L’Assommoir

Chapitre 8

 

Le samedi suivant, Coupeau, qui n’était pas rentré dîner, amenaLantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds demouton, chez Thomas, à Montmartre.

– Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Noussommes sages, tu vois… Oh ! il n’y a pas de danger aveclui ; il vous met droit dans le bon chemin.

Et il raconta comment ils s’étaient rencontrés rue Rochechouart.Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de laBoule noire, en disant que, lorsqu’on était marié avec unefemme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous lesbastringues. Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr,non, elle ne songeait pas à gronder ; elle se sentait tropgênée. Depuis la fête, elle s’attendait bien à revoir son ancienamant un jour ou l’autre ; mais, à pareille heure, au momentde se mettre au lit, l’arrivée brusque des deux hommes l’avaitsurprise ; et, les mains tremblantes, elle rattachait sonchignon roulé dans son cou.

– Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu’il a eu ladélicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payerla goutte… Ah ! tu nous dois bien ça !

Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau etNana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà unvolet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apportasur un coin de l’établi des verres et le fond d’une bouteille decognac. Lantier restait debout, évitait de lui adresser directementla parole. Pourtant, quand elle le servit, il s’écria :

– Une larme seulement, madame, je vous prie.

Coupeau les regarda, s’expliqua très carrément. Ils n’allaientpas faire les dindes, peut-être ! Le passé était le passé,n’est-ce pas ? Si on conservait de la rancune après des neufans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non,non, il avait le cœur sur la main, lui ! D’abord, il savait àqui il avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deuxamis, quoi ! Il était tranquille, il connaissait leurhonnêteté.

– Oh ! bien sûr… bien sûr… répétait Gervaise, lespaupières baissées, sans comprendre ce qu’elle disait.

– C’est une sœur, maintenant, rien qu’une sœur !murmura à son tour Lantier.

– Donnez-vous la main, nom de Dieu ! cria Coupeau, etfoutons-nous des bourgeois ! Quand on a de ça dans le coco,voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, jemets l’amitié avant tout, parce que l’amitié, c’est l’amitié, etqu’il n’y a rien au-dessus.

Il s’enfonçait de grands coups de poing dans l’estomac, l’air siému, qu’ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrentet burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à sonaise ; car, le soir de la fête, elle l’avait vu dans unbrouillard. Il s’était épaissi, gras et rond, les jambes et lesbras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait dejolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; etcomme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on luiaurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce jour-là, il portaitun pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec unchapeau rond ; même il avait une montre et une chaîned’argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.

– Je m’en vais, dit-il. Je reste au diable.

Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappelapour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sansleur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait dedisparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, enmanches de chemise, la face déjà endormie. L’enfant souriait, sefrottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il restatremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mèreet de Coupeau.

– Tu ne reconnais pas ce monsieur ? demandacelui-ci.

L’enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un légersigne pour dire qu’il reconnaissait le monsieur.

– Eh bien ! ne fais pas la bête, va l’embrasser.

Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne sedécida à s’approcher, il se courba, tendit les deux joues, puisposa lui-même un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ciosa regarder son père. Mais, tout d’un coup, il éclata en sanglots,il se sauva comme un fou, débraillé, grondé par Coupeau qui letraitait de sauvage.

– C’est l’émotion, dit Gervaise, pâle et secouéeelle-même.

– Oh ! il est très doux, très gentil d’habitude,expliquait Coupeau. Je l’ai crânement élevé, vous verrez… Ils’habituera à vous. Il faut qu’il connaisse les gens… Enfin, quandil n’y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujoursbrouillé, n’est-ce pas ? Nous aurions dû faire ça pour lui ily a beaux jours, car je donnerais plutôt ma tête à couper qued’empêcher un père de voir son enfant.

Là-dessus, il parla d’achever la bouteille de cognac. Tous troistrinquèrent de nouveau. Lantier ne s’étonnait pas, avait un beaucalme. Avant de s’en aller, pour rendre ses politesses au zingueur,il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dansses mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage.

– Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l’omnibus… Je vouspromets de revenir bientôt.

À partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de laGoutte-d’Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandantde ses nouvelles dès la porte, affectant d’entrer uniquement pourlui. Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rasé etpeigné, il causait poliment, avec les manières d’un homme quiaurait reçu de l’instruction. C’est ainsi que les Coupeau apprirentpeu à peu des détails sur sa vie. Pendant les huit dernièresannées, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ;et quand on lui demandait pourquoi il s’était retiré, il secontentait de parler de la coquinerie d’un associé, un compatriote,une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. Mais sonancien titre de patron restait sur toute sa personne comme unenoblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Il se disait sanscesse près de conclure une affaire superbe, des maisons dechapellerie devaient l’établir, lui confier des intérêts énormes.En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait ausoleil, les mains dans les poches, ainsi qu’un bourgeois. Les joursoù il se plaignait, si l’on se risquait à lui indiquer unemanufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d’une pitiésouriante, il n’avait pas envie de crever la faim, en s’échinantpour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau,ne vivait pas de l’air du temps. Oh ! c’était un malin, ilsavait s’arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin ilmontrait une figure de prospérité, il lui fallait bien de l’argentpour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Unmatin, le zingueur l’avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre.La vraie vérité était que Lantier, très bavard sur les autres, setaisait ou mentait quand il s’agissait de lui. Il ne voulait mêmepas dire où il demeurait. Non, il logeait chez un ami, là-bas, audiable, le temps de trouver une belle situation ; et ildéfendait aux gens de venir le voir, parce qu’il n’y étaitjamais.

– On rencontre dix positions pour une, expliquait-ilsouvent. Seulement, ce n’est pas la peine d’entrer dans des boîtesoù l’on ne restera pas vingt-quatre heures… Ainsi, j’arrive unlundi chez Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m’embête sur lapolitique ; il n’avait pas les mêmes idées que moi. Ehbien ! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommesplus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre poursept francs par jour.

On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantierapporta galamment des bouquets de violettes, qu’il distribuait àGervaise et aux deux ouvrières. Peu à peu, il multiplia sesvisites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloirfaire la conquête de la maison, du quartier entier ; et ilcommença par séduire Clémence et madame Putois, auxquelles iltémoignait, sans distinction d’âge, les attentions les plusempressées. Au bout d’un mois, les deux ouvrières l’adoraient. LesBoche, qu’il flattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge,s’extasiaient sur sa politesse. Quant aux Lorilleux, lorsqu’ilssurent quel était ce monsieur, arrivé au dessert, le jour de lafête, ils vomirent d’abord mille horreurs contre Gervaise, quiosait introduire ainsi son ancien individu dans son ménage. Mais,un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leurcommandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu’ils luidirent de s’asseoir et le gardèrent une heure, charmés de saconversation ; même, ils se demandaient comment un homme sidistingué avait pu vivre avec la Banban. Enfin, les visites duchapelier chez les Coupeau n’indignaient plus personne etsemblaient naturelles, tant il avait réussi à se mettre dans lesbonnes grâces de toute la rue de la Goutte-d’Or. Goujet seulrestait sombre. S’il se trouvait là, quand l’autre arrivait, ilprenait la porte, pour ne pas être obligé de lier connaissance avecce particulier.

Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pourLantier, Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grandtrouble. Elle éprouvait au creux de l’estomac cette chaleur dontelle s’était sentie brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sagrande peur venait de ce qu’elle redoutait d’être sans force, s’illa surprenait un soir toute seule et s’il s’avisait de l’embrasser.Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais,lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne laregardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quandles autres avaient le dos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lireen elle, lui faisait honte de ses vilaines pensées. Pourquoitremblait-elle ? On ne pouvait pas rencontrer un homme plusgentil. Bien sûr, elle n’avait plus rien à craindre. Et la grandebrune manœuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans uncoin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclarad’une voix grave, en choisissant les termes, que son cœur étaitmort, qu’il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur deson fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dansle Midi. Il embrassait Étienne sur le front tous les soirs, nesavait que lui dire si l’enfant restait là, l’oubliait pour entreren compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée,sentit mourir en elle le passé. La présence de Lantier usait sessouvenirs de Plassans et de l’hôtel Boncœur. À le voir sans cesse,elle ne le rêvait plus. Même elle se trouvait prise d’unerépugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh ! c’étaitfini, bien fini. S’il osait un jour lui demander ça, elle luirépondrait par une paire de claques, elle instruirait plutôt sonmari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceurextraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.

En arrivant un matin à l’atelier, Clémence raconta qu’elle avaitrencontré la veille, vers onze heures, M. Lantier donnant lebras à une femme. Elle disait cela en mots très sales, avec de laméchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui,M. Lantier grimpait la rue Notre-Dame-de-Lorette ; lafemme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitiécrevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avaitsuivis, par blague. Le chameau était entré chez un charcutieracheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld,M. Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, lenez en l’air, en attendant que la petite, montée toute seule, luieût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémence eutbeau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait àrepasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l’histoirelui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux,disait-elle, étaient tous enragés après les femmes ; il leuren fallait quand même ; ils en auraient ramassé sur une pelledans un tas d’ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elles’amusa des taquineries de Clémence, qui l’intriguait avec sablonde. D’ailleurs, il semblait flatté d’avoir été aperçu. MonDieu ! c’était une ancienne amie, qu’il voyait encore de tempsà autre, lorsque ça ne devait déranger personne ; une filletrès chic, meublée en palissandre ; et il citait d’anciensamants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le filsd’un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussaitsous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avaitparfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave, ilbaisa l’enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas àconséquence et que son cœur était mort. Gervaise, penchée sur sonouvrage, hocha la tête d’un air d’approbation. Et ce fut encoreClémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait biensenti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l’air,et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameaudu boulevard.

Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison,parla d’habiter le quartier, afin d’être plus près de ses amis. Ilvoulait une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche,Gervaise elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. Onfouilla les rues voisines. Mais il était trop difficile, ildésirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfintoutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chezles Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudierla distribution des pièces, convoiter un logement pareil. Oh !il n’aurait pas demandé autre chose, il se serait volontiers creuséun trou dans ce coin tranquille et chaud. Puis, il terminait chaquefois son examen par cette phrase :

– Sapristi, vous êtes joliment bien, tout demême !

Un soir, comme il avait dîné là et qu’il lâchait sa phrase audessert, Coupeau, qui s’était mis à le tutoyer, lui criabrusquement :

– Faut rester ici, ma vieille, si le cœur t’en dit… Ons’arrangera…

Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, feraitune jolie pièce. Étienne coucherait dans la boutique, sur unmatelas jeté par terre, voilà tout.

– Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vousgênerait trop. Je sais que c’est de bon cœur, mais on aurait tropchaud les uns sur les autres… Puis, vous savez, chacun sa liberté.Il me faudrait traverser votre chambre, et ça ne serait pastoujours drôle.

– Ah ! l’animal ! reprit le zingueur étranglantde rire, tapant sur la table pour s’éclaircir la voix, il songetoujours aux bêtises !… Mais, bougre de serin, on estinventif ! Pas vrai ? il y a deux fenêtres, dans lapièce. Eh bien ! on en colle une par terre, on en fait uneporte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchonsmême cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu niconnu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.

Il y eut un silence. Le chapelier murmurait :

– Ah ! oui, de cette façon, je ne dis pas… Et encorenon, je serais trop sur votre dos.

Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment unmot de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée del’idée de son mari ; non pas que la pensée de voir Lantierdemeurer chez eux la blessât ni l’inquiétât beaucoup ; maiselle se demandait où elle mettrait le linge sale. Cependant, lezingueur faisait valoir les avantages de l’arrangement. Le loyer decinq cents francs avait toujours été un peu fort. Eh bien ! lecamarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs parmois ; ce ne serait pas cher pour lui, et ça les aiderait aumoment du terme. Il ajouta qu’il se chargeait de manigancer, sousleur lit, une grande caisse où tout le linge sale du quartierpourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulter du regardmaman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en luiapportant des boules de gomme pour son catarrhe.

– Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire.Il y aurait moyen de s’organiser…

– Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes tropgentils, ce serait abuser.

Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu’il allait faire sonandouille encore longtemps ? Quand on lui disait que c’étaitde bon cœur ! Il leur rendrait service, là,comprenait-il ! Puis, d’une voix furibonde, ilgueula :

– Étienne, Étienne !

Le gamin s’était endormi sur la table. Il leva la tête ensursaut.

– Écoute, dis-lui que tu le veux… Oui, à ce monsieur-là…Dis-lui bien fort : Je le veux !

– Je le veux ! bégaya Étienne, la bouche empâtée desommeil.

Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son airgrave et pénétré. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table,en disant :

– J’accepte… C’est de bonne amitié de part et d’autre,n’est-ce pas ? Oui, j’accepte pour l’enfant.

Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venupasser une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla del’affaire. Il se montra d’abord inquiet, refusant, se fâchant,comme si elle lui avait demandé d’abattre toute une aile de samaison. Puis, après une inspection minutieuse des lieux, lorsqu’ileut regardé en l’air pour voir si les étages supérieurs n’allaientpas être ébranlés, il finit par donner l’autorisation, mais à lacondition de ne supporter aucun frais ; et les Coupeau durentlui signer un papier, dans lequel ils s’engageaient à rétablir leschoses en l’état, à l’expiration de leur bail. Le soir même, lezingueur amena des camarades, un maçon, un menuisier, un peintre,de bons zigs qui feraient cette bricole-là après leur journée,histoire de rendre service. La pose de la nouvelle porte, lenettoyage de la pièce, n’en coûtèrent pas moins une centaine defrancs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Lezingueur dit aux camarades qu’il leur paierait ça plus tard, avecle premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question demeubler la pièce. Gervaise y laissa l’armoire de mamanCoupeau ; elle ajouta une table et deux chaises, prises danssa propre chambre ; il lui fallut enfin acheter unetable-toilette et un lit, avec la literie complète, en tout centtrente francs, qu’elle devait payer à raison de dix francs parmois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs de Lantierse trouvaient mangés à l’avance par les dettes contractées, plustard il y aurait un joli bénéfice.

Ce fut dans les premiers jours de juin que l’installation duchapelier eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d’aller aveclui chercher sa malle, pour lui éviter les trente sous d’un fiacre.Mais l’autre était resté gêné, disant que sa malle pesait troplourd, comme s’il avait voulu cacher jusqu’au dernier momentl’endroit où il logeait. Il arriva dans l’après-midi, vers troisheures. Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte dela boutique, devint toute pâle, en reconnaissant la malle sur lefiacre. C’était leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avaitfait le voyage de Plassans, aujourd’hui écorchée, cassée, tenue pardes cordes. Elle la voyait revenir comme souvent elle l’avait rêvé,et elle pouvait s’imaginer que le même fiacre, le fiacre où cettegarce de brunisseuse s’était fichue d’elle, la lui rapportait.Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier. Lablanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. Quand ils eurentdéposé leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pourparler :

– Hein ? voilà une bonne affaire de faite ?

Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer lescordes, ne la regardait seulement pas, elle ajouta :

– Monsieur Boche, vous allez boire un coup.

Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement,Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa unpetit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent deville comprit parfaitement. Quand il était de service, et qu’onbattait de l’œil, ça voulait dire qu’on lui offrait un verre devin. Même, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, àattendre qu’elle battît de l’œil. Alors, pour ne pas être vu, ilpassait par la cour, il sifflait son verre en se cachant.

– Ah ! ah ! dit Lantier, quand il le vit entrer,c’est vous, Badingue !

Il l’appelait Badingue par blague, pour se ficher de l’empereur.Poisson acceptait ça de son air raide, sans qu’on pût savoir si çal’embêtait au fond. D’ailleurs, les deux hommes, quoique séparéspar leurs convictions politiques, étaient devenus très bonsamis.

– Vous savez que l’empereur a été sergent de ville àLondres, dit à son tour Boche. Oui, ma parole ! il ramassaitles femmes soûles.

Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle,ne voulait pas boire, se sentait le cœur tout barbouillé. Mais ellerestait, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise dubesoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dansun coin, d’un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d’unvieux chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là ?est-ce qu’elle allait retrouver les loques du passé ? Lantier,avant de soulever le couvercle, prit son verre et trinqua.

– À votre santé.

– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson.

La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommess’essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit lamalle. Elle était pleine d’un pêle-mêle de journaux, de livres, devieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement unecasserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec lenez cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. Et Gervaise,penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d’hommemalpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu’on voit de sapersonne. Non, le vieux chapeau n’était plus dans le coin degauche. Il y avait là une pelote qu’elle ne connaissait pas,quelque cadeau de femme. Alors, elle se calma, elle éprouva unevague tristesse, continuant à suivre les objets, en se demandants’ils étaient de son temps ou du temps des autres.

– Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ça ?reprit Lantier.

Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé àBruxelles : Les Amours de Napoléon III, orné degravures. On y racontait, entre autres anecdotes, commentl’empereur avait séduit la fille d’un cuisinier, âgée de treizeans ; et l’image représentait Napoléon III, les jambesnues, ayant gardé seulement le grand cordon de la Légion d’honneur,poursuivant une gamine qui se dérobait à sa luxure.

– Ah ! c’est bien ça ! s’écria Boche, dont lesinstincts sournoisement voluptueux étaient flattés. Ça arrivetoujours comme ça !

Poisson restait saisi, consterné ; et il ne trouvait pas unmot pour défendre l’empereur. C’était dans un livre, il ne pouvaitpas dire non. Alors, Lantier lui poussant toujours l’image sous lenez d’un air goguenard, il laissa échapper ce cri, en arrondissantles bras :

– Eh bien, après ? Est-ce que ce n’est pas dans lanature ?

Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livreset ses journaux sur une planche de l’armoire ; et comme ilparaissait désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendueau-dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. Ilpossédait l’Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins lepremier volume, qu’il n’avait jamais eu d’ailleurs, LesGirondins, de Lamartine, en livraisons à deux sous, LesMystères de Paris et Le Juif errant, d’Eugène Sue,sans compter un tas de bouquins philosophiques et humanitaires,ramassés chez les marchands de vieux clous. Mais il couvait surtoutses journaux d’un regard attendri et respectueux. C’était unecollection faite par lui, depuis des années. Chaque fois qu’au caféil lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, ilachetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paqueténorme de toutes les dates et de tous les titres, empilés sansordre aucun. Quand il eut sortit ce paquet du fond de la malle, ildonna dessus des tapes amicales, en disant aux deuxautres :

– Vous voyez ça ? eh bien, c’est à papa, personne nepeut se flatter d’avoir quelque chose d’aussi chouette… Ce qu’il ya là-dedans, vous ne vous l’imaginez pas. C’est-à-dire que, si onappliquait la moitié de ces idées, ça nettoierait du coup lasociété. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient unbouillon…

Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont lesmoustaches et l’impériale rouges remuaient dans sa face blême.

– Et l’armée, dites donc, qu’est-ce que vous enfaites ?

Alors, Lantier s’emporta. Il criait en donnant des coups depoing sur ses journaux :

– Je veux la suppression du militarisme, la fraternité despeuples… Je veux l’abolition des privilèges, des titres et desmonopoles… Je veux l’égalité des salaires, la répartition desbénéfices, la glorification du prolétariat… Toutes les libertés,entendez-vous ! toutes !… Et le divorce !

– Oui, oui, le divorce, pour la morale ! appuyaBoche.

Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit :

– Pourtant, si je n’en veux pas de vos libertés, je suisbien libre.

– Si vous n’en voulez pas, si vous n’en voulez pas… bégayaLantier, que la passion étranglait. Non, vous n’êtes paslibre !… Si vous n’en voulez pas, je vous foutrai à Cayenne,moi ! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tous les cochonsde sa bande !

Ils s’empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres.Gervaise, qui n’aimait pas les discussions, intervenaitd’ordinaire. Elle sortit de la torpeur où la plongeait la vue de lamalle, toute pleine du parfum gâté de son ancien amour ; etelle montra les verres aux trois hommes.

– C’est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant sonverre. À la vôtre.

– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrentavec lui.

Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude,regardant le sergent de ville du coin de l’œil.

– Tout ça entre nous, n’est-ce pas, monsieur Poisson ?murmura-t-il enfin. On vous montre et on vous dit des choses…

Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur soncœur, comme pour expliquer que tout restait là. Il n’allait pasmoucharder des amis, bien sûr. Coupeau étant arrivé, on vida unsecond litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, repritsur le trottoir sa marche raide et sévère, à pas comptés.

Dans les premiers temps, tout fut en l’air chez lablanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée,sa clef ; mais, comme au dernier moment, on s’était décidé àne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, leplus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussiembarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s’occupait pas dela grande caisse dont il avait parlé ; et elle se trouvaitréduite à fourrer le linge un peu partout, dans les coins,principalement sous son lit, ce qui manquait d’agrément pendant lesnuits d’été. Enfin, elle était très ennuyée d’avoir chaque soir àfaire le lit d’Étienne au beau milieu de la boutique ; lorsqueles ouvrières veillaient, l’enfant dormait sur une chaise, enattendant. Aussi Goujet lui ayant parlé d’envoyer Étienne à Lille,où son ancien patron, un mécanicien, demandait des apprentis, ellefut séduite par ce projet, d’autant plus que le gamin, peu heureuxà la maison, désireux d’être son maître, la suppliait de consentir.Seulement, elle craignait un refus net de la part de Lantier. Ilétait venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de sonfils ; il n’allait pas vouloir le perdre juste quinze joursaprès son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblantde l’affaire, il approuva beaucoup l’idée, disant que les jeunesouvriers ont besoin de voir du pays. Le matin où Étienne partit, illui fit un discours sur ses droits, puis il l’embrassa, ildéclama :

– Souviens-toi que le producteur n’est pas un esclave, maisque quiconque n’est pas un producteur est un frelon.

Alors, le train-train de la maison reprit, tout se calma ets’assoupit dans de nouvelles habitudes. Gervaise s’était accoutuméeà la débandade du linge sale, aux allées et venues de Lantier.Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires ; il sortaitparfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait,découchait même, puis rentrait en affectant d’être éreinté, d’avoirla tête cassée, comme s’il venait de discuter, vingt-quatre heuresdurant, les plus graves intérêts. La vérité était qu’il la coulaitdouce. Oh ! il n’y avait pas de danger qu’il empoignât desdurillons aux mains ! Il se levait d’ordinaire vers dixheures, faisait une promenade l’après-midi, si la couleur du soleillui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutiqueoù il parcourait son journal. C’était son milieu, il crevait d’aiseparmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes, adorantleurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant lui-mêmeun langage choisi ; et ça expliquait pourquoi il aimait tant àse frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. LorsqueClémence lui dévidait son chapelet, il demeurait tendre etsouriant, en tordant ses minces moustaches. L’odeur de l’atelier,ces ouvrières en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus,tout ce coin pareil à une alcôve où tramait le déballage des damesdu quartier, semblait être pour lui le trou rêvé, un refugelongtemps cherché de paresse et de jouissance.

Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coinde la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine,il dînait avec les Coupeau trois et quatre fois ; si bienqu’il finit par leur offrir de prendre pension chez eux : illeur donnerait quinze francs chaque samedi. Alors, il ne quittaplus la maison, il s’installa tout à fait. On le voyait du matin ausoir aller de la boutique à la chambre du fond, en bras de chemise,haussant la voix, ordonnant ; il répondait même aux pratiques,il menait la baraque. Le vin de François lui ayant déplu, ilpersuada à Gervaise d’acheter désormais son vin chez Vigouroux, lecharbonnier d’à côté, dont il allait pincer la femme avec Boche, enfaisant les commandes. Puis, ce fut le pain de Coudeloup qu’iltrouva mal cuit ; et il envoya Augustine chercher le pain à laboulangerie viennoise du faubourg Poissonnière, chez Meyer. Ilchangea aussi Lehongre, l’épicier, et ne garda que le boucher de larue Polonceau, le gros Charles, à cause de ses opinions politiques.Au bout d’un mois, il voulut mettre toute la cuisine à l’huile.Comme disait Clémence, en le blaguant, la tache d’huilereparaissait quand même chez ce sacré Provençal. Il faisaitlui-même les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés,plus rissolées que des crêpes, si fermes qu’on aurait dit desgalettes. Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks trèscuits, pareils à des semelles de soulier, ajoutant de l’ailpartout, se fâchant si l’on coupait de la fourniture dans lasalade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvaitbien se glisser du poison. Mais son grand régal était un certainpotage, du vermicelle cuit à l’eau, très épais, où il versait lamoitié d’une bouteille d’huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise,parce que les autres, les Parisiens, pour s’être un jour risqués ày goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux.

Peu à peu, Lantier en était venu également à s’occuper desaffaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujourspour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, ilavait expliqué qu’on pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu’ilsse fichaient du monde ! c’étaient dix francs qu’ils devaientdonner par mois ! Et il montait lui-même chercher les dixfrancs, d’un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n’osaitpas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deuxpièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé les mains deLantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre, dans lesquerelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand lablanchisseuse, prise d’impatience, rudoyait sa belle-mère, et quecelle-ci allait pleurer sur son lit, il les bousculait toutes lesdeux, les forçait à s’embrasser, en leur demandant si ellescroyaient amuser le monde avec leurs bons caractères. C’était commeNana : on l’élevait joliment mal, à son avis. En cela, iln’avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mèresoutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le pèrefaisait une scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, sesentant excusée à l’avance, commettait les cent dix-neuf coups. Àprésent, elle avait inventé d’aller jouer dans la maréchalerie enface ; elle se balançait la journée entière aux brancards descharrettes ; elle se cachait avec des bandes de voyous au fondde la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge ; et,brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée etbarbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée demarteaux venait de mettre ces saloperies d’enfants en fuite.Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savaitjoliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme unedame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjàpleins de vice. Il avait fini par se charger de sonéducation : il lui apprenait à danser et à parler patois.

Une année s’écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait queLantier avait des rentes, car c’était la seule façon de s’expliquerle grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait àgagner de l’argent ; mais maintenant qu’elle nourrissait deuxhommes à ne rien faire, la boutique pour sûr ne pouvaitsuffire ; d’autant plus que la boutique devenait moins bonne,des pratiques s’en allaient, les ouvrières godaillaient du matin ausoir. La vérité était que Lantier ne payait rien, ni loyer ninourriture. Les premiers mois, il avait donné des acomptes ;puis, il s’était contenté de parler d’une grosse somme qu’il devaittoucher, grâce à laquelle il s’acquitterait plus tard, en un coup.Gervaise n’osait plus lui demander un centime. Elle prenait lepain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient partout, çamarchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour.Elle n’avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux troiscamarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce mondecommençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans lesmagasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de ladette ; elle s’étourdissait, choisissait les choses les pluschères, se lâchait dans sa gourmandise depuis qu’elle ne payaitplus ; et elle restait très honnête au fond, rêvant de gagnerdu matin au soir des centaines de francs, elle ne savait pas tropde quelle façon, pour distribuer des poignées de pièces de centsous à ses fournisseurs. Enfin, elle s’enfonçait, et à mesurequ’elle dégringolait, elle parlait d’élargir ses affaires.Pourtant, vers le milieu de l’été, la grande Clémence était partie,parce qu’il n’y avait pas assez de travail pour deux ouvrières etqu’elle attendait son argent pendant des semaines. Au milieu decette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues. Lesgaillards, attablés jusqu’au menton, bouffaient la boutique,s’engraissaient de la ruine de l’établissement ; et ilss’excitaient l’un l’autre à mettre les morceaux doubles, et ils setapaient sur le ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérerplus vite.

Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoirsi réellement Lantier s’était remis avec Gervaise. Là-dessus, lesavis se partageaient. À entendre les Lorilleux, la Banban faisaittout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d’elle,la trouvait trop décatie, avait en ville des petites filles d’unefrimousse autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, lablanchisseuse, dès la première nuit, s’en était allée retrouver sonancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé.Tout ça, d’une façon comme d’une autre, ne semblait guèrepropre ; mais il y a tant de saletés dans la vie, et de plusgrosses, que les gens finissaient par trouver ce ménage à troisnaturel, gentil même, car on ne s’y battait jamais et lesconvenances étaient gardées. Certainement, si l’on avait mis le nezdans d’autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonnédavantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants.Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se culottaientet couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les voisins dedormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes manièresde Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les bavardes.Même, dans le doute où l’on se trouvait de ses rapports avecGervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière,celle-ci semblait dire que c’était vraiment dommage, parce qu’enfinça rendait les Coupeau moins intéressants.

Cependant, Gervaise vivait tranquille de ce côté, ne pensaitguère à ces ordures. Les choses en vinrent au point qu’on l’accusade manquer de cœur. Dans la famille, on ne comprenait pas sarancune contre le chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrerentre les amoureux, venait tous les soirs ; et elle traitaitLantier d’homme irrésistible, dans les bras duquel les dames lesplus huppées devaient tomber. Madame Boche n’aurait pas répondu desa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspirationsourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, commesi toutes les femmes, autour d’elle, avaient dû se satisfaire, enlui donnant un amant. Mais Gervaise s’étonnait, ne découvrait paschez Lantier tant de séductions. Sans doute, il était changé à sonavantage : il portait toujours un paletot, il avait pris del’éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu’à l’âmepar les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses,dont elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant auxautres, pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter dumonsieur ? Ce fut ce qu’elle laissa entendre un jour àVirginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat etVirginie, pour lui monter la tête, lui racontèrent les amours deLantier et de la grande Clémence. Oui, elle ne s’était aperçue derien ; mais, dès qu’elle sortait pour une course, le chapelieremmenait l’ouvrière dans sa chambre. Maintenant on les rencontraitensemble, il devait l’aller voir chez elle.

– Eh bien ? dit la blanchisseuse, la voix un peutremblante, qu’est-ce que ça peut me faire ?

Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincellesd’or luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui envoulait donc, qu’elle tâchait de la rendre jalouse ? Mais lacouturière prit son air bête, en répondant :

– Ça ne peut rien vous faire, bien sûr… Seulement, vousdevriez lui conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il auradu désagrément.

Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait demanières à l’égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnaitune poignée de main, il lui gardait un instant les doigts entre lessiens. Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeuxhardis, où elle lisait nettement ce qu’il lui demandait. S’ilpassait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes,soufflait sur son cou, comme pour l’endormir. Pourtant, il attenditencore, avant d’être brutal et de se déclarer. Mais, un soir, setrouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire uneparole, l’accula tremblante contre le mur, au fond de la boutique,et là voulut l’embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste à cemoment. Alors, elle se débattit, s’échappa. Et tous troiséchangèrent quelques mots, comme si de rien n’était. Goujet, laface toute blanche, avait baissé le nez, en s’imaginant qu’il lesdérangeait, qu’elle venait de se débattre pour ne pas êtreembrassée devant le monde.

Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, trèsmalheureuse, incapable de repasser un mouchoir ; elle avait lebesoin de voir Goujet, de lui expliquer comment Lantier la tenaitcontre le mur. Mais, depuis qu’Étienne était à Lille, elle n’osaitplus entrer à la forge, où Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,l’accueillait avec des rires sournois. Pourtant, l’après-midi,cédant à son envie, elle prit un panier vide, elle partit sous leprétexte d’aller prendre des jupons chez sa pratique de la rue desPortes-Blanches. Puis, quand elle fut rue Marcadet, devant lafabrique de boulons, elle se promena à petits pas, comptant sur unebonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet devait l’attendre,car elle n’était pas là depuis cinq minutes, qu’il sortit comme parhasard.

– Tiens ! vous êtes en course, dit-il en souriantfaiblement ; vous rentrez chez vous…

Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos àla rue des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte àcôte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée des’éloigner de la fabrique, pour ne pas paraître se donner desrendez-vous devant la porte. La tête basse, ils suivaient lachaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis, à deuxcents pas, naturellement, comme s’ils avaient connu l’endroit, ilsfilèrent à gauche, toujours silencieux, et s’engagèrent dans unterrain vague. C’était, entre une scierie mécanique et unemanufacture de boutons, une bande de prairie restée verte, avec desplaques jaunes d’herbe grillée ; une chèvre, attachée à unpiquet, tournait en bêlant ; au fond, un arbre morts’émiettait au grand soleil.

– Vrai ! murmura Gervaise, on se croirait à lacampagne.

Ils allèrent s’asseoir sous l’arbre mort. La blanchisseuse mitson panier à ses pieds. En face d’eux, la butte Montmartre étageaitses rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes demaigre verdure ; et, quand ils renversaient la tête davantage,ils apercevaient le large ciel d’une pureté ardente sur la ville,traversé au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vivelumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l’horizon platles lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout larespiration du mince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflaitdes jets de vapeur. Ces gros soupirs semblaient soulager leurpoitrine oppressée.

– Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je metrouvais en course, j’étais sortie…

Après avoir tant souhaité une explication, tout d’un coup ellen’osait plus parler. Elle était prise d’une grande honte. Et ellesentait bien, cependant, qu’ils étaient venus là d’eux-mêmes, pourcauser de ça ; même ils en causaient sans avoir besoin deprononcer une parole. L’affaire de la veille restait entre euxcomme un poids qui les gênait.

Alors, prise d’une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elleraconta l’agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin,après d’épouvantables douleurs.

– Ça venait d’un coup de pied que lui avait allongé Bijard,disait-elle d’une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sansdoute, il lui avait cassé quelque chose à l’intérieur. MonDieu ! en trois jours, elle a été tortillée… Ah ! il y a,aux galères, des gredins qui n’en ont pas tant fait. Mais lajustice aurait trop de besogne, si elle s’occupait des femmescrevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins,n’est-ce pas ? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous lesjours. D’autant plus que la pauvre femme voulait sauver son hommede l’échafaud et expliquait qu’elle s’était abîmé le ventre entombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant depasser.

Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poingscrispés.

– Il n’y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avaitsevré son dernier, le petit Jules ; et c’est encore unechance, car l’enfant ne pâtira pas… N’importe, voilà cette gaminede Lalie chargée de deux mioches. Elle n’a pas huit ans, mais elleest sérieuse et raisonnable comme une vraie mère. Avec ça, son pèrela roue de coups… Ah bien ! on rencontre des êtres qui sontnés pour souffrir.

Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvrestremblantes :

– Vous m’avez fait de la peine, hier, oh ! oui,beaucoup de peine…

Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui,continuait :

– Je sais, ça devait arriver… Seulement, vous auriez dûvous confier à moi, m’avouer ce qu’il en était, pour ne pas melaisser dans des idées…

Il ne put achever. Elle s’était levée, en comprenant que Goujetla croyait remise avec Lantier, comme le quartier l’affirmait. Et,les bras tendus, elle cria :

– Non, non, je vous jure… Il me poussait, il allaitm’embrasser, c’est vrai ; mais sa figure n’a pas même touchéla mienne, et c’était la première fois qu’il essayait… Oh !tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j’aide plus sacré !

Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce queles femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave,reprit lentement :

– Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guèrementeuse… Eh bien ! non, ça n’est pas, ma paroled’honneur !… Jamais ça ne sera, entendez-vous ?jamais ! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernièredes dernières, je ne mériterais plus l’amitié d’un honnête hommecomme vous.

Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine defranchise, qu’il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant,il respirait à l’aise, il riait en dedans. C’était la première foisqu’il lui tenait la main et qu’il la serrait dans la sienne. Tousdeux restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avecune lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournéevers eux, les regardait en poussant à de longs intervallesréguliers un bêlement très doux. Et, sans se lâcher les doigts, lesyeux noyés d’attendrissement, ils se perdaient au loin, sur lapente de Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie descheminées d’usine rayant l’horizon, dans cette banlieue plâtreuseet désolée, où les bosquets verts des cabarets borgnes lestouchaient jusqu’aux larmes.

– Votre mère m’en veut, je le sais, reprit Gervaise à voixbasse. Ne dites pas non… Nous vous devons tant d’argent !

Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secouala main, à la briser. Il ne voulait pas qu’elle parlât de l’argent.Puis, il hésita, il bégaya enfin :

– Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposerune chose… Vous n’êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vietourne mal pour vous…

Il s’arrêta, un peu étouffé.

– Eh bien ! il faut nous en aller ensemble.

Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d’abord, surprisepar cette rude déclaration d’un amour dont il n’avait jamais ouvertles lèvres.

– Comment ça ? demanda-t-elle.

– Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions,nous vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez… C’estpresque mon pays… En travaillant tous les deux, nous serions vite ànotre aise.

Alors, elle devint très rouge. Il l’aurait prise contre lui pourl’embrasser, qu’elle aurait eu moins de honte. C’était un drôle degarçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela sepasse dans les romans et dans la haute société. Ah bien !autour d’elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmesmariées ; mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, çase passait sur place, et carrément.

– Ah ! monsieur Goujet, monsieur Goujet…murmurait-elle, sans trouver autre chose.

– Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux,reprit-il. Les autres me gênent, vous comprenez ?… Quand j’aide l’amitié pour une personne, je ne peux pas voir cette personneavec d’autres.

Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d’un airraisonnable.

– Ce n’est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait trèsmal… Je suis mariée, n’est-ce pas ? j’ai des enfants… Je saisbien que vous avez de l’amitié pour moi et que je vous fais de lapeine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne goûterions pasde plaisir… Moi aussi, j’éprouve de l’amitié pour vous, j’enéprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ceseraient des bêtises, bien sûr… Non, voyez-vous, il vaut mieuxdemeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvonsd’accord de sentiment. C’est beaucoup, ça m’a soutenue plus d’unefois. Quand on reste honnête, dans notre position, on en estjoliment récompensé.

Il hochait la tête, en l’écoutant. Il l’approuvait, il nepouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, illa prit entre ses bras, la serra à l’écraser, lui posa un baiserfurieux sur le cou, comme s’il avait voulu lui manger la peau.Puis, il la lâcha, sans demander autre chose ; et il ne parlaplus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fâchait pas,comprenant que tous deux avaient bien gagné ce petit plaisir.

Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grandfrisson, s’écartait d’elle, pour ne pas céder à l’envie de lareprendre ; et il se traînait sur les genoux, ne sachant àquoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu’iljetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu de lanappe d’herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, cejeu le calma, l’amusa. De ses doigts raidis par le travail dumarteau, il cassait délicatement les fleurs, les lançait une à une,et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu’il ne manquait pas lacorbeille. La blanchisseuse s’était adossée à l’arbre mort, gaie etreposée, haussant la voix pour se faire entendre, dans l’haleineforte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrainvague, côte à côte, en causant d’Étienne, qui se plaisait beaucoupà Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.

Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageusequ’elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas luipermettre de la toucher seulement du bout des doigts ; maiselle avait peur, s’il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne,de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle selaissait aller, pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, nerecommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avecelle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupé de latripière, une femme de quarante-cinq ans, très bien conservée.Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripière, afin de lerassurer. Elle répondait à Virginie et à madame Lerat, quandcelles-ci faisaient l’éloge du chapelier, qu’il pouvait bien sepasser de son admiration, puisque toutes les voisines avaient desbéguins pour lui.

Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, unvrai. On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu’il savait,se fichait du bavardage, du moment où il avait l’honnêteté de soncôté. Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeaitsa femme et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, brasdessous, histoire de crâner dans la rue ; et il regardait lesgens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s’ils s’étaientpermis la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peufiérot, l’accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, leblaguait parce qu’il savait lire et qu’il parlait comme un avocat.Mais, à part ça, il le déclarait un bougre à poils. On n’en auraitpas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle. Enfin, ils secomprenaient, ils étaient bâtis l’un pour l’autre. L’amitié avec unhomme, c’est plus solide que l’amour avec une femme.

Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensembledes noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait del’argent à Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand ilsentait de la monnaie dans la maison. C’était toujours pour sesgrandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau,parlait d’une longue course, l’emmenait ; et, attablés nez ànez au fond d’un restaurant voisin, ils se flanquaient par le cocodes plats qu’on ne peut manger chez soi, arrosés de vin cacheté. Lezingueur aurait préféré des ribotes dans le chic bon enfant ;mais il était impressionné par les goûts d’aristo du chapelier, quitrouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. Onn’avait pas idée d’un homme si douillet, si difficile. Ils sonttous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait riend’échauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de lasanté, faisant remporter la viande lorsqu’elle lui semblait tropsalée ou trop poivrée. C’était encore pis pour les courants d’air,il en avait une peur bleue, il engueulait tout l’établissement, siune porte restait entrouverte. Avec ça, très chien, donnant deuxsous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N’importe, ontremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevardsextérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, Grande-Ruedes Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu’on leurservait sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ilstrouvaient les meilleures huîtres du quartier, à la Ville deBar-le-Duc. Quand ils se risquaient en haut de la butte,jusqu’au Moulin de la Galette, on leur faisait sauter unlapin. Rue des Martyrs, Les Lilas avaient la spécialité dela tête de veau ; tandis que, chaussée Clignancourt, lesrestaurants du Lion d’Or et des Deux Marronniersleur donnaient des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ilstournaient plus souvent à gauche, du côté de Belleville, avaientleur table gardée aux Vendanges de Bourgogne, auCadran Bleu, au Capucin, des maisons deconfiance, où l’on pouvait demander de tout, les yeux fermés.C’étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemainmatin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre deGervaise. Même un jour, dans un bosquet du Moulin de laGalette, Lantier amena une femme, avec laquelle Coupeau lelaissa au dessert.

Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuisl’entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantaitdéjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand ilse laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, lecamarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en letrouvant pendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambonfumé ; et il lui criait de descendre prendre un canon. C’étaitréglé, le zingueur lâchait l’ouvrage, commençait une bordée quidurait des journées et des semaines. Oh ! par exemple, desbordées fameuses, une revue générale de tous les mastroquets duquartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir,les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans lanuit, pareilles aux lampions d’une fête, jusqu’à ce que la dernièrechandelle s’éteignît avec le dernier verre ! Cet animal dechapelier n’allait jamais jusqu’au bout. Il laissait l’autres’allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable.Lui, se piquait le nez proprement, sans qu’on s’en aperçût. Quandon le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plusminces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Lezingueur, au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boiresans se mettre dans un état ignoble.

Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira unebordée qui finit d’une façon tout à fait sale pour lui et pour lesautres. La veille, il avait trouvé de l’ouvrage. Lantier, cettefois-là, était plein de beaux sentiments ; il prêchait letravail, attendu que le travail ennoblit l’homme. Même, le matin,il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier,gravement, honorant en lui l’ouvrier vraiment digne de ce nom.Mais, arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ilsentrèrent prendre une prune, rien qu’une, dans le seul butd’arroser ensemble la ferme résolution d’une bonne conduite. Enface du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre lemur, fumait sa pipe d’un air maussade.

– Tiens ! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On adonc la flemme, ma vieille ?

– Non, non, répondit le camarade en s’étirant les bras. Cesont les patrons qui vous dégoûtent… J’ai lâché le mien hier… Tousde la crapule, de la canaille…

Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur lebanc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait lespatrons ; ils avaient parfois joliment du mal, il en savaitquelque chose, lui qui sortait des affaires. De la joliefripouille, les ouvriers ! toujours en noce, se fichant del’ouvrage, vous lâchant au beau milieu d’une commande, reparaissantquand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petitPicard, dont la toquade était de se trimbaler en voiture ;oui, dès qu’il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendantdes journées. Est-ce que c’était là un goût de travailleur ?Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons.Oh ! il voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une salerace après tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs demonde. Lui, Dieu merci ! pouvait dormir la consciencetranquille, car il s’était toujours conduit en ami avec ses hommes,et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.

– Filons, mon petit, dit-il en s’adressant à Coupeau. Ilfaut être sage, nous serions en retard.

Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, lejour se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux dupavé ; il avait plu la veille, il faisait très doux. On venaitd’éteindre les becs de gaz ; la rue des Poissonniers, où deslambeaux de nuit étranglés par les maisons flottaient encore,s’emplissait du sourd piétinement des ouvriers descendant versParis. Coupeau, son sac de zingueur passé à l’épaule, marchait del’air esbrouffeur d’un citoyen qui est d’attaque, une fois parhasard. Il se tourna, il demanda :

– Bibi, veux-tu qu’on t’embauche ? le patron m’a ditd’amener un camarade, si je pouvais.

– Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge… Fautproposer ça à Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque… Attends,Mes-Bottes est bien sûr là-dedans.

Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent eneffet Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l’heure matinale,l’Assommoir flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantierresta sur la porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parcequ’ils avaient tout juste dix minutes.

– Comment ! tu vas chez ce roussin deBourguignon ! cria Mes-Bottes, quand le zingueur lui eutparlé. Plus souvent qu’on me pince dans cette boîte ! Non,j’aimerais mieux tirer la langue jusqu’à l’année prochaine… Mais,mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c’est moi qui te ledis !

– Vrai, une sale boîte ? demanda Coupeau inquiet.

– Oh ! tout ce qu’il y a de plus sale… On ne peut pasbouger. Le singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça desmanières, une bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutiqueoù il est défendu de cracher… Je les ai envoyés dinguer le premiersoir, tu comprends.

– Bon ! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez euxun boisseau de sel… J’en vais tâter ce matin ; mais si lepatron m’embête, je te le ramasse et je te l’assois sur sabourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles !

Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier deson bon renseignement ; et il s’en allait, quand Mes-Bottes sefâcha. Tonnerre de Dieu ! est-ce que le Bourguignon allait lesempêcher de boire la goutte ? Les hommes n’étaient plus deshommes, alors ? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes.Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers setinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes-Bottes, avec sessouliers éculés, sa blouse noire d’ordures, sa casquette aplatiesur le sommet du crâne, gueulait fort et roulait des yeux de maîtredans l’Assommoir. Il venait d’être proclamé empereur des pochardset roi des cochons, pour avoir mangé une salade de hannetonsvivants et mordu dans un chat crevé.

– Dites donc, espèce de Borgia ! cria-t-il au pèreColombe, donnez-nous de la jaune, de votre pissat d’âne premiernuméro.

Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricotbleu, eut empli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d’unelampée, histoire de ne pas laisser le liquide s’éventer.

– Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmuraBibi-la-Grillade.

Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Levendredi, il était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sapipe dans le bec avec une poignée de plâtre. Un autre en seraitcrevé, lui gonflait le dos et se pavanait.

– Ces messieurs ne renouvellent pas ? demanda le pèreColombe de sa voix grasse.

– Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C’est mon tour.

Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernierdimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeaudemanda des nouvelles de la Malle des Indes, uneblanchisseuse de Chaillot, connue dans l’établissement. On allaitboire, quand Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux quipassaient. Ceux-ci vinrent jusqu’à la porte et refusèrent d’entrer.Le forgeron ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Lechaîniste, blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaînesd’or qu’il reportait ; et il toussait, il s’excusait, endisant qu’une goutte d’eau-de-vie le mettait sur le flanc.

– En voilà des cafards ! grogna Mes-Bottes. Ça doitlicher dans les coins.

Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le pèreColombe.

– Vieille drogue, tu as changé de litre !… Tu sais, cen’est pas avec moi qu’il faut maquiller ton vitriol !

Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l’Assommoir,dont le patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait sonbeau-frère, qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, onn’avait pas à lui faire un crime. Il approuvait même Goujet,attendu que c’était un honneur de ne jamais avoir soif. Et ilparlait d’aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand aird’homme comme il faut, lui infligea une leçon : on payait satournée, au moins, avant de se cavaler ; on ne lâchait pas desamis comme un pleutre, même pour se rendre à son devoir.

– Est-ce qu’il va nous bassiner longtemps avec sontravail ! cria Mes-Bottes.

– Alors, c’est la tournée de monsieur ? demanda lepère Colombe à Coupeau.

Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour deBibi-la-Grillade, il se pencha à l’oreille du patron, qui refusad’un lent signe de tête. Mes-Bottes comprit et se remit àinvectiver cet entortillé de père Colombe. Comment ! une bridede son espèce se permettait de mauvaises manières à l’égard d’uncamarade ! Tous les marchands de coco faisaient l’œil !Il fallait venir dans les mines à poivre pour être insulté !Le patron restait calme, se balançait sur ses gros poings, au borddu comptoir, en répétant poliment :

– Prêtez de l’argent à monsieur, ce sera plus simple.

– Nom de Dieu ! oui, je lui en prêterai, hurlaMes-Bottes. Tiens ! Bibi, jette-lui sa monnaie à travers lagueule, à ce vendu !

Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à sonépaule, il continua, en s’adressant au zingueur :

– T’as l’air d’une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rendbossu.

Coupeau hésita un instant ; et, paisiblement, comme s’ils’était décidé après de mûres réflexions, il posa son sac parterre, en disant :

– Il est trop tard, à cette heure. J’irai chez Bourguignonaprès le déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques…Écoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette,je les reprendrai à midi.

Lantier, d’un hochement de tête, approuva cet arrangement. Ondoit travailler, ça ne fait pas un doute ; seulement, quand onse trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. Un désir degodaille les avait peu à peu chatouillés et engourdis tous lesquatre, les mains lourdes, se tâtant du regard. Et, dès qu’ilseurent cinq heures de flâne devant eux, ils furent pris brusquementd’une joie bruyante, ils s’allongèrent des claques, se gueulèrentdes mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulagé,rajeuni, qui appelait les autres « ma vieillebranche ! » On se mouilla encore d’une tournéegénérale ; puis, on alla à La Puce qui renifle, unpetit bousingot où il y avait un billard. Le chapelier fit uninstant son nez, parce que c’était une maison pas trèspropre : le schnick y valait un franc le litre, dix sous unechopine en deux verres, et la société de l’endroit avait commistant de saletés sur le billard, que les billes y restaient collées.Mais, la partie une fois engagée, Lantier qui avait un coup dequeue extraordinaire, retrouva sa grâce et sa belle humeur,développant son torse, accompagnant d’un effet de hanches chaquecarambolage.

Lorsque vint l’heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapades pieds, en criant :

– Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille…Nous l’emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mèreLouis.

L’idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devaitavoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Lesrues étaient jaunes, une petite pluie tombait ; mais ilsavaient déjà trop chaud à l’intérieur pour sentir ce léger arrosagesur leurs abattis. Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique deboulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant lasortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire àBec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout desuite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l’air biencalme, le nez flairant un gueuleton.

– Ah ! les cheulards ! dit-il, dès qu’il lesaperçut cachés sous une porte. J’ai senti ça… Hein ? qu’est-cequ’on mange ?

Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, ontapa de nouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,racontait qu’il y avait une commande pressée dans sa boîte.Oh ! le singe était coulant pour le quart d’heure ; onpouvait manquer à l’appel, il restait gentil, il devait s’estimerencore bien heureux quand on revenait. D’abord, il n’y avait pas dedanger qu’un patron osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, parce qu’on n’en trouvait plus, des cadets de sacapacité. Après les pieds, on mangea une omelette. Chacun but sonlitre. La mère Louis faisait venir son vin de l’Auvergne, un vincouleur de sang qu’on aurait coupé au couteau. Ça commençait à êtredrôle, la bordée s’allumait.

Qu’est-ce qu’il a, à m’emmoutarder, cet encloué de singe ?cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu’il ne vient pas d’avoir l’idéed’accrocher une cloche dans sa baraque ? Une cloche, c’est bonpour des esclaves… Ah bien ! elle peut sonner,aujourd’hui ! Du tonnerre si l’on me repince àl’enclume ! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bienle balancer… S’il me fiche un abattage, je l’envoie à Chaillot.

– Moi, dit Coupeau d’un air important, je suis obligé devous lâcher, je vais travailler. Oui, j’ai juré à ma femme…Amusez-vous, je reste de cœur avec les camaros, vous savez.

Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tousl’accompagnèrent, quand il parla d’aller chercher ses outils chezle père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devantlui, pendant qu’on buvait une dernière goutte. À une heure, lasociété s’offrait encore des tournées. Alors, Coupeau, d’un gested’ennui, reporta les outils sous la banquette ; ils legênaient, il ne pouvait pas s’approcher du comptoir sans buterdedans. C’était trop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon.Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question dessalaires, ne s’étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sansexplication, leur proposa un petit tour sur le boulevard, pour sedérouiller les jambes. La pluie avait cessé. Le petit tour se bornaà faire deux cents pas sur une même file, les bras ballants ;et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l’air, ennuyés d’êtredehors. Lentement, sans avoir seulement à se consulter du coude,ils remontèrent d’instinct la rue des Poissonniers, où ilsentrèrent chez François prendre un canon de la bouteille. Vrai, ilsavaient besoin de ça pour se remettre. On tournait trop à latristesse dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer unsergent de ville à la porte. Lantier poussa les camarades dans lecabinet, un coin étroit occupé par une seule table, et qu’unecloison aux vitres dépolies séparait de la salle commune. Lui,d’ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c’étaitplus convenable. Est-ce que les camarades n’étaient pas bienlà ? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans segêner. Il demanda le journal, l’étala tout grand, le parcourut, lessourcils froncés. Coupeau et Mes-Bottes avaient commencé un piquet.Deux litres et cinq verres traînaient sur la table.

– Eh bien ? qu’est-ce qu’ils chantent, dans cepapier-là ? demanda Bibi-la-Grillade au chapelier.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever lesyeux :

– Je tiens la Chambre. En voilà des républicains de quatresous, ces sacrés fainéants de la gauche ! Est-ce que le peupleles nomme pour baver leur eau sucrée !… Il croit en Dieu,celui-là, et il fait des mamours à ces canailles deministres ! Moi, si j’étais nommé, je monterais à la tribuneet je dirais : Merde ! Oui, pas davantage, c’est monopinion !

– Vous savez que Badinguet s’est fichu des claques avec sabourgeoise, l’autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif. Ma parole d’honneur ! Et à propos de rien,en s’asticotant. Badinguet était éméché.

– Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique !cria le zingueur. Lisez les assassinats, c’est plus rigolo.

Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et troisdames :

– J’ai une tierce à l’égout et trois colombes… Lescrinolines ne me quittent pas.

On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut :

« Un crime épouvantable vient de jeter l’effroi dans lacommune de Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coupsde bêche, pour lui voler trente sous… »

Tous poussèrent un cri d’horreur. En voilà un, par exemple,qu’ils seraient allés voir raccourcir avec plaisir ! Non, laguillotine, ce n’était pas assez ; il aurait fallu le couperen petits morceaux. Une histoire d’infanticide les révoltaégalement ; mais le chapelier, très moral, excusa la femme enmettant tous les torts du côté de son séducteur ; car, enfin,si une crapule d’homme n’avait pas fait un gosse à cettemalheureuse, elle n’aurait pas pu en jeter un dans les lieuxd’aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits dumarquis de T… sortant d’un bal à deux heures du matin et sedéfendant contre trois mauvaises gouapes, boulevard desInvalides ; sans même retirer ses gants, il s’était débarrassédes deux premiers scélérats avec des coups de tête dans le ventre,et avait conduit le troisième au poste, par une oreille.Hein ? quelle poigne ! C’était embêtant qu’il fûtnoble.

– Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe auxnouvelles de la haute. « La comtesse de Brétigny marie safille aînée au jeune baron de Valançay, aide de camp de Sa Majesté.Il y a, dans la corbeille, pour plus de trois cent mille francs dedentelle… »

– Qu’est-ce que ça nous fiche ! interrompitBibi-la-Grillade. On ne leur demande pas la couleur de leurchemise… La petite a beau avoir de la dentelle, elle n’en verra pasmoins la lune par le même trou que les autres.

Comme Lantier faisait mine d’achever sa lecture, Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, lui enleva le journal et s’assit dessus, endisant :

– Ah ! non, assez !… Le voilà au chaud… Lepapier, ce n’est bon qu’à ça.

Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup depoing triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.

– J’ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portantson point dans l’herbe à la vache… Vingt, n’est-ce pas ?…Ensuite, tierce major dans les vitriers, vingt-trois ; troisbœufs, vingt-six ; trois larbins, vingt-neuf ; troisborgnes, quatre-vingt-douze… Et je joue An un de la République,quatre-vingt-treize.

– T’es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.

On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaientplus, la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait àdevenir dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait àfiler ; du moment où l’on gueulait et où l’on fichait le vinpar terre, ce n’était plus son genre. Justement, Coupeau se levapour faire le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononçaMontpernasse, à l’épaule droite Menilmonte, à l’épaule gauche laCourtille, au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux del’estomac trois fois Lapin sauté. Alors, le chapelier, profitant dela clameur soulevée par cet exercice, prit tranquillement la porte.Les camarades ne s’aperçurent même pas de son départ. Lui, avaitdéjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouvason aplomb ; et il regagna tranquillement la boutique, où ilraconta à Gervaise que Coupeau était avec des amis.

Deux jours se passèrent. Le zingueur n’avait pas reparu. Ilroulait dans le quartier, on ne savait pas bien où. Des gens,pourtant, disaient l’avoir vu chez la mère Baquet, auPapillon, au Petit bonhomme qui tousse.Seulement, les uns assuraient qu’il était seul, tandis que lesautres l’avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards deson espèce. Gervaise haussait les épaules d’un air résigné. MonDieu ! c’était une habitude à prendre. Elle ne courait pasaprès son homme ; même si elle l’apercevait chez un marchandde vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre encolère ; et elle attendait qu’il rentrât, écoutant la nuits’il ne ronflait pas à la porte. Il couchait sur un tas d’ordures,sur un banc, dans un terrain vague, en travers d’un ruisseau. Lelendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait,tapait aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans unecourse furieuse, au milieu des petits verres, des canons et deslitres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dontil revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber lanuit et naître le jour, sans autre idée que de boire et de cuversur place. Lorsqu’il cuvait, c’était fini. Gervaise alla pourtant,le second jour, à l’Assommoir du père Colombe, pour savoir ;on l’y avait revu cinq fois, on ne pouvait pas lui en diredavantage. Elle dut se contenter d’emporter les outils, restés sousla banquette.

Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposade la conduire au café-concert, histoire de passer un momentagréable. Elle refusa d’abord, elle n’était pas en train de rire.Sans cela, elle n’aurait pas dit non, car le chapelier lui faisaitson offre d’un air trop honnête pour qu’elle se méfiât de quelquetraîtrise. Il semblait s’intéresser à son malheur et se montraitvraiment paternel. Jamais Coupeau n’avait découché deux nuits.Aussi, malgré elle, toutes les dix minutes, venait-elle se plantersur la porte, sans lâcher son fer, regardant aux deux bouts de larue si son homme n’arrivait pas. Ça la tenait dans les jambes, à cequ’elle disait, des picotements qui l’empêchaient de rester enplace. Bien sûr, Coupeau pouvait se démolir un membre, tomber sousune voiture et y rester : elle serait joliment débarrassée,elle se défendait de garder dans le cœur la moindre amitié pour unsale personnage de cette espèce. Mais, à la fin, c’était agaçant detoujours se demander s’il rentrerait ou s’il ne rentrerait pas. Et,lorsqu’on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau ducafé-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait trop bêtede refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menaitune vie de polichinelle. Puisqu’il ne rentrait pas, elle aussiallait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle auraitfichu en personne le feu au bazar, tant l’embêtement de la viecommençait à lui monter au nez.

On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures,Gervaise pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout desuite. La boutique était fermée. Elle s’en alla par la porte de lacour et donna la clef à madame Boche, en lui disant que si soncochon rentrait, elle eût l’obligeance de le coucher. Le chapelierl’attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sarobe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serrés l’uncontre l’autre, éclairés par les coups de lumière des boutiques,qui les montraient se parlant à demi-voix, avec un sourire.

Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petitcafé qu’on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches.À la porte, un cordon de boules de verre dessinait un portiquelumineux. De longues affiches, collées sur des panneaux de bois, setrouvaient posées par terre, au ras du ruisseau.

– Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts demademoiselle Amanda, chanteuse de genre.

Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait égalementl’affiche. Bibi avait un œil au beurre noir, quelque coup de poingattrapé la veille.

– Eh bien ! et Coupeau ? demanda le chapelier, encherchant autour de lui, vous avez donc perdu Coupeau ?

– Oh ! il y a beau temps, depuis hier, réponditl’autre. On s’est allongé un coup de tampon, en sortant de chez lamère Baquet. Moi, je n’aime pas les jeux de mains… Vous savez,c’est avec le garçon de la mère Baquet qu’on a eu des raisons, parrapport à un litre qu’il voulait nous faire payer deux fois… Alors,j’ai filé, je suis allé schloffer un brin.

Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D’ailleurs,il était complètement dégrisé, l’air abêti, sa vieille veste pleinede duvet ; car il devait s’être couché dans son lit touthabillé.

– Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur ?interrogea la blanchisseuse.

– Mais non, pas du tout… Il était cinq heures, quand nousavons quitté la mère Baquet. Voilà !… Il a peut-être biendescendu la rue. Oui, même je crois l’avoir vu entrer auPapillon avec un cocher… Oh ! que c’est bête !Vrai, on est bon à tuer !

Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée aucafé-concert. À onze heures, lorsqu’on ferma les portes, ilsrevinrent en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu,le monde se retirait par bandes ; et il y avait des filles quicrevaient de rire, sous les arbres, dans l’ombre, parce que leshommes rigolaient de trop près. Lantier chantait entre ses dentsune des chansons de mademoiselle Amanda : C’est dans l’nezqu’ça me chatouille. Gervaise, étourdie, comme grise,reprenait le refrain. Elle avait eu très chaud. Puis, les deuxconsommations qu’elle avait bues lui tournaient sur le cœur, avecla fumée des pipes et l’odeur de toute cette société entassée. Maiselle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda.Jamais elle n’aurait osé se mettre nue comme ça devant le public.Il fallait être juste, cette dame avait une peau à faire envie. Etelle écoutait, avec une curiosité sensuelle, Lantier donner desdétails sur la personne en question, de l’air d’un monsieur qui luiaurait compté les côtes en particulier.

– Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné troisfois, sans que les Boche eussent tiré le cordon.

La porte s’ouvrit, mais le porche était noir, et quand ellefrappa à la vitre de la loge pour demander sa clef, la conciergeensommeillée lui cria une histoire, à laquelle elle n’entendit riend’abord. Enfin, elle comprit que le sergent de ville Poisson avaitramené Coupeau dans un drôle d’état, et que la clef devait être surla serrure.

– Fichtre ! murmura Lantier, quand ils furent entrés,qu’est-ce qu’il a donc fait ici ? C’est une vraieinfection.

En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait desallumettes, marchait dans du mouillé. Lorsqu’elle fut parvenue àallumer une bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle.Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y en avait plein lachambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, etjusqu’à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau,tombé du lit où Poisson devait l’avoir jeté, ronflait là-dedans, aumilieu de son ordure. Il s’y étalait, vautré comme un porc, unejoue barbouillée, soufflant son haleine empestée par sa boucheouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la mare élargie autourde sa tête.

– Oh ! le cochon ! le cochon ! répétaitGervaise indignée, exaspérée. Il a tout sali… Non, un chienn’aurait pas fait ça, un chien crevé est plus propre.

Tous deux n’osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamaisle zingueur n’était revenu avec une telle culotte et n’avait mis lachambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait unrude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pourlui. Autrefois, quand il rentrait éméché ou poivré, elle semontrait complaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c’étaittrop, son cœur se soulevait. Elle ne l’aurait pas pris avec despincettes. L’idée seule que la peau de ce goujat toucherait sapeau, lui causait une répugnance, comme si on lui avait demandé des’allonger à côté d’un mort, abîmé par une vilaine maladie.

– Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je nepuis pas retourner coucher dans la rue… Oh ! je lui passeraiplutôt sur le corps.

Elle tâcha d’enjamber l’ivrogne et dut se retenir à un coin dela commode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barraitcomplètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire envoyant bien qu’elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cettenuit-là, lui prit la main, en disant d’une voix basse etardente :

– Gervaise… écoute, Gervaise…

Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant àson tour, comme jadis.

– Non, laisse-moi… Je t’en supplie, Auguste, rentre dans tachambre… Je vais m’arranger, je monterai dans le lit par lespieds…

– Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Çasent trop mauvais, tu ne peux pas rester… Viens. Qu’est-ce que tucrains ? Il ne nous entend pas, va !

Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dansson trouble, comme pour montrer qu’elle resterait là, elle sedéshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettaitviolemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et lesbras nus. Son lit était à elle, n’est-ce pas ? elle voulaitcoucher dans son lit. À deux reprises, elle tenta encore de trouverun coin propre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, laprenait à la taille, en disant des choses pour lui mettre le feudans le sang. Ah ! elle était bien plantée, avec un loupiat demari par-devant, qui l’empêchait de se fourrer honnêtement sous sacouverture, avec un sacré salaud d’homme par derrière, qui songeaituniquement à profiter de son malheur pour la ravoir ! Comme lechapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elleécouta, l’oreille tendue vers le cabinet où couchaient Nana etmaman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, onentendait une respiration forte.

– Auguste, laisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle,les mains jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs… Pasici, pas devant ma fille…

Il ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, illa baisa sur l’oreille, ainsi qu’il la baisait autrefois pour lataquiner et l’étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit ungrand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair.Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Cen’était pas possible, la dégoûtation était si grande, l’odeurdevenait telle, qu’elle se serait elle-même mal conduite dans sesdraps. Coupeau, comme sur de la plume, assommé par l’ivresse,cuvait sa bordée, les membres morts, la gueule de travers. Toute larue aurait bien pu entrer embrasser sa femme, sans qu’un poil deson corps en remuât.

– Tant pis, bégayait-elle, c’est sa faute, je ne puis pas…Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! il me renvoiede mon lit, je n’ai plus de lit… Non, je ne puis pas, c’est safaute.

Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier lapoussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la portevitrée du cabinet, derrière un carreau. La petite venait de seréveiller et de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil.Elle regarda son père roulé dans son vomissement ; puis, lafigure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que lejupon de sa mère eût disparu chez l’autre homme, en face. Elleétait toute grave. Elle avait de grands yeux d’enfant vicieuse,allumés d’une curiosité sensuelle.

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