L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

IV

Le lendemain, le jour se leva triste etorageux ; un vent sourd poussait dans la montagne les vapeursdu lac que le soleil était impuissant à percer. Sous le platane dela cour, près du puits, régnait une obscurité presque complète.

– Déjà debout, vieille mégère, dit à BarberineTaddeo, qui descendait de la tour, tenant à la main les bottes ducapitaine. Pourtant tu t’es promenée assez tard, hier soir.

– Qu’en sais-tu ? grommela la nourrice.Tu ronflais à faire crouler les murailles.

– Grâce au ciel, répondit le borgne avec unrire haineux, mon sommeil est profond comme celui du juste. Pourcelui qui a une mauvaise conscience, le duvet même se change enépine.

– On te connaît, répliqua la vieille, uncharbon ardent n’aurait pas de prise sur toi, tison d’enfer que tues. Va, va, passe ton chemin ; de bonnes paroles n’écorchentpas la bouche, mais j’aimerais mieux appeler la mort et la tempêtemon père et ma mère que de te dire un mot d’amitié.

Elle remplit rapidement son seau et rentradans la maison. « Aurait-il vu la lettre ? sedemanda-t-elle ; je ne l’avais pas encore mise dans ma pochelorsqu’il est sorti de la tour. D’ailleurs, je ne vais pasd’habitude si matin puiser de l’eau. N’importe, si le ciel s’enmêle, il faudra bien que le diable se retire, l’oreille basse.Hélas ! pauvre âme ! Elle s’agite toujours sans repos nisommeil. »

La vieille était arrivée devant la porte del’appartement de sa maîtresse, elle frappa doucement :« Madame la marquise ! – Rien. Elle tâche de me fairecroire qu’elle dort, mais Barberine ne s’y trompe pas. Elle ne veutpas me voir, je le sais bien. Que va-t-elle me dire ? Elle estfâchée contre moi parce que j’ai laissé entrer Monsieur lecapitaine ; cependant personne au monde ne lui est plusattaché que sa pauvre vieille nourrice. Mais comment lui donner lalettre ? Si je la glissais sous la porte ? Oui, c’estcela ; maintenant, qu’elle la prenne ou non, je m’en lave lesmains. »

La fente était large ; Barberine putlancer le billet assez loin pour qu’il fût impossible de ne pas levoir. Cela fait, la nourrice vint d’un air de satisfaction seplacer auprès de la fenêtre dont les volets laissaient pénétrerquelque lueur de jour. Elle reprit alors la ballade de la DonnaLombarda :

Écrasez dans un mortier la tête du serpent,

Écrasez-la, écrasez-la.

Mettez cette poussière dans le vin de l’époux,

Et qu’il boive, et qu’il boive,

Quand il reviendra le soir de la chasse,

Ayant grand soif, ayant grand soif.

La porte de la chambre de la marquise s’ouvrittout à coup.

– Barberine, dit la jeune femme, dont lesbeaux yeux noirs brillaient d’indignation, je m’étais promis de nepas t’adresser un mot de reproche au sujet de ta folle conduited’hier soir ; un dévouement sincère, quoique mal inspiré,t’avait poussée à cette démarche et je te la pardonnais. Mais quetu aies l’audace de persister malgré ma défense, c’est ce que je nepuis souffrir ; s’il t’arrive une fois encore de désobéir àmes ordres, nous serons séparées pour toujours. Quant à cecapitaine, il m’inspire plus de compassion que de colère ; jeveux donc ignorer sa lettre et n’en rien dire au marquis ; ilne sortirait pas vivant du château si mon mari en avaitconnaissance. Les choses cependant ne peuvent continuer ainsi. Tuvas aller au couvent demander à frère Ambroise de venir ; ilfaut qu’il apprenne ma volonté à l’audacieux étranger et qu’il luiconseille de quitter le château. Le plus tôt sera le mieux. Tu m’asentendue ?

La vieille femme, bouche béante, regardait samaîtresse.

– Madame, pour l’amour de Dieu, à quoi bonappeler le frère Ambroise ? Ne pourrais-je moi-même…

– Silence ! fit la marquise d’un tond’autorité. Je te le répète, si tu échanges seulement une paroleavec l’étranger, ne te présente plus devant moi. Hâte-toi d’amenerle bon frère, j’ai à l’entretenir de différentes choses.

Elle rentra sans attendre la réponse de lanourrice et s’enferma de nouveau. La vieille la connaissait troppour ne pas savoir qu’elle n’avait d’autre parti à prendre quecelui d’obéir, mais jamais elle ne s’y était résignée avec autantd’amertume. Son chagrin était si vif qu’avant de partir, elleoublia sa tabatière. Comme elle ne pouvait sortir sans que Taddeolui ouvrît, elle dut lui apprendre la commission pressante dontelle était chargée. À son air de trouble, le borgne jugea que lalettre n’avait pas produit l’effet qu’en attendait Barberine ;mais il se creusa inutilement la tête pour deviner ce que lereligieux viendrait faire au château. N’y réussissant pas, il serésolut à porter simplement la nouvelle à son maître.

Le marquis était debout, l’œil impatient etinquiet, comme s’il l’eût attendu depuis longtemps. Il écouta ensilence le récit du domestique ; une résolution fermementarrêtée se lisait sur ses traits rigides :

– Taddeo, dit-il en mettant dans une petitecassette des lettres et des billets de banque, je pars dans uneheure et cette fois tu m’accompagnes. Va de ma part trouver Madamela marquise, et annonce-lui que mon absence sera peut-êtrelongue ; si elle a un désir que je puisse satisfaire, si j’aieu envers elle un tort que je puisse réparer, je lui demandeaujourd’hui de les faire connaître. Pourquoi restes-tu là deboutdevant moi et as-tu l’air si surpris ?

– Comment, monsieur, balbutia Taddeo quidoutait que son maître eût toute sa raison, vous voudriez… vouspourriez… mais c’est impossible !

– C’est décidé. Va préparer ma malle, tu laporteras avec Martina au bord du lac, où nous trouverons un bateau.Ne prends pour toi-même que le strict nécessaire, et surtout ne mefais pas attendre.

Quand Taddeo fut sorti, le marquis se laissatomber dans un fauteuil, d’un air d’accablement profond. Il demeuraainsi longtemps, les yeux fixés sur la porte, écoutant ce qui sepassait au-dehors. Rien ne troublait le silence de la chambre quele bruit monotone de la montre de Gino, posée sur la table près dela cassette. Enfin, des pas lents et craintifs se firent entendredans le vestibule ; il tressaillit, puis de la main droite ils’appuya sur le bras de son fauteuil avec une indifférenceaffectée, tandis que de la gauche il comprimait les battements deson cœur, qui semblait près de rompre sa poitrine. On frappatimidement.

– Entrez, dit le marquis d’une voix à peinedistincte. Au même instant, sa femme parut sur le seuil.

Depuis deux ans il ne l’avait vue que dansl’ombre de la chapelle ; maintenant que la lumière du jourl’éclairait, il s’effraya de la pâleur de son visage. Elle s’avançatremblante ; tout à coup une vive rougeur envahit ses joues,peut-être avait-elle aperçu la montre à côté de la cassette.

Elle fit involontairement un pas en arrière,mais elle appuya sa main à la boiserie et rassembla soncourage.

– Vous voulez partir, dit-elle d’une voixaltérée, en pressant dans ses doigts amaigris la croix suspendue àson cou. Il ne m’appartient pas de vous demander où vous allez nipourquoi vous quittez le château. Mais une crainte m’a saisie. Unmalheur est peut-être arrivé à ma mère, elle vous appelle à Milan.J’ai fait un rêve affreux ; je la voyais mourante. Dites-moipar pitié si je me trompe.

– Je pense que la comtesse se porte bien,répliqua-t-il sans trahir aucune émotion ; du moins je n’aipas reçu de nouvelle qui m’apprenne le contraire. Des raisonsdifférentes m’obligent à voyager. J’ai voulu auparavant m’assurersi l’air, peut-être trop vif, de la montagne ne vous est pasdéfavorable. Je crains aussi que la tristesse de cette retraitenuise à votre santé. Dites-le moi franchement. Je m’arrangerais defaçon à vous faire passer l’hiver à Venise, où sans aucun doutevous seriez mieux que dans ce château.

– Je vous remercie, dit-elle ; et sa voixtremblait. Je ne mérite ni tant de bontés, ni tant d’égards.Laissez-moi où je suis. Je ne voudrais mourir nulle part ailleursque dans cette solitude. Cependant, si vous me permettez de vousadresser une prière, ne partez pas aujourd’hui, attendez àdemain…

– Et pour quelle raison ?

– J’aimerais mieux ne pas vous la dire. Sivous vouliez consentir à ma demande sans exiger d’explication… Maisvotre confiance serait une trop grande faveur pour moi…

Il ne répondit rien et tint ses regardsattachés sur sa femme, qui demeurait debout devant lui, immobile etles yeux baissés.

– Il faut donc que je parle, reprit-elle. Monintention était de consulter auparavant frère Ambroise, car il nes’agit pas seulement de vous et de moi, – je n’aurais alors aucunbesoin de conseil, – un tiers est intéressé aussi, et j’ai peur…Mais vous partez si vite qu’il faut prendre une décision et meconfier à votre générosité.

– Que voulez-vous dire, Giovanna ?

Elle ferma la porte derrière elle et serapprocha du marquis.

– Il y a au château, répondit-elle, unétranger qui, à mon insu et contre ma volonté, a été instruit qu’ilse trouvait ici une femme dont l’existence n’est plus qu’une longuemisère. Il a réussi à s’introduire la nuit dans le jardin. J’airefusé de l’entendre et je lui ai déclaré que je ne luipardonnerais pas s’il essayait une seconde fois d’intervenir dansma vie. Une compassion opiniâtre, presque insensée pour unesituation dont il juge mal, la connaissant trop peu, lui a inspirél’audace de m’écrire… Voici sa lettre, lisez-la. Elle vousconvaincra que je ne serais peut-être pas ici en sûreté, si j’ydemeurais seule. Je voulais demander à frère Ambroise d’exiger delui le serment de ne parler à âme qui vive de ce qu’il a vu. Maisvous agirez en tout cela comme vous l’entendrez. Laissez-moiseulement vous supplier à genoux de ne faire tomber votre colère nisur lui ni sur personne. Ils ont eu de bonnes intentions, ils nesavent pas que je ne désire nulle autre chose que de resterici.

Elle lui tendit la lettre et hasarda de leregarder. Son empire sur lui-même était si absolu que pas un musclede son visage ne trahissait la moindre émotion. Il lut le billet,puis d’un ton impassible :

– Ce jeune homme a tout à fait raison ;il voit les choses de sang-froid, et il en juge mieux ; il nemérite pas que vous l’accusiez de folie. La pensée m’est venue plusd’une fois de vous engager à changer votre manière de vivre ;je ne trouve aucun plaisir à me charger la conscience d’un meurtre,alors que je ne l’ai pu dans l’emportement de la colère ;c’est cependant ce qui arrivera si les choses continuent de lasorte.

– Certainement, dit-elle, je mourrai, maisvous n’en êtes pas coupable, et quand même vous le seriez, je vousremercierais au lieu de me plaindre, car je n’ai plus rien àespérer de la vie.

– Vous êtes jeune, Giovanna ; l’ombre quivous enveloppe s’éclaircira. Le souvenir de ce qui vous est arrivés’évanouira enfin, et vous vous étonnerez d’être restée silongtemps dans ce deuil. Moi, qui suis de beaucoup plus âgé, jelaisserai peut-être bientôt libre cette main que je n’aurais jamaisdû souhaiter, car je n’ignorais pas que votre cœur se détournait demoi…

– Cessez de vous accuser, interrompit-elle, jene vous avais point dit que j’eusse aimé avant de vousconnaître.

– Mais je le savais. Seulement, je me laissaisaveugler par la passion ; je me flattais, quand vous seriez àmoi, de vous faire, à force de tendresse, oublier mon rival. Jen’avais pas pensé qu’une première inclination dans une âme comme lavôtre, jette toujours de profondes racines. Il est arrivé ce que laplus vulgaire prudence devait prévoir.

– Non, dit-elle. Et son visage s’anima, et unéclair passa dans son regard ; vous êtes injuste enversvous-même en parlant ainsi. J’étais jeune, il est vrai, mais pasassez pour être incapable d’apprécier votre valeur, si je nem’étais pas abandonnée à un regret insensé. Plus vous avez éténoble et bon, plus j’ai été coupable de vous rester étrangère et demettre entre nous l’abîme d’une faute mortelle, que nul repentir nepeut effacer. Si ces choses arrivent dans le monde, s’il étaitpossible de les prévoir, je ne le sais point ; mais vous avezagi comme bien peu l’eussent fait à votre place ; cela, j’enai la conviction profonde. Vous aviez le droit de m’envoyer, et luiaussi, dans la nuit éternelle ; personne ne vous eût appelémeurtrier. Mais vous auriez couvert de honte mon nom, celui de mafamille ; une généreuse compassion a retenu votre main. Plustard, au lieu de m’abandonner comme l’opprobre de mon sexe, de melaisser seule, livrée à mes remords, vous avez consenti à respirerle même air que moi, vous m’avez mise en état de rentrer enmoi-même, de me connaître et de sentir combien je suis au-dessousde vous. Revenir dans le monde, moi ! Mais j’éprouve uninsurmontable dégoût pour toutes les joies auxquelles j’avais eu lafolie d’attacher mon cœur. Que m’offrirait la vie, maintenant queje ne puis plus vivre pour vous ? Cependant, puisque nousavons touché à cette blessure, puisque vous avez bien voulum’entendre, et je vous en remercie du fond de l’âme, vous nerepousserez pas la prière que je vous adresse dans cette heurebénie. Quand je serai sur mon lit de mort, ce qui ne tardera guère,si je vous fais appeler, venez, je vous en conjure. Peut-être nepourrai-je plus parler, mais mon dernier regard vouscherchera ; vous saurez qu’il vous supplie de poser votre mainsur mon front, et de dire : « Je t’aipardonné ! »

Il garda un instant le silence, en proie à laplus violente lutte intérieure.

– Non, s’écria-t-il enfin, c’estimpossible !

– Quoi ? demanda-t-elle effrayée.

– Que j’attende ta mort pour te dire cetteparole !

Il se précipita vers elle, tandis qu’untorrent de larmes jaillissait de ses yeux.

– Ma femme ! ma pauvre Giovanna !viens sur mon cœur !… pardonne-moi d’avoir été cruel… Dieu demiséricorde ! vivre une heure comme celle-ci et puis mourir,c’est assez pour te remercier toute l’éternité !

Il allait lui saisir les mains, mais, briséepar la violence de son émotion, elle tomba sans connaissance. Ils’agenouilla près d’elle, appuya contre sa poitrine la têteinsensible de la jeune femme, couvrit de baisers et de larmes sonfront et ses lèvres.

– Éveille-toi, ma bien-aimée, lui disait-il,nous commençons seulement à vivre ! Nous avons achetéchèrement le bonheur, jouissons de ces instants si doux !Éveille-toi, ma Giovanna, éveille-toi !

Enfin, ses paupières s’ouvrirent lentement,mais elle ne pouvait encore parler. Elle restait immobile dans sesbras, les regardant de ses grands yeux fixes, comme si elle eûtcraint d’être le jouet d’un rêve.

– Laisse-moi, reprit-il, te donner le baiserdes fiançailles. Tu as beaucoup souffert, Giovanna, mais l’amourchassera ces nuages. Le passé n’existe plus, et je bénis Dieu quit’a fait pour moi une âme nouvelle. Lève-toi. Non, attends unmoment que je te prenne dans mes bras.

Il la replaça doucement dans sa positionpremière, lui ferma les yeux avec ses lèvres, puis il prit à lahâte sur la table quelque chose qu’il lança dans la vallée.

– L’air est pur, dit-il, viens, ma bien-aimée,nous allons nous entretenir ensemble comme deux fiancés qui fontleurs plans d’avenir.

Il la souleva doucement, la conduisit à unfauteuil près de la fenêtre, s’assit et l’attira sur sesgenoux ; elle se laissa faire, écoutant sa voix comme onécoute une douce musique. Il lui disait sa tendresse et sonbonheur, et elle se taisait, craignant de perdre une parole decette bouche aimée. Lui, de temps en temps, s’interrompait pourprendre sa main, qu’il baisait avec passion.

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