L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

I

Au sud du Tyrol, à l’endroit où le lac deGarde prolonge jusque dans les montagnes ses rives pittoresques, unvieux château se dresse fièrement sur une pointe de rocher, pareilà un nid de mouettes accroché à un écueil ; il est sifavorablement situé à l’endroit où la vallée tourne et se rétrécit,qu’une poignée d’hommes résolus pourraient, avec quelques bouches àfeu, le défendre contre une armée entière. Les antiques murscrénelés, qui s’élèvent à une hauteur considérable, portent encorela trace des blessures qu’ils ont reçues dans maint combat dont lesouvenir s’est depuis longtemps effacé de la mémoire des habitants.On ignore même le nom de la famille baronniale qui habitaitautrefois ces lieux, et si un étranger avait, il y a trente ans,cherché quelques renseignements dans les maisonnettes éparses aufond du vallon sous les noyers et les châtaigniers, il n’aurait purien apprendre sur la mystérieuse demeure, sinon qu’on la nommait« la Citadelle » et qu’elle appartenait à un marquis donton ignorait le nom.

La Lombardie était alors, comme chacun sait,province autrichienne ; bien peu de gens, même parmi les plusardents patriotes italiens, s’attendaient à voir ce riche fleuronse détacher aussi promptement de la couronne des Habsbourg. Cen’est pas cependant, que, dans les districts des frontières, lesdeux races eussent fait alliance et fraternisé. Une méfianceinhospitalière, parfois même une hostilité ouverte, était toutl’accueil auquel dût s’attendre un voyageur allemand, appelé parses affaires dans les vallées du lac de Garde, et il ne se passaitguère d’années sans que des meurtres, dont la justice impériale neparvenait jamais à découvrir les auteurs, vinssent ensanglanter cesbelles régions.

On ne s’étonnera donc pas de la froideursilencieuse que gardaient l’un vers l’autre les deux hommes qui,par un chaud après-midi du mois d’août, gravissaient ensemble laroute mal entretenue de la Citadelle. Cependant, le jeune hommeauquel le paysan italien servait de guide avait échangé à Riva sonuniforme de capitaine autrichien contre un habit bourgeois et unchapeau de paille à larges bords. Il parlait en outre la langue dupays aussi couramment que s’il eût été baptisé dans les eaux dulac. Mais, en dépit de lui-même, sa démarche avait quelque chose demartial qui décelait l’officier, et les vêtements qu’il avait prissemblaient, aux yeux défiants de son compagnon, trahir de secretset dangereux desseins. Le jeune Allemand ne parvint à tirer de songuide taciturne que les détails qui lui avaient déjà été donnés auvillage : depuis deux ans, un étranger, un marquis habitait laCitadelle avec un petit nombre de serviteurs ; il était fortmisanthrope et ne voyait personne, à l’exception du religieux qui,chaque dimanche, descendait du monastère situé au sommet de lamontagne, pour dire la messe dans la chapelle du manoir. Quant à laroute que suivait notre voyageur, elle était seulement foulée à derares intervalles, par les voitures qui, tous les quinze jours outous les mois, apportaient au château les approvisionnementsnécessaires. L’officier s’informa du caractère du marquis, demandas’il était bienfaisant, comment il traitait ses domestiques, etc.Il ne put rien apprendre, sinon que le nouveau propriétaire de laCitadelle distribuait aux paysans le gibier qu’il tuait sur lamontagne.

Voyant que son compagnon était décidé à n’enpas dire davantage, l’étranger cessa de lui adresser aucunequestion ; il marchait le long du chemin sillonné d’ornièresprofondes, réfléchissant aux conséquences probables de la démarchequ’il allait faire. Quoiqu’il fût jeune, il avait trop souventaffronté le danger pour manquer d’énergie virile ; cependant,à mesure qu’il approchait du but de son voyage, il ne pouvait sedéfendre d’une vague inquiétude, d’une impatience anxieuse. Lechâteau avait un aspect sombre et menaçant ; ses raresfenêtres étaient fermées par d’épais volets, comme si les habitantseussent voulu rompre avec le monde extérieur ; ses tourelles,garnies de créneaux, ombragées de châtaigniers touffus, semblaientse cacher pour épier d’un œil soupçonneux la campagnevoisine ; enfin, ce qui ajoutait encore à l’étrangeté lugubrede cette scène, trois antiques cyprès étendaient leurs rameauxfunèbres de chaque côté de la porte principale, et donnaient aunoir édifice l’air d’un mausolée.

Quand le voyageur eut gravi les derniersescarpements qui conduisaient à la Citadelle, le crépuscule étaitdéjà venu et les oiseaux de nuit commençaient à décrire leurscercles fantastiques. L’officier jeta son cigare qui s’était depuislongtemps éteint sans qu’il s’en fût aperçu, puis il s’avança versla porte massive. Mais il dut frapper à plusieurs reprises avantqu’on parût l’entendre. Un volet de bois, placé devant une sorte demeurtrière, s’ouvrit comme à regret et laissa voir un visage àl’expression peu bienveillante. Les traits annonçaient encore lajeunesse, mais ils étaient horriblement défigurés par la petitevérole ; la maladie ou peut-être une blessure, avait enlevél’un des yeux, dont l’orbite rouge, enflammée, disparaissait à demisous une touffe de poils noirs. La souffrance et une sorte decolère sourde contre le destin donnaient à la physionomie quelquechose de sinistre. D’un ton bref et rude :

– Que demandez-vous ? dit l’homme ;le château n’est pas une auberge.

– Puis-je parler au marquis ? demandasèchement le visiteur, blessé de la brutalité du cerbère.

– Non, répondit le borgne.

Et il allait refermer le volet, quand deuxmots, murmurés par le guide de façon à n’être pas compris del’officier, changèrent tout à coup sa résolution. Il demanda le nomdu jeune homme, et dix minutes après, la lourde porte tournait surses gonds.

– Monsieur le marquis recevra Monsieur lecapitaine, dit d’un air renfrogné le gardien de la Citadelle. Toi,reste dehors, ajouta-t-il en s’adressant au paysan.

– Et les bagages ? demanda celui-ci, quiavait provisoirement déposé sur le pont-levis la valise duvoyageur.

– Apporte-les dans la cour, reprit l’officier,tu viendras ensuite m’attendre à l’entrée du château.

Il trouvait étrange qu’on défendît au guide dele suivre, mais cet homme ne lui inspirait pas assez de confiancepour qu’il laissât les effets à sa garde.

Précédé du borgne, qui avait refermésoigneusement les verrous, il traversa la cour solitaire où ses pasréveillaient des échos mélancoliques.

L’ombre des hauts créneaux cachait lesderniers rayons du jour ; le ciel même était voilé par unlarge platane dont les rameaux touffus formaient une sombre voûteau-dessus d’un puits. D’innombrables oiseaux, tirés de leur sommeilpar le bruit insolite qu’ils avaient entendu, voletaient effarésautour des deux hommes. Parvenu à l’extrémité de la cour,l’officier aperçut une antique grille de fer qui fermait un petitjardin, où croissaient pêle-mêle des roses et des cyprès, maiscette porte n’avait pas été ouverte depuis bien longtemps, car unfiguier étendait ses branches chargées de fruits le long desbarreaux, ainsi transformés en espalier.

Une porte basse donnait accès dans l’intérieurde la maison ; l’étranger s’attendait à y trouver partout ledésordre et le délabrement ; il fut surpris de voir lesmarches de l’escalier balayées avec soin ; les pièces, quoiquefort simples, étaient confortables ; les vitres des fenêtres,d’une irréprochable netteté, disparaissaient à demi derrière destentures de soie aux couleurs vives et fraîches.

Tournant les yeux vers le serviteur borgne, ils’aperçut aussi qu’il portait une livrée de chasseur et que lapoignée de son couteau était ornée d’incrustations de nacre. Ilstraversèrent deux ou trois antichambres situées au premier étage,puis le domestique ouvrit une porte, et, se tenant respectueusementsur le seuil, il fit signe au voyageur d’entrer.

Un homme de haute taille était assis devant unbureau couvert de papiers et de livres, qui remplissait l’embrasured’une fenêtre et recevait encore les dernières lueurs du jour. Lechâtelain se tourna vers le visiteur, et, s’inclinant légèrement,attendit qu’il parlât. Ce mouvement permit de distinguer sestraits ; le front, haut et large, entouré de cheveuxgrisonnants, révélait la pensée profonde, la volontéinébranlable ; les yeux, beaux et calmes, semblaient avoir,par une longue habitude, appris à tout voir et à ne rien trahir.Quelle âme se cachait sous cette froide apparence ? C’était unproblème sur lequel le reste du visage, immobile et impénétrable,ne jetait aucune lumière.

– J’ai à m’excuser, Monsieur le marquis, ditle jeune homme, de me présenter aussi tard. Mon domestique esttombé malade à Riva ; il m’a fallu prendre un guide étranger,ce qui m’a fait perdre quelques heures. Quand j’ai su que jen’arriverais point ici avant la nuit, j’ai cherché à me procurer unlogement dans le village, afin de remettre ma visite àdemain ; mais j’ai trouvé partout des visages si malveillantset surtout une malpropreté si repoussante que, tout soldat que jesuis, j’ai reculé devant la perspective d’une hospitalité simaussade. Je me suis donc hasardé…

Le marquis s’était levé pour lui offrir unsiège. Il reprit ensuite sa place près de la table, les yeuxtournés vers son interlocuteur.

– Je serai bref, continua celui-ci. Ce n’estpoint une affaire personnelle qui m’amène, je viens par un ordresupérieur. Je me nomme Eugène de R…, et je fais partie del’état-major du feld-maréchal Radetsky dont le quartier général està Vérone, vous le savez sans doute. Depuis longtemps on songe àélever un fort sur cette rive du lac, afin de s’assurer despassages qui conduisent vers le nord. La vallée où nous sommes,réunit toutes les conditions désirables, elle offre un sûr pointd’appui aux opérations militaires. Vous avez servi avec distinctiondans l’armée piémontaise, Monsieur le marquis, il n’est donc pasbesoin de longues explications pour vous faire comprendrel’importance stratégique de ce défilé, la situation avantageuse devotre château. J’ai été chargé par le maréchal de réviser la cartetopographique du canton, et aussi de vous demander si vousconsentiriez à céder votre domaine au gouvernement impérial. Vousvoyez que je vais droit au but ; les ruses diplomatiques mesont étrangères, et je n’aurais point accepté cette mission si l’onne m’avait autorisé à vous parler en toute sincérité.

Il y eut un moment de silence troubléseulement par le bruit lent et monotone des pas du serviteur qui setenait près de la porte.

– Je vous remercie de votre franchise,Monsieur le capitaine, répliqua le marquis ; permettez-moi devous répondre aussi sans détour. Je suis complètement résolu à nejamais vendre ce château à qui que ce soit, pour quelque motif quece soit. Je ne connais pas assez les lois autrichiennes pour savoirsi le gouvernement impérial peut me déposséder de ma demeure, mais,je vous le déclare, je ne céderai qu’à la violence.

Une légère rougeur couvrit le visage del’officier.

– Vous vous trompez, Monsieur le marquis,reprit-il en se levant ; on estime trop votre nom et votrepersonne pour user contre vous des droits que l’expropriationconfère peut-être à l’État. Je dis peut-être, car j’ignore lesdispositions précises du décret. Si votre refus devait êtreirrévocable, le maréchal renoncerait à ce château, mais iln’abandonnerait pas pour cela ses plans stratégiques. On peuttrouver au-dessus de vos terres un endroit approprié à laconstruction d’un fort. Vous vous êtes retiré depuis plusieursannées dans cette solitude, Monsieur le marquis ; aura-t-ellepour vous le même charme quand le silence en sera troublé par lebruit d’une garnison ? Dans le cas où une mûre réflexionchangerait votre dessein, je suis chargé de vous faire savoir quel’État accepterait votre évaluation sans en discuter le prix, caril est juste de vous indemniser d’un déplacement qui vous seraitaussi désagréable.

Il se tut et chercha, mais en vain, àdécouvrir sur le visage impassible du marquis l’impression que sesparoles avaient produite. D’une voix un peu sourde, mais toujourscalme, celui-ci répondit :

– Je vous serais reconnaissant, Monsieur, dem’épargner toute discussion nouvelle à ce sujet. Je suis déterminéà rester ici, quoi qu’il arrive. Du reste, si je puis vous rendrepersonnellement quelque service…

– Je vous remercie de cette offre, Monsieur lemarquis, et dans la situation où je me trouve, je serai heureux del’accepter. Pour exécuter les ordres que j’ai reçus, il me fautétudier la montagne, lever les plans ; je vous ai avoué déjàcombien il me serait pénible de loger dans le village ; jesais qu’ici non plus ma présence n’est pas très souhaitée ;mais puisque vous voulez bien oublier les fonctions que je remplispour ne voir en moi que l’homme, j’oserai vous demanderl’hospitalité pendant quelques jours. Je n’ai pas besoin d’ajouterque mon séjour ne troublera en rien les habitudes de votremaison ; tout ce dont j’ai besoin, c’est un gîte pour la nuit,et je me contenterai du coin le plus retiré du château.

En ce moment le borgne entra. S’efforçant decacher sous un air d’indifférence l’émotion visible qui l’agitait,il dit à son maître :

– Le paysan qui a conduit ici Monsieur lecapitaine refuse d’attendre plus longtemps. Il doit être de retourau village avant minuit.

« Ce drôle n’a pas bougé del’antichambre, pensa le jeune Allemand. Il voudrait me voir dehors,et ce qu’il nous débite là n’est qu’un impudent mensonge. » Ilfut d’autant plus touché d’entendre le marquis répondre après uninstant de silence :

– Renvoie-le, Taddeo. Monsieur le capitainereste avec nous. Tu vas le conduire dans la chambre de la tour etlui faire un lit. Surtout, qu’il n’ait pas à se plaindre de toi. Jeréclame votre indulgence, Monsieur, ajouta-t-il en se tournant versEugène : ma maison n’est pas organisée pour recevoir deshôtes, et vous manquerez, je le crains, de beaucoup de choses. Jevous prie aussi de ne pas m’en vouloir si mes habitudes de retraitene me permettent pas de vous faire moi-même les honneurs duchâteau. Je me réjouis, croyez-le bien, de pouvoir rendre service àun brave et loyal officier tel que vous. Bonne nuit, Monsieur lecapitaine !

À ces mots, il salua le jeune homme, sanstoutefois prendre la main que lui offrait celui-ci. S’adressantensuite au serviteur stupéfait, qui tantôt regardait son maître, ettantôt regardait l’étranger, il lui dit à demi-voix quelquesmots : le visage de Taddeo s’éclaircit, il toussa, cligna sonœil unique, et d’un pas qui rappelait celui du chat-tigre, ilcourut ouvrir la porte. Après avoir allumé une petite lanterne, carla nuit était tout à fait venue, il conduisit l’officier allemandvers la vieille tour. Une porte bardée de fer cria sur sesgonds ; et la lumière douteuse éclaira un escalier tournant,aux marches hautes et roides. Eugène recula d’un pas, regrettantpresque de n’avoir pas demandé l’hospitalité aux vignerons duvillage, dont les chétives cabanes lui semblaient maintenantpréférables à ce donjon solitaire, à ces murailles froides et nuescomme celles d’un cachot.

Cette impression disparut néanmoins quand,arrivé au deuxième étage, il entra dans la chambre qui lui étaitdestinée. Un lit et des tentures du meilleur style Renaissance, unetable, un fauteuil, un bahut en bois sculpté de la même époque,garnissaient la pièce, qui était de forme octogonale et percée dedeux fenêtres ; une boiserie brune recouvrait les murs ;le plafond arrondi en coupole, représentait un ciel d’azur, parseméde nuages pourpres au milieu desquels voltigeaient des oiseaux ets’ébattaient des Amours qui versaient des roses à pleines mains.Rien dans cette élégante retraite ne sentait la prison. Le jeunehomme s’avança vers la fenêtre qu’ombrageaient les branches d’unchâtaignier chargées de leurs fruits épineux ; l’air pur de lanuit vint rafraîchir son visage et porter dans son cœur unbien-être profond. Taddeo allait et venait apportant les bagages,préparant le lit, mettant toutes choses en ordre. Eugène demeuraune heure au moins immobile dans l’étroite embrasure, absorbé parla contemplation de la vallée que baignaient les rayons de la lune.Au-delà des vignes et des jardins d’oliviers, s’étendaient, pareilsà une nappe d’argent, les flots limpides du lac ; un silencesolennel enveloppait la campagne ; nulle lumière ne brillaitdans les blanches maisonnettes à demi cachées par les arbres ;le ruisseau desséché qu’il avait côtoyé pendant le jour empruntaitune apparence de vie à la blanche clarté qui se jouait sur son litpierreux ; on eût dit un large courant aux ondes de cristal.La paisible magnificence de cette nuit étoilée avait un si grandcharme que l’étranger n’en pouvait détacher ses yeux.

Ce fut seulement quand il entendit fermer laporte que, sortant de sa rêverie, il s’aperçut des préparatifsfaits par Taddeo. Une lampe de bronze à trois branches, déposée surla table, éclairait un souper succulent, de la venaison froide, desolives, du pain, un flacon de vin. Des draps d’une blancheuréclatante couvraient le lit, la valise avait été déposée sur unsiège, et l’on n’avait rien négligé pour donner à l’hôte inattendutout le confort qu’il était possible d’improviser dans un châteauperdu au milieu des montagnes. Eugène néanmoins ne put s’empêcherde trouver étrange la conduite de cet hôte mystérieux qui lelaissait seul, tandis que peut-être au même instant il s’asseyaitlui-même à une table solitaire. Bien que toute curiosité indiscrètefût éloignée de son esprit loyal et franc, uniquement occupé dessérieuses études de sa profession, il se souvint d’avoir entenduprononcer le nom du marquis, dont la disparition subite avait donnélieu dans le monde à plus d’un commentaire. Il faisait d’ordinairepeu d’attention aux propos des oisifs ; le récit des aventuresde gens qu’il ne connaissait pas le trouvait fort indifférent, et,tandis qu’il prêtait à ses compagnons une oreille distraite, il luiarrivait souvent de repasser en lui-même un problème ardu demathématiques. Aussi était-il bien mieux instruit des moindresdétails topographiques de la vallée que des bruits qui circulaientsur le maître du château. Mais en ce moment, après l’entretienqu’il venait d’avoir avec son hôte, il se sentait attiré vers luipar une sympathie réelle ; il aurait donné beaucoup pour êtreprès de lui et le remercier avec toute la chaleur de son âme del’accueil fait à un étranger, qui devait à ses yeux être presque unennemi.

Il avait, sans y songer, vidé la bouteille, etle capiteux vin de la Lombardie commençait à enflammer ses veines.Il chercha de l’eau ; n’en trouvant pas, il finit par saisirla carafe pour descendre la remplir au puits. Quel ne fut pas sonétonnement de voir que l’on avait fermé la lourde porte de latour ! Il eut beau frapper, appeler, personne ne répondit.Était-il donc prisonnier ? Les égards dont on l’entouraitn’avaient-ils d’autre objet que d’endormir sa défiance ? Ilrejeta bien vite ce soupçon, et, rentré chez lui, il se confirmadans sa sécurité en constatant que sa chambre était munie àl’intérieur d’un verrou. Cependant il ne crut pas inutile devisiter avec soin l’endroit où il allait passer la nuit. Il nedécouvrit d’abord rien de suspect, mais tout à coup l’idée lui vintde tirer le grand bahut de chêne. Derrière le meuble il aperçut uneporte ; la clef, il est vrai, se trouvait dans la serrure.Eugène ouvrit d’une main fiévreuse et pénétra dans une salle basseet longue, à laquelle conduisaient quelques marches de pierre.

Cette pièce n’avait d’autre issue que sapropre chambre ; les murailles, complètement nues, n’offraientaucune ouverture, sauf trois lucarnes couvertes de poussière. Lesboiseries étaient vermoulues, et la salle, qui semblait n’avoir pasété habitée depuis fort longtemps, exhalait une telle odeur demoisissure que l’officier s’empressa d’ouvrir une desfenêtres ; l’air de la nuit s’engouffrant par l’étroitpassage, éteignit sa lampe. La lucarne donnait sur la cour ;il regarda le platane qui cachait sous son ombre le puits où ilaurait si vivement souhaité d’étancher sa soif ; un peu plusloin, le petit jardin étalait à la pâle clarté de la lune sescyprès et ses massifs de roses. Tous les objets semblaient revêtusd’un aspect lugubre ; le jeune homme allait se retirer de lafenêtre lorsqu’il aperçut, à travers les branches des arbres, unrayon de lumière qui sortait d’une des pièces du rez-de-chaussée.Les volets étaient fermés, mais une ouverture, pratiquée dans lehaut pour laisser pénétrer l’air, permettait au regard de plongerdans la chambre ; un couvert était disposé sur une petitetable ronde, près de laquelle se trouvait une chaise de jonc ;une vieille femme parut, tenant une carafe d’eau et une assietteremplie de figues ; elle coupa un morceau de pain qu’elle mitdans une corbeille, puis elle apporta un plat fumant et sortit denouveau, sans doute pour annoncer que le repas était servi.

Eugène profita de cet intervalle pour tirerune longue-vue qu’il portait toujours sur lui. Il l’avait à peinedirigée vers la cour, que la duègne rentra, mais cette fois ellen’était plus seule. Une jeune femme, vêtue d’une robe grise, lasuivait d’un pas lent et triste ; son abondants chevelureblonde, partagée sur le front en simples bandeaux, se réunissaitpar-derrière pour former un chignon épais ; le visage et lesmains, d’une admirable pureté de lignes, avaient une blancheurtransparente qui attestait les ravages du chagrin ou de la maladie.Un souvenir, rapide comme l’éclair, traversa l’esprit du jeuneofficier ; il avait déjà vu cette femme, mais quel changementprofond s’était fait en elle ! Elle brillait alors du pleinépanouissement de la vie ; maintenant il la retrouvait pâliepar la souffrance ; son attitude exprimait une résignationmorne sans espoir ; son regard, las et rêveur, semblaitvouloir se détacher des objets terrestres pour considérer d’autreshorizons ; rien dans sa physionomie ne laissait soupçonnerqu’elle entendît ce que la vieille lui disait avec force gestes etmouvements de tête. Elle s’était mise machinalement à table etsuivait d’un œil distrait la servante qui lui présentait du potage,la polenta nationale, autant qu’Eugène en pouvait juger àla distance où il se trouvait. La duègne paraissait inviter samaîtresse à manger, mais à la première cuillerée la jeune femmerepoussa l’assiette. Elle prit alors une figue avec un peu de pain,tandis que son regard se fixait sur la flamme de la lampe poséedevant elle. Ses yeux se remplirent de larmes, elle passa ses mainsamaigries sur son front et se leva précipitamment. En face d’elleun prie-Dieu, surmonté d’un crucifix de bois noir, se dressaitcontre le mur. Elle se jeta à genoux, et demeura longtemps absorbéedans la prière.

La servante la considéra d’un air attristé,puis se mit en devoir de desservir. Elle avait fini depuislongtemps et avait pris un ouvrage de couture, quand sa maîtressese leva, le visage plus abattu encore qu’auparavant. La vieille luidit quelques paroles, désignant du doigt la tourelle à plusieursreprises. Évidemment elle lui apprenait qu’un hôte était arrivé auchâteau, événement qui semblait avoir pour elle une grandeimportance ; mais la jeune femme parut à peine l’entendre,elle ne tourna pas la tête et ne répondit rien. Peu après, toutesdeux quittaient la chambre. Eugène, le cœur ému, attendit vainementpendant une heure le retour des mystérieuses apparitions, il ne vitplus rien et dut se décider à quitter son poste.

La lune répandait une telle clarté qu’il étaitinutile de rallumer la lampe. Il regagna son appartement, mais sonesprit agité se refusait au sommeil. Le front brûlant, il se tintdebout devant la fenêtre, le regard perdu dans la vallée profonde.« Si belle ! si jeune ! pourquoi est-elle enferméedans cette triste prison ? » se disait-il. Puis il sereportait à l’époque où il l’avait vue pour la première fois ;c’était quatre ans auparavant, chez un général français qui passaitl’hiver à Venise et avait réuni dans une fête splendide l’élite dela société italienne. Elle avait alors dix-sept ans au plus etvenait au bal avec sa mère, noble Milanaise fort considérée dans legrand monde. La jeune fille avait tant de grâce, une voix siharmonieuse, des yeux noirs si souriants et si doux que l’officierallemand, malgré son indifférence habituelle pour le beau sexe,n’avait pu, de toute la soirée, détacher ses yeux de ce charmantvisage. Il ne réussit cependant à danser qu’une seule fois avecelle ; un comte, son cousin, jeune fat tout rempli de sapropre importance, s’était fait son cavalier et ne la quittaitguère ; elle-même, du reste, semblait préférer à tout autre,l’hommage de son élégant compatriote. Eugène avait échangé avecelle peu de paroles ; néanmoins, pendant plusieurs semaines,la musique de cette voix avait retenti sans cesse à ses oreilles.Quelques jours après, il rencontra la jeune fille assise dans unegondole, entre sa mère et l’inévitable cousin ; il la saluarespectueusement, elle s’inclina d’un air surpris comme si elle nel’eût pas reconnu. La semaine suivante, elle quittait Venise.

Quels événements, depuis lors, avaient raviles roses de ses joues et dérobé à ses yeux leur éclat ?Comment se trouvait-elle dans cette solitude ? Qu’était pourelle le marquis ? Pourquoi la cachait-il avec ce soinjaloux ? Était-il son mari, ou bien, cédant à la fureur d’unamour méprisé, l’avait-il enfermée dans ce château fort pour briserson orgueil et vaincre sa résistance ? Mais il se rappelal’air noble, le maintien plein de dignité de son hôte, et ilrepoussa la pensée d’un crime si odieux.

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