettre de ne pas lestoucher du bout du fouet de tout le voyage, sans quoi je ne parspas…

– Oui-da ; on voit que vous vousentendez à mener les chiens, fait son frère avec ironie.Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? Je vous dis que ce sontdes paresseux et qu’il faut les rouer de coups pour en obtenirquelque chose. C’est le seul moyen, tout le monde vous le dira.Demandez plutôt à ces hommes.

Mais Mercédès, par son expression boudeuse,exprima la vive répugnance que lui inspiraient ces grossiersprocédés.

– Voulez-vous que je vous dise ?reprit un des hommes. Vos bêtes sont faibles à ne pas tenir debout.Elles sont fourbues. C’est un bon repos qu’il leur faudrait.

– Au diable le repos ! fit Hal avechumeur.

Et Mercédès se rangeant aussitôt à sonavis :

– Laissez-les dire ; ne faites pasattention à eux. C’est à vous de mener vos bêtes comme vousl’entendez, s’écria-t-elle d’un air de dédain.

Le fouet de Hal s’abattit de nouveau sur leschiens ; ils pesèrent de toutes leurs forces sur les bricoles,s’arc-boutèrent dans la neige, et déployèrent toute l’énergie quileur restait ; mais le traîneau semblait ancré dans le soldurci.

Après plusieurs tentatives inutiles,l’attelage s’arrêta brusquement, haletant ; le fouet claquaitsans merci, et Mercédès jugea le moment venu d’intervenir denouveau : s’agenouillant devant Buck les larmes aux yeux, ellelui jeta les bras autour du cou, procédé familier qu’il goûta fortpeu.

– Oh ! mon pauvre chéri !s’écria-t-elle avec un gracieux désespoir, pourquoi ne voulez-vouspas tirer ?… Méchantes bêtes !… Vous ne seriez pasbattus, alors !…

Un des spectateurs, qui jusque-là serrait lesdents pour ne pas exprimer trop vertement son opinion, prit alorsla parole :

– Je me fiche pas mal de ce qui peut vousarriver, déclara-t-il, mais à cause des chiens, je tiens à vousdire que vous les aideriez rudement en ébranlant le traîneau. Lespatins sont complètement gelés. Appuyez fortement sur le gouvernailà droite et à gauche et la glace cédera.

Hal ayant daigné suivre ce conseil, leschiens, sous une grêle de coups, firent un effort héroïque, lespatins glissèrent sur le sol et le traîneau surchargé s’élançabrusquement.

Mais au bout de cent mètres le chemin faisaitun coude et s’amorçait à la rue principale par une descenteabrupte. Pour maintenir en équilibre à ce passage une masse aussilourde, il aurait fallu un conducteur plus expérimenté que Hal. Letraîneau versa, comme on pouvait s’y attendre ; mais leschiens irrités par les coups ne s’arrêtèrent pas. Buck prit legalop, suivi de tous ses camarades, et le traîneau allégé lessuivit en rebondissant, couché sur le côté.

En vain Hal furieux s’égosillait-il àcrier : aucun des chiens ne l’écoutait ; son pied se pritdans un des traits et il s’abattit à terre. Tout l’attelage luipassa sur le corps. Et les chiens continuèrent leur course,ajoutant à la gaieté de Skagway en semant, dans la grande rue, lereste de leur chargement.

De charitables citoyens arrêtèrent enfinl’attelage emballé et ramassèrent les objets épars, tout enprodiguant des conseils aux voyageurs. Il fallait réduire le nombrede leurs paquets et augmenter celui de leurs chiens.

Hal, sa sœur et son beau-frère, les écoutantde mauvaise grâce, se décidèrent enfin à remettre leur départ et àpasser en revue leur équipement, pour la plus grande joie desspectateurs.

– Vous avez là assez de couvertures pourmonter un hôtel, leur disait-on. Laissez-en les trois quarts etvous en aurez encore trop… Et tous ces plats qui ne serontcertainement jamais lavés !… Grand Dieu, vous figurez-vousvoyager dans un train de luxe !

Mercédès fondit en larmes quand il fallutprocéder au choix des vêtements à garder.

Elle protesta qu’elle ne ferait plus un pas sion la privait de ses robes. Mais irritée par les railleries desspectateurs elle finit, dans son dépit, par rejeter même lesvêtements indispensables, non seulement pour elle, mais pour leshommes.

Quand on eut fini le triage, malgré lamultitude des objets écartés, les bagages formaient encore unemasse imposante.

Charles et Hal se décidèrent à acquérir sixchiens de renfort, ce qui, ajouté à l’attelage primitif augmentédes deux indigènes, Teek et Koona achetés aux Rapides, forma unensemble de quatorze bêtes. Mais les chiens surnuméraires, quoiquedressés depuis leur arrivée dans le pays, n’étaient pas bons àgrand-chose. Il y avait trois pointers à poil court, un terre-neuveet deux métis de race non définie ; et aucun d’eux ne semblaitrien savoir.

Buck, qui les considérait avec mépris, ne putréussir à leur apprendre leur métier ; ils paraissaient ahuriset déprimés par les mauvais traitements. Les métis n’avaient aucunevolonté ; leurs os semblaient être les seules partiesrésistantes de leurs individus.

Il n’y avait rien de bon à attendre de cesnouveaux venus dans le marasme, adjoints à un attelage éreinté pardeux mille cinq cents miles de route ininterrompue. Les deux hommesse montraient pourtant fort gais et s’enorgueillissaient de leursquatorze chiens, car on voyait bien des traîneaux partir pourDawson ou en revenir, mais aucun n’avait une équipe aussiconsidérable.

S’ils s’étaient doutés de ce qu’est un voyagearctique, ils auraient compris qu’un seul traîneau ne pouvantsuffire à porter la nourriture nécessaire à un pareil nombred’animaux, il fallait savoir se réduire. Mais comme ils s’étaientlivrés à de savants calculs pour équilibrer le poids des rationssur la durée probable du voyage, ils se croyaient certains deréussir.

La matinée du lendemain était déjà fortavancée lorsque, enfin, le long attelage se mit en marche.

Les bêtes ne montraient aucun entrain. Buck,comprenant qu’il allait recommencer pour la cinquième fois la routede Dawson, sentait le cœur lui manquer ; les nouvelles bêtesétaient timides et épeurées, les anciennes n’éprouvaient aucuneconfiance envers leurs maîtres. En effet, ceux-ci ignoraient toutde leur métier : à mesure que les jours s’écoulaient, on puts’assurer qu’ils n’en apprendraient rien. Négligents etdésordonnés, sans discipline, il leur fallait la moitié de la nuitpour établir leur camp tout de travers ; la plus grande partiede la matinée se passait ensuite à lever ce camp et à charger leurtraîneau, avec si peu d’habileté qu’on devait s’arrêter sans cesse,en cours de route, pour rajuster les ballots et les cordes.Certains jours, l’on faisait à peine dix miles. D’autres fois même,on n’arrivait pas à se mettre en route. Et comme, en aucun cas, ilsne réussirent à accomplir seulement la moitié de la distance surlaquelle ils s’étaient basés pour faire des provisions, les vivresdevaient fatalement se trouver épuisés avant la fin du voyage.

Ce résultat fut d’ailleurs avancé par la fautede Hal ; voyant que les chiens manquaient de force, il jugeaque cela tenait à la ration trop faible, et la doubla. (Pour combled’imprévoyance, Mercédès volait tous les jours du poisson dans lessacs pour le donner en cachette à ses favoris.) Les chiensnouveaux, dont l’estomac ne demandait pas une alimentationabondante, habitués qu’ils étaient à un jeûne chronique, firentpreuve cependant d’une grande voracité ; les autresjouissaient d’un bel appétit ; de sorte qu’au bout de peu dejours, la famine menaça.

Hal s’aperçut au quart de la route que plus dela moitié des provisions avait disparu ; et dansl’impossibilité absolue de s’en procurer de nouvelles, il diminuabrusquement la ration journalière, tout en proclamant la nécessitéd’allonger les heures de marche.

Ses compagnons l’approuvaient en principe.Mais comme ils refusaient de rien faire pour l’aider, le projettomba à vau-l’eau. Rien de plus facile assurément que de priver leschiens de nourriture. Mais comment avancer plus vite, alors que pasune seule fois les voyageurs ne surent se décider à partir uneminute plus tôt que d’habitude.

Les souffrances des bêtes devinrent cruelles.Dub fut le premier à disparaître : pauvre larron maladroit,toujours pincé et toujours puni, il s’était néanmoins montréserviteur fidèle. Sa blessure à l’omoplate, négligée, s’enflamma,et Hal dut se décider à l’achever avec son revolver. Le terre-neuvemourut ensuite, puis les trois pointers ; les deux métisrésistèrent un peu plus longtemps, mais ils finirent par succomberà leur tour.

Et les voyageurs, aigris par l’infortune,perdaient peu à peu toute ombre d’aménité ou de douceur. Le voyagearctique, dépouillé de son charme imaginaire, devenait pour eux uneréalité trop rude. Ils manquaient totalement de cette merveilleusepatience propre aux hommes de ces climats, qui, tout en peinantdur, et en souffrant, cruellement, savent rester compatissants etdoux. Mercédès cessa de plaindre les chiens pour pleurer surelle-même, et se disputer avec son frère et son mari qui sechamaillaient toutes les fois qu’elle leur en laissait l’occasion.Chacun croyait bonnement se donner cent fois plus de peine que lesautres, et ne perdait aucune occasion de se glorifier touthaut.

Mercédès, elle, avait un griefpersonnel : jolie, séduisante et délicate elle s’était vuetoute sa vie traiter avec douceur et indulgence. Mais aujourd’huison mari et son frère, exaspérés de sa paresse et de son incurie,se montraient rudes et grossiers envers elle. De sorte qu’absorbéepar la pitié pour son propre sort, elle perdit toute compassionpour les chiens ; et comme elle se sentait lasse etcourbaturée, elle s’entêtait à se faire traîner sur le traîneau,ajoutant ainsi cent vingt livres au poids formidable duchargement.

Lorsque les malheureuses bêtes tombaient defatigue dans les traits, Charles et Hal la conjuraient demarcher ; mais elle ne répondait que par des larmes à leursraisonnements, prenant le ciel à témoin de leur cruauté.

Un jour, l’enlevant de force du traîneau, ilsla déposèrent à terre ; elle s’assit sur la neige et refusa debouger. Ils firent mine de continuer leur route, mais force leurfut, trois miles plus loin, de décharger le traîneau pour revenirla prendre et l’y placer. Jamais ils ne renouvelèrent cetteexpérience.

D’ailleurs, l’excès de leur propre misèrerendait ces malheureux insensibles aux souffrances de leursbêtes.

Aux Five-Fingers, la provende des chiens étantdéfinitivement épuisée, on obtint d’une vieille Indienne quelqueslivres de cuir de cheval congelé, en échange du revolver qui sebalançait à la ceinture de Hal, tenant fidèle compagnie au grandcouteau de chasse. Mais ce fut une nourriture pauvre et indigesteque ce cuir, levé depuis six mois sur la carcasse d’un animal mortde faim.

Buck, à la tête de l’attelage, croyait marcheren un affreux cauchemar. Il tirait tant qu’il le pouvait, etlorsque ses forces étaient épuisées, il se laissait tomber sur lesol et ne se relevait que sous une grêle de coups de fouet ou debâton. Sa belle fourrure avait perdu tout son lustre et sasouplesse ; le poil traînait dans la boue, emmêlé et durci parle sang coagulé, et sa peau flottait en plis vides et lamentables.Ses camarades étaient dans le même état, squelettes ambulants,réduits au nombre de sept, insensibles à la morsure du fouet ou auxcontusions du bâton. Aux arrêts, ils se laissaient tomber dans lestraits, comme morts, et la petite étincelle de vie qui tremblaitencore en eux pâlissait et semblait près de s’éteindre. Elle seravivait sous le bâton et le fouet : les malheureux serelevaient alors en chancelant pour se traîner un peu plusloin.

Billee, le bon caractère, tomba un jour pourne plus se relever ; Hal ayant cédé son revolver dut prendresa hache pour l’achever d’un coup sur la tête, puis il défit lestraits et jeta la carcasse de côté.

Et Buck et ses camarades, voyant cette chose,comprirent combien elle les touchait de près.

Le jour suivant, ce fut Roona, dont la mortréduisit encore le triste attelage. Les cinq survivantsétaient : Joe, trop épuisé pour se montrer grincheux ;Pike, estropié et boiteux, sans force même pour geindre ;Sol-leck, le borgne, fidèle au travail du trait, le cœur brisé dese sentir faible et impuissant ; Teek, d’autant plus épuiséqu’il s’était moins entraîné pendant l’hiver précédent ; etenfin Buck, qui n’était plus que l’ombre de lui-même. Il gardait saplace en tête de l’attelage, mais il avait renoncé à y maintenir ladiscipline ; aveuglé par la fatigue, il ne se dirigeait plusqu’en se fiant à la sensation du sol sous ses pattes.

Le printemps commençait, mais ni les hommes niles chiens ne s’en apercevaient. L’aube pointait dès trois heuresdu matin, et le crépuscule durait jusqu’à neuf heures du soir. Lajournée entière n’était qu’un rayon de soleil. Le sommeil del’hiver avait cédé sa place au murmure printanier de la nature,frémissant de la joie de vivre. La sève montait dans les pins,tandis qu’éclataient les bourgeons du saule et du tremble, et quebuissons et lianes se paraient d’une jeune verdure. La nuit, lesgrillons chantaient, et le jour, toutes sortes de gentillesbestioles sortaient de leurs petits antres pour s’ébattre ausoleil. Les perdrix couraient dans la plaine ; les oiseaux etles piverts chantaient et tapaient dans la forêt et tout en haut legibier d’eau arrivait du Sud, décrivant d’immenses cercles dansl’espace. La chanson de l’eau courante et la musique des fontainesreparues descendaient des collines. Le Yukon rongeait sa prison deglace dont le soleil amincissait la surface semée de poches d’airet sillonnée de fissures qui allaient s’élargissant jusqu’au litmême de la rivière. Et devant la grâce du renouveau sous les rayonsdu soleil, parmi les brises embaumées, la troupe lamentable setraînait en gémissant, pareille à une caravane de mort…

Les bêtes fourbues, Mercédès dolente sur sontraîneau, Hal jurant copieusement, Charles larmoyant atteignirentenfin le camp d’un certain John Thornton, situé à l’embouchure deWhite-River. À l’arrêt, les chiens se laissèrent tomber, commemorts, Mercédès sécha ses yeux pour les fixer sur Thornton, etCharles avisa un tronc d’arbre sur lequel il s’assit avecprécaution, car chacun de ses os était douloureux, tandis que Halportait la parole.

John Thornton achevait de peler une branche debouleau pour en faire un manche de hache ; il continua sontravail, ne répondant à son interlocuteur que par quelquesmonosyllabes, car il connaissait par expérience cette race devoyageurs, et savait que ses conseils ne serviraient pas àgrand-chose. Cependant, pour l’acquit de sa conscience, il engageaHal à se méfier de la glace pourrie et rongée en dessous. Sur quoicelui-ci de déclarer qu’on l’avait déjà prévenu que la débâcleétait proche et qu’il valait mieux attendre.

– Mais, ajouta-t-il, d’un air triomphant,on nous disait aussi que nous n’arriverions pas à White-River etnous y voici tout de même !

– On ne vous a pourtant pas avertis sansraison, reprit John Thornton. La glace est à la veille dedisparaître, et il faudrait avoir une chance de pendu poureffectuer le passage. Pour moi, je ne risquerais pas ma peau surcette glace, quand on me promettrait tout l’or del’Alaska !…

– C’est probablement que vous n’êtes pasdestiné à périr par la corde, fit Hal. Mais nous, nous voulonsarriver à Dawson, et nous y arriverons, quand le diable yserait !…

Et déroulant son fouet :

– Allons, Buck !… Debout !… Enroute ! cria-t-il. Vas-tu obéir, grand paresseux ?…

Thornton continua son travail sansrépliquer.

Les chiens n’avaient pas obéi aucommandement ; depuis longtemps les coups seuls parvenaient àles faire lever. Le fouet commença à cingler, de-ci de-là, setordant comme une vipère, tandis que Thornton serrait les lèvres.Sol-leck, le premier, se remit péniblement debout ; Teek lesuivit ; Joe vint ensuite, tout en hurlant de douleur. Pikefit de pénibles efforts pour se relever ; après être retombédeux fois, il réussit, la troisième, à se tenir sur ses pattes.Seul Buck demeurait immobile, étendu à la place où il s’étaitaffalé, insensible en apparence au fouet cruel qui le cinglait sansmerci. À plusieurs reprises, Thornton, les yeux humides, essaya deparler, puis il se leva, nerveux, et fit quelques pas de long enlarge.

Pour la première fois Buck manquait à sondevoir, – raison suffisante pour exaspérer Hal. Il échangea sonfouet contre un fort gourdin ; mais Buck refusa de bouger,malgré la grêle de coups qui s’abattait sur lui. Outre qu’il étaità peu près incapable de se lever, son instinct pressentaitconfusément une catastrophe prochaine. Le mauvais état de la glacecraquante et amincie qu’il avait foulée tout le jour, lui faisaitredouter cette rivière où son maître voulait le pousser. D’ailleurssa faiblesse était telle qu’il sentait à peine les coups ; etcette correction sauvage allait achever d’éteindre la petiteétincelle de vie subsistant encore en son misérable corps. Tout àcoup, John Thornton, d’un bond, s’élança sur l’homme, lui arrachale bâton, et le fit violemment reculer en arrière ; Mercédèspoussa un cri, et Charles, sans bouger (il était à demi ankylosé),essuya ses yeux larmoyants. Debout près de Buck étendu, sondéfenseur, furieux, essayait vainement de parler.

– Si vous touchez encore à ce chien, jevous tue ! parvint-il à dire enfin, d’une voix étranglée.

– Il est à moi, répliqua Hal, essuyant lesang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il faut qu’il nousmène à Dawson ou qu’il dise pourquoi !… Arrière, ou je vousfais votre affaire !…

Voyant que Thornton ne faisait pas mine dereculer, Hal saisi son couteau de chasse. À cette vue, Mercédèspoussa des cris perçants et se prépara, en tombant dans les bras deson frère, à donner le spectacle d’une attaque de nerfs en règle.Mais Thornton, d’un coup sec, fit sauter l’arme, et la ramassant,se mit délibérément à couper les traits de Buck avec la lame bienaffilée.

Hal, embarrassé de sa sœur et n’ayant plus deforce pour résister, jugeant d’ailleurs que Buck était trop près desa fin pour lui être encore de quelque utilité, renonça à fairevaloir ses droits sur le chien, et le laissant étendu à la mêmeplace, s’éloigna avec ses compagnons. Quelques minutes plus tard,ils quittaient la berge pour s’engager sur la rivière, Pike entête, Sol-leck aux brancards, Joe et Teek entre eux ; Mercédèsétait sur le traîneau, Hal à la barre, et Charles suivaitpéniblement derrière.

Tandis que Buck, qui avait relevé la tête enentendant partir ses camarades, les suivait du regard, Thorntons’agenouillait près de lui, et de sa main rude, plus douce en cemoment que celle d’une mère, il chercha si la bête avait quelque oscassé.

Il ne put découvrir que des contusionsnombreuses, plus un pitoyable état de maigreur et de faiblesse.

Pendant ce temps, le traîneau avançaitlentement sur la glace ; il avait fait un quart de milelorsque l’homme et le chien qui le suivaient des yeux virent tout àcoup l’arrière s’enfoncer comme dans une ornière profonde, et labarre, que Hal tenait toujours, se projeter dans les airs.

Le cri de Mercédès parvint jusqu’à eux,Charles bondit pour revenir en arrière ; mais une énormesection de glace s’enfonça ; bêtes et gens disparurent avecl’attelage dans un trou béant et profond : la glace s’étaitrompue sous leur poids.

John Thornton et Buck seregardèrent :

– Pauvre diable ! dit Thornton.

Et Buck lui lécha la main.

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