L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

V

Après une pluie légère, le temps s’étaitéclairci. Eugène erra longtemps au milieu des rochers où, pour lapremière fois il avait rencontré Barberine. Mais c’était en vainque le soleil brillait, la tempête n’avait point cessé dans sonâme, et ses yeux que nul sommeil n’était venu visiter pendant lanuit, erraient tristement sur l’aride plateau.

Il avait vu le matin la nourrice passer sur lepont-levis et prendre le chemin qui conduit au couvent. Elle nechanta pas et ne fit aucun signe. Bien plus, lorsque, se détournantpar hasard, elle l’avait aperçu à la fenêtre, elle avait ramené samante sur son visage avec un mouvement d’effroi. Que devait-ilpenser ? Sa lettre avait-elle été repoussée avec colère, oubien un danger menaçait-il, et Barberine voulait-elle l’attirer surla montagne pour soulager son cœur ? Il avait inutilementattendu pendant une heure entière. Le soleil, perçant les nuages,l’obligea à chercher dans la cabane un abri contre ses rayonsbrûlants. Il se dit d’ailleurs que la vieille saurait l’y trouversi elle avait quelque chose à lui apprendre.

La cabane lui parut encore plus triste que lapremière fois. Pas une chèvre ne s’égara dans les environs ;l’araignée qui avait suspendu sa toile aux noires solives, reposaitparesseuse, attendant que le soleil eût achevé de boire des gouttesde pluie que la toiture mal jointe avait laissées filtrer sur lefragile réseau. Eugène se retira dans le coin le plus sombre,l’oreille attentive au moindre bruit ; mais gagné par le calmeprofond du milieu du jour, il ne tarda pas à s’endormir.

Un violent orage le réveilla en sursautquelques heures plus tard. Il se leva, le cœur allégé, résolu desortir au plus vite de la situation fausse où il se trouvait ;debout sur le seuil de la cabane, où il attendait que le temps luipermît de se remettre en marche, il prit en lui-même un partidécisif. La volonté si formellement énoncée par le marquis de nepoint vendre son château, mettait fin à la mission dont le maréchalRadetzky avait chargé le jeune officier ; car, malgré sespréoccupations de la veille, son œil exercé avait vite reconnu quetoute fortification qui ne comprendrait point la Citadelle, seraitcomplètement inutile. Il décida donc d’attendre jusqu’au lendemainla réponse de la marquise ; si la jeune femme gardait lesilence, il n’avait point le droit d’agir en dépit d’elle ; ildevait se résoudre à laisser à la destinée le soin de dénouer celugubre drame.

La pluie avait cessé ; il quitta lacabane d’un pas ferme, s’arrêtant toutefois de temps à autre pourregarder si la vieille ne paraîtrait pas derrière un buisson, desorte qu’il lui fallut plus d’une heure pour regagner le château. Àsa grande surprise, il trouva la porte ouverte et le pont-levisencombré par une foule de femmes et d’enfants qui plongeaient dansl’intérieur des regards curieux ; l’officier se fraya unpassage avec peine et vit dans la cour une carriole dans laquelleétaient entassés des paquets, des malles, des bagages de toutesorte. Barberine et une autre servante à la mine maussade allaientet venaient d’un air effaré ; sans cesse elles apportaient denouveaux objets, qu’elles rangeaient avec soin. Quand la nourriceaperçut Eugène, elle murmura quelques mots inintelligibles, courutà sa rencontre et l’entraîna dans la maison, où elle se laissatomber sur le lit de Taddeo, suffoquant de joie, faisant millegestes auxquels son interlocuteur étonné ne comprenait absolumentrien.

– En croiriez-vous vos yeux, Monsieur lecapitaine ? Et elle aspira une forte prise de tabac pours’éclaircir les idées. « Sainte Mère de miséricorde ! Quipouvait s’y attendre ? Ce matin encore, je pensais que vous etmoi nous n’échangerions plus jamais un mot ensemble, car elle avaitmenacé de me chasser si seulement je vous disais bonjour. Toutcela, Monsieur, à cause de votre lettre. Le Seigneur Dieu, qui m’acréée, sait combien je pleurais en gravissant la montagne pouraller chercher frère Ambroise. Je croyais qu’elle se sentaitmourir, et qu’elle voulait se confesser pour la dernière fois.Aussi, tout le long de la route, que de mal j’ai senti dans le côtégauche, à l’endroit dont je souffre toutes les fois que j’ai duchagrin. Frère Ambroise tâchait de me consoler, mais ses paroles nefaisaient pas plus d’effet sur moi que la limonade sur un homme quia le froid de la fièvre. Enfin nous arrivons. Je demande àTaddeo : « Où est Madame ? » Il me répond avecla mine de quelqu’un qui annoncerait le jugement dernier :« Elle est chez Monsieur. » Je lui dis : « Tute moques de moi, menteur, c’est impossible. » Ilreprend : « Impossible ou non, cela est, vieille ;nous allons partir et j’espère ne plus voir ton vilainmuseau. » Je grimpe quatre à quatre l’escalier, suivie defrère Ambroise. Qui pensez-vous que nous voyons près de Monsieur,et se laissant tout doucement cajoler ? C’était elle, ouivraiment c’était bien elle. Au bruit que nous faisons en entrant,elle saute sur ses pieds, rouge comme une fillette que l’on auraitsurprise en amoureuse conversation. Comment tout cela était arrivé,je ne puis pas vous le dire, je ne le sais pas ; mais jevivrais cent ans, que je ne verrais jamais un pareil jour.

« J’essayai d’interroger Martina ;pour les bonnes nouvelles, elle est sourde et muette. Je voulusfaire parler Taddeo ; il est bien discret et bien rusé, lecoquin ! J’ai deviné cependant qu’il n’avait pu rien entendre,et c’est ce qui le mettait en si méchante humeur. Alors Madame estdescendue dans la cour, elle est allée à lui, a dit quelques mots àvoix basse et lui a tendu sa main qu’il s’est efforcé de retenir etde baiser, mais elle n’a pas voulu. Il avait l’air d’être toutretourné. Il sifflait, il chantait, il n’était que miel et sucre. Àmoi, au contraire, Madame ne dit rien, ni à Martina ; elle futpourtant très bonne et nous donna les vêtements qu’elle a portésdepuis qu’elle est ici. Puis elle alla chercher au fond de sonarmoire une robe blanche qui n’avait pas vu le jour depuis deuxans. Et comme sa toilette était finie : « Sur mon âme,m’écriai-je, on vous prendrait pour une fiancée ! » –« Je le suis aussi, répondit-elle, viens avec moi,Barberine. » Je montai à la chapelle, où étaient déjà lemarquis et Taddeo ; frère Ambroise fit agenouiller Monsieur etMadame au pied de l’autel afin de leur donner sa bénédiction, commes’ils étaient unis pour la première fois. Je pleurais decontentement, et Taddeo lui-même, le pécheur endurci, grimaçaitd’une manière affreuse avec sa bouche et son œil.

« Ah ! cher Monsieur, combien leschoses ont tourné autrement que nous croyions hier à pareilleheure ! À peine le frère avait-il fini que Monsieur se leva,embrassa Madame et sortit avec elle. Il ne regarda pas une seulefois de mon côté, mais je voyais bien qu’il n’était pas en colèrecontre moi. Madame s’appuyait sur son bras et ils allaientensemble, tantôt marchant, tantôt s’arrêtant. Taddeo me dit alorsde tout emballer, parce que nous devons partir demain matin avecles maîtres. « Voici un billet, ajouta-t-il, que tu remettrasau capitaine. » Il courut ensuite retrouver Monsieur qui étaitsur le pont-levis avec frère Ambroise. C’est là tout ce que jesais, peut-être y en a-t-il davantage dans cette lettre. »

Le papier qu’Eugène déplia d’une main fébrile,contenait seulement ces mots tracés au crayon par le marquis :« Vous êtes un homme d’honneur, n’oubliez pas à l’avenir ceque l’on doit à l’hospitalité. Adieu. »

L’ombre du soir enveloppait déjà la valléequand une heure plus tard Eugène traversa le pont-levis, accompagnéd’un jeune garçon qui portait ses bagages. Il n’avait pu serésoudre, malgré les instances de Barberine, à passer la nuit auchâteau, et il descendait lentement le sentier, plongé dans sesrêveries. Tout à coup il aperçut au milieu des rochers blanchâtresdu ruisseau quelque chose de brillant qui attira son attention. Ildit au montagnard de l’attendre, et se glissant avec précautionentre les broussailles, il se dirigea vers l’objet de sa curiosité,c’était une montre, celle-là même – il n’en douta pas un instant –qui avait marqué tant d’heures amères depuis ce fatal minuit oùTaddeo l’avait apportée à son maître. Maintenant elle était pourtoujours silencieuse, car le choc en avait brisé les rouages.

Le jeune officier la mit machinalement dans sapoche ; elle lui rappellerait, pensait-il avec tristesse, lesouvenir de ce voyage. Mais au moment où le bateau qui devait leconduire à Riva quittait le bord du lac, il tira brusquement lamontre et la jeta dans l’eau profonde.

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