L’Assommoir

Chapitre 6

 

Une après-midi d’automne, Gervaise, qui venait de reporter dulinge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans lebas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plule matin, le temps était très doux, une odeur s’exhalait du pavégras ; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier,étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontantla rue avec la vague préoccupation d’un désir sensuel, grandi danssa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon.Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rueMarcadet, elle eut tout d’un coup l’idée d’aller voir Goujet à saforge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jourqu’elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D’ailleurs,devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, ellesemblerait s’être décidée à entrer uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là,dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où ;d’autant plus que les numéros manquaient souvent, le long desmasures espacées par des terrains vagues. C’était une rue où ellen’aurait pas demeuré pour tout l’or du monde, une rue large, sale,noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avecdes pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaquesd’eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé dehangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, commeinachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, unedébandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur lacampagne, flanquées de garnis borgnes et de gargotes louches. Ellese rappelait seulement que la fabrique était près d’un magasin dechiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras deterre, où dormaient pour des centaines de mille francs demarchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait às’orienter, au milieu du tapage des usines ; de minces tuyaux,sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur ; unescierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à debrusques déchirures dans une pièce de calicot ; desmanufactures de boutons secouaient le sol du roulement et dutic-tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre,indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coupde vent rabattit la suie d’une haute cheminée, empesta larue ; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu’elleentendit un bruit cadencé de marteaux : elle était, sans lesavoir, juste en face de la fabrique, ce qu’elle reconnut au trouplein de chiffons, à côté.

Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Unepalissade crevée ouvrait un passage qui semblait s’enfoncer aumilieu des plâtras d’un chantier de démolitions. Comme une mared’eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jeté deux planches entravers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna àgauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieillescharrettes renversées les brancards en l’air, de masures en ruinesdont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant lanuit salie d’un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit desmarteaux avait cessé. Elle s’avançait prudemment, marchant vers lalueur, lorsqu’un ouvrier passa près d’elle, la figure noire decharbon, embroussaillée d’une barbe de bouc, avec un regard obliquede ses yeux pâles.

– Monsieur, demanda-t-elle, c’est ici, n’est-ce pas, quetravaille un enfant du nom d’Étienne… C’est mon garçon.

– Étienne, Étienne, répétait l’ouvrier qui se dandinait, lavoix enrouée ; Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d’alcool des vieuxtonneaux d’eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cetterencontre d’une femme dans ce coin d’ombre commençait à le rendregoguenard, Gervaise recula, en murmurant :

– C’est bien ici pourtant que M. Goujettravaille ?

– Ah ! Goujet, oui ! dit l’ouvrier, connuGoujet !… Si c’est pour Goujet que vous venez… Allez aufond.

Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivrefêlé :

– Dis donc, la Gueule-d’Or, voilà une dame pourtoi !

Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla aufond. Elle arriva à une porte, allongea le cou. C’était une vastesalle, où elle ne distingua d’abord rien. La forge, comme morte,avait dans un coin une lueur pâlie d’étoile, qui reculait encorel’enfoncement des ténèbres. De larges ombres flottaient. Et il yavait par moments des masses noires passant devant le feu, bouchantcette dernière tache de clarté, des hommes démesurément grandisdont on devinait les gros membres. Gervaise, n’osant s’aventurer,appelait de la porte, à demi-voix :

– Monsieur Goujet, monsieur Goujet…

Brusquement, tout s’éclaira. Sous le ronflement du soufflet, unjet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé pardes cloisons de planches, avec des trous maçonnés grossièrement,des coins consolidés à l’aide de murs de briques. Les poussièresenvolées du charbon badigeonnaient cette halle d’une suie grise.Des toiles d’araignée pendaient aux poutres, comme des haillons quiséchaient là-haut, alourdies par des années de saleté amassée.Autour des murailles, sur des étagères, accrochés à des clous oujetés dans les angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers,d’ustensiles cabossés, d’outils énormes, traînaient, mettaient desprofils cassés, ternes et durs. Et la flamme blanche montaittoujours, éclatante, éclairant d’un coup de soleil le sol battu, oùl’acier poli de quatre enclumes, enfoncées dans leurs billots,prenait un reflet d’argent pailleté d’or.

Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa bellebarbe jaune. Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriersétaient là. Elle ne vit que Goujet, elle s’avança, se posa devantlui.

– Tiens ! madame Gervaise ! s’écria-t-il, la faceépanouie ; quelle bonne surprise !

Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, ilreprit en poussant Étienne vers sa mère :

– Vous venez voir le petit… Il est sage, il commence àavoir de la poigne.

– Ah bien ! dit-elle, ce n’est pas commode d’arriverici… Je me croyais au bout du monde…

Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on neconnaissait pas le nom d’Étienne dans l’atelier. Goujetriait ; il lui expliqua que tout le monde appelait le petitZouzou, parce qu’il avait des cheveux coupés ras, pareils à ceuxd’un zouave. Pendant qu’ils causaient ensemble, Étienne ne tiraitplus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarté rosese mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendriregardait la jeune femme souriante, toute fraîche dans cette lueur.Puis, comme tous deux ne se disaient plus rien, noyés de ténèbres,il parut se souvenir, il rompit le silence :

– Vous permettez, madame Gervaise, j’ai quelque chose àterminer. Restez là, n’est-ce pas ? vous ne gênezpersonne.

Elle resta. Étienne s’était pendu de nouveau au soufflet. Laforge flambait, avec des fusées d’étincelles ; d’autant plusque le petit, pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait unehaleine énorme d’ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre defer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. La grandeclarté l’éclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise rouléeaux manches, ouverte au col, découvrait ses bras nus, sa poitrinenue, une peau rose de fille où frisaient des poils blonds ;et, la tête un peu basse entre ses grosses épaules bossuées demuscles, la face attentive, avec ses yeux pâles fixés sur laflamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos,tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisitavec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par boutsréguliers, comme s’il avait abattu des bouts de verre, à légerscoups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un àun, pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. Il posaitles bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait la tête,aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rougesencore, dont la tache vive s’éteignait sur le sol noir ; etcela d’un martèlement continu, balançant dans sa main droite unmarteau de cinq livres, achevant un détail à chaque coup, tournantet travaillant son fer avec une telle adresse, qu’il pouvait causeret regarder le monde. L’enclume avait une sonnerie argentine. Lui,sans une goutte de sueur, très à l’aise, tapait d’un air bonhomme,sans paraître faire plus d’effort que les soirs où il découpait desimages, chez lui.

– Oh ! ça, c’est du petit rivet, du vingt millimètres,disait-il pour répondre aux questions de Gervaise. On peut aller àses trois cents par jour… Mais il faut de l’habitude, parce que lebras se rouille vite…

Et comme elle lui demandait si le poignet ne s’engourdissait pasà la fin de la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu’elle lecroyait une demoiselle ? Son poignet en avait vu de grisesdepuis quinze ans ; il était devenu en fer, tant il s’étaitfrotté aux outils. D’ailleurs, elle avait raison : un monsieurqui n’aurait jamais forgé un rivet ni un boulon, et qui auraitvoulu faire joujou avec son marteau de cinq livres, se serait colléune fameuse courbature au bout de deux heures. Ça n’avait l’air derien, mais ça vous nettoyait souvent des gaillards solides enquelques années. Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi,tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté, leséclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fondsnoirs, des éclaboussements d’étincelles partaient sous lesmarteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. EtGervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, nes’en allant pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocherd’Étienne sans risquer d’avoir les mains brûlées, lorsqu’elle vitentrer l’ouvrier sale et barbu, auquel elle s’était adressée, dansla cour.

– Alors, vous avez trouvé, madame ? dit-il de son aird’ivrogne goguenard. La Gueule-d’Or, tu sais, c’est moi qui t’aiindiqué à madame…

Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin deslapins, un boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d’unlitre de tord-boyaux par jour. Il était allé boire une goutte,parce qu’il ne se sentait plus assez graissé pour attendre sixheures. Quand il apprit que Zouzou s’appelait Étienne, il trouva çatrop farce ; et il riait en montrant ses dents noires. Puis,il reconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encorebu un canon avec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite : C’est unzig ! Ah ! cet animal de Coupeau ! il était biengentil, il rendait les tournées plus souvent qu’à son tour.

– Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il.Il mérite d’avoir une belle femme… N’est-ce pas ? laGueule-d’Or, madame est une belle femme ?

Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, quireprit son panier et le garda devant elle, afin de le tenir àdistance. Goujet, contrarié, comprenant que le camarade blaguait, àcause de sa bonne amitié pour Gervaise, lui cria :

– Dis donc, feignant ! pour quand les quarantemillimètres ?… Es-tu d’attaque, maintenant que tu as le sacplein, sacré soiffard ?

Le forgeron voulait parler d’une commande de gros boulons quinécessitaient deux frappeurs à l’enclume.

– Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé !répondit Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ça tète son pouce et ça faitl’homme ! Tu as beau être gros, j’en ai mangéd’autres !

– Oui, c’est ça, tout de suite. Arrive, et à nousdeux !

– On y est, malin !

Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujetmit au feu les bouts de fer coupés à l’avance ; puis, il fixasur une enclume une clouière de fort calibre. Le camarade avaitpris contre le mur deux masses de vingt livres, les deux grandessœurs de l’atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. Etil continuait à crâner, il parlait d’une demi-grosse de rivetsqu’il avait forgés pour le phare de Dunkerque, des bijoux, deschoses à placer dans un musée, tant c’était fignolé. Sacristi,non ! il ne craignait pas la concurrence ; avant derencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes lesboîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu’onallait voir.

– Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeunefemme.

– Assez causé ! cria Goujet. Zouzou, du nerf ! Çane chauffe pas, mon garçon.

Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore :

– Alors, nous frappons ensemble ?

– Pas du tout ! chacun son boulon, monbrave !

La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré sonbagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimètresétablis par un seul homme, ça ne s’était jamais vu ; d’autantplus que les boulons devaient être à tête ronde, un ouvrage d’unefichue difficulté, un vrai chef-d’œuvre à faire. Les trois autresouvriers de l’atelier avaient quitté leur travail pour voir ;un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant,les deux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parceque Fifine pesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dédèle ;la Gueule-d’Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le ferblanchit, le premier, redevenu crâne, posa devant l’enclume enroulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse ; il secampait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va sebattre, dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée.Ah ! tonnerre de Dieu ! il était bon là ; il auraitfait une galette de la colonne Vendôme !

– Allons, commence ! dit Goujet, en plaçant lui-mêmedans la clouière un des morceaux de fer, de la grosseur d’unpoignet de fille.

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle àDédèle, des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc etses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il secassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté parson élan. C’était un rageur, qui se battait avec son fer, parembêtement de le trouver si dur ; et même il poussait ungrognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée.Peut-être bien que l’eau-de-vie amollissait les bras des autres,mais lui avait besoin d’eau-de-vie dans les veines, au lieu desang ; la goutte de tout à l’heure lui chauffait la carcassecomme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine àvapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là ; ill’aplatissait plus mou qu’une chique. Et Dédèle valsait, il fallaitvoir ! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l’air,comme une baladeuse de l’Élysée-Montmartre, qui montre sonlinge ; car il s’agissait de ne pas flâner, le fer est sicanaille, qu’il se refroidit tout de suite, à la seule fin de seficher du marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeuxhors de leurs trous, et il était pris d’une colère furieuse enentendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, ilallongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine.Lorsqu’il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait latête mal plantée d’un bossu.

– Hein ! est-ce torché ? dit-il tout de même,avec son aplomb, en présentant son travail à Gervaise.

– Moi, je ne m’y connais pas, monsieur, répondit lablanchisseuse d’un air de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups detalon de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçaitles lèvres pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avaittoutes les chances.

C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta àla blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, ilne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, àgrandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct,balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas unchahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus lesjupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une damenoble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talonsde Fifine tapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaientdans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une scienceréfléchie, d’abord écrasant le métal au milieu, puis le modelantpar une série de coups d’une précision rythmée. Bien sûr, cen’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans lesveines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissammentjusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un hommemagnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en pleinla grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur sonfront bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants s’allumaient,lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraiefigure d’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne,blanc comme un cou d’enfant ; une poitrine vaste, large à ycoucher une femme en travers ; des épaules et des brassculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans unmusée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler,des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ;ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de laclarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bonDieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer,respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grossesgouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt-et-un,vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement sesrévérences de grande dame.

– Quel poseur ! murmura en ricanant Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif.

Et Gervaise, en face de la Gueule-d’Or, regardait avec unsourire attendri. Mon Dieu ! que les hommes étaient doncbêtes ! Est-ce que ces deux-là ne tapaient pas sur leursboulons pour lui faire la cour ! Oh ! elle comprenaitbien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient commedeux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petitepoule blanche. Faut-il avoir des inventions, n’est-ce pas ? Lecœur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer.Oui, c’était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine surl’enclume ; c’était pour elle, tout ce fer écrasé ;c’était pour elle, cette forge en branle, flambante d’un incendie,emplie d’un pétillement d’étincelles vives. Ils lui forgeaient làun amour, ils se la disputaient, à qui forgerait le mieux. Et,vrai, cela lui faisait plaisir au fond ; car enfin les femmesaiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d’Orsurtout lui répondaient dans le cœur ; ils y sonnaient, commesur l’enclume, une musique claire, qui accompagnait les grosbattements de son sang. Ça semble une bêtise, mais elle sentait queça lui enfonçait quelque chose là, quelque chose de solide, un peudu fer du boulon. Au crépuscule, avant d’entrer, elle avait eu, lelong des trottoirs humides, un désir vague, un besoin de manger unbon morceau ; maintenant, elle se trouvait satisfaite, commesi les coups de marteau de la Gueule-d’Or l’avaient nourrie.Oh ! elle ne doutait pas de sa victoire. C’était à lui qu’elleappartiendrait. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, danssa cotte et son bourgeron sales, sautant d’un air de singe échappé.Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleurpourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la têtepar les dernières volées de Fifine.

Goujet comptait toujours.

– Et vingt-huit ! cria-t-il enfin, en posant lemarteau à terre. C’est fait, vous pouvez voir.

La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vraitravail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Lesouvriers la regardèrent en hochant le menton ; il n’y avaitpas à dire, c’était à se mettre à genoux devant. Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, essaya bien de blaguer ; mais il barbota, ilfinit par retourner à son enclume, le nez pincé. Cependant,Gervaise s’était serrée contre Goujet, comme pour mieux voir.Étienne avait lâché le soufflet, la forge de nouveau s’emplissaitd’ombre, d’un coucher d’astre rouge, qui tombait tout d’un coup àune grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse éprouvaient unedouceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangar noirde suie et de limaille, où des odeurs de vieux fersmontaient ; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans lebois de Vincennes, s’ils s’étaient donné un rendez-vous au fondd’un trou d’herbe. Il lui prit la main comme s’il l’avaitconquise.

Puis, dehors, ils n’échangèrent pas un mot. Il ne trouvarien ; il dit seulement qu’elle aurait pu emmener Étienne,s’il n’y avait pas eu encore une demi-heure de travail. Elle s’enallait enfin, quand il la rappela, cherchant à la garder quelquesminutes de plus.

– Venez donc, vous n’avez pas tout vu… Non, vrai, c’esttrès curieux.

Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patroninstallait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, ellehésita, prise d’une peur instinctive. La vaste salle, secouée parles machines, tremblait ; et de grandes ombres flottaient,tachées de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu’iln’y avait rien à craindre ; elle devait seulement avoir biensoin de ne pas laisser traîner ses jupes trop près des engrenages.Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissantoù toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu deces fumées peuplées d’êtres vagues, des hommes noirs affairés, desmachines agitant leurs bras, qu’elle ne distinguait pas les uns desautres. Les passages étaient très étroits, il fallait enjamber desobstacles, éviter des trous, se ranger pour ne pas être bousculé.On ne s’entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, toutdansait. Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête lasensation d’un grand frôlement d’ailes, elle leva les yeux, elles’arrêta à regarder les courroies, les longs rubans qui tendaientau plafond une gigantesque toile d’araignée, dont chaque fil sedévidait sans fin ; le moteur à vapeur se cachait dans uncoin, derrière un petit mur de briques ; les courroiessemblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond del’ombre, avec leur glissement continu, régulier, doux comme le vold’un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, en se heurtant à undes tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu,distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, près desmachines. Et il commença par lui faire voir ça, il lâcha le ventsur un fourneau ; de larges flammes s’étalèrent des quatrecôtés en éventail, une collerette de feu dentelée, éblouissante, àpeine teintée d’une pointe de laque ; la lumière était sivive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttesd’ombre dans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner desexplications, il passa aux machines : les cisailles mécaniquesqui mangeaient des barres de fer, croquant un bout à chaque coup dedents, crachant les bouts par-derrière, un à un ; les machinesà boulons et à rivets, hautes, compliquées, forgeant les têtesd’une seule pesée de leur vis puissante ; les ébarbeuses, auvolant de fonte, une boule de fonte qui battait l’air furieusementà chaque pièce dont elles enlevaient les bavures ; lestaraudeuses, manœuvrées par des femmes, taraudant les boulons etleurs écrous, avec le tic-tac de leurs rouages d’acier luisant sousla graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail,depuis le fer en barre, dressé contre les murs, jusqu’aux boulonset aux rivets fabriqués, dont des caisses pleines encombraient lescoins. Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant lementon ; mais elle restait tout de même un peu serrée à lagorge, inquiète d’être si petite et si tendre parmi ces rudestravailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés, aucoup sourd d’une ébarbeuse. Elle s’accoutumait à l’ombre, voyaitdes enfoncements où des hommes immobiles réglaient la dansehaletante des volants, quand un fourneau lâchait brusquement lecoup de lumière de sa collerette de flamme. Et malgré elle, c’étaittoujours au plafond qu’elle revenait, à la vie, au sang même desmachines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, lesyeux levés, la force énorme et muette passer dans la nuit vague descharpentes.

Cependant, Goujet s’était arrêté devant une des machines àrivets. Il restait là, songeur, la tête basse, les regards fixes.La machine forgeait des rivets de quarante millimètres, avec uneaisance tranquille de géante. Et rien n’était plus simple envérité. Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau ;le frappeur le plaçait dans la clouière, qu’un filet d’eau continuarrosait pour éviter d’en détremper l’acier ; et c’était fait,la vis s’abaissait, le boulon sautait à terre, avec sa tête rondecomme coulée au moule. En douze heures, cette sacrée mécanique enfabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n’avait pas deméchanceté ; mais, à certains moments, il aurait volontierspris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère delui voir des bras plus solides que les siens. Ça lui causait ungros chagrin, même quand il se raisonnait, en se disant que lachair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien sûr, lamachine tuerait l’ouvrier ; déjà leurs journées étaienttombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de lesdiminuer encore ; enfin, elles n’avaient rien de gai, cesgrosses bêtes, qui faisaient des rivets et des boulons comme ellesauraient fait de la saucisse. Il regarda celle-là trois bonnesminutes sans rien dire ; ses sourcils se fronçaient, sa bellebarbe jaune avait un hérissement de menace. Puis, un air de douceuret de résignation amollit peu à peu ses traits. Il se tourna versGervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un souriretriste :

– Hein ! ça nous dégotte joliment ! Maispeut-être que plus tard ça servira au bonheur de tous.

Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulonsà la mécanique mal faits.

– Vous me comprenez, s’écria-t-elle avec feu, ils sont tropbien faits… J’aime mieux les vôtres. On sent la main d’un artiste,au moins.

Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi,parce qu’un moment il avait eu peur qu’elle ne le méprisât, aprèsavoir vu les machines. Dame ! s’il était plus fort queBec-Salé, dit Boit-sans-Soif, les machines étaient plus fortes quelui. Lorsqu’il la quitta enfin dans la cour, il lui serra lespoignets à les briser, à cause de sa grosse joie.

La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pourreporter leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de larue Neuve de la Goutte-d’Or. La première année, elle leur avaitrendu régulièrement vingt francs par mois, sur les cinq centsfrancs ; afin de ne pas embrouiller les comptes, onadditionnait le livre à la fin du mois seulement, et elle ajoutaitl’appoint nécessaire pour compléter les vingt francs, car leblanchissage des Goujet, chaque mois, ne dépassait guère sept ouhuit francs. Elle venait donc de s’acquitter de la moitié de lasomme environ, lorsque, un jour de terme, ne sachant plus par oùpasser, des pratiques lui ayant manqué de parole, elle avait dûcourir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autresfois, pour payer ses ouvrières, elle s’était adressée également àeux, si bien que la dette se trouvait remontée à quatre centvingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un sou, elle selibérait par le blanchissage, uniquement. Ce n’était pas qu’elletravaillât moins ni que ses affaires devinssent mauvaises. Aucontraire. Mais il se faisait des trous chez elle, l’argent avaitl’air de fondre, et elle était contente, quand elle pouvait joindreles deux bouts. Mon Dieu ! pourvu qu’on vive, n’est-cepas ? on n’a point trop à se plaindre. Elle engraissait, ellecédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant,n’ayant plus la force de s’effrayer en songeant à l’avenir. Tantpis ! l’argent viendrait toujours, ça le rouillait de lemettre de côté. Madame Goujet cependant restait maternelle pourGervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas à causede son argent, mais parce qu’elle l’aimait et qu’elle craignait delui voir faire le saut. Elle n’en parlait seulement pas, de sonargent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse.

Le lendemain de la visite de Gervaise à la forge était justementle dernier samedi du mois. Lorsqu’elle arriva chez les Goujet, oùelle tenait à aller elle-même, son panier lui avait tellement casséles bras, qu’elle étouffa pendant deux bonnes minutes. On ne saitpas comme le linge pèse, surtout quand il y a des draps.

– Vous apportez bien tout ? demanda madame Goujet.

Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu’on luirapportât son linge, sans qu’une pièce manquât, pour le bon ordre,disait-elle. Une autre de ses exigences était que la blanchisseusevint exactement le jour fixé et chaque fois à la même heure ;comme ça, personne ne perdait son temps.

– Oh ! il y a bien tout, répondit Gervaise ensouriant. Vous savez que je ne laisse rien en arrière.

– C’est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez desdéfauts, mais vous n’avez pas encore celui-là.

Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant lelinge sur le lit, la vieille femme fit son éloge : elle nebrûlait pas les pièces, ne les déchirait pas comme tant d’autres,n’arrachait pas les boutons avec le fer ; seulement ellemettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise.

– Tenez, c’est du carton, reprit-elle en faisant craquer undevant de chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe lecou… Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons deVincennes.

– Non, ne dites pas ça ! s’écria Gervaise désolée. Leschemises pour s’habiller doivent être un peu raides, si l’on neveut pas avoir un chiffon sur le corps. Voyez les messieurs… C’estmoi qui fais tout votre linge. Jamais une ouvrière n’y touche, etje le soigne, je vous assure, je le recommencerais plutôt dix fois,parce que c’est pour vous, vous comprenez.

Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase.Elle craignait de laisser voir le plaisir qu’elle prenait àrepasser elle-même les chemises de Goujet. Bien sûr, elle n’avaitpas de pensées sales ; mais elle n’en était pas moins un peuhonteuse.

– Oh ! je n’attaque pas votre travail, vous travaillezdans la perfection, je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voilà unbonnet qui est perlé. Il n’y a que vous pour faire ressortir lesbroderies comme ça. Et les tuyautés sont d’un suivi ! Allez,je reconnais votre main tout de suite. Quand vous donnez seulementun torchon à une ouvrière, ça se voit… N’est-ce pas ? vousmettrez un peu moins d’amidon, voilà tout ! Goujet ne tientpas à avoir l’air d’un monsieur.

Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d’untrait de plume. Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vitque Gervaise lui comptait un bonnet six sous ; elle se récria,mais elle dut convenir qu’elle n’était vraiment pas chère pour lecourant ; non, les chemises d’homme cinq sous, les pantalonsde femme quatre sous, les taies d’oreiller un sou et demi, lestabliers un sou, ce n’était pas cher, attendu que bien desblanchisseuses prenaient deux liards ou même un sou de plus pourtoutes ces pièces. Puis, lorsque Gervaise eut appelé le linge sale,que la vieille femme inscrivait, elle le fourra dans son panier,elle ne s’en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvres une demandequi la gênait beaucoup.

– Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisaitrien, je prendrais l’argent du blanchissage, ce mois-ci.

Justement, le mois était très fort, le compte qu’elles venaientd’arrêter ensemble se montait à dix francs sept sous. Madame Goujetla regarda un moment d’un air sérieux. Puis, ellerépondit :

– Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pasvous refuser cet argent, du moment où vous en avez besoin…Seulement, ce n’est guère le chemin de vous acquitter ; je discela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendregarde.

Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dixfrancs devaient compléter l’argent d’un billet qu’elle avaitsouscrit à son marchand de coke. Mais madame Goujet devint plussévère au mot de billet. Elle s’offrit en exemple : elleréduisait sa dépense, depuis qu’on avait baissé les journées deGoujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesseen étant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant,elle se retint, elle ne dit pas à Gervaise qu’elle lui donnait sonlinge uniquement pour lui permettre de payer sa dette ;autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à tout laver,si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareillessommes de la poche. Quand Gervaise tint les dix francs sept sous,elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle sesentit à l’aise, elle eut envie de danser, car elle s’accoutumaitdéjà aux ennuis et aux saletés de l’argent, ne gardant de cesembêtements-là que le bonheur d’en être sortie, jusqu’à laprochaine fois.

Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle derencontre, comme elle descendait l’escalier des Goujet. Elle dut seranger contre la rampe, avec son panier, pour laisser passer unegrande femme en cheveux qui montait, en portant sur la main, dansun bout de papier, un maquereau très frais, les ouïes saignantes.Et voilà qu’elle reconnut Virginie, la fille dont elle avaitretroussé les jupes au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien enface. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu’elleallait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eutun mince sourire. Alors, la blanchisseuse, dont le panier bouchaitl’escalier, voulut se montrer polie.

– Je vous demande pardon, dit-elle.

– Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.

Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent,raccommodées du coup, sans avoir risqué une seule allusion aupassé. Virginie, alors âgée de vingt-neuf ans, était devenue unefemme superbe, découplée, la face un peu longue entre ses deuxbandeaux d’un noir de jais. Elle raconta tout de suite son histoirepour se poser : elle était mariée maintenant, elle avaitépousé au printemps un ancien ouvrier ébéniste qui sortait duservice et qui sollicitait une place de sergent de ville, parcequ’une place, c’est plus sûr et plus comme il faut. Justement, ellevenait d’acheter un maquereau pour lui.

– Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gâter,ces vilains hommes, n’est-ce pas ?… Mais, montez donc. Vousverrez notre chez nous… Nous sommes ici dans un courant d’air.

Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage,lui apprit qu’elle avait habité le logement, où elle était mêmeaccouchée d’une fille, Virginie la pressa de monter plus vivementencore. Ça fait toujours plaisir de revoir les endroits où l’on aété heureux. Elle, pendant cinq ans, avait demeuré de l’autre côtéde l’eau, au Gros-Caillou. C’était là qu’elle avait connu son mari,quand il était au service. Mais elle s’ennuyait, elle rêvait derevenir dans le quartier de la Goutte-d’Or, où elle connaissaittout le monde. Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre enface des Goujet. Oh ! toutes ses affaires étaient encore bienen désordre ; ça s’arrangerait petit à petit.

Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.

– Madame Coupeau.

– Madame Poisson.

Et, dès lors, elle s’appelèrent gros comme le bras madamePoisson et madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d’être desdames, elles qui s’étaient connues autrefois dans des positions peucatholiques. Cependant, Gervaise conservait un fond de méfiance.Peut-être bien que la grande brune se raccommodait pour se mieuxvenger de la fessée du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaisebête hypocrite. Gervaise se promettait de rester sur ses gardes.Pour le quart d’heure, Virginie se montrait trop gentille, ilfallait bien être gentille aussi.

En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme detrente-cinq ans à la face terreuse, avec des moustaches et uneimpériale rouges, travaillait, assis devant une table, près de lafenêtre. Il faisait des petites boîtes. Il avait pour seuls outilsun canif, une scie grande comme une lime à ongles, un pot à colle.Le bois qu’il employait provenait de vieilles bottes à cigares, deminces planchettes d’acajou brut sur lesquelles il se livrait à desdécoupages et à des enjolivements d’une délicatesse extraordinaire.Tout le long de la journée, d’un bout de l’année à l’autre, ilrefaisait la même boîte, huit centimètres sur six. Seulement, il lamarquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait descompartiments. C’était pour s’amuser, une façon de tuer le temps,en attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancienmétier d’ébéniste, il n’avait gardé que la passion des petitesboîtes. Il ne vendait pas son travail, il le donnait en cadeau auxpersonnes de sa connaissance.

Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme luiprésenta comme une ancienne amie. Mais il n’était pas causeur, ilreprit tout de suite sa petite scie. De temps à autre, il lançaitseulement un regard sur le maquereau, posé au bord de la commode.Gervaise fut très contente de revoir son ancien logement ;elle dit où les meubles étaient placés, et elle montra l’endroit oùelle avait accouché, par terre. Comme ça se rencontrait,pourtant ! Quand elles s’étaient perdues de vue toutes deux,autrefois, elles n’auraient jamais cru se retrouver ainsi, enhabitant l’une après l’autre la même chambre. Virginie ajouta denouveaux détails sur elle et son mari : il avait fait un petithéritage d’une tante ; il l’établirait sans doute plustard ; pour le moment, elle continuait à s’occuper de couture,elle bâclait une robe par-ci par-là. Enfin, au bout d’une grossedemi-heure, la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna à peinele dos. Virginie, qui l’accompagna, promit de lui rendre savisite ; d’ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c’était unechose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaises’imagina qu’elle désirait lui parler de Lantier et de sa sœurAdèle, la brunisseuse. Elle en était toute révolutionnée àl’intérieur. Mais pas un mot ne fut échangé sur ces chosesennuyeuses, elles se quittèrent en se disant au revoir, d’un airtrès aimable.

– Au revoir, madame Coupeau.

– Au revoir, madame Poisson.

Ce fut là le point de départ d’une grande amitié. Huit joursplus tard, Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaisesans entrer ; et elle y taillait des bavettes de deux et troisheures, si bien que Poisson, inquiet, la croyant écrasée, venait lachercher, avec sa figure muette de déterré. Gervaise, à voir ainsijournellement la couturière, éprouva bientôt une singulièrepréoccupation ; elle ne pouvait lui entendre commencer unephrase, sans croire qu’elle allait causer de Lantier ; ellesongeait invinciblement à Lantier, tout le temps qu’elle restaitlà. C’était bête comme tout, car enfin elle se moquait de Lantier,et d’Adèle, et de ce qu’ils étaient devenus l’un et l’autre ;jamais elle ne posait une question ; même elle ne se sentaitpas curieuse d’avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait endehors de sa volonté. Elle avait leur idée dans la tête comme on adans la bouche un refrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher.D’ailleurs, elle n’en gardait nulle rancune à Virginie, dont cen’était point la faute, bien sûr. Elle se plaisait beaucoup avecelle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir.

Cependant, l’hiver était venu, le quatrième hiver que lesCoupeau passaient rue de la Goutte-d’Or. Cette année-là, décembreet janvier furent particulièrement durs. Il gelait à pierre fendre.Après le jour de l’an, la neige resta trois semaines dans la ruesans se fondre. Ça n’empêchait pas le travail, au contraire, carl’hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisait jolimentbon dans la boutique ! On n’y voyait jamais de glaçons auxvitres, comme chez l’épicier et le bonnetier d’en face. Lamécanique, bourrée de coke, entretenait là une chaleur debaignoire ; les linges fumaient, on se serait cru en pleinété ; et l’on était bien, les portes fermées, ayant chaudpartout, tellement chaud, qu’on aurait fini par dormir, les yeuxouverts. Gervaise disait en riant qu’elle s’imaginait être à lacampagne. En effet, les voitures ne faisaient plus de bruit enroulant sur la neige ; c’était à peine si l’on entendait lepiétinement des passants ; dans le grand silence du froid, desvoix d’enfants seules montaient, le tapage d’une bande de gamins,qui avaient établi une grande glissade, le long du ruisseau de lamaréchalerie. Elle allait parfois à un des carreaux de la porte,enlevait de la main la buée, regardait ce que devenait le quartierpar cette sacrée température ; mais pas un nez ne s’allongeaithors des boutiques voisines, le quartier, emmitouflé de neige,semblait faire le gros dos ; et elle échangeait seulement unpetit signe de tête avec la charbonnière d’à côté, qui se promenaittête nue, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, depuis qu’ilgelait si fort.

Ce qui était bon surtout, par ces temps de chien, c’était deprendre, à midi, son café bien chaud. Les ouvrières n’avaient pas àse plaindre ; la patronne le faisait très fort et n’y mettaitpas quatre grains de chicorée ; il ne ressemblait guère aucafé de madame Fauconnier, qui était une vraie lavasse. Seulement,quand maman Coupeau se chargeait de passer l’eau sur le marc, çan’en finissait plus, parce qu’elle s’endormait devant labouillotte. Alors, les ouvrières, après le déjeuner, attendaient lecafé en donnant un coup de fer.

Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que lecafé n’était pas prêt. Ce jour-là, il s’entêtait à ne pas vouloirpasser. Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petitecuiller ; et l’on entendait les gouttes tomber une à une,lentement, sans se presser davantage.

– Laissez-le donc, dit la grande Clémence. Ça le rendtrouble… Aujourd’hui, bien sûr, il y aura de quoi boire etmanger.

La grande Clémence mettait à neuf une chemise d’homme, dont elledétachait les plis du bout de l’ongle. Elle avait un rhume àcrever, les yeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de touxqui la pliaient en deux, au bord de l’établi. Avec ça, elle neportait pas même un foulard au cou, vêtue d’un petit lainage àdix-huit sous, dans lequel elle grelottait. Près d’elle, madamePutois, enveloppée de flanelle, matelassée jusqu’aux oreilles,repassait un jupon, qu’elle tournait autour de la planche à robe,dont le petit bout était posé sur le dossier d’une chaise ;et, par terre, un drap jeté empêchait le jupon de se salir, enfrôlant le carreau. Gervaise occupait à elle seule la moitié del’établi, avec des rideaux de mousseline brodée, sur lesquels ellepoussait son fer tout droit, les bras allongés, pour éviter lesfaux plis. Tout d’un coup, le café qui se mit à couler bruyammentlui fit lever la tête. C’était ce louchon d’Augustine qui venait depratiquer un trou au milieu du marc, en enfonçant une cuiller dansle filtre.

– Veux-tu te tenir tranquille ! cria Gervaise.Qu’est-ce que tu as donc dans le corps ? Nous allons boire dela boue, maintenant.

Maman Coupeau avait aligné cinq verres sur un coin libre del’établi. Alors, les ouvrières lâchèrent leur travail. La patronneversait toujours le café elle-même, après avoir mis deux morceauxde sucre dans chaque verre. C’était l’heure attendue de la journée.Ce jour-là, comme chacune prenait son verre et s’accroupissait surun petit banc, devant la mécanique, la porte de la rue s’ouvrit,Virginie entra, toute frissonnante.

– Ah ! mes enfants, dit-elle, ça vous coupe endeux ! Je ne sens plus mes oreilles. Quel gredin defroid !

– Tiens ! c’est madame Poisson ! s’écriaGervaise. Ah bien ! vous arrivez à propos… Vous allez prendredu café avec nous.

– Ma foi ! ce n’est pas de refus… Rien que pourtraverser la rue, on a l’hiver dans les os.

Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher unsixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, parpolitesse. Les ouvrières s’écartèrent, firent à celle-ci une petiteplace près de la mécanique. Elle grelotta un instant, le nez rouge,serrant ses mains raidies autour de son verre, pour se réchauffer.Elle venait de chez l’épicier, où l’on gelait, rien qu’à attendreun quart de gruyère. Et elle s’exclamait sur la grosse chaleur dela boutique : vrai, on aurait cru entrer dans un four, çaaurait suffi pour réveiller un mort, tant ça vous chatouillaitagréablement la peau. Puis, dégourdie, elle allongea ses grandesjambes. Alors, toutes les six, elles sirotèrent lentement leurcafé, au milieu de la besogne interrompue, dans l’étouffement moitedes linges qui fumaient. Maman Coupeau et Virginie seules étaientassises sur des chaises ; les autres, sur leurs petits bancs,semblaient par terre ; même ce louchon d’Augustine avait tiréun coin du drap, sous le jupon, pour s’étendre. On ne parla pastout de suite, les nez dans les verres, goûtant le café.

– Il est tout de même bon, déclara Clémence.

Mais elle faillit étrangler, prise d’une quinte. Elle appuyaitsa tête contre le mur pour tousser plus fort.

– Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vousdonc empoigné ça ?

– Est-ce qu’on sait ! reprit Clémence, en s’essuyantla figure avec sa manche. Ça doit être l’autre soir. Il y en avaitdeux qui se dépiautaient, à la sortie du Grand-Balcon.J’ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige. Ah ! quelleroulée c’était à mourir de rire. L’une avait le nez arraché ;le sang giclait par terre. Lorsque l’autre a vu le sang, un grandéchalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques… Alors,la nuit, j’ai commencé à tousser. Il faut dire aussi que ces hommessont d’un bête, quand ils couchent avec une femme, ils vousdécouvrent toute la nuit…

– Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vouscrevez, ma petite.

– Et si ça m’amuse de me crever, moi !… Avec ça que lavie est drôle. S’escrimer toute la sainte journée pour gagnercinquante-cinq sous, se brûler le sang du matin au soir devant lamécanique, non, vous savez, j’en ai par-dessus la tête !…Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service de m’emporter ;il s’en ira comme il est venu.

Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui dans lesbastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristaittoujours le monde par ses idées de crevaison, quand elle était àl’atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta dedire :

– Vous n’êtes pas gaie, les lendemains de noce,vous !

Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu’on ne parlât pasde batteries de femmes. Ça l’ennuyait, à cause de la fessée dulavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabotdans les quilles et de giroflées à cinq feuilles. Justement,Virginie la regardait en souriant.

– Oh ! murmura-t-elle, j’ai vu un crêpage de chignons,hier. Elles s’écharpillaient…

– Qui donc ? demanda madame Putois.

– L’accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez,une petite blonde… Une gale, cette fille ! Elle criait àl’autre : « Oui, oui, t’as décroché un enfant à lafruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tu ne mepayes pas. » Et elle en débagoulait, fallait voir !L’accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffe, v’lan ! enplein museau. Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sabourgeoise, et qu’elle la graffigne, et qu’elle la déplume,oh ! mais aux petits oignons ! Il a fallu que lecharcutier la lui retirât des pattes.

Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutesburent une petite gorgée de café, d’un air gueulard.

– Vous croyez ça, vous, qu’elle a décroché un enfant ?reprit Clémence.

– Dame ! le bruit a couru dans le quartier, réponditVirginie. Vous comprenez, je n’y étais pas… C’est dans le métier,d’ailleurs. Toutes en décrochent.

– Ah bien ! dit madame Putois, on est trop bête de seconfier à elles. Merci, pour se faire estropier !… Voyez-vous,il y a un moyen souverain. Tous les soirs, on avale un verre d’eaubénite en se traçant sur le ventre trois signes de croix avec lepouce. Ça s’en va comme un vent.

Maman Coupeau, qu’on croyait endormie, hocha la tête pourprotester. Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là.Il fallait manger un œuf dur toutes les deux heures et s’appliquerdes feuilles d’épinard sur les reins. Les quatre autres femmesrestèrent graves. Mais ce louchon d’Augustine, dont les gaietéspartaient toutes seules, sans qu’on sût jamais pourquoi, lâcha legloussement de poule qui était son rire à elle. On l’avait oubliée.Gervaise releva le jupon, l’aperçut sur le drap qui se roulaitcomme un goret, les jambes en l’air. Et elle la tira de là-dessous,la mit debout d’une claque. Qu’est-ce qu’elle avait à rire, cettedinde ? Est-ce qu’elle devait écouter, quand les grandespersonnes causaient ! D’abord, elle allait reporter le linged’une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, lapatronne lui mettait le panier au bras et la poussait vers laporte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s’éloigna en traînantles pieds dans la neige.

Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaientl’efficacité des œufs durs et des feuilles d’épinard. Alors,Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dittout bas :

– Mon Dieu ! on se cogne, on s’embrasse, ça vatoujours quand on a bon cœur…

Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire :

– Non, bien sûr, je ne vous en veux pas… L’affaire dulavoir, vous vous souvenez ?

La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu’ellecraignait. Maintenant, elle devinait qu’il allait être question deLantier et d’Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement dechaleur rayonnait du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, lesouvrières, qui faisaient durer leur café pour se remettre àl’ouvrage le plus tard possible, regardaient la neige de la rue,avec des mines gourmandes et alanguies. Elles en étaient auxconfidences ; elles disaient ce qu’elles auraient fait, sielles avaient eu dix mille francs de rente ; elles n’auraientrien fait du tout, elles seraient restées comme ça des après-midi àse chauffer, en crachant de loin sur la besogne. Virginie s’étaitrapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être entendue des autres.Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans doute de la tropgrande chaleur, si molle et si lâche, qu’elle ne trouvait pas laforce de détourner la conversation ; même elle attendait lesparoles de la grande brune, le cœur gros d’une émotion dont ellejouissait sans se l’avouer.

– Je ne vous fais pas de la peine, au moins ? repritla couturière. Vingt fois déjà, ça m’est venu sur la langue. Enfin,puisque nous sommes là-dessus… C’est pour causer, n’est-cepas ?… Ah ! bien sûr, non, je ne vous en veux pas de cequi s’est passé. Parole d’honneur ! je n’ai pas gardé ça derancune contre vous.

Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir toutle sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement deslèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, elle sedemandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tantque ça ; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincellesjaunes s’allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sarancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

– Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vousfaire une saleté, une abomination… Oh ! je suis juste,allez ! Moi, j’aurais pris un couteau.

Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Etelle quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sanss’arrêter :

– Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah ! Dieu deDieu ! non, pas bonheur du tout !… Ils étaient allésdemeurer au diable, du côté de la Glacière, dans une sale rue où ily a toujours de la boue jusqu’aux genoux. Moi, deux jours après, jesuis partie un matin pour déjeuner avec eux ; une fière coursed’omnibus, je vous assure ! Eh bien ! ma chère, je les aitrouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme j’entrais, ilss’allongeaient des calottes. Hein ! en voilà desamoureux !… Vous savez qu’Adèle ne vaut pas la corde pour lapendre. C’est ma sœur, mais ça ne m’empêche pas de dire qu’elle estdans la peau d’une fière salope. Elle m’a fait un tas decochonneries ; ça serait trop long à conter, puis ce sont desaffaires à régler entre nous… Quant à Lantier, dame ! vous leconnaissez, il n’est pas bon non plus. Un petit monsieur, n’est-cepas ? qui vous enlève le derrière pour un oui, pour unnon ! Et il ferme le poing, lorsqu’il tape… Alors donc ils sesont échignés en conscience. Quand on montait l’escalier, on lesentendait se bûcher. Un jour même, la police est venue. Lantieravait voulu une soupe à l’huile, une horreur qu’ils mangent dans lemidi ; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont jeté labouteille d’huile à la figure, la casserole, la soupière, tout letremblement ; enfin, une scène à révolutionner unquartier.

Elle raconta d’autres tueries, elle ne tarissait pas sur leménage, savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête.Gervaise écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle,avec un pli nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petitsourire. Depuis bientôt sept ans, elle n’avait plus entendu parlerde Lantier. Jamais elle n’aurait cru que le nom de Lantier, ainsimurmuré à son oreille, lui causerait une pareille chaleur au creuxde l’estomac. Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ceque devenait ce malheureux, qui s’était si mal conduit avec elle.Elle ne pouvait plus être jalouse d’Adèle, maintenant ; maiselle riait tout de même en dedans des raclées du ménage, ellevoyait le corps de cette fille plein de bleus, et ça la vengeait,ça l’amusait. Aussi serait-elle restée là jusqu’au lendemain matin,à écouter les rapports de Virginie. Elle ne posait pas dequestions, parce qu’elle ne voulait pas paraître intéressée tantque ça. C’était comme si, brusquement, on comblait un trou pourelle ; son passé, à cette heure, allait droit à sonprésent.

Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans sonverre ; elle suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors,Gervaise, comprenant qu’elle devait dire quelque chose, prit un airindifférent, demanda :

– Et ils demeurent toujours à la Glacière ?

– Mais non ! répondit l’autre ; je ne vous aidonc pas raconté ?… Voici huit jours qu’ils ne sont plusensemble. Adèle, un beau matin, a emporté ses frusques, et Lantiern’a pas couru après, je vous assure.

La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant touthaut :

– Ils ne sont plus ensemble !

– Qui donc ? demanda Clémence, en interrompant saconversation avec maman Coupeau et madame Putois.

– Personne, dit Virginie ; des gens que vous neconnaissez pas.

Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue.Elle se rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencerses histoires. Puis, tout d’un coup, elle lui demanda ce qu’elleferait, si Lantier venait rôder autour d’elle ; car, enfin,les hommes sont si drôles, Lantier était bien capable de retournerà ses premières amours. Gervaise se redressa, se montra très nette,très digne. Elle était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilàtout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, même pas unepoignée de main. Vraiment, elle manquerait tout à fait de cœur, sielle regardait un jour cet homme en face.

– Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a unlien que je ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d’embrasserÉtienne, je le lui enverrai, parce qu’il est impossible d’empêcherun père d’aimer son enfant… Mais quant à moi, voyez-vous, madamePoisson, je me laisserais plutôt hacher en petits morceaux que delui permettre de me toucher du bout du doigt. C’est fini.

En prononçant ces derniers mots, elle traça en l’air une croix,comme pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre laconversation, elle parut s’éveiller en sursaut, elle cria auxouvrières :

– Dites donc, vous autres ! est-ce que vous croyez quele linge se repasse tout seul ?… En voilà des flemmes !Houp ! à l’ouvrage !

Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d’une torpeur deparesse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d’unemain leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Ellescontinuèrent de causer.

– C’était la petite Célestine, disait Clémence. Je l’aiconnue. Elle avait la folie des poils de chat… Vous savez, ellevoyait des poils de chat partout, elle tournait toujours la languecomme ça, parce qu’elle croyait avoir des poils de chat plein labouche.

– Moi, reprenait madame Putois, j’ai eu pour amie une femmequi avait un ver… Oh ! ces animaux-là ont des caprices !…Il lui tortillait le ventre, quand elle ne lui donnait pas dupoulet. Vous pensez, le mari gagnait sept francs, ça passait engourmandises pour le ver…

– Je l’aurais guérie tout de suite, moi, interrompait mamanCoupeau. Mon Dieu ! oui, on avale une souris grillée. Çaempoisonne le ver du coup.

Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantiseheureuse. Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien !en voilà une après-midi passée à faire les rosses ! C’était çaqui n’emplissait pas la bourse ! Elle retourna la première àses rideaux ; mais elle les trouva salis d’une tache de café,et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec unlinge mouillé. Les ouvrières s’étiraient devant la mécanique,cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que Clémence seremua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue ; puis,elle acheva sa chemise d’homme, dont elle épingla les manchettes etle col. Madame Putois s’était remise à son jupon.

– Eh bien ! au revoir, dit Virginie. J’étais descenduechercher un quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m’agelée en route.

Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, ellerouvrit la porte pour crier qu’elle voyait Augustine au bout de larue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cettegredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourutrouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par uneboule de neige ; et elle se laissa gronder d’un air sournois,en racontant qu’on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas.Quelque voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux deglace dans les poches ; car, au bout d’un quart d’heure, sespoches se mirent à arroser la boutique comme des entonnoirs.

Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. Laboutique, dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toutela rue de la Goutte-d’Or savait qu’il y faisait chaud. Il y avaitsans cesse là des femmes bavardes qui prenaient un air de feudevant la mécanique, leurs jupes troussées jusqu’aux genoux,faisant la petite chapelle. Gervaise avait l’orgueil de cette bonnechaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, commedisaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai étaitqu’elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrerles pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. Elle se pritsurtout d’amitié pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard desoixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, où ilcrevait de faim et de froid ; il avait perdu ses trois fils enCrimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu’il nepouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le pèreBru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l’appelait,elle lui ménageait une place près du poêle ; souvent même ellele forçait à manger un morceau de pain avec du fromage. Le pèreBru, le corps voûté, la barbe blanche, la face ridée comme unevieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, à écouter legrésillement du coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années detravail sur des échelles, le demi-siècle passé à peindre des porteset à blanchir des plafonds aux quatre coins de Paris.

– Eh bien ! père Bru, lui demandait parfois lablanchisseuse, à quoi pensez-vous ?

– À rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d’un airhébété.

Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu’il avait des peinesde cœur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence,dans son attitude morne et réfléchie.

À partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier àGervaise. Elle semblait se plaire à l’occuper de son ancien amant,pour le plaisir de l’embarrasser, en faisant des suppositions. Unjour, elle dit l’avoir rencontré ; et, comme la blanchisseuserestait muette, elle n’ajouta rien, puis le lendemain seulementlaissa entendre qu’il lui avait longuement parlé d’elle, avecbeaucoup de tendresse. Gervaise était très troublée par cesconversations chuchotées à voix basse dans un angle de la boutique.Le nom de Lantier lui causait toujours une brûlure au creux del’estomac, comme si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelquechose de lui. Certes, elle se croyait bien solide, elle voulaitvivre en honnête femme, parce que l’honnêteté est la moitié dubonheur. Aussi ne songeait-elle pas à Coupeau, dans cette affaire,n’ayant rien à se reprocher contre son mari, pas même en pensée.Elle songeait au forgeron, le cœur tout hésitant et malade. Il luisemblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lentepossession dont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, àleur amour inavoué, d’une douceur d’amitié. Elle vivait desjournées tristes, lorsqu’elle se croyait coupable envers son bonami. Elle aurait voulu n’avoir de l’affection que pour lui, endehors de son ménage. Cela se passait très haut en elle, au-dessusde toutes les saletés, dont Virginie guettait le feu sur sonvisage.

Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès deGoujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise,sans penser aussitôt à son premier amant ; elle le voyaitquitter Adèle, remettre son linge au fond de leur ancienne malle,revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les jours où ellesortait, elle était prise tout d’un coup de peurs bêtes, dans larue ; elle croyait entendre le pas de Lantier derrière elle,elle n’osait pas se retourner, tremblante, s’imaginant sentir sesmains la saisir à la taille. Bien sûr, il devait l’espionner ;il tomberait sur elle une après-midi ; et cette idée luidonnait des sueurs froides, parce qu’il l’embrasserait certainementdans l’oreille, comme il le faisait par taquinerie, autrefois.C’était ce baiser qui l’épouvantait ; à l’avance, il larendait sourde, il l’emplissait d’un bourdonnement, dans lequelelle ne distinguait plus que le bruit de son cœur battant à grandscoups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était sonseul asile ; elle y redevenait tranquille et souriante, sousla protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuiteses mauvais rêves.

Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d’unefaçon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ;elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cettecourse, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passerrue Marcadet et entrer à la forge. Dès qu’elle tournait le coin dela rue, elle se sentait légère, gaie, comme si elle faisait unepartie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordésd’usines grises ; la chaussée noire de charbon, les panachesde vapeur sur les toits, l’amusaient autant qu’un sentier de moussedans un bois de la banlieue, s’enfonçant entre de grands bouquetsde verdure ; et elle aimait l’horizon blafard, rayé par leshautes cheminées des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait leciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliers deleurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautantles flaques d’eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts etembrouillés du chantier de démolitions. Au fond, la forge luisait,même en plein midi. Son cœur sautait à la danse des marteaux. Quandelle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds desa nuque envolés comme ceux d’une femme qui arrive à unrendez-vous. Goujet l’attendait, les bras nus, la poitrine nue,tapant plus fort sur l’enclume, ces jours-là, pour se faireentendre de plus loin. Il la devinait, l’accueillait d’un bon riresilencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu’il sedérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre lemarteau, parce qu’elle l’aimait davantage, lorsqu’il le brandissaitde ses gros bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légèreclaque sur la joue d’Étienne pendu au soufflet, et elle restait làune heure, à regarder les boulons. Ils n’échangeaient pas dixparoles. Ils n’auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans unechambre, enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaientmême plus. Au bout d’un quart d’heure, elle commençait à étoufferun peu ; la chaleur, l’odeur forte, les fumées qui montaient,l’étourdissaient, tandis que les coups sourds la secouaient destalons à la gorge. Elle ne désirait plus rien alors, c’était sonplaisir. Goujet l’aurait serrée dans ses bras que ça ne lui auraitpas donné une émotion si grosse. Elle se rapprochait de lui, poursentir le vent de son marteau sur sa joue, pour être dans le coupqu’il tapait. Quand des étincelles piquaient ses mains tendres,elle ne les retirait pas, elle jouissait au contraire de cettepluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien sûr, devinait lebonheur qu’elle goûtait là ; il réservait pour le vendredi lesouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute sa forceet toute son adresse ; il ne se ménageait plus, au risque defendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joiequ’il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirentainsi la forge d’un grondement d’orage. Ce fut une idylle dans unebesogne de géant, au milieu du flamboiement de la houille, del’ébranlement du hangar, dont la carcasse noire de suie craquait.Tout ce fer écrasé, pétri comme de la cire rouge, gardait lesmarques rudes de leurs tendresses. Le vendredi, quand lablanchisseuse quittait la Gueule-d’Or, elle remontait lentement larue des Poissonniers, contentée, lassée, l’esprit et la chairtranquilles.

Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevintraisonnable. À cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse,sans Coupeau, qui tournait mal, décidément. Un jour, elle revenaitjustement de la forge, lorsqu’elle crut reconnaître Coupeau dansl’Assommoir du père Colombe, en train de se payer des tournées devitriol, avec Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif. Elle passa vite, pour ne pas avoir l’air de lesmoucharder. Mais elle se retourna : c’était bien Coupeau quise jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d’un gestefamilier déjà. Il mentait donc, il en était donc à l’eau-de-vie,maintenant ! Elle rentra désespérée ; toute son épouvantede l’eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le pardonnait, parce quele vin nourrit l’ouvrier ; les alcools, au contraire, étaientdes saletés, des poisons qui ôtaient à l’ouvrier le goût du pain.Ah ! le gouvernement aurait bien dû empêcher la fabrication deces cochonneries !

En arrivant rue de la Goutte-d’Or, elle trouva toute la maisonbouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l’établi, et étaient dansla cour, à regarder en l’air. Elle interrogea Clémence.

– C’est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme,répondit la repasseuse. Il était sous la porte, gris comme unPolonais, à la guetter revenir du lavoir… Il lui a fait grimperl’escalier à coups de poing, et maintenant il l’assomme là-haut,dans leur chambre… Tenez, entendez-vous les cris ?

Gervaise monta rapidement. Elle avait de l’amitié pour madameBijard, sa laveuse, qui était une femme d’un grand courage. Elleespérait mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de lachambre était restée ouverte, quelques locataires s’exclamaient surle carré, tandis que madame Boche, devant la porte,criait :

– Voulez-vous bien finir !… On va aller chercher lessergents de ville, entendez-vous !

Personne n’osait se risquer dans la chambre, parce qu’onconnaissait Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il nedessoûlait jamais, d’ailleurs. Les rares jours où il travaillait,il posait un litre d’eau-de-vie près de son étau de serrurier,buvant au goulot toutes les demi-heures. Il ne se soutenait plusautrement, il aurait pris feu comme une torche, si l’on avaitapproché une allumette de sa bouche.

– Mais on ne peut pas la laisser massacrer ! ditGervaise toute tremblante.

Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue etfroide, vidée par l’ivrognerie de l’homme, qui enlevait les drapsdu lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu’àla fenêtre les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds enl’air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encoretrempées par l’eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveuxarrachés, saignante, râlait d’un souffle fort, avec des oh !oh ! prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l’avaitd’abord abattue de ses deux poings ; maintenant, il lapiétinait.

– Ah ! garce !… ah ! garce !… ah !garce !… grognait-il d’une voix étouffée, accompagnant de cemot chaque coup, s’affolant à le répéter, frappant plus fort àmesure qu’il s’étranglait davantage.

Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement,follement, raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, laface bleuie sous sa barbe sale, avec son front chauve taché degrandes plaques rouges. Sur le carré, les voisins disaient qu’il labattait parce qu’elle lui avait refusé vingt sous, le matin. Onentendit la voix de Boche, au bas de l’escalier. Il appelait madameBoche, il lui criait :

– Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille demoins !

Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. Àeux deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousservers la porte. Mais il se retournait, muet, une écume auxlèvres ; et, dans ses yeux pâles, l’alcool flambait, allumaitune flamme de meurtre. La blanchisseuse eut le poignetmeurtri ; le vieil ouvrier alla tomber sur la table. Parterre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche grande ouverte,les paupières closes. À présent, Bijard la manquait ; ilrevenait, s’acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,s’attrapant lui-même avec les claques qu’il envoyait dans le vide.Et, pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de lachambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardaitson père assommer sa mère. L’enfant tenait entre ses bras, commepour la protéger, sa sœur Henriette, sevrée de la veille. Elleétait debout, la tête serrée dans une coiffe d’indienne, très pâle,l’air sérieux. Elle avait un large regard noir, d’une fixité pleinede pensées, sans une larme.

Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur lecarreau, où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise àrelever madame Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à grossanglots ; et Lalie, qui s’était approchée, la regardaitpleurer, habituée à ces choses, résignée déjà. La blanchisseuse, enredescendant, au milieu de la maison calmée, voyait toujours devantelle ce regard d’enfant de quatre ans, grave et courageux comme unregard de femme.

– Monsieur Coupeau est sur le trottoir d’en face, lui criaClémence, dès qu’elle l’aperçut. Il a l’air jolimentpoivré !

Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer uncarreau d’un coup d’épaule, en manquant la porte. Il avait uneivresse blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaisereconnut tout de suite le vitriol de l’Assommoir, dans le sangempoisonné qui lui blêmissait la peau. Elle voulut rire, lecoucher, comme elle faisait les jours où il avait le vin bonenfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres ; et,en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing surelle. Il ressemblait à l’autre, au soûlard qui ronflait là-haut,las d’avoir tapé. Alors, elle resta toute froide, elle pensait auxhommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le cœur coupé, désespérantd’être jamais heureuse.

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