L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

III

Il faisait une chaleur suffocante ; lesrayons du soleil, tombant sur le sol rocailleux, le rendaient sibrûlant qu’Eugène se hâta de descendre dans la vallée chercher unpeu d’ombre et de fraîcheur. Afin de n’avoir pas à se reprocher denégliger entièrement sa mission officielle, il suivit le litdesséché du ruisseau dans la direction du nord, sautant de rocheren rocher, prenant note des divers accidents du terrain, sansparvenir à calmer par le travail les pensées qui agitaient sonesprit. Quelques heures après, il fit halte dans une maisonnette enruines dont l’aspect suspect annonçait qu’elle devait servir d’abrià des contrebandiers plutôt qu’à d’honnêtes voyageurs. Une femme enhaillons lui offrit du pain de maïs, un morceau de fromage et unverre de mauvaise piquette. Quand il eut terminé ce maigre repas,il s’enfonça dans le taillis, marchant à l’aventure et suivant d’unœil pensif les capricieuses spirales de la fumée de son cigare.Vaincu enfin par la fatigue, il s’étendit au pied d’un arbre ets’endormit. Les derniers rayons du soleil qui, avant dedisparaître, illuminaient la vallée, le tirèrent de son sommeil. Ileut peine d’abord à se rappeler les événements de ce jour si pleinsd’émotions ; bientôt la mémoire de ce qu’il avait promis àBarberine lui revint, et il s’achemina en toute hâte vers lechâteau.

Il faisait déjà nuit noire lorsqu’il y arriva.Un quart d’heure plus tard, le marquis rentrait, chargé d’unepesante gibecière, et regagnait son appartement, suivi de Taddeo.Celui-ci, après avoir déchargé son maître et lui avoir ôté sesguêtres de chasse, dit du ton bourru qui lui étaithabituel :

– L’Allemand a dérangé le bahut hier au soir,il est allé dans la salle d’à côté, car la fenêtre du milieu estrestée ouverte, et j’ai trouvé sur le plancher une goutted’huile.

– De quoi t’inquiètes-tu ? répondit lemarquis en taillant une plume.

Taddeo toussa légèrement.

– C’est que de là, répliqua-t-il, on peut voirdans l’appartement de Madame. Si Monsieur le marquis trouve quecela ne fait rien, je n’ai pas à m’en occuper. On n’a pas demandémon avis pour recevoir cet officier, et peut-être bien que tout luiest permis, même de bavarder pendant deux heures sur la montagneavec Barberine…

– Qui a dit cela ? qui l’a vu ?

– Dominique, le berger. La vieille etl’Allemand s’étaient cachés dans la cabane, il a chassé sontroupeau de ce côté-là, et c’est lui qui m’a tout raconté.

– Pourquoi Barberine était-ellesortie ?

– Pour aller demander à frère Ambroise del’opium ; il paraît que Madame en a besoin, d’autres aussipourront en profiter.

Il y eut un instant de silence. Le marquiss’était jeté en arrière dans son fauteuil, il avait repoussé laplume et fermé les yeux. Taddeo, qui savait lire dans laphysionomie de son maître, parut content de l’effet que ses parolesavaient produit.

– Je dois ajouter encore, reprit-il en mettantdans l’armoire la poire à poudre et en plaçant sur son épaule lefusil qu’il allait emporter pour le nettoyer au-dehors, queMonsieur le capitaine m’a défendu de fermer la porte de la tour. Jelui ai dit que c’était l’habitude ; il m’a répondu qu’ilaimait à boire de l’eau fraîche et que s’il avait besoin, la nuit,de remplir sa carafe dans la cour, il ne voulait pas être comme unprisonnier, enfermé derrière des verrous. Qu’est-ce que Monsieur lemarquis m’ordonne de faire ?

Le marquis se leva brusquement. Les brascroisés, l’œil sombre, il marchait à grands pas dans la chambre.Puis il s’approcha de la fenêtre et regarda la vallée remplie deténèbres.

– Agis comme tu voudras, dit-il enfin àTaddeo, qui semblait fort occupé de frotter avec son mouchoir lecanon du fusil. Je crois qu’à force de regarder les choses de tropprès, tu finis par juger mal, mais j’ai confiance en ta fidélité.Fais ce que l’étranger te demande, et tâche de paraître sourd etaveugle, c’est le meilleur moyen de tout voir et de tout entendre.Va maintenant ; tu diras au capitaine que, fatigué de lachasse, je me suis mis au lit, mais que demain, je compte luirendre visite.

Taddeo sortit. À peine avait-il franchi leseuil, qu’il rentra précipitamment sur la pointe des pieds, enlaissant derrière lui la porte ouverte.

– Entendez-vous ? fit-il très bas.

Une voix de femme, glapissante et monotone,retentissait dans la cour.

– Qu’est-ce que cela ? demanda lemarquis. Barberine chante ?

– Et que dit-elle ? ajouta le borgne.

– Je ne puis comprendre un seul mot, reprit lemarquis après avoir un instant prêté l’oreille. Que m’importe aprèstout sa vieille romance ? Retire-toi, j’ai besoin d’êtreseul.

– Voilà le refrain, répliqua Taddeo en fermantl’œil comme s’il eût aiguisé de la sorte le sens de l’ouïe,écoutez, écoutez, Monsieur.

Dans le jardin, derrière notre maison,

Rampe un serpent, rampe un serpent.

– Ah ! dit le marquis, cette fois, j’aientendu. C’est la ballade de la Donna Lombarda, quechantent toutes nos paysannes.

– Attendez. Vous souvenez-vous des paroles quiviennent ensuite ? Il y a, si je me rappelle bien :

Écrasez dans un mortier la tête du serpent ;

Écrasez-la, écrasez-la.

– Pourquoi la maudite sorcière chante-t-elleautre chose ? Au même instant la voix reprenait :

Après le lever de la lune,

Attendez-moi, attendez-moi ;

J’aurai alors dans le jardin

Endormi le serpent, endormi le serpent.

Le maître et le serviteur se regardèrent, etl’œil perçant de Taddeo remarqua que le marquis tremblait defureur. Il fit un mouvement comme pour se précipiter sur lachanteuse. Mais il redevint aussitôt maître de lui-même :

– Va, reprit-il d’une voix calme, souviens-toide ce que je t’ai dit.

Quand Taddeo se fut retiré, le marquis se jetasur un siège et cacha son visage dans ses mains.

La lune parut tard cette nuit-là. Eugène étaitdepuis longtemps à la fenêtre, attendant qu’elle montrât sa pâlelumière. Quand ses premiers rayons vinrent éclairer le sommet de lacolline, il ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’effroi.Mille sentiments divers combattaient en lui ; tantôt, pleind’une vive pitié pour la jeune maîtresse de Barberine, il eût vouluhâter l’instant de l’entrevue ; tantôt il se représentait aucontraire le visage grave et triste du marquis, et il souhaitait den’avoir jamais mis le pied dans cette maison. Il se rendit denouveau dans la salle déserte dont les fenêtres ouvraient sur lacour. L’obscurité la plus profonde régnait partout. Il pensa ausombre drame qui se cachait dans ce château, au rôle qu’il allaitlui-même y jouer, et son cœur battit avec force. Le moment convenuavec la vieille nourrice était venu, il descendit à tâtonsl’escalier de la tour, tenant à la main un verre pour puiser del’eau, afin de pouvoir motiver sa sortie nocturne, s’il rencontraitle borgne. Mais il ne vit personne dans la cour, et l’air de lanuit, qui agitait le platane, était le seul bruit qu’il pûtentendre. La clarté de la lune se répandait dans le petit jardin,dessinant les noirs contours des cyprès, se réfléchissant sur lesfeuilles lisses du figuier, prêtant un aspect fantastique au murblanchâtre, surmonté de créneaux argentés.

Tout à coup une porte s’ouvrit, une formehumaine se dirigea de son côté. C’était Barberine qui lui dit àvoix basse :

– Venez !

Il la suivit, marchant avec précaution pourétouffer le bruit de ses pas sur les dalles de la cour. La nourricecontinua :

– Tout va bien. Par bonheur, Taddeo avait soifcomme une éponge. Il est au lit maintenant, et il ronfle si fortqu’un régiment passerait, musique en tête, près de lui sansl’éveiller. Ainsi, nous pouvons traverser sa chambre, il n’y a rienà craindre. Voyez plutôt.

Et elle introduisit son compagnon dans unepièce étroite, éclairée par une lucarne qui laissait pénétrerquelques rayons de la lune. Sur une couchette basse reposait unhomme qui, surpris sans doute par le sommeil, n’avait pas pris letemps d’ôter ses vêtements. « Grand bien luifasse ! » murmura Barberine, et elle montra le poing àl’objet de sa haine. « Je lui ai fait avaler la moitié denotre poudre, et il dort d’un bon somme ; je voudrais qu’ilfût étouffé par un chat sauvage, et que son œil infernal ne serouvrît jamais ! Venez par ici, Monsieur lecapitaine ! » Et elle entra dans l’appartement où, laveille, il avait aperçu la marquise. « Madame est dans lachambre d’à côté ; depuis deux heures, elle écrit, elle écrit,Dieu sait quoi, sur un gros cahier qu’elle ferme aussitôt quej’approche. La porte que voici mène à ce jardin, je vais vous yconduire, puis j’engagerai ma maîtresse à venir respirer l’air.Tenez-vous dans l’ombre, et ne vous montrez pas avant de m’avoirentendue tousser, car elle ne se doute de rien encore. »

Là-dessus elle le fit entrer dans le petitjardin. Il était si étroit, si hautes étaient les murailles quil’enfermaient, qu’il semblait à Eugène être au fond d’un puitsdesséché où un reste de fraîcheur avait fait pousser une végétationchétive. Il ne pouvait se défendre d’une douleur poignante à lapensée qu’une jeune et belle existence, cachée à la lumière dujour, se flétrissait dans cette morne retraite. Quelques minutesauparavant, il se reprochait de violer les lois de l’hospitalité ens’immisçant dans les secrets d’une union malheureuse, mais alorsses scrupules s’effacèrent. Il frémissait d’indignation etcherchait dans son esprit comment il serait possible d’escaladerles murailles, s’il n’y avait pas d’autres moyens de délivrance. Lavoix de la nourrice le tira de ses réflexions ; il gagnal’ombre de deux cyprès qui croissaient près du mur ; au mêmeinstant la porte s’ouvrit.

Au lieu de descendre dans le jardin, la jeunefemme se tenait debout, pareille à une statue, sur les marches depierre ; ses grands yeux noirs étaient fixés, avec uneindicible expression de mélancolie, sur le ciel étoilé, quen’assombrissait aucun nuage ; elle portait une robe grise,dépourvue de tout ornement, et une petite croix d’or, retenue parun ruban noir, pendait sur sa poitrine. À l’invitation deBarberine, elle fit quelques pas dans l’étroit enclos, mais samarche semblait incertaine, chancelante. Eugène se sentit ému.Était-ce bien la brillante jeune fille, légère et vive comme unoiseau, qu’il avait tenue à son bras dans la salle debal ?

Elle paraissait prêter peu d’attention à ceque lui disait Barberine. Elle s’était arrêtée auprès d’un buisson,et elle effeuillait une rose. Soudain, à une parole de la nourrice,elle tressaillit et jeta autour d’elle un regard effaré. En cemoment, la vieille toussa. L’officier, qui avait eu grand-peine àse contenir, sortit de sa cachette, mais il s’arrêta effrayé envoyant l’expression d’angoisse mortelle du visage de la jeunefemme. Une rougeur brûlante couvrit ses joues ; elle voulutparler, ses lèvres s’agitèrent sans articuler aucun son, elleavança les deux mains, comme pour repousser une apparitionterrible. Eugène fit un pas vers elle ; d’un ton de profondrespect, il s’excusa de l’audace qu’il avait eue de tenter unepareille démarche. Il obéissait au sentiment le plus pur, et sonunique but était de lui offrir ses services. Qu’elle consentîtseulement à dire une parole, et il n’hésiterait pas à risquer savie pour la sauver.

– Je ne suis pas tout à fait un inconnu pourvous, Madame la marquise, ajouta-t-il en terminant. Je vous ai vueil y a quelques années ; vous m’avez oublié sans doute ;moi, j’ai toujours gardé votre souvenir, et maintenant…

– Allez, interrompit-elle, sans le regarder,retirez-vous Monsieur… Où es-tu, Barberine ? Dis-lui…

– Écoutez-le, ma chère maîtresse, supplia lavieille. Tout ce qu’il vous demande, c’est de l’autoriser à serendre près de Madame votre mère pour l’instruire de ce qui sepasse ici. Cela lui fait de la peine, comme à moi, de voir que vousvous laissez mourir.

– Si je le veux, qui m’en empêchera ?reprit la marquise en se redressant avec une dignité fière quidécontenança Eugène et l’obligea de baisser les yeux. Laissez-moi,Monsieur, et ne tentez jamais de vous introduire dans ma vie. Vosintentions sont droites, personne donc ne saura ce que vous avezosé faire ; mais si vous risquiez une nouvelle tentative, jeme verrais forcée de tout dire à celui qui est le maître de monsort. Ne revenez jamais, jamais… vous entendez… Vous connaissezmaintenant ma volonté.

Elle se dirigea rapidement vers la maison, et,avant qu’il pût répondre, elle avait disparu.

– Ô Mère de miséricorde ! s’écria lanourrice en joignant les mains. Il n’y a pas moyen de lui parler.Seigneur ! faudra-t-il que je vive assez pour la voir sebriser la tête contre la muraille, si la mort ne vient pas assezvite à son gré ? Elle finira, cela est sûr, par perdre laraison. « Si je le veux, qui m’en empêchera ? » Ya-t-il ombre de bon sens à s’exprimer ainsi quand on n’a quevingt-deux ans et qu’on est belle, riche, noble ? Pour l’amourde Dieu, Monsieur le capitaine, répondez quelque chose ; sanscela, le désespoir me déchirera le cœur. Je ne puis renfermer enmoi tant de souffrance.

– Nous nous sommes grandement trompés,Barberine, dit-il, les yeux fixés sur le sol d’un air sombre etpensif. Nous aurions dû penser que depuis deux ans elle n’a jamaisvu de figure étrangère, et que la crainte de rendre sa destinéeplus terrible encore doit l’obliger à repousser toute offre dedélivrance. Hélas, nous n’y avons pas songé ! Combien de tempsfaudra-t-il pour la réconcilier avec la pensée de la lumière et dela liberté ?

Il se tut, les larmes étouffaient sa voix.

– Reconduis-moi, reprit-il ensuite ; nedésespère de rien ; je veux faire une autre tentative. Insenséque je suis, de n’avoir pas d’abord commencé par là ! Crois-tuque, si je lui envoyais une lettre, elle la refuserait ? Danstous les cas, tu pourrais la prendre, et, qu’elle le veuille ounon, tu lui en lirais le contenu. À la longue, elle se laisseraitpeut-être convaincre.

– Oui, oui, Monsieur le capitaine, faitescela, répondit la nourrice, tandis qu’ils traversaient ensemblel’obscur appartement. Tenez, il dort toujours, le misérablecoquin ; j’ai peur qu’il ne se doute qu’on ait mis quelquechose dans sa bouteille, et alors, gare à moi ! Aussi faut-ilque je redouble de prudence. Je n’oserai plus vous approcher, maissi vous glissez la lettre sous la pierre qui est devant le puits,personne que moi n’ira la prendre. Parlez-lui de sa mère, cela luidonnera du courage, car après son Gino, c’est elle qu’elle aimaitle plus au monde, et si elle ne m’avait si sévèrement défendu…

En disant ces mots, elle entrait dans la cour.À peine avait-elle franchi le seuil de la porte, que le dormeur seleva, et se glissa en rampant jusqu’à la lucarne pour regarderau-dehors. Quand Barberine revint, il avait repris sa premièreposition comme s’il ne l’eût jamais quittée.

Un quart d’heure après, Taddeo frappait à laporte de son maître, et de son air habituel, moitié rusé, moitiésimple, il s’avança dans la chambre où le marquis était assis, unlivre à la main. Mais qu’il y eût jeté les yeux, c’est ce que leborgne ne crut pas un instant.

– Mes soupçons ne me trompaient pas. Aprèsavoir laissé la porte de la tour ouverte, j’ai demandé mon vin àMartina. Il était assaisonné d’une bonne dose d’opium ; alors,je me suis laissé tomber sur mon lit comme une souche, la vieilleBarberine est venue, m’a enlevé la clef, puis le temps seulement dedire un Pater, elle reparaît avec l’Allemand, qu’elleconduit dans le jardin.

Le marquis avait fait un mouvement, mais il semordit les lèvres et garda le silence.

– Il m’a fallu rester tranquille encorequelques minutes. Quand tous les trois ont été ensemble, j’ai ôtémes bottes pour gagner l’appartement de Madame.

– Pouvais-tu les entendre ?

– Oui, Monsieur le marquis. Il racontait leschoses à sa manière, mais au fond, c’était à peu près la vérité.Tout à coup Madame part comme une flèche, et passe près de la porteoù je me tenais, de sorte que je me dis à moi-même :« Pour sûr, elle t’a vu ». Mais non. Elle se précipitevers sa chambre à coucher, et je l’entends qui s’enferme. Jeretourne à mon lit où je fais de plus belle semblant de dormir.J’apprends alors que le capitaine veut écrire à Madame la marquiseet que cette entremetteuse de Barberine ira prendre la lettre sousla pierre du puits. La damnée vieille ne mérite-t-elle pas qu’onlui torde le cou ?

Sans répondre à cette question, le marquis seleva, en proie à l’agitation la plus vive. Il parcourut plusieursfois la chambre, laissa échapper des mots entrecoupés, puis sesouvenant qu’il n’était pas seul :

– Tu n’as rien de plus à m’apprendre ?dit-il. Et il fixa sur Taddeo un regard pénétrant.

– N’est-ce pas assez comme cela ? fit leborgne avec un mauvais sourire. Mais rencontrant l’œil sévère deson maître, il ajouta d’un ton respectueux :

– Monsieur le marquis m’ordonne-t-il deprendre la lettre ?

Après un moment de silence, le marquisrépondit :

– Va te reposer, Taddeo, et continue àm’instruire de tout ce qui arrivera. Quant à la lettre, je ne veuxpas la voir… tu me diras seulement si elle a été reçue. Bonnenuit.

– Dormez bien, Monsieur le marquis.

Le serviteur quitta la chambre peu satisfait.Il ne pouvait comprendre la conduite de son maître.

« C’est égal, maudite empoisonneuse,murmura-t-il, tu ne perdras rien pour attendre ! Ah !Ah ! Monsieur le marquis n’est pas curieux de lire la lettre,eh bien, moi, je veux prendre le crabe dans son trou, dût-il medéchirer les mains. »

La lumière d’une lampe brilla longtemps à lafenêtre de la tour. Eugène, assis devant une table, écrivait aucrayon sur une page arrachée de son carnet. Il avait longtempshésité à le faire, non qu’il fût effrayé de la menace de lamarquise et qu’il craignît ses révélations ; mais il avaitpeur de déplaire à la jeune femme, de perdre son estime. Pourtants’il se taisait, saurait-elle jamais ce qu’il avait voulu tenterpour elle ? car, dans l’émotion du moment, il se rappelait àpeine les explications qu’il lui avait données. Peut-être nel’avait-elle pas bien compris et il lui était insupportable depenser qu’en quittant le château, il y laisserait le mêmedésespoir, faute d’avoir eu assez de persévérance dans sarésolution. Il se mit donc à écrire avec toute l’effusion d’un cœurloyal, avec la mâle simplicité d’un soldat, la pressant de ne passacrifier à jamais sa vie. Il connaissait peu, disait-il, lescauses qui l’avaient poussée à rechercher cette morne solitude,mais il ne pouvait la voir s’éteindre dans une lente agonie avantd’être convaincu qu’il n’y avait aucun remède au chagrin qui latuait. Il l’assurait qu’en s’offrant à la servir, il n’était pointguidé par une passion égoïste ; tout ce qu’il souhaitait,c’était de l’arracher au tombeau où elle s’ensevelissait vivante.Si l’espérance était morte dans son cœur, si elle refusait de rienentendre, il ne lui resterait, à lui, autre chose à faire qued’agir selon sa propre inspiration, au risque d’empirer encore unesituation déjà si pénible. Il la priait de lui permettre de parlerà sa mère ; elle avait des devoirs aussi envers la comtesse,n’y avait-il point de cruauté à la priver de son enfant ? Lalettre achevée, il signa, plia la feuille du mieux qu’il put, puiscomme il n’avait pas de cire, il alluma une bougie dont il fittomber quelques gouttes sur le billet pour le fermer, et il y mitl’empreinte de son cachet. Avant l’aube, il se rendit près dupuits, souleva la pierre avec précaution et plaça la lettredessous. La fraîcheur de l’air calmait le trouble de son âme, ilpuisa de l’eau qu’il but à longs traits. Il s’assit ensuite sur lamargelle, considérant avec tristesse la grille qui fermait le petitjardin. Il repassa dans sa mémoire ce qu’il avait écrit, pesachaque parole ; il n’y en avait pas une qu’il regrettât ;cependant, il fut tenté plus d’une fois de reprendre le billet etde le déchirer. Pour mettre fin à cette lutte intérieure, ilregagna sa chambre et s’efforça de trouver dans le sommeil quelquesinstants d’oubli.

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