L’Assommoir

Chapitre 7

 

La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chezles Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands ;c’étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, leventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de lamonnaie. Dès qu’on avait quatre sous, dans le ménage, on lesbouffait. On inventait des saints sur almanach, histoire de sedonner des prétextes de gueuletons. Virginie approuvait jolimentGervaise de se fourrer de bons morceaux sous le nez. Lorsqu’on a unhomme qui boit tout, n’est-ce pas ? c’est pain bénit de ne paslaisser la maison s’en aller en liquides et, de se garnir d’abordl’estomac. Puisque l’argent filait quand même, autant valait-ilfaire gagner au boucher qu’au marchand de vin. Et Gervaise,agourmandie, s’abandonnait à cette excuse. Tant pis ! çavenait de Coupeau, s’ils n’économisaient plus un rouge liard. Elleavait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe,qui s’enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.

Cette année-là, un mois à l’avance, on causa de la fête. Oncherchait des plats, on s’en léchait les lèvres. Toute la boutiqueavait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort,quelque chose de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu ! on neprenait pas tous les jours du bon temps. La grosse préoccupation dela blanchisseuse était de savoir qui elle inviterait ; elledésirait douze personnes à table, pas plus, pas moins. Elle, sonmari, maman Coupeau, madame Lerat, ça faisait déjà quatre personnesde la famille. Elle aurait aussi les Goujet et les Poisson.D’abord, elle s’était bien promis de ne pas inviter ses ouvrières,madame Putois et Clémence, pour ne pas les rendre tropfamilières ; mais, comme on parlait toujours de la fête devantelles et que leurs nez s’allongeaient, elle finit par leur dire devenir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulantabsolument compléter les douze, elle se réconcilia avec lesLorilleux, qui tournaient autour d’elle depuis quelque temps ;du moins, il fut convenu que les Lorilleux descendraient dîner etqu’on ferait la paix, le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pastoujours rester brouillé dans les familles. Puis, l’idée de la fêteattendrissait tous les cœurs. C’était une occasion impossible àrefuser. Seulement, quand les Boche connurent le raccommodementprojeté, ils se rapprochèrent aussitôt de Gervaise, avec despolitesses, des sourires obligeants ; et il fallut les prieraussi d’être du repas. Voilà ! on serait quatorze, sanscompter les enfants. Jamais elle n’avait donné un dîner pareil,elle en était tout effarée et glorieuse.

La fête tombait justement un lundi. C’était une chance :Gervaise comptait sur l’après-midi du dimanche pour commencer lacuisine. Le samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne,il y eut une longue discussion dans la boutique, afin de savoir cequ’on mangerait, décidément. Une seule pièce était adoptée depuistrois semaines : une oie grasse rôtie. On en causait avec desyeux gourmands. Même, l’oie était achetée. Maman Coupeau alla lachercher pour la faire soupeser à Clémence et à madame Putois. Etil y eut des exclamations, tant la bête parut énorme, avec sa peaurude, ballonnée de graisse jaune.

– Avant ça, le pot-au-feu, n’est-ce pas ? ditGervaise. Le potage et un petit morceau de bouilli, c’est toujoursbon… Puis, il faudrait un plat à la sauce.

La grande Clémence proposa du lapin ; mais on ne mangeaitque de ça ; tout le monde en avait par-dessus la tête.Gervaise rêvait quelque chose de plus distingué. Madame Putoisayant parlé d’une blanquette de veau, elles se regardèrent toutesavec un sourire qui grandissait. C’était une idée ; rien neferait l’effet d’une blanquette de veau.

– Après, reprit Gervaise, il faudrait encore un plat à lasauce.

Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent unegrimace, en tapant leurs fers plus fort. Personne n’aimait lepoisson, ça ne tenait pas à l’estomac, et c’était plein d’arêtes.Ce louchon d’Augustine ayant osé dire qu’elle aimait la raie,Clémence lui ferma le bec d’une bourrade. Enfin, la patronne venaitde trouver une épinée de cochon aux pommes de terre, qui avait denouveau épanoui les visages, lorsque Virginie entra comme un coupde vent, la figure allumée.

– Vous arrivez bien ! cria Gervaise. Maman Coupeau,montrez-lui donc la bête.

Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l’oie grasse,que Virginie dut prendre sur ses mains. Elle s’exclama.Sacredié ! qu’elle était lourde ! Mais elle la posa toutde suite au bord de l’établi, entre un jupon et un paquet dechemises. Elle avait la cervelle ailleurs ; elle emmenaGervaise dans la chambre du fond.

– Dites donc, ma petite, murmura-t-elle rapidement, je veuxvous avertir… Vous ne devineriez jamais qui j’ai rencontré au boutde la rue ? Lantier, ma chère ! Il est là à rôder, àguetter… Alors, je suis accourue. Ça m’a effrayée pour vous, vouscomprenez.

La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-ildonc, ce malheureux ? Et justement il tombait en plein dansles préparatifs de la fête. Jamais elle n’avait eu de chance ;on ne pouvait pas lui laisser prendre un plaisir tranquillement.Mais Virginie lui répondait qu’elle était bien bonne de se tournerla bile. Pardi ! si Lantier s’avisait de la suivre, elleappellerait un agent et le ferait coffrer. Depuis un mois que sonmari avait obtenu sa place de sergent de ville, la grande bruneprenait des allures cavalières et parlait d’arrêter tout le monde.Comme elle élevait la voix, en souhaitant d’être pincée dans larue, à la seule fin d’emmener elle-même l’insolent au poste et dele livrer à Poisson, Gervaise, d’un geste, la supplia de se taire,parce que les ouvrières écoutaient. Elle rentra la première dans laboutique ; elle reprit, en affectant beaucoup decalme :

– Maintenant, il faudrait un légume ?

– Hein ? des petits pois au lard, dit Virginie. Moi,je ne mangerais que de ça.

– Oui, oui, des petits pois au lard ! approuvèrenttoutes les autres, pendant qu’Augustine, enthousiasmée, enfonçaitde grands coups de tisonnier dans la mécanique.

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau allumales deux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terreemprunté aux Boche. À trois heures et demie, le pot-au-feubouillait dans une grosse marmite, prêtée par le restaurant d’àcôté, la marmite du ménage ayant semblé trop petite. On avaitdécidé d’accommoder la veille la blanquette de veau et l’épinée decochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés ;seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu’au moment dese mettre à table. Il resterait encore bien assez de besogne pourle lundi, le potage, les pois au lard, l’oie rôtie. La chambre dufond était tout éclairée par les trois brasiers ; des rouxgraillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farinebrûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets devapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglousgraves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blancnoué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher dupersil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viandeavec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pourdébarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde surle dos toute l’après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans lamaison, que les voisines descendirent les unes après les autres,entrèrent sous des prétextes, uniquement pour savoir ce quicuisait ; et elles se plantaient là, en attendant que lablanchisseuse fût forcée de lever les couvercles. Puis, vers cinqheures, Virginie parut ; elle avait encore vu Lantier ;décidément, on ne mettait plus les pieds dans la rue sans lerencontrer. Madame Boche, elle aussi, venait de l’apercevoir aucoin du trottoir, avançant la tête d’un air sournois. Alors,Gervaise, qui justement allait acheter un sou d’oignons brûlés pourle pot-au-feu, fut prise d’un tremblement et n’osa plussortir ; d’autant plus que la concierge et la couturièrel’effrayaient beaucoup en racontant des histoires terribles, deshommes attendant des femmes avec des couteaux et des pistoletscachés sous leur redingote. Dame, oui ! on lisait ça tous lesjours dans les journaux ; quand un de ces gredins-là enrage deretrouver une ancienne heureuse, il devient capable de tout.Virginie offrit obligeamment de courir chercher les oignons brûlés.Il fallait s’aider entre femmes, on ne pouvait pas laissermassacrer cette pauvre petite. Lorsqu’elle revint, elle dit queLantier n’était plus là ; il avait dû filer, en se sachantdécouvert. La conversation, autour des poêlons, n’en roula pasmoins sur lui jusqu’au soir. Madame Boche ayant conseilléd’instruire Coupeau, Gervaise montra une grande frayeur et lasupplia de ne jamais lâcher un mot de ces choses. Ah bien ! ceserait du propre ! Son mari devait déjà se douter del’affaire, car depuis quelques jours, en se couchant, il jurait etdonnait des coups de poing dans le mur. Elle en restait les mainstremblantes, à l’idée que deux hommes se mangeraient pourelle ; elle connaissait Coupeau, il était jaloux à tomber surLantier avec ses cisailles. Et, pendant que, toutes quatre, elless’enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnisde cendre, mijotaient doucement ; la blanquette et l’épinée,quand maman Coupeau les découvrait, avaient un petit bruit, unfrémissement discret ; le pot-au-feu gardait son ronflement dechantre endormi le ventre au soleil. Elles finirent par se tremperchacune une soupe dans une tasse, pour goûter le bouillon.

Enfin, le lundi arriva. Maintenant que Gervaise allait avoirquatorze personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir casertout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans laboutique ; et encore, dès le matin, mesura-t-elle avec unmètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table. Ensuite,il fallut déménager le linge, démonter l’établi ; c’étaitl’établi, posé sur d’autres tréteaux, qui devait servir de table.Mais, juste au milieu de tout ce remue-ménage, une cliente seprésenta et fit une scène, parce qu’elle attendait son linge depuisle vendredi ; on se fichait d’elle, elle voulait son lingeimmédiatement. Alors, Gervaise s’excusa, mentit avec aplomb ;il n’y avait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, lesouvrières reviendraient seulement le lendemain ; et ellerenvoya la cliente calmée, en lui promettant de s’occuper d’elle àla première heure. Puis, lorsque l’autre fut partie, elle éclata enmauvaises paroles. C’est vrai, si l’on écoutait les pratiques, onne prendrait pas même le temps de manger, on se tuerait la vieentière pour leurs beaux yeux ! On n’était pas des chiens àl’attache, pourtant ! Ah bien ! quand le Grand Turc enpersonne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se seraitagi de gagner cent mille francs, elle n’aurait pas donné un coup defer ce lundi-là, parce qu’à la fin c’était son tour de jouir unpeu.

La matinée entière fut employée à terminer les achats. Troisfois, Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, aumoment où elle repartait pour commander le vin, elle s’aperçutqu’elle n’avait plus assez d’argent. Elle aurait bien pris le vin àcrédit ; seulement, la maison ne pouvait pas rester sans lesou, à cause des mille petites dépenses auxquelles on ne pense pas.Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle se désolèrent,calculèrent qu’il leur fallait au moins vingt francs. Où lestrouver, ces quatre pièces de cent sous ? Maman Coupeau, quiautrefois avait fait le ménage d’une petite actrice du théâtre desBatignolles, parla la première du Mont-de-Piété. Gervaise eut unrire de soulagement. Était-elle ; bête ! elle n’ysongeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans uneserviette, qu’elle épingla. Puis, elle cacha elle-même le paquetsous le tablier de maman Coupeau, en lui recommandant de le tenirbien aplati sur son ventre, à cause des voisins, qui n’avaient pasbesoin de savoir ; et elle vint guetter sur la porte, pourvoir si on ne suivait pas la vieille femme. Mais celle-ci n’étaitpas devant le charbonnier qu’elle la rappela.

– Maman ! maman !

Elle la fit rentrer dans la boutique, ôta de son doigt sonalliance, en disant :

– Tenez, mettez ça avec. Nous aurons davantage.

Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elledansa de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vincacheté pour boire avec le rôti. Les Lorilleux seraientécrasés.

Depuis quinze jours, c’était le rêve des Coupeau : écraserles Lorilleux. Est-ce que ces sournois, l’homme et la femme, unejolie paire vraiment, ne s’enfermaient pas quand ils mangeaient unbon morceau, comme s’ils l’avaient volé ? Oui, ils bouchaientla fenêtre avec une couverture pour cacher la lumière et fairecroire qu’ils dormaient. Naturellement, ça empêchait les gens demonter ; et ils bâfraient seuls, ils se dépêchaient des’empiffrer, sans lâcher un mot tout haut. Même, le lendemain, ilsse gardaient de jeter leurs os sur les ordures, parce qu’on auraitsu alors ce qu’ils avaient mangé ; madame Lorilleux allait, aubout de la rue, les lancer dans une bouche d’égout ; un matin,Gervaise l’avait surprise vidant là son panier plein d’écaillesd’huîtres. Ah ! non, pour sûr, ces rapiats n’étaient paslarges des épaules, et toutes ces manigances venaient de leur rageà vouloir paraître pauvres. Eh bien ! on leur donnerait uneleçon, on leur prouverait qu’on n’était pas chien. Gervaise auraitmis sa table au travers de la rue, si elle avait pu, histoired’inviter chaque passant. L’argent, n’est-ce pas ? n’a pas étéinventé pour moisir. Il est joli, quand il luit tout neuf ausoleil. Elle leur ressemblait si peu maintenant, que, les jours oùelle avait vingt sous, elle s’arrangeait de façon à laisser croirequ’elle en avait quarante.

Maman Coupeau et Gervaise parlèrent des Lorilleux, en mettant latable, dès trois heures. Elles avaient accroché de grands rideauxdans la vitrine ; mais, comme il faisait chaud, la porterestait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deuxfemmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sanschercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux.Elles les avaient placés de manière à ce qu’ils pussent voir ledéveloppement superbe du couvert, et elles leur réservaient labelle vaisselle, sachant bien que les assiettes de porcelaine leurporteraient un coup.

– Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas cesserviettes-là ! J’en ai deux qui sont damassées.

– Ah bien ! murmura la vieille femme, ils encrèveront, c’est sûr.

Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grandetable blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient ungonflement d’orgueil. Ça faisait comme une chapelle, au milieu dela boutique.

– Aussi, reprit Gervaise, pourquoi sont-ils si rats !…vous savez, ils ont menti, le mois dernier, quand la femme araconté partout qu’elle avait perdu un bout de chaîne d’or, enallant reporter l’ouvrage. Vrai ! si celle-là perd jamaisquelque chose !… C’était simplement une façon de pleurermisère et de ne pas vous donner vos cent sous.

– Je ne les ai encore vus que deux fois, mes cent sous, ditmaman Coupeau.

– Voulez-vous parier ! le mois prochain, ilsinventeront une autre histoire… Ça explique pourquoi ils bouchentleur fenêtre, quand ils mangent un lapin. N’est-ce pas ? onserait en droit de leur dire : « Puisque vous mangez unlapin, vous pouvez bien donner cent sous à votre mère. »Oh ! ils ont du vice !… Qu’est-ce que vous seriezdevenue, si je ne vous avais pas prise avec nous ?

Maman Coupeau hocha la tête. Ce jour-là, elle était tout à faitcontre les Lorilleux, à cause du grand repas que les Coupeaudonnaient. Elle aimait la cuisine, les bavardages autour descasseroles, les maisons mises en l’air par les noces des jours defête. D’ailleurs, elle s’entendait d’ordinaire assez bien avecGervaise. Les autres jours, quand elles s’asticotaient ensemble,comme ça arrive dans tous les ménages, la vieille femme bougonnait,se disait horriblement malheureuse d’être ainsi à la merci de sabelle-fille. Au fond, elle devait garder une tendresse pour madameLorilleux ; c’était sa fille, après tout.

– Hein ? répéta Gervaise, vous ne seriez pas sigrasse, chez eux ? Et pas de café, pas de tabac, aucunedouceur !… Dites, est-ce qu’ils vous auraient mis deux matelasà votre lit ?

– Non, bien sûr, répondit maman Coupeau. Lorsqu’ils vontentrer, je me placerai en face de la porte pour voir leur nez.

Le nez des Lorilleux les égayait à l’avance. Mais il s’agissaitde ne pas rester planté là, à regarder la table. Les Coupeauavaient déjeuné très tard, vers une heure, avec un peu decharcuterie, parce que les trois fourneaux étaient déjà occupés, etqu’ils ne voulaient pas salir la vaisselle lavée pour le soir. Àquatre heures, les deux femmes furent dans leur coup de feu. L’oierôtissait devant une coquille placée par terre, contre le mur, àcôté de la fenêtre ouverte ; et la bête était si grosse, qu’ilavait fallu l’enfoncer de force dans la rôtissoire. Ce louchond’Augustine, assise sur un petit banc, recevant en plein le refletd’incendie de la coquille, arrosait l’oie gravement avec unecuiller à long manche. Gervaise s’occupait des pois au lard. MamanCoupeau, la tête perdue au milieu de tous ces plats, tournait,attendait le moment de mettre réchauffer l’épinée et la blanquette.Vers cinq heures, les invités commencèrent à arriver. Ce furentd’abord les deux ouvrières, Clémence et madame Putois, toutes deuxendimanchées, la première en bleu, la seconde en noir ;Clémence tenait un géranium, madame Putois, un héliotrope ; etGervaise, qui justement avait les mains blanches de farine, dutleur appliquer à chacune deux gros baisers, les mains rejetées enarrière. Puis, sur leurs talons, Virginie entra, mise comme unedame, en robe de mousseline imprimée, avec une écharpe et unchapeau, bien qu’elle eût eu seulement la rue à traverser. Celle-làapportait un pot d’œillets rouges. Elle prit elle-même lablanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement. Enfin,parurent Boche avec un pot de pensées, madame Boche avec un pot deréséda, madame Lerat avec une citronnelle, un pot dont la terreavait sali sa robe de mérinos violet. Tout ce monde s’embrassait,s’entassait dans la chambre, au milieu des trois fourneaux et de lacoquille, d’où montait une chaleur d’asphyxie. Les bruits defriture des poêlons couvraient les voix. Une robe qui accrocha larôtissoire, causa une émotion. Ça sentait l’oie si fort, que lesnez s’agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciaitchacun de son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaisonde la blanquette, au fond d’une assiette creuse. Elle avait poséles pots dans la boutique, au bout de la table, sans leur enleverleur haute collerette de papier blanc. Un parfum doux de fleurs semêlait à l’odeur de la cuisine.

– Voulez-vous qu’on vous aide ? dit Virginie. Quand jepense que vous travaillez depuis trois jours à toute cettenourriture, et qu’on va rafler ça en un rien de temps !

– Dame ! répondit Gervaise, ça ne se ferait pas toutseul… Non, ne vous salissez pas les mains. Vous voyez, tout estprêt. Il n’y a plus que le potage…

Alors, on se mit à l’aise. Les dames posèrent sur le lit leurschâles et leurs bonnets, puis relevèrent leurs jupes avec desépingles, pour ne pas les salir. Boche, qui avait renvoyé sa femmegarder la loge jusqu’à l’heure du dîner, poussait déjà Clémencedans le coin de la mécanique, en lui demandant si elle étaitchatouilleuse ; et Clémence haletait, se tordait, pelotonnéeet les seins crevant son corsage, car l’idée seule de chatouilleslui faisait courir un frisson partout. Les autres dames, afin de nepas gêner les cuisinières, venaient également de passer dans laboutique, où elles se tenaient contre les murs, en face de latable ; mais, comme la conversation continuait par la porteouverte, et qu’on ne s’entendait pas, à tous moments ellesretournaient au fond, envahissant la pièce avec de brusques éclatsde voix, entourant Gervaise qui s’oubliait à leur répondre, sacuiller fumante au poing. On riait, on en lâchait de fortes.Virginie ayant dit qu’elle ne mangeait plus depuis deux jours, pourse faire un trou, cette grande sale de Clémence en raconta une plusraide : elle s’était creusée, en prenant le matin un bouillonpointu, comme les Anglais. Alors, Boche donna un moyen de digérertout de suite, qui consistait à se serrer dans une porte, aprèschaque plat ; ça se pratiquait aussi chez les Anglais, çapermettait de manger douze heures à la file, sans se fatiguerl’estomac. N’est-ce pas ? la politesse veut qu’on mange,lorsqu’on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon,et de l’oie, pour les chats. Oh ! la patronne pouvait êtretranquille : on allait lui nettoyer ça si proprement, qu’ellen’aurait même pas besoin de laver sa vaisselle le lendemain. Et lasociété semblait s’ouvrir l’appétit en venant renifler au-dessusdes poêlons et de la rôtissoire. Les dames finirent par faire lesjeunes filles ; elles jouaient à se pousser, elles couraientd’une pièce à l’autre, ébranlant le plancher, remuant etdéveloppant les odeurs de cuisine avec leurs jupons, dans unvacarme assourdissant, où les rires se mêlaient au bruit ducouperet de maman Coupeau, hachant du lard.

Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautaiten criant, pour la rigolade. Il n’osait pas entrer, intimidé, avecun grand rosier blanc entre les bras, une plante magnifique dont latige montait jusqu’à sa figure et mêlait des fleurs dans sa barbejaune. Gervaise courut à lui, les joues enflammées par le feu desfourneaux. Mais il ne savait pas se débarrasser de son pot ;et, quand elle le lui eut pris des mains, il bégaya, n’osantl’embrasser. Ce fut elle qui dut se hausser, poser la joue contreses lèvres ; même il était si troublé, qu’il l’embrassa surl’œil, rudement, à l’éborgner. Tous deux restèrent tremblants.

– Oh ! monsieur Goujet, c’est trop beau !dit-elle en plaçant le rosier à côté des autres fleurs, qu’ildépassait de tout son panache de feuillage.

– Mais non, mais non, répétait-il sans trouver autrechose.

Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonçaqu’il ne fallait pas compter sur sa mère ; elle avait sasciatique. Gervaise fut désolée ; elle parla de mettre unmorceau d’oie de côté, car elle tenait absolument à ce que madameGoujet mangeât de la bête. Cependant, on n’attendait plus personne.Coupeau devait flâner par là, dans le quartier, avec Poisson, qu’ilétait allé prendre chez lui, après le déjeuner ; ils netarderaient pas à rentrer, ils avaient promis d’être exacts poursix heures. Alors, comme le potage était presque cuit, Gervaiseappela madame Lerat, en disant que le moment lui semblait venu demonter chercher les Lorilleux. Madame Lerat, aussitôt, devint trèsgrave : c’était elle qui avait mené toute la négociation etréglé entre les deux ménages comment les choses se passeraient.Elle remit son châle et son bonnet ; elle monta, raide dansses jupes, l’air important. En bas, la blanchisseuse continua àtourner son potage, des pâtes d’Italie, sans dire un mot. Lasociété, brusquement sérieuse, attendait avec solennité.

Ce fut madame Lerat qui reparut la première. Elle avait fait letour par la rue, pour donner plus de pompe à la réconciliation.Elle tint de la main la porte de la boutique grande ouverte, tandisque madame Lorilleux, en robe de soie, s’arrêtait sur le seuil.Tous les invités s’étaient levés, Gervaise s’avança, embrassa sabelle-sœur, comme il était convenu, en disant :

– Allons, entrez. C’est fini, n’est-ce pas ?… Nousserons gentilles toutes les deux.

Et madame Lorilleux répondit :

– Je ne demande pas mieux que ça dure toujours.

Quand elle fut entrée, Lorilleux s’arrêta également sur leseuil, et il attendit aussi d’être embrassé, avant de pénétrer dansla boutique. Ni l’un ni l’autre n’avait apporté de bouquet ;ils s’y étaient refusés, ils trouvaient qu’ils auraient trop l’airde se soumettre à la Banban, s’ils arrivaient chez elle avec desfleurs, la première fois. Cependant, Gervaise criait à Augustine dedonner deux litres. Puis, sur un bout de la table, elle versa desverres de vin, appela tout le monde. Et chacun prit un verre, ontrinqua à la bonne amitié de la famille. Il y eut un silence, lasociété buvait, les dames levaient le coude, d’un trait, jusqu’à ladernière goutte.

– Rien n’est meilleur avant la soupe, déclara Boche, avecun claquement de langue. Ça vaut mieux qu’un coup de pied auderrière.

Maman Coupeau s’était placée en face de la porte, pour voir lenez des Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l’emmenadans la pièce du fond. Et, toutes deux penchées au-dessus dupotage, elles causèrent vivement, à voix basse.

– Hein ? quel pif ! dit la vieille femme. Vousn’avez pas pu les voir, vous. Mais moi, je les guettais… Quand ellea aperçu la table, tenez ! sa figure s’est tortillée comme ça,les coins de sa bouche sont montés toucher ses yeux ; et lui,ça l’a étranglé, il s’est mis à tousser… Maintenant, regardez-les,là-bas ; ils n’ont plus de salive, ils se mangent leslèvres.

– Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmuraGervaise.

Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, biensûr, n’aime à être écrasé ; dans les familles surtout, quandles uns réussissent, les autres ragent, c’est naturel. Seulement,on se contient, n’est-ce pas ? on ne se donne pas enspectacle. Eh bien ! les Lorilleux ne pouvaient pas secontenir. C’était plus fort qu’eux, ils louchaient, ils avaient lebec de travers. Enfin, ça se voyait si clairement, que les autresinvités les regardaient et leur demandaient s’ils n’étaient pasindisposés. Jamais ils n’avaleraient la table avec ses quatorzecouverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à l’avance.On se serait cru dans un restaurant des boulevards. MadameLorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir lesfleurs ; et, sournoisement, elle tâta la grande nappe,tourmentée par l’idée qu’elle devait être neuve.

– Nous y sommes ! cria Gervaise, en reparaissant,souriante, les bras nus, ses petits cheveux blonds envolés sur lestempes.

Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim,bâillaient légèrement, l’air embêté.

– Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nouspourrions commencer.

– Ah bien ! dit madame Lorilleux, la soupe a le tempsde refroidir… Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisserfiler.

Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait,maintenant ; l’oie serait trop cuite. Alors, Gervaise,désolée, parla d’envoyer quelqu’un dans le quartier voir, chez lesmarchands de vin, si l’on n’apercevait pas Coupeau. Puis, commeGoujet s’offrait, elle voulut aller avec lui ; Virginie,inquiète de son mari, les accompagna. Tous les trois, en cheveux,barraient le trottoir. Le forgeron, qui avait sa redingote, tenaitGervaise à son bras gauche et Virginie à son bras droit : ilfaisait le panier à deux anses, disait-il ; et le mot leurparut si drôle, qu’ils s’arrêtèrent, les jambes cassées par lerire. Ils se regardèrent dans la glace du charcutier, ils rirentplus fort. Entre Goujet tout noir, les deux femmes semblaient deuxcocottes mouchetées, la couturière avec sa toilette de mousselinesemée de bouquets roses, la blanchisseuse en robe de percaleblanche à pois bleus, les poignets nus, une petite cravate de soiegrise nouée au cou. Le monde se retournait pour les voir passer, sigais, si frais, endimanchés un jour de semaine, bousculant la foulequi encombrait la rue des Poissonniers, dans la tiède soirée dejuin. Mais il ne s’agissait pas de rigoler. Ils allaient droit à laporte de chaque marchand de vin, allongeaient la tête, cherchaientdevant le comptoir. Est-ce que cet animal de Coupeau était partiboire la goutte à l’Arc-de-Triomphe ? Déjà ils avaient battutout le haut de la rue, regardant aux bons endroits : à laPetite-Civette, renommée pour les prunes ; chez lamère Baquet, qui vendait du vin d’Orléans à huit sous ; auPapillon, le rendez-vous des cochers, des gens difficiles.Pas de Coupeau. Alors, comme ils descendaient vers le boulevard,Gervaise, en passant devant François, le mastroquet du coin, poussaun léger cri.

– Quoi donc ? demanda Goujet.

La blanchisseuse ne riait plus. Elle était très blanche, et siémotionnée, qu’elle avait failli tomber. Virginie comprit tout d’uncoup, en voyant chez François, assis à une table, Lantier quidînait tranquillement. Les deux femmes entraînèrent leforgeron.

– Le pied m’a tourné, dit Gervaise, quand elle putparler.

Enfin, au bas de la rue, ils découvrirent Coupeau et Poissondans l’Assommoir du père Colombe. Ils se tenaient debout, au milieud’un tas d’hommes ; Coupeau, en blouse grise, criait, avec desgestes furieux et des coups de poing sur le comptoir ;Poisson, qui n’était pas de service ce jour-là, serré dans un vieuxpaletot marron, l’écoutait, la mine terne et silencieuse, hérissantson impériale et ses moustaches rouges. Goujet laissa les femmes aubord du trottoir, vint poser la main sur l’épaule du zingueur. Maisquand ce dernier aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha.Qui est-ce qui lui avait fichu des femelles de cette espèce ?Voilà que les jupons le relançaient maintenant ! Ehbien ! il ne bougerait pas, elles pouvaient manger leursaloperie de dîner toutes seules. Pour l’apaiser, il fallut queGoujet acceptât une tournée de quelque chose ; encore mit-ilde la méchanceté à traîner cinq grandes minutes devant le comptoir.Lorsqu’il sortit enfin, il dit à sa femme :

– Ça ne me va pas… Je reste où j’ai affaire,entends-tu !

Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avaitdû causer de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari etGoujet, en leur criant de marcher les premiers. Les deux femmes semirent ensuite aux côtés du zingueur, pour l’occuper et l’empêcherde voir. Il était à peine allumé, plutôt étourdi d’avoir gueulé qued’avoir bu. Par taquinerie, comme elles semblaient vouloir suivrele trottoir de gauche, il les bouscula, il passa sur le trottoir dedroite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer laporte de François. Mais Coupeau devait savoir que Lantier était là.Gervaise demeura stupide, en l’entendant grogner :

– Oui, n’est-ce pas ! ma biche, il y a là un cadet denotre connaissance. Faut pas me prendre pour un jobard… Que je tepince à te balader encore, avec tes yeux en coulisse !

Et il lâcha des mots crus. Ce n’était pas lui qu’elle cherchait,les coudes à l’air, la margoulette enfarinée ; c’était sonancien marlou. Puis, brusquement, il fut pris d’une rage follecontre Lantier. Ah ! le brigand, ah ! la crapule !Il fallait que l’un des deux restât sur le trottoir, vidé comme unlapin. Cependant, Lantier paraissait ne pas comprendre, mangeaitlentement du veau à l’oseille. On commençait à s’attrouper.Virginie emmena enfin Coupeau, qui se calma subitement, dès qu’ileut tourné le coin de la rue. N’importe, on revint à la boutiquemoins gaiement qu’on n’en était sorti.

Autour de la table, les invités attendaient avec des mineslongues. Le zingueur donna des poignées de main, en se dandinantdevant les dames. Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix,faisait placer le monde. Mais, brusquement, elle s’aperçut que,madame Goujet n’étant pas venue, une place allait rester vide, laplace à côté de madame Lorilleux.

– Nous sommes treize ! dit-elle, très émue, voyant làune nouvelle preuve du malheur dont elle se sentait menacée depuisquelque temps.

Les dames, déjà assises, se levèrent d’un air inquiet et fâché.Madame Putois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il nefallait pas jouer avec ça ; d’ailleurs, elle ne toucherait àrien, les morceaux ne lui profiteraient pas. Quant à Boche, ilricanait : il aimait mieux être treize que quatorze ; lesparts seraient plus grosses, voilà tout.

– Attendez ! reprit Gervaise. Ça va s’arranger.

Et, sortant sur le trottoir, elle appela le père Bru quitraversait justement la chaussée. Le vieil ouvrier entra, courbé,roidi, la face muette.

– Asseyez-vous là, mon brave homme, dit la blanchisseuse.Vous voulez bien manger avec nous, n’est-ce pas ?

Il hocha simplement la tête. Il voulait bien, ça lui étaitégal.

– Hein ! autant lui qu’un autre, continua-t-elle,baissant la voix. Il ne mange pas souvent à sa faim. Au moins, ilse régalera encore une fois… Nous n’aurons pas de remords à nousemplir, maintenant.

Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autress’apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leurporterait bonheur à tous. Cependant, madame Lorilleux ne semblaitpas contente d’être près du vieux ; elle s’écartait, ellejetait des coups d’œil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sablouse rapiécée et déteinte. Le père Bru restait la tête basse,gêné surtout par la serviette qui cachait l’assiette, devant lui.Il finit par l’enlever et la posa doucement au bord de la table,sans songer à la mettre sur ses genoux.

Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d’Italie, lesinvités prenaient leurs cuillers, lorsque Virginie fit remarquerque Coupeau avait encore disparu. Il était peut-être bien retournéchez le père Colombe. Mais la société se fâcha. Cette fois, tantpis ! on ne courrait pas après lui, il pouvait rester dans larue, s’il n’avait pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fonddes assiettes, Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaquebras, une giroflée et une balsamine. Toute la table battit desmains. Lui, galant, alla poser ses pots, l’un à droite, l’autre àgauche du verre de Gervaise ; puis, il se pencha, et,l’embrassant :

– Je t’avais oubliée, ma biche… Ça n’empêche pas, on s’aimetout de même, dans un jour comme le jour d’aujourd’hui.

– Il est très bien, monsieur Coupeau, ce soir, murmuraClémence à l’oreille de Boche. Il a tout ce qu’il lui faut, justeassez pour être aimable.

La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un momentcompromise. Gervaise, tranquillisée, était redevenue toutesouriante. Les convives achevaient le potage. Puis les litrescirculèrent, et l’on but le premier verre de vin, quatre doigts devin pur, pour faire couler les pâtes. Dans la pièce voisine, onentendait les enfants se disputer. Il y avait là Étienne, Nana,Pauline et le petit Victor Fauconnier. On s’était décidé à leurinstaller une table pour eux quatre, en leur recommandant d’êtrebien sages. Ce louchon d’Augustine, qui surveillait les fourneaux,devait manger sur ses genoux.

– Maman ! maman ! s’écria brusquement Nana, c’estAugustine qui laisse tomber son pain dans la rôtissoire !

La blanchisseuse accourut et surprit le louchon en train de sebrûler le gosier, pour avaler plus vite une tartine toute trempéede graisse d’oie bouillante. Elle la calotta, parce que cettesatanée gamine criait que ce n’était pas vrai.

Après le bœuf, quand la blanquette apparut, servie dans unsaladier, le ménage n’ayant pas de plat assez grand, un rire courutparmi les convives.

– Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlaitrarement.

Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de laboutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier ; enface surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses,et leur ôtait les morceaux de la bouche, d’un regard si glouton,que ça les empêchait de manger. Les rideaux pendus devant lesvitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sansune ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couvertsencore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautescollerettes de papier ; et cette clarté pâle, ce lentcrépuscule donnait à la société un air distingué. Virginie trouvale mot : elle regarda la pièce, close et tendue de mousseline,et déclara que c’était gentil. Quand une charrette passait dans larue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient obligéesde crier aussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on setenait bien, on se faisait des politesses. Coupeau seul était enblouse, parce que, disait-il, on n’a pas besoin de se gêner avecdes amis, et que la blouse est du reste le vêtement d’honneur del’ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient desbandeaux empâtés de pommade, où le jour se reflétait ; tandisque les messieurs, assis loin de la table, bombaient la poitrine etécartaient les coudes, par crainte de tacher leur redingote.

Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Sil’on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier secreusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonnesauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchaitles morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladiervoyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaientdes champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrièreles convives, avaient l’air de fondre. Entre les bouchées, onentendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce étaitun peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cettebougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vousmettait un incendie dans le ventre. Et l’on n’eut pas le temps desouffler, l’épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée degrosses pommes de terre rondes, arrivait au milieu d’un nuage. Il yeut un cri. Sacré nom ! c’était trouvé ! Tout le mondeaimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; etchacun suivait le plat d’un œil oblique, en essuyant son couteausur son pain, afin d’être prêt. Puis, lorsqu’on se fut servi, on sepoussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? quelbeurre, cette épinée ! quelque chose de doux et de solidequ’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes.Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n’était pas salé ;mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coupd’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveauxlitres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’enchangea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes netiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, ens’amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait leplaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient leslardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litressuffirent.

– Maman ! maman ! cria tout à coup Nana, c’estAugustine qui met ses mains dans mon assiette !

– Tu m’embêtes ! fiche-lui une claque ! réponditGervaise, en train de se bourrer de petits pois.

Dans la pièce voisine, à la table des enfants, Nana faisait lamaîtresse de maison. Elle s’était assise à côté de Victor et avaitplacé son frère Étienne près de la petite Pauline ; comme ça,ils jouaient au ménage, ils étaient des mariés en partie deplaisir. D’abord, Nana avait servi ses invités très gentiment, avecdes mines souriantes de grande personne ; mais elle venait decéder à son amour des lardons, elle les avait tous gardés pourelle. Ce louchon d’Augustine, qui rôdait sournoisement autour desenfants, profitait de ça pour prendre les lardons à pleine main,sous prétexte de refaire le partage. Nana, furieuse, la mordit aupoignet.

– Ah ! tu sais, murmura Augustine, je vais rapporter àta mère qu’après la blanquette tu as dit à Victor det’embrasser.

Mais tout rentra dans l’ordre, Gervaise et maman Coupeauarrivaient pour débrocher l’oie. À la grande table, on respirait,renversé sur les dossiers des chaises. Les hommes déboutonnaientleur gilet, les dames s’essuyaient la figure avec leur serviette.Le repas fut comme interrompu ; seuls, quelques convives, lesmâchoires en branle, continuaient à avaler de grosses bouchées depain, sans même s’en apercevoir. On laissait la nourriture setasser, on attendait. La nuit, lentement, était tombée ; unjour sale, d’un gris de cendre, s’épaississait derrière lesrideaux. Quand Augustine posa deux lampes allumées, une à chaquebout de la table, la débandade du couvert apparut sous la viveclarté, les assiettes et les fourchettes grasses, la nappe tachéede vin, couverte de miettes. On étouffait dans l’odeur forte quimontait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, àcertaines bouffées chaudes.

– Peut-on vous donner un coup de main ? criaVirginie.

Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes lesfemmes, une à une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire,elles regardèrent avec un intérêt profond Gervaise et maman Coupeauqui tiraient sur la bête. Puis, une clameur s’éleva, où l’ondistinguait les voix aiguës et les sauts de joie des enfants. Et ily eut une rentrée triomphale : Gervaise portait l’oie, lesbras raidis, la face suante, épanouie dans un large riresilencieux ; les femmes marchaient derrière elle, riaientcomme elle ; tandis que Nana, tout au bout, les yeuxdémesurément ouverts, se haussait pour voir. Quand, l’oie fut surla table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l’attaqua pastout de suite. C’était un étonnement, une surprise respectueuse,qui avait coupé la voix à la société. On se la montrait avec desclignements d’yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin !quelle dame ! quelles cuisses et quel ventre !

– Elle ne s’est pas engraissée à lécher les murs,celle-là ! dit Boche.

Alors, on entra dans des détails sur la bête. Gervaise précisades faits : la bête était la plus belle pièce qu’elle eûttrouvée chez le marchand de volailles du faubourgPoissonnière ; elle pesait douze livres et demie à la balancedu charbonnier ; on avait brûlé un boisseau de charbon pour lafaire cuire, et elle venait de rendre trois bols de graisse.Virginie l’interrompit pour se vanter d’avoir vu la bêtecrue : on l’aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la peauétait fine et blanche, une peau de blonde, quoi ! Tous leshommes riaient avec une gueulardise polissonne, qui leur gonflaitles lèvres. Cependant, Lorilleux et madame Lorilleux pinçaient lenez, suffoqués de voir une oie pareille sur la table de laBanban.

– Eh bien ! voyons, on ne va pas la manger entière,finit par dire la blanchisseuse. Qui est-ce qui coupe ?… Non,non, pas moi ! C’est trop gros, ça me fait peur.

Coupeau s’offrait. Mon Dieu ! c’était bien simple : onempoignait les membres, on tirait dessus ; les morceauxrestaient bons tout de même. Mais on se récria, on reprit de forcele couteau de cuisine au zingueur ; quand il découpait, ilfaisait un vrai cimetière dans le plat. Pendant un moment, onchercha un homme de bonne volonté. Enfin, madame Lerat dit d’unevoix aimable :

– Écoutez, c’est à monsieur Poisson… certainement, àmonsieur Poisson…

Et, comme la société semblait ne pas comprendre, elle ajoutaavec une intention plus flatteuse encore :

– Bien sûr, c’est à monsieur Poisson qui a l’usage desarmes.

Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu’elletenait à la main. Toute la table eut un rire d’aise etd’approbation. Poisson inclina la tête avec une raideur militaireet prit l’oie devant lui. Ses voisines, Gervaise et madame Boche,s’écartèrent, firent de la place à ses coudes. Il découpaitlentement, les gestes élargis, les yeux fixés sur la bête, commepour la clouer au fond du plat. Quand il enfonça le couteau dans lacarcasse, qui craqua, Lorilleux eut un élan de patriotisme. Ilcria :

– Hein ! si c’était un Cosaque !

– Est-ce que vous vous êtes battu avec des Cosaques,monsieur Poisson ? demanda madame Boche.

– Non, avec des Bédouins, répondit le sergent de ville, quidétachait une aile. Il n’y a plus de Cosaques.

Mais un gros silence se fit. Les têtes s’allongeaient, lesregards suivaient le couteau. Poisson ménageait une surprise.Brusquement, il donna un dernier coup ; l’arrière-train de labête se sépara et se tint debout, le croupion en l’air :c’était le bonnet d’évêque. Alors l’admiration éclata. Il n’y avaitque les anciens militaires pour être aimables en société.Cependant, l’oie venait de laisser échapper un flot de jus par letrou béant de son derrière ; et Boche rigolait.

– Moi, je m’abonne, murmura-t-il, pour qu’on me fasse commeça pipi dans la bouche.

– Oh ! le sale ! crièrent les dames. Faut-il êtresale !

– Non, je ne connais pas d’homme aussi dégoûtant ! ditmadame Boche, plus furieuse que les autres. Tais-toi,entends-tu ! Tu dégoûterais une armée… Vous savez que c’estpour tout manger !

À ce moment, Clémence répétait, au milieu du bruit, avecinsistance :

– Monsieur Poisson, écoutez, monsieur Poisson… Vous megarderez le croupion, n’est-ce pas !

– Ma chère, le croupion vous revient de droit, dit madameLerat, de son air discrètement égrillard.

Pourtant, l’oie était découpée. Le sergent de ville, après avoirlaissé la société admirer le bonnet d’évêque pendant quelquesminutes, venait d’abattre les morceaux et de les ranger autour duplat. On pouvait se servir. Mais les dames, qui dégrafaient leurrobe, se plaignaient de la chaleur. Coupeau cria qu’on était chezsoi, qu’il emmiellait les voisins ; et il ouvrit toute grandela porte de la rue, la noce continua au milieu du roulement desfiacres et de la bousculade des passants sur les trottoirs. Alors,les mâchoires reposées, un nouveau trou dans l’estomac, onrecommença à dîner, on tomba sur l’oie furieusement. Rien qu’àattendre et à regarder découper la bête, disait ce farceur deBoche, ça lui avait fait descendre la blanquette et l’épinée dansles mollets.

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette ;c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’êtrejamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise,énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc,ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle étaitseulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrerainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissaittrop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sagourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle neparlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soignerle père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur sonassiette. C’était même touchant de regarder cette gourmandes’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner au vieux, quine semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse,abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût dupain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils enprenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la tableet la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les damesavaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceaudes dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient desos, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait laviande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait lapeau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sapeau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femmedes regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elleen avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangéd’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventreenflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse àVirginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne ledécrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avaitjamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oieguérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme undessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans êtreincommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entierdans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, lesuçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sachaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences.Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse !Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paiequ’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pass’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons segonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leurpeau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le mentonbarbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à desderrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gensriches, crevant de prospérité.

Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la tablecomme l’eau coule de la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu etque la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jetrouge écumer ; et quand un litre était vide, il faisait lablague de retourner le goulot et de le presser, du geste familieraux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait lagueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas desnégresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequelon poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé del’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-même les carafes.Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulaitdonc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres sevidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un traittomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long destuyaux de descente, les jours d’orage. Il pleuvait du piqueton,quoi ! un piqueton qui avait d’abord un goût de vieux tonneau,mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait parsentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuitesavaient beau dire, le jus de la treille était tout de même unefameuse invention ! La société riait, approuvait ; car,enfin, l’ouvrier n’aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noédevait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs etles forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait lefeu au ventre des fainéants ; puis, lorsque le farceur vousjouait des tours, eh bien ! le roi n’était pas votre oncle,Paris vous appartenait. Avec ça que l’ouvrier, échiné, sans le sou,méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, et qu’onétait bien venu de lui reprocher une cocarde de temps à autre,prise à la seule fin de voir la vie en rose ! Hein ! àcette heure, justement, est-ce qu’on ne se fichait pas del’empereur ? Peut-être bien que l’empereur lui aussi étaitrond, mais ça n’empêchait pas, on se fichait de lui, on le défiaitbien d’être plus rond et de rigoler davantage. Zut pour lesaristos ! Coupeau envoyait le monde à la balançoire. Iltrouvait les femmes chouettes, il tapait sur sa poche où trois sousse battaient, en riant comme s’il avait remué des pièces de centsous à la pelle. Goujet lui-même, si sobre d’habitude, se piquaitle nez. Les yeux de Boche se rapetissaient, ceux de Lorilleuxdevenaient pâles, tandis que Poisson roulait des regards de plus enplus sévères dans sa face bronzée d’ancien soldat. Ils étaient déjàsoûls comme des tiques. Et les dames avaient leur pointe, oh !une culotte encore légère, le vin pur aux joues, avec un besoin dese déshabiller qui leur faisait enlever leur fichu ; seule,Clémence commençait à n’être plus convenable. Mais, brusquement,Gervaise se souvint des six bouteilles de vin cacheté ; elleavait oublié de les servir avec l’oie ; elle les apporta, onemplit les verres. Alors, Poisson se souleva et dit, son verre à lamain :

– Je bois à la santé de la patronne.

Toute la société, avec un fracas de chaises remuées, se mitdebout ; les bras se tendirent, les verres se choquèrent, aumilieu d’une clameur.

– Dans cinquante ans d’ici ! cria Virginie.

– Non, non, répondit Gervaise émue et souriante, je seraistrop vieille. Allez, il vient un jour où l’on est content departir.

Cependant, par la porte grande ouverte, le quartier regardait etétait de la noce. Des passants s’arrêtaient dans le coup de lumièreélargi sur les pavés, et riaient d’aise, à voir ces gens avaler desi bon cœur. Les cochers, penchés sur leurs sièges, fouettant leursrosses, jetaient un regard, lâchaient une rigolade :« Dis donc, tu ne paies rien ?… Ohé ! la grossemère, je vas chercher l’accoucheuse !… » Et l’odeur del’oie réjouissait et épanouissait la rue ; les garçons del’épicier croyaient manger de la bête, sur le trottoir d’enface ; la fruitière et la tripière, à chaque instant, venaientse planter devant leur boutique, pour renifler l’air en se léchantles lèvres. Positivement, la rue crevait d’indigestion. MesdamesCudorge, la mère et la fille, les marchandes de parapluies d’àcôté, qu’on n’apercevait jamais, traversèrent la chaussée l’unederrière l’autre, les yeux en coulisse, rouges comme si ellesavaient fait des crêpes. Le petit bijoutier, assis à son établi, nepouvait plus travailler, soûl d’avoir compté les litres, trèsexcité au milieu de ses coucous joyeux. Oui, les voisins enfumaient ! criait Coupeau. Pourquoi donc se serait-oncaché ? La société, lancée, n’avait plus honte de se montrer àtable ; au contraire, ça la flattait et l’échauffait, ce mondeattroupé, béant de gourmandise ; elle aurait voulu enfoncer ladevanture, pousser le couvert jusqu’à la chaussée, se payer là ledessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n’étaitpas dégoûtant à voir, n’est-ce pas ? Alors, on n’avait pasbesoin de s’enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petithorloger cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loinune bouteille ; et, l’autre ayant accepté de la tête, il luiporta la bouteille et un verre. Une fraternité s’établissait avecla rue. On trinquait à ceux qui passaient. On appelait lescamarades qui avaient l’air bon zig. Le gueuleton s’étalait,gagnait de proche en proche, tellement que le quartier de laGoutte-d’Or entier sentait la boustifaille et se tenait le ventredans un bacchanal de tous les diables.

Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait etrepassait devant la porte.

– Eh ! madame Vigouroux ! madame Vigouroux !hurla la société.

Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à creverson corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu’ilspouvaient la pincer partout, sans jamais rencontrer un os. Boche lafit asseoir près de lui ; et, tout de suite, sournoisement, ilprit son genou, sous la table. Mais elle, habituée à ça, vidaittranquillement un verre de vin, en racontant que les voisinsétaient aux fenêtres, et que des gens, dans la maison, commençaientà se fâcher.

– Oh ! ça, c’est notre affaire, dit madame Boche. Noussommes les concierges, n’est-ce pas ? Eh bien, nous répondonsde la tranquillité… Qu’ils viennent se plaindre, nous les recevronsjoliment.

Dans la pièce du fond, il venait d’y avoir une bataille furieuseentre Nana et Augustine, à propos de la rôtissoire, que toutes lesdeux voulaient torcher. Pendant un quart d’heure, la rôtissoireavait rebondi sur le carreau, avec un bruit de vieille casserole.Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avait un os d’oiedans le gosier ; elle lui fourrait les doigts sous le menton,en le forçant à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament.Ça ne l’empêchait pas de surveiller la grande table. Elle venait àchaque instant demander du vin, du pain, de la viande, pour Étienneet Pauline.

– Tiens ! crève ! lui disait sa mère. Tu meficheras la paix, peut-être !

Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient toutde même, en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin des’exciter.

Au milieu du bruit, cependant, une conversation s’était engagéeentre le père Bru et maman Coupeau. Le vieux, que la nourriture etle vin laissaient blême, parlait de ses fils morts en Crimée.Ah ! si les petits avaient vécu, il aurait eu du pain tous lesjours. Mais maman Coupeau, la langue un peu épaisse, se penchant,lui disait :

– On a bien du tourment avec les enfants, allez !Ainsi, moi, j’ai l’air d’être heureuse ici, n’est-ce pas ? ehbien ! je pleure plus d’une fois… Non, ne souhaitez pasd’avoir des enfants.

Le père Bru hochait la tête.

– On ne veut plus de moi nulle part pour travailler,murmura-t-il. Je suis trop vieux. Quand j’entre dans un atelier,les jeunes rigolent et me demandent si c’est moi qui ai verni lesbottes d’Henri IV… L’année dernière, j’ai encore gagné trentesous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur ledos, avec la rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps…Aujourd’hui, c’est fini, on m’a mis à la porte de partout.

Il regarda ses pauvres mains raidies et ajouta :

– Ça se comprend, puisque je ne suis bon à rien. Ils ontraison, je ferais comme eux… Voyez-vous, le malheur, c’est que jene sois pas mort. Oui, c’est ma faute. On doit se coucher etcrever, quand on ne peut plus travailler.

– Vraiment, dit Lorilleux qui écoutait, je ne comprends pascomment le gouvernement ne vient pas au secours des invalides dutravail… Je lisais ça l’autre jour dans un journal…

Mais Poisson crut devoir défendre le gouvernement.

– Les ouvriers ne sont pas des soldats, déclara-t-il. LesInvalides sont pour les soldats… Il ne faut pas demander des chosesimpossibles.

Le dessert était servi. Au milieu, il y avait un gâteau deSavoie, en forme de temple, avec un dôme à côtes de melon ;et, sur le dôme, se trouvait plantée une rose artificielle, près delaquelle se balançait un papillon en papier d’argent, au bout d’unfil de fer. Deux gouttes de gomme, au cœur de la fleur, imitaientdeux gouttes de rosée. Puis, à gauche, un morceau de fromage blancnageait dans un plat creux tandis que, dans un autre plat, àdroite, s’entassaient de grosses fraises meurtries dont le juscoulait. Pourtant, il restait de la salade, de larges feuilles deromaine trempées d’huile.

– Voyons, madame Boche, dit obligeamment Gervaise, encoreun peu de salade. C’est votre passion, je le sais.

– Non, non, merci ! j’en ai jusque-là, répondit laconcierge.

La blanchisseuse s’étant tournée du côté de Virginie, celle-cifourra son doigt dans sa bouche, comme pour toucher lanourriture.

– Vrai, je suis pleine, murmura-t-elle. Il n’y a plus deplace. Une bouchée n’entrerait pas.

– Oh ! en vous forçant un peu, reprit Gervaise quisouriait. On a toujours un petit trou. La salade, ça se mange sansfaim… Vous n’allez pas laisser perdre de la romaine ?

– Vous la mangerez confite demain, dit madame Lerat. C’estmeilleur confit.

Ces dames soufflaient, en regardant d’un air de regret lesaladier. Clémence raconta qu’elle avait un jour avalé trois bottesde cresson à son déjeuner. Madame Putois était plus forte encore,elle prenait des têtes de romaine sans les éplucher ; elle lesbroutait comme ça, à la croque-au-sel. Toutes auraient vécu desalade, s’en seraient payé des baquets. Et, cette conversationaidant, ces dames finirent le saladier.

– Moi, je me mettrais à quatre pattes dans un pré, répétaitla concierge, la bouche pleine.

Alors, on ricana devant le dessert. Ça ne comptait pas, ledessert. Il arrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, onallait tout de même le caresser. Quand on aurait dû éclater commedes bombes, on ne pouvait pas se laisser embêter par des fraises etdu gâteau. D’ailleurs, rien ne pressait, on avait le temps, la nuitentière si l’on voulait. En attendant, on emplit les assiettes defraises et de fromage blanc. Les hommes allumaient les pipes ;et, comme les bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaientaux litres, ils buvaient du vin en fumant. Mais on voulut queGervaise coupât tout de suite le gâteau de Savoie. Poisson, trèsgalant, se leva pour prendre la rose, qu’il offrit à la patronne,aux applaudissements de la société. Elle dut l’attacher avec uneépingle, sur le sein gauche, du côté du cœur. À chacun de sesmouvements, le papillon voltigeait.

– Dites donc ! s’écria Lorilleux, qui venait de faireune découverte, mais c’est sur votre établi que nousmangeons !… Ah bien ! on n’a peut-être jamais autanttravaillé dessus !

Cette plaisanterie méchante eut un grand succès. Les allusionsspirituelles se mirent à pleuvoir : Clémence n’avalait plusune cuillerée de fraises, sans dire qu’elle donnait un coup defer ; madame Lerat prétendait que le fromage blanc sentaitl’amidon ; tandis que madame Lorilleux, entre ses dents,répétait que c’était trouvé, bouffer si vite l’argent, sur lesplanches où l’on avait eu tant de peine à le gagner. Une tempête derires et de cris montait.

Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout lemonde. C’était Boche, debout, prenant un air déhanché et canaille,qui chantait le Volcan d’amour, ou le Troupierséduisant.

C’est moi, Blavin, que je séduisles belles…

Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui,on allait chanter ! Chacun dirait la sienne. C’était plusamusant que tout. Et la société s’accouda sur la table, se renversacontre les dossiers des chaises, hochant le menton aux bonsendroits, buvant un coup aux refrains. Cet animal de Boche avait laspécialité des chansons comiques. Il aurait fait rire les carafes,quand il imitait le tourlourou, les doigts écartés, le chapeau enarrière. Tout de suite après le Volcan d’amour, il entamala Baronne de Follebiche, un de ses succès. Lorsqu’ilarriva au troisième couplet, il se retourna vers Clémence, ilmurmura d’une voix ralentie et voluptueuse :

La baronne avait dumonde,

Mais c’étaient ses quatresœurs,

Dont trois brunes, l’autreblonde,

Qu’avaient huit-z-yeuxravisseurs.

Alors, la société, enlevée, alla au refrain. Les hommesmarquaient la mesure à coups de talons. Les dames avaient pris leurcouteau et tapaient en cadence sur leur verre. Tousgueulaient :

Sapristi ! qu’est-ce quipaiera

La goutte à la pa…, à la pa…pa…,

Sapristi ! qu’est-ce quipaiera

La goutte à la pa… à la patrou…ou… ouille !

Les vitres de la boutique sonnaient, le grand souffle deschanteurs faisait envoler les rideaux de mousseline. Cependant,Virginie avait déjà disparu deux fois, et s’était, en rentrant,penchée à l’oreille de Gervaise, pour lui donner tout bas unrenseignement. La troisième fois, lorsqu’elle revint, au milieu dutapage, elle lui dit :

– Ma chère, il est toujours chez François, il fait semblantde lire le journal… Bien sûr, il y a quelque coup de mistoufle.

Elle parlait de Lantier. C’était lui qu’elle allait ainsiguetter. À chaque nouveau rapport, Gervaise devenait grave.

– Est-ce qu’il est soûl ? demanda-t-elle àVirginie.

– Non, répondit la grande brune. Il a l’air rassis. C’estça surtout qui est inquiétant. Hein ! pourquoi reste-t-il chezle marchand de vin, s’il est rassis ?… Mon Dieu ! monDieu ! pourvu qu’il n’arrive rien !

La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Unprofond silence, tout d’un coup, s’était fait. Madame Putois venaitde se lever et chantait : À l’abordage ! Lesconvives, muets et recueillis, la regardaient ; même Poissonavait posé sa pipe au bord de la table, pour mieux l’entendre. Ellese tenait raide, petite et rageuse, la face blême sous son bonnetnoir ; elle lançait son poing gauche en avant avec une fiertéconvaincue, en grondant d’une voix plus grosse qu’elle :

Qu’un forban téméraire

Nous chasse ventarrière !

Malheur auflibustier !

Pour lui point dequartier !

Enfants, auxcaronades !

Rhum à pleinesrasades !

Pirates et forbans

Sont gibiers dehaubans !

Ça, c’était du sérieux. Mais, sacré mâtin ! ça donnait unevraie idée de la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer,dodelinait de la tête pour approuver les détails. On sentait bien,d’ailleurs, que cette chanson-là était dans le sentiment de madamePutois. Coupeau se pencha pour raconter comment madame Putois avaitun soir, rue Poulet, souffleté quatre hommes qui voulaient ladéshonorer.

Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café bienqu’on mangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas serasseoir ; on lui criait que c’était son tour. Et elle sedéfendit, la figure blanche, l’air mal à son aise ; même onlui demanda si l’oie ne l’incommodait pas, par hasard. Alors, elledit : Ah ! laissez-moi dormir ! d’une voixfaible et douce ; quand elle arrivait au refrain, à ce souhaitd’un sommeil peuplé de beaux rêves, ses paupières se fermaient unpeu, son regard noyé se perdait dans le noir, du côté de la rue.Tout de suite après, Poisson salua les dames d’un brusque signe detête et entonna une chanson à boire, Les Vins de France,mais il chantait comme une seringue ; le dernier couplet seul,le couplet patriotique, eut du succès, parce qu’en parlant dudrapeau tricolore, il leva son verre très haut, le balança et finitpar le vider au fond de sa bouche grande ouverte. Puis, desromances se succédèrent ; il fut question de Venise et desgondoliers dans la barcarolle de madame Boche, de Séville et desAndalouses, dans le boléro de madame Lorilleux, tandis queLorilleux alla jusqu’à parler des parfums de l’Arabie, à propos desamours de Fatma la danseuse. Autour de la table grasse, dans l’airépaissi d’un souffle d’indigestion, s’ouvraient des horizons d’or,passaient des cous d’ivoire, des chevelures d’ébène, des baiserssous la lune aux sons des guitares, des bayadères semant sous leurspas une pluie de perles et de pierreries ; et les hommesfumaient béatement leurs pipes, les dames gardaient un sourireinconscient de jouissance, tous croyaient être là-bas, en train derespirer de bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit àroucouler : Faites un nid, avec un tremblement de lagorge, ça causa aussi beaucoup de plaisir ; car ça rappelaitla campagne, les oiseaux légers, les danses sous la feuillée, lesfleurs au calice de miel, enfin ce qu’on voyait au bois deVincennes, les jours où l’on allait tordre le cou à un lapin. MaisVirginie ramena la rigolade avec Mon petit riquiqui, elleimitait la vivandière, une main repliée sur la hanche, le coudearrondi ; elle versait la goutte de l’autre main, dans levide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alorsmaman Coupeau de chanter La Souris. La vieille femmerefusait, jurant qu’elle ne savait pas cette polissonnerie-là.Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé ; et sonvisage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, lesterreurs de mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de lasouris. Toute la table riait ; les femmes ne pouvaient pastenir leur sérieux, jetaient à leurs voisins des regardsluisants ; ce n’était pas sale, après tout, il n’y avait pasde mots crus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le longdes mollets de la charbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, siGoujet, sur un coup d’œil de Gervaise, n’avait ramené le silence etle respect avec Les Adieux d’Abd-el-Kader, qu’il grondaitde sa voix de basse. Celui-là possédait un creux solide, parexemple ! Ça sortait de sa belle barbe jaune étalée, commed’une trompette en cuivre. Quand il lança le cri : « Ô manoble compagne ! » en parlant de la noire jument duguerrier, les cœurs battirent, on l’applaudit sans attendre la fin,tant il avait crié fort.

– À vous, père Bru, à vous ! dit maman Coupeau.Chantez la vôtre. Les anciennes sont les plus jolies,allez !

Et la société se tourna vers le vieux, insistant,l’encourageant. Lui, engourdi, avec son masque immobile de peautannée, regardait le monde, sans paraître comprendre. On luidemanda s’il connaissait Les Cinq Voyelles. Il baissa lementon ; il ne se rappelait plus ; toutes les chansons dubon temps se mêlaient dans sa caboche. Comme on se décidait à lelaisser tranquille, il parut se souvenir, il bégaya d’une voixcaverneuse :

Trou la la, trou la la,

Trou la, trou la, trou lala !

Sa face s’animait, ce refrain devait éveiller en lui delointaines gaietés, qu’il goûtait seul, écoutant sa voix de plus enplus sourde, avec un ravissement d’enfant.

Trou la la, trou la la,

Trou la, trou la, trou lala !

– Dites donc, ma chère, vint murmurer Virginie à l’oreillede Gervaise, vous savez que j’en arrive encore. Ça me taquinait… Ehbien ! Lantier a filé de chez François.

– Vous ne l’avez pas rencontré dehors ? demanda lablanchisseuse.

– Non, j’ai marché vite, je n’ai pas eu l’idée de voir.

Mais Virginie, qui levait les yeux, s’interrompit et poussa unsoupir étouffé.

– Ah ! mon Dieu !… Il est là, sur le trottoird’en face ; il regarde ici.

Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d’œil. Du monde s’étaitamassé dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçonsépiciers, la tripière, le petit horloger faisaient un groupe,semblaient être au spectacle. Il y avait des militaires, desbourgeois en redingote, trois petites filles de cinq ou six ans, setenant par la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, eneffet, se trouvait planté là, au premier rang, écoutant etregardant d’un air tranquille. Pour le coup, c’était du toupet.Gervaise sentit un froid lui monter des jambes au cœur, et ellen’osait plus bouger, pendant que le père Bru continuait :

Trou la la, trou la la,

Trou la, trou la, trou lala !

– Ah bien ! non, mon vieux, il y en a assez ! ditCoupeau. Est-ce que vous la savez tout entière ?… Vous nous lachanterez un autre jour, hein ! quand nous serons tropgais.

Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâlesle tour de la table, et reprit son air de brute songeuse. Le caféétait bu, le zingueur avait redemandé du vin. Clémence venait de seremettre à manger des fraises. Pendant un instant, les chansonscessèrent, on parlait d’une femme qu’on avait trouvée pendue lematin, dans la maison d’à côté. C’était le tour de madame Lerat,mais il lui fallait des préparatifs. Elle trempa le coin de saserviette dans un verre d’eau et se l’appliqua sur les tempes,parce qu’elle avait trop chaud. Ensuite, elle demanda une larmed’eau-de-vie, la but, s’essuya longuement les lèvres.

– L’Enfant du bon Dieu, n’est-ce pas ?murmura-t-elle, l’Enfant du bon Dieu…

Et, grande, masculine, avec son nez osseux et ses épaulescarrées de gendarme, elle commença :

L’enfant perdu que sa mèreabandonne,

Trouve toujours un asile au saintlieu.

Dieu qui le voit le défend de sontrône.

L’enfant perdu, c’est l’enfant dubon Dieu.

Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notesmouillées ; elle levait en coin ses yeux vers le ciel, pendantque sa main droite se balançait devant sa poitrine et s’appuyaitsur son cœur, d’un geste pénétré. Alors, Gervaise, torturée par laprésence de Lantier, ne put retenir ses pleurs ; il luisemblait que la chanson disait son tourment, qu’elle était cetteenfant perdue, abandonnée, dont le bon Dieu allait prendre ladéfense. Clémence, très soûle, éclata brusquement ensanglots ; et, la tête tombée au bord de la table, elleétouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnantrégnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s’essuyaient lesyeux, la face droite, en s’honorant de leur émotion. Les hommes, lefront penché, regardaient fixement devant eux, les paupièresbattantes. Poisson, étranglant et serrant les dents, cassa à deuxreprises des bouts de sa pipe, et les cracha par terre, sans cesserde fumer. Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de lacharbonnière, ne la pinçait plus, pris d’un remords et d’un respectvagues ; tandis que deux grosses larmes descendaient le longde ses joues. Ces noceurs-là étaient raides comme la justice ettendres comme des agneaux. Le vin leur sortait par les yeux,quoi ! Quand le refrain recommença, plus ralenti et pluslarmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs assiettes,se déboutonnant le ventre, crevant d’attendrissement.

Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus duregard le trottoir d’en face. Madame Boche, à son tour, aperçutLantier, et laissa échapper un léger cri, sans cesser de sebarbouiller de ses larmes. Alors, toutes trois eurent des figuresanxieuses, en échangeant d’involontaires signes de tête. MonDieu ! si Coupeau se retournait, si Coupeau voyaitl’autre ! Quelle tuerie ! quel carnage ! Et ellesfirent si bien, que le zingueur leur demanda :

– Qu’est-ce que vous regardez donc ?

Il se pencha, il reconnut Lantier.

– Nom de Dieu ! c’est trop fort, murmura-t-il.Ah ! le sale mufe, ah ! le sale mufe… Non, c’est tropfort, ça va finir…

Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaisele supplia à voix basse.

– Écoute, je t’en supplie… Laisse le couteau… Reste à taplace, ne fais pas un malheur.

Virginie dut lui enlever le couteau qu’il avait pris sur latable. Mais elle ne put l’empêcher de sortir et de s’approcher deLantier. La société, dans son émotion croissante, ne voyait rien,pleurait plus fort, pendant que madame Lerat chantait, avec uneexpression déchirante :

Orpheline on l’avaitperdue,

Et sa voix n’étaitentendue

Que des grands arbres et duvent.

Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête.Madame Putois, en train de boire, fut si touchée, qu’elle renversason vin sur la nappe. Cependant, Gervaise demeurait glacée, unpoing serré contre la bouche pour ne pas crier, clignant lespaupières d’épouvante, s’attendant à voir, d’une seconde à l’autre,l’un des deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieu de la rue.Virginie et madame Boche suivaient aussi la scène, profondémentintéressées. Coupeau, surpris par le grand air, avait faillis’asseoir dans le ruisseau, en voulant se jeter sur Lantier.Celui-ci, les mains dans les poches, s’était simplement écarté. Etles deux hommes maintenant s’engueulaient, le zingueur surtouthabillait l’autre proprement, le traitait de cochon malade, parlaitde lui manger les tripes. On entendait le bruit enragé des voix, ondistinguait des gestes furieux, comme s’ils allaient se dévisserles bras, à force de claques. Gervaise défaillait, fermait lesyeux, parce que ça durait trop longtemps et qu’elle les croyaittoujours sur le point de s’avaler le nez, tant ils serapprochaient, la figure dans la figure. Puis, comme ellen’entendait plus rien, elle rouvrit les yeux, elle resta toutebête, en les voyant causer tranquillement.

La voix de madame Lerat s’élevait, roucoulante et pleurarde,commençant un couplet :

Le lendemain, à demimorte,

On recueillit la pauvreenfant…

– Y a-t-il des femmes qui sont garces, tout de même !dit madame Lorilleux, au milieu de l’approbation générale.

Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie.Ça s’arrangeait donc ? Coupeau et Lantier continuaient decauser au bord du trottoir. Ils s’adressaient encore des injures,mais amicalement. Ils s’appelaient « sacré animal », d’unton où perçait une pointe de tendresse. Comme on les regardait, ilsfinirent pas se promener doucement côte à côte, le long desmaisons, tournant sur eux-mêmes tous les dix pas. Une conversationtrès vive s’était engagée. Brusquement, Coupeau parut se fâcher denouveau, tandis que l’autre refusait, se faisait prier. Et ce futle zingueur qui poussa Lantier et le força à traverser la rue, pourentrer dans la boutique.

– Je vous dis que c’est de bon cœur ! criait-il. Vousboirez un verre de vin… Les hommes sont des hommes, n’est-cepas ? On est fait pour se comprendre…

Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaienttoutes ensemble, en roulant leurs mouchoirs :

L’enfant perdu, c’est l’enfant dubon Dieu.

On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s’assit en affectantd’être brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu’ellemettait trop de sentiment dans cette chanson-là, et qu’elle avaittoujours peur de se décrocher un nerf. Toute la table, cependant,fixait les yeux sur Lantier, assis paisiblement à côté de Coupeau,mangeant déjà la dernière part du gâteau de Savoie, qu’il trempaitdans un verre de vin. En dehors de Virginie et de madame Boche,personne ne le connaissait. Les Lorilleux flairaient bien quelquemicmac ; mais ils ne savaient pas, ils avaient pris un airpincé. Goujet, qui s’était aperçu de l’émotion de Gervaise,regardait le nouveau venu de travers. Comme un silence gêné sefaisait, Coupeau dit simplement :

– C’est un ami.

Et, s’adressant à sa femme :

– Voyons, remue-toi donc !… Peut-être qu’il y a encoredu café chaud.

Gervaise les contemplait l’un après l’autre, douce et stupide.D’abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans laboutique, elle s’était pris la tête entre les deux poings, du mêmegeste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup detonnerre. Ça ne lui semblait pas possible ; les murs allaienttomber et écraser tout le monde. Puis, en voyant les deux hommesassis, sans que même les rideaux de mousseline eussent bougé, elleavait subitement trouvé ces choses naturelles. L’oie la gênait unpeu ; elle en avait trop mangé, décidément, et ça l’empêchaitde penser. Une paresse heureuse l’engourdissait, la tenait tasséeau bord de la table, avec le seul besoin de n’être pas embêtée. MonDieu ! à quoi bon se faire de la bile, lorsque les autres nes’en font pas, et que les histoires paraissent s’arrangerd’elles-mêmes, à la satisfaction générale ? Elle se leva pouraller voir s’il restait du café.

Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchond’Augustine les avait terrorisés pendant tout le dessert, leurchipant leurs fraises, les intimidant par des menaces abominables.Maintenant, elle était très malade, accroupie sur un petit banc, lafigure blanche, sans rien dire. La grosse Pauline avait laissétomber sa tête contre l’épaule d’Étienne, endormi lui-même au bordde la table. Nana se trouvait assise sur la descente de lit, auprèsde Victor, qu’elle tenait contre elle, un bras passé autour de soncou ; et, ensommeillée, les yeux fermés, elle répétait d’unevoix faible et continue :

– Oh ! maman, j’ai bobo… oh ! maman, j’aibobo…

– Pardi ! murmura Augustine, dont la tête roulait surles épaules, ils sont paf ; ils ont chanté comme les grandespersonnes.

Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d’Étienne. Elle sesentit étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, àcôté, en train de manger du gâteau, sans qu’il eût seulementtémoigné le désir d’embrasser le petit. Elle fut sur le point deréveiller Étienne, de l’apporter dans ses bras. Puis, une foisencore, elle trouva très bien la façon tranquille donts’arrangeaient les choses. Il n’aurait pas été convenable,sûrement, de troubler la fin du dîner. Elle revint avec lacafetière et servit un verre de café à Lantier, qui d’ailleurs nesemblait pas s’occuper d’elle.

– Alors, c’est mon tour, bégayait Coupeau d’une voixpâteuse. Hein ! on me garde pour la bonne bouche… Ehbien ! je vais vous dire Qué cochond’enfant !

– Oui, oui, Qué cochon d’enfant ! criaittoute la table.

Le vacarme reprenait, Lantier était oublié. Les damesapprêtèrent leurs verres et leurs couteaux, pour accompagner lerefrain. On riait à l’avance, en regardant le zingueur, qui secalait sur les jambes d’un air canaille. Il prit une voix enrouéede vieille femme.

Tous les matins, quand jem’lève,

J’ai l’cœur sens susd’sous ;

J’ l’envoi’ chercher cont’ laGrève

Un poisson d’ quatr’sous.

Il rest’ trois quarts d’heure enroute,

Et puis, en rmontant,

I’ m’ lich’ la moitié d’ magoutte :

Qué cochond’enfant !

Et les dames, tapant sur leur verre, reprirent en chœur, aumilieu d’une gaieté formidable :

Qué cochond’enfant !

Qué cochond’enfant !

La rue de la Goutte-d’Or elle-même, maintenant, s’en mêlait. Lequartier chantait Qué cochon d’enfant ! En face, lepetit horloger, les garçons épiciers, la tripière, la fruitière,qui savaient la chanson, allaient au refrain, en s’allongeant desclaques pour rire. Vrai, la rue finissait par être soûle ;rien que l’odeur de noce qui sortait de chez les Coupeau, faisaitfestonner les gens sur les trottoirs. Il faut dire qu’à cette heureils étaient joliment soûls, là-dedans. Ça grandissait petit àpetit, depuis le premier coup de vin pur, après le potage. Àprésent, c’était le bouquet, tous braillant, tous éclatant denourriture, dans la buée rousse des deux lampes qui charbonnaient.La clameur de cette rigolade énorme couvrait le roulement desdernières voitures. Deux sergents de ville, croyant à une émeute,accoururent ; mais, en apercevant Poisson, ils eurent un petitsalut d’intelligence. Ils s’éloignèrent lentement, côte à côte, lelong des maisons noires.

Coupeau en était à ce couplet :

L’ dimanche, à la P’tit’Villette,

Après la chaleur,

J’allons chez mon oncl’Tinette,

Qu’est maîtr’ vidangeur.

Pour avoir des noyaux decrise,

En nous en r’tournant,

I’ s’roul’ dans lamarchandise :

Qué cochond’enfant !

Qué cochond’enfant !

Alors, la maison craqua, un tel gueulement monta dans l’airtiède et calme de la nuit, que ces gueulards-là s’applaudirenteux-mêmes, car il ne fallait pas espérer de pouvoir gueuler plusfort.

Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au justecomment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout,parce qu’il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien,tout de même, qu’on avait dansé autour de la table, en se tenantpar les mains. Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec desfigures rouges qui sautaient, la bouche fendue d’une oreille àl’autre. Pour sûr, on s’était payé du vin à la française vers lafin ; seulement, on ne savait plus si quelqu’un n’avait pasfait la farce de mettre du sel dans les verres. Les enfantsdevaient s’être déshabillés et couchés seuls. Le lendemain, madameBoche se vantait d’avoir allongé deux calottes à Boche, dans uncoin, où il causait de trop près avec la charbonnière ; maisBoche, qui ne se souvenait de rien, traitait ça de blague. Ce quechacun déclarait peu propre, c’était la conduite de Clémence, unefille à ne pas inviter, décidément ; elle avait fini parmontrer tout ce qu’elle possédait, et s’était trouvée prise de malde cœur, au point d’abîmer entièrement un des rideaux demousseline. Les hommes, au moins, sortaient dans la rue ;Lorilleux et Poisson, l’estomac dérangé, avaient filé raide jusqu’àla boutique du charcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voittoujours. Ainsi, ces dames, madame Putois, madame Lerat etVirginie, incommodées par la chaleur, étaient simplement alléesdans la pièce du fond ôter leur corset ; même Virginie avaitvoulu s’étendre sur le lit, l’affaire d’un instant, pour empêcherles mauvaises suites. Puis, la société semblait avoir fondu, lesuns s’effaçant derrière les autres, tous s’accompagnant, se noyantau fond du quartier noir, dans un dernier vacarme, une disputeenragée des Lorilleux, un « trou la la, trou la la »,entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien que Goujets’était mis à sangloter en partant ; Coupeau chantaittoujours ; quant à Lantier, il avait dû rester jusqu’à la fin,elle sentait même encore un souffle dans ses cheveux, à un moment,mais elle ne pouvait pas dire si ce souffle venait de Lantier ou dela nuit chaude.

Cependant, comme madame Lerat refusait de retourner auxBatignolles à cette heure, on enleva du lit un matelas qu’onétendit pour elle dans un coin de la boutique, après avoir pousséla table. Elle dormit là, au milieu des miettes du dîner. Et, toutela nuit, dans le sommeil écrasé des Coupeau, cuvant la fête, lechat d’une voisine qui avait profité d’une fenêtre ouverte, croquales os de l’oie, acheva d’enterrer la bête, avec le petit bruit deses dents fines.

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