L’Assommoir

Chapitre 1

 

Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin.Puis, toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif dela fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit,fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, ausortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, ill’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tarddans la nuit, en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là,pendant qu’elle guettait son retour, elle croyait l’avoir vu entrerau bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambanteséclairaient d’une nappe d’incendie la coulée noire des boulevardsextérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petiteAdèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant àcinq ou six pas, les mains ballantes, comme si elle venait de luiquitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue desglobes de la porte.

Quand Gervaise s’éveilla, vers cinq heures, raidie, les reinsbrisés, elle éclata en sanglots. Lantier n’était pas rentré. Pourla première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit,sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachéeau plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés delarmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie,meublée d’une commode de noyer dont un tiroir manquait, de troischaises de paille et d’une petite table graisseuse, sur laquelletraînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants,un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiersde la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouvertedans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d’hommetout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettessales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier desmeubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue,les dernières nippes dont les marchands d’habits ne voulaient pas.Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés,il y avait un paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété, d’un rosetendre. C’était la belle chambre de l’hôtel, la chambre du premier,qui donnait sur le boulevard.

Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deuxenfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mainsrejetées hors de la couverture, respirait d’une haleine lente,tandis qu’Étienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un braspassé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mères’arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elletamponna un mouchoir sur sa bouche pour étouffer les légers crisqui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre sessavates tombées, elle retourna s’accouder à la fenêtre, elle repritson attente de la nuit, interrogeant les trottoirs, au loin.

L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche dela barrière Poissonnière. C’était une masure de deux étages, peinteen rouge lie de vin jusqu’au second, avec des persiennes pourriespar la pluie. Au-dessus d’une lanterne aux vitres étoilées, onparvenait à lire, entre les deux fenêtres : Hôtel Boncœur,tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont lamoisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que lalanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elleregardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où desgroupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient entabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteurpar moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait àgauche, enfilant un long ruban d’avenue, s’arrêtant, presque enface d’elle, à la masse blanche de l’hôpital de Lariboisière, alorsen construction. Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, ellesuivait le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elleentendait parfois des cris d’assassinés ; et elle fouillaitles angles écartés, les coins sombres, noirs d’humidité etd’ordure, avec la peur d’y découvrir le corps de Lantier, le ventretroué de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au-delà decette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’unebande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière desoleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’étaittoujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu,s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus del’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes,qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il yavait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusquesarrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans find’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur painsous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle senoyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde,croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risquede tomber ; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoirsur sa bouche, comme pour renfoncer sa douleur.

Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.

– Le bourgeois n’est donc pas là, madame Lantier ?

– Mais non, monsieur Coupeau, répondit-elle en tâchant desourire.

C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut del’hôtel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passé àl’épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, enami.

– Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, àl’hôpital… Hein ! quel joli mois de mai ! Ça pique dur,ce matin.

Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes.Quand il vit que le lit n’était pas défait, il hocha doucement latête ; puis, il vint jusqu’à la couchette des enfants quidormaient toujours avec leurs mines roses de chérubins ; et,baissant la voix :

– Allons ! le bourgeois n’est pas sage, n’est-cepas ?… Ne vous désolez pas, madame Lantier. Il s’occupebeaucoup de politique ; l’autre jour, quand on a voté pourEugène Sue, un bon, paraît-il, il était comme un fou. Peut-êtrebien qu’il a passé la nuit avec des amis à dire du mal de cettecrapule de Bonaparte.

– Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n’est pas ce quevous croyez. Je sais où est Lantier… Nous avons nos chagrins commetout le monde, mon Dieu !

Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu’il n’était pas dupe dece mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d’aller chercherson lait, si elle ne voulait pas sortir : elle était une belleet brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elleserait dans la peine. Gervaise, dès qu’il se fut éloigné, se remità la fenêtre.

À la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans lefroid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgeronsbleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurspaletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule,de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre où le bleudéteint et le gris sale dominaient. Par moments, un ouvriers’arrêtait court, rallumait sa pipe, tandis qu’autour de lui lesautres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à uncamarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un àun, les dévorait, par la rue béante du Faubourg-Poissonnière.Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la portedes deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommesralentissaient le pas ; et, avant d’entrer, ils restaient aubord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les brasmous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les comptoirs, desgroupes s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout,emplissant les salles, crachant, toussant, s’éclaircissant la gorgeà coups de petits verres.

Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe,où elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu’une grosse femme, nu-tête,en tablier, l’interpella du milieu de la chaussée.

– Dites donc, madame Lantier, vous êtes bienmatinale !

Gervaise se pencha.

– Tiens ! c’est vous, madame Boche !… Oh !j’ai un tas de besogne, aujourd’hui !

– Oui, n’est-ce pas ? les choses ne se font pas toutesseules.

Et une conversation s’engagea, de la fenêtre au trottoir. MadameBoche était concierge de la maison dont le restaurant du Veau àdeux têtes occupait le rez-de-chaussée. Plusieurs fois, Gervaiseavait attendu Lantier dans sa loge, pour ne pas s’attabler seuleavec tous les hommes qui mangeaient, à côté. La concierge racontaqu’elle allait à deux pas, rue de la Charbonnière, pour trouver aulit un employé, dont son mari ne pouvait pas tirer le raccommodaged’une redingote. Ensuite, elle parla d’un de ses locataires quiétait rentré avec une femme, la veille, et qui avait empêché lemonde de dormir, jusqu’à trois heures du matin. Mais, tout enbavardant, elle dévisageait la jeune femme, d’un air de curiositéaiguë ; et elle semblait n’être venue là, se poser sous lafenêtre, que pour savoir.

– Monsieur Lantier est donc encore couché ?demanda-t-elle brusquement.

– Oui, il dort, répondit Gervaise, qui ne put s’empêcher derougir.

Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux, et,satisfaite sans doute, elle s’éloignait en traitant les hommes desacrés fainéants, lorsqu’elle revint, pour crier :

– C’est ce matin que vous allez au lavoir, n’est-cepas ?… J’ai quelque chose à laver, je vous garderai une placeà côté de moi, et nous causerons.

Puis, comme prise d’une subite pitié :

– Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas resterlà, vous prendrez du mal… Vous êtes violette.

Gervaise s’entêta encore à la fenêtre pendant deux mortellesheures, jusqu’à huit heures. Les boutiques s’étaient ouvertes. Leflot de blouses descendant des hauteurs avait cessé ; et seulsquelques retardataires franchissaient la barrière à grandesenjambées. Chez les marchands de vin, les mêmes hommes, debout,continuaient à boire, à tousser et à cracher. Aux ouvriers avaientsuccédé les ouvrières, les brunisseuses, les modistes, lesfleuristes, se serrant dans leurs minces vêtements, trottant lelong des boulevards extérieurs ; elles allaient par bandes detrois ou quatre, causaient vivement, avec de légers rires et desregards luisants jetés autour d’elles ; de loin en loin, une,toute seule, maigre, l’air pâle et sérieux, suivait le mur del’octroi, en évitant les coulées d’ordures. Puis, les employésétaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur paind’un sou en marchant ; des jeunes gens efflanqués, aux habitstrop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil ; depetits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée parles longues heures du bureau, regardant leur montre pour réglerleur marche à quelques secondes près. Et les boulevards avaientpris leur paix du matin ; les rentiers du voisinage sepromenaient au soleil ; les mères, en cheveux, en jupes sales,berçaient dans leurs bras des enfants au maillot, qu’elleschangeaient sur les bancs ; toute une marmaille mal mouchée,débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu depiaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentitétouffer, saisie d’un vertige d’angoisse, à bout d’espoir ; illui semblait que tout était fini, que les temps étaient finis, queLantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards perdus,des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, àl’hôpital neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants deses rangées de fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher.En face d’elle, derrière le mur de l’octroi, le ciel éclatant, lelever de soleil qui grandissait au-dessus du réveil énorme deParis, l’éblouissait.

La jeune femme était assise sur une chaise, les mainsabandonnées, ne pleurant plus, lorsque Lantier entratranquillement.

– C’est toi ! c’est toi ! cria-t-elle, en voulantse jeter à son cou.

– Oui, c’est moi. Après ? répondit-il. Tu ne vas pascommencer tes bêtises, peut-être !

Il l’avait écartée. Puis, d’un geste de mauvaise humeur, illança à la volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C’étaitun garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une jolie figure,avec de minces moustaches, qu’il frisait toujours d’un mouvementmachinal de la main. Il portait une cotte d’ouvrier, une vieilleredingote tachée, qu’il pinçait à la taille, et avait en parlant unaccent provençal très prononcé.

Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, parcourtes phrases.

– Je n’ai pas pu fermer l’œil… Je croyais qu’on t’avaitdonné un mauvais coup… Où es-tu allé ? où as-tu passé lanuit ? Mon Dieu ! ne recommence pas, je deviendraisfolle… Dis, Auguste, où es-tu allé ?

– Où j’avais affaire, parbleu ! dit-il avec unhaussement d’épaules. J’étais à huit heures à la Glacière, chez cetami qui doit monter une fabrique de chapeaux. Je me suis attardé.Alors, j’ai préféré coucher… Puis, tu sais, je n’aime pas qu’on memoucharde. Fiche-moi la paix !

La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, lesmouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaientde réveiller les enfants. Ils se dressèrent sur leur séant,demi-nus, débrouillant leurs cheveux de leurs petites mains ;et, entendant pleurer leur mère, ils poussèrent des cris terribles,pleurant eux aussi de leurs yeux à peine ouverts.

– Ah ! voilà la musique ! s’écria Lantierfurieux. Je vous avertis, je reprends la porte, moi ! Et jefile pour tout de bon, cette fois… Vous ne voulez pas voustaire ? Bonsoir ! je retourne d’où je viens.

Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaisese précipita, balbutiant :

– Non, non !

Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Ellebaisait leurs cheveux, elle les recouchait avec des parolestendres. Les petits, calmés tout d’un coup, riant sur l’oreiller,s’amusèrent à se pincer. Cependant, le père, sans même retirer sesbottes, s’était jeté sur le lit, l’air éreinté, la face marbrée parune nuit blanche. Il ne s’endormit pas, il resta les yeux grandsouverts, à faire le tour de la chambre.

– C’est propre, ici ! murmura-t-il.

Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajoutaméchamment :

– Tu ne te débarbouilles donc plus ?

Gervaise n’avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peumince, avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie.Dépeignée, en savates, grelottant sous sa camisole blanche où lesmeubles avaient laissé de leur poussière et de leur graisse, ellesemblait vieillie de dix ans par les heures d’angoisse et de larmesqu’elle venait de passer. Le mot de Lantier la fit sortir de sonattitude peureuse et résignée.

– Tu n’es pas juste, dit-elle en s’animant. Tu sais bienque je fais tout ce que je peux. Ce n’est pas ma faute, si noussommes tombés ici… Je voudrais te voir, avec les deux enfants, dansune pièce où il n’y a pas même un fourneau pour avoir de l’eauchaude… Il fallait, en arrivant à Paris, au lieu de manger tonargent, nous établir tout de suite, comme tu l’avais promis.

– Dis donc ! cria-t-il, tu as croqué le magot avecmoi ; ça ne te va pas, aujourd’hui, de cracher sur les bonsmorceaux !

Mais elle ne parut pas l’entendre, elle continua :

– Enfin, avec du courage, on pourra encore s’en tirer… J’aivu, hier soir, madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rueNeuve ; elle me prendra lundi. Si tu te mets avec ton ami dela Glacière, nous reviendrons sur l’eau avant six mois, le temps denous nipper et de louer un trou quelque part, où nous serons cheznous… Oh ! il faudra travailler, travailler…

Lantier se tourna vers la ruelle, d’un air d’ennui. Gervaisealors s’emporta.

– Oui, c’est ça, on sait que l’amour du travail net’étouffe guère. Tu crèves d’ambition, tu voudrais être habillécomme un monsieur et promener des catins en jupes de soie. N’est-cepas ? tu ne me trouves plus assez bien, depuis que tu m’asfait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété… Tiens !Auguste, je ne voulais pas t’en parler, j’aurais attendu encore,mais je sais où tu as passé la nuit ; je t’ai vu entrer auGrand-Balcon avec cette traînée d’Adèle. Ah ! tu les choisisbien ! Elle est propre, celle-là ! elle a raison deprendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout lerestaurant.

D’un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaientdevenus d’un noir d’encre dans son visage blême. Chez ce petithomme, la colère soufflait une tempête.

– Oui, oui, avec tout le restaurant ! répéta la jeunefemme. Madame Boche va leur donner congé, à elle et à sa grandebringue de sœur, parce qu’il y a toujours une queue d’hommes dansl’escalier.

Lantier leva les deux poings ; puis, résistant au besoin dela battre, il lui saisit les bras, la secoua violemment, l’envoyatomber sur le lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Etil se recoucha, en bégayant, de l’air farouche d’un homme qui prendune résolution devant laquelle il hésitait encore :

– Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu aseu tort, tu verras.

Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restéeployée au bord du lit, les tenait dans une même étreinte ; etelle répétait cette phrase, à vingt reprises, d’une voixmonotone :

– Ah ! si vous n’étiez pas là, mes pauvrespetits !… Si vous n’étiez pas là !… Si vous n’étiez paslà !…

Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur lelambeau de perse déteinte, Lantier n’écoutait plus, s’enfonçaitdans une idée fixe. Il resta ainsi près d’une heure, sans céder ausommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quandil se retourna, s’appuyant sur le coude, la face dure etdéterminée, Gervaise achevait de ranger la chambre. Elle faisait lelit des enfants, qu’elle venait de lever et d’habiller. Il laregarda donner un coup de balai, essuyer les meubles ; lapièce restait noire, lamentable, avec son plafond fumeux, sonpapier décollé par l’humidité, ses trois chaises et sa commodeéclopées, où la crasse s’entêtait et s’étalait sous le torchon.Puis, pendant qu’elle se lavait à grande eau, après avoir rattachéses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l’espagnolette,qui lui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, soncou nu, tout le nu qu’elle montrait, comme si des comparaisonss’établissaient dans son esprit. Et il eut une moue des lèvres.Gervaise boitait de la jambe droite ; mais on ne s’enapercevait guère que les jours de fatigue, quand elles’abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sanuit, elle traînait sa jambe, elle s’appuyait aux murs.

Le silence régnait, ils n’avaient plus échangé une parole. Lui,semblait attendre. Elle, rongeant sa douleur, s’efforçant d’avoirun visage indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet delinge sale jeté dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfinles lèvres, il demanda :

– Qu’est-ce que tu fais ?… Où vas-tu ?

Elle ne répondit pas d’abord. Puis, lorsqu’il répéta saquestion, furieusement, elle se décida.

– Tu le vois bien, peut-être… Je vais laver tout ça… Lesenfants ne peuvent pas vivre dans la crotte.

Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d’unnouveau silence, il reprit :

– Est-ce que tu as de l’argent ?

Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher leschemises sales des petits qu’elle tenait à la main.

– De l’argent ! où veux-tu donc que je l’aievolé ?… Tu sais bien que j’ai eu trois francs avant-hier surma jupe noire. Nous avons déjeuné deux fois là-dessus, et l’on vavite, avec la charcuterie… Non, sans doute, je n’ai pas d’argent.J’ai quatre sous pour le lavoir… Je n’en gagne pas comme certainesfemmes.

Il ne s’arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit,il passait en revue les quelques loques pendues autour de lachambre. Il finit par décrocher le pantalon et le châle, ouvrit lacommode, ajouta au paquet une camisole et deux chemises defemme ; puis, il jeta le tout sur les bras de Gervaise endisant :

– Tiens, porte ça au clou.

– Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants ?demanda-t-elle. Hein ! si l’on prêtait sur les enfants, ceserait un fameux débarras !

Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au boutd’une demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée,en joignant la reconnaissance aux autres, entre les deuxflambeaux.

– Voilà ce qu’ils m’ont donné, dit-elle. Je voulais sixfrancs, mais il n’y a pas eu moyen. Oh ! ils ne se ruinerontpas… Et l’on trouve toujours un monde, là-dedans !

Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Ilaurait voulu qu’elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelquechose. Mais il se décida à la glisser dans la poche de son gilet,quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier,avec un bout de pain.

– Je n’ai pas osé aller chez la laitière, parce que nouslui devons huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai debonne heure, tu iras chercher du pain et des côtelettes panées,pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons… Prends aussiun litre de vin.

Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femmeachevait de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulutprendre les chemises et les chaussettes de Lantier au fond de lamalle, il lui cria de laisser ça.

– Laisse mon linge, entends-tu ! Je ne veuxpas !

– Qu’est-ce que tu ne veux pas ? demanda-t-elle en seredressant. Tu ne comptes pas, sans doute, remettre cespourritures ? Il faut bien les laver.

Et elle l’examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joligarçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait lefléchir. Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu’il rejetadans la malle.

– Tonnerre de Dieu ! obéis-moi donc une fois !Quand je te dis que je ne veux pas !

– Mais pourquoi ? reprit-elle, pâlissante, effleuréed’un soupçon terrible. Tu n’as pas besoin de tes chemisesmaintenant, tu ne vas pas partir… Qu’est-ce que ça peut te faireque je les emporte ?

Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu’elle fixaitsur lui.

– Pourquoi ? pourquoi ? bégayait-il…Parbleu ! tu vas dire partout que tu m’entretiens, que tulaves, que tu raccommodes. Eh bien ! ça m’embête, là !Fais tes affaires, je ferai les miennes… Les blanchisseuses netravaillent pas pour les chiens.

Elle le supplia, se défendit de s’être jamais plainte ;mais il ferma la malle brutalement, s’assit dessus, lui cria :Non ! dans la figure. Il était bien le maître de ce qui luiappartenait ! Puis, pour échapper aux regards dont elle lepoursuivait, il retourna s’étendre sur le lit, en disant qu’ilavait sommeil, et qu’elle ne lui cassât pas la tête davantage.Cette fois, en effet, il parut s’endormir.

Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée derepousser du pied le paquet de linge, de s’asseoir là, à coudre. Larespiration régulière de Lantier finit par la rassurer. Elle pritla boule de bleu et le morceau de savon qui lui restaient de sondernier savonnage ; et s’approchant des petits qui jouaienttranquillement avec de vieux bouchons, devant la fenêtre, elle lesbaisa, en leur disant à voix basse :

– Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.

Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude etd’Étienne sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafondnoir. Il était dix heures. Une raie de soleil entrait par lafenêtre entrouverte.

Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rueNeuve de la Goutte-d’Or. En passant devant la boutique de madameFauconnier, elle salua d’un petit signe de tête. Le lavoir où elleallait, était situé vers le milieu de la rue, à l’endroit où lepavé commençait à monter. Au-dessus d’un bâtiment plat, troisénormes réservoirs d’eau, des cylindres de zinc fortementboulonnés, mettaient leurs rondeurs grises ; tandis que,derrière, s’élevait le séchoir, un deuxième étage très haut, closde tous les côtés par des persiennes à lames minces, au traversdesquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des piècesde linge séchant sur des fils de laiton. À droite des réservoirs,le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d’une haleinerude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sansretrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s’engagea sousla porte, encombrée de jarres d’eau de javelle. Elle connaissaitdéjà la maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeuxmalades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devantelle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dansdes bocaux, des livres de bicarbonates de soude en paquets. Et, enpassant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu’elle luiavait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis, aprèsavoir pris son numéro, elle entra.

C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes,monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtresclaires. Un plein jour blafard passait librement dans la buéechaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaientde certains coins, s’étalant, noyant les fonds d’un voile bleuâtre.Il pleuvait une humidité lourde, chargée d’une odeur savonneuse,une odeur fade, moite, continue ; et, par moments, dessouffles plus forts d’eau de javelle dominaient. Le long desbatteries, aux deux côtés de l’allée centrale, il y avait des filesde femmes, les bras nus jusqu’aux épaules, le cou nu, les jupesraccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés.Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier unmot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets,ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse,les chairs rougies et fumantes. Autour d’elles, sous elles, coulaitun grand ruissellement, les seaux d’eau chaude promenés et vidésd’un trait, les robinets d’eau froide ouverts, pissant de haut, leséclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, lesmares où elles pataugeaient s’en allant par petits ruisseaux surles dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, dubruit murmurant de pluie, de cette clameur d’orage s’étouffant sousle plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanched’une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec latrépidation dansante de son volant qui semblait régler l’énormitédu tapage.

Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l’allée, en jetantdes regards à droite et à gauche. Elle portait son paquet de lingepassé au bras, la hanche haute, boitant plus fort, dans leva-et-vient des laveuses qui la bousculaient.

– Eh ! par ici, ma petite ! cria la grosse voixde madame Boche.

Puis, quand la jeune femme l’eut rejointe, à gauche, tout aubout, la concierge, qui frottait furieusement une chaussette, semit à parler d’une façon continue, sans lâcher sa besogne.

– Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place… Oh !je n’en ai pas pour longtemps. Boche ne salit presque pas sonlinge… Et vous ? ça ne va pas traîner non plus, hein ? Ilest tout petit, votre paquet. Avant midi, nous aurons expédié ça,et nous pourrons aller déjeuner… Moi, je donnais mon linge à uneblanchisseuse de la rue Poulet ; mais elle m’emportait tout,avec son chlore et ses brosses. Alors, je lave moi-même. C’est toutgagné. Ça ne coûte que le savon… Dites donc, voilà des chemises quevous auriez dû mettre à couler. Ces gueux d’enfants, maparole ! ça a de la suie au derrière.

Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises despetits ; et comme madame Boche lui conseillait de prendre unseau d’eau de lessive, elle répondit :

– Oh ! non, l’eau chaude suffira… Ça me connaît.

Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces decouleur. Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d’eaufroide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas dulinge blanc ; et, relevant sa jupe, la tirant entre sescuisses, elle entra dans une boîte posée debout, qui lui arrivaitau ventre.

– Ça vous connaît, hein ? répétait madame Boche. Vousétiez blanchisseuse dans votre pays, n’est-ce pas, mapetite ?

Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras deblonde, jeunes encore, à peines rosés aux coudes, commençait àdécrasser son linge. Elle venait d’étaler une chemise sur laplanche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l’usure del’eau ; elle la frottait de savon, la retournait, la frottaitde l’autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, semit à taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes etcadencés.

– Oui, oui, blanchisseuses… À dix ans… Il y a douze ans deça… Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu’ici… Ilfallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l’eauclaire qui courait… Vous savez, à Plassans… Vous ne connaissez pasPlassans ?… près de Marseille ?

– C’est du chien, ça ! s’écria madame Boche,émerveillée de la rudesse des coups de battoir. Quellemâtine ! elle vous aplatirait du fer, avec ses petits bras dedemoiselle !

La conversation continua, très haut. La concierge, parfois,était obligée de se pencher, n’entendant pas. Tout le linge blancfut battu, et ferme ! Gervaise le replongea dans le baquet, lereprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois etle brosser. D’une main, elle fixait la pièce sur la batterie ;de l’autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elletirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures,tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles serapprochèrent, elles causèrent d’une façon plus intime.

– Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, jene m’en cache pas. Lantier n’est pas si gentil pour qu’on souhaited’être sa femme. S’il n’y avait pas les enfants, allez !…J’avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notrepremier. L’autre est venu quatre ans plus tard… C’est arrivé commeça arrive toujours, vous savez. Je n’étais pas heureuse cheznous ; le père Macquart, pour un oui, pour un non,m’allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, onsonge à s’amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne saisplus, nos parents n’ont pas voulu.

Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousseblanche.

– L’eau est joliment dure à Paris, dit-elle.

Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s’arrêtait,faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cettehistoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa boucheétait à demi ouverte dans sa grosse face ; ses yeux, à fleurde tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d’avoirdeviné : « C’est ça, la petite cause trop. Il y a eu dugrabuge. »

Puis, tout haut :

– Il n’est pas gentil, alors ?

– Ne m’en parlez pas ! répondit Gervaise, il étaittrès bien pour moi, là-bas ; mais, depuis que nous sommes àParis, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que samère est morte l’année dernière, en lui laissant quelque chose,dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris.Alors, comme le père Macquart m’envoyait toujours des gifles sanscrier gare, j’ai consenti à m’en aller avec lui ; nous avonsfait le voyage avec les deux enfants. Il devait m’établirblanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurionsété très heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, undépensier, un homme qui ne songe qu’à son amusement. Il ne vaut pasgrand-chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l’hôtelMontmartre, rue Montmartre. Et ç’a été des dîners, des voitures, lethéâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi ; caril n’a pas mauvais cœur, quand il a de l’argent. Vous comprenez,tout le tremblement, si bien qu’au bout de deux mois nous étionsnettoyés. C’est à ce moment-là que nous sommes venus habiterl’hôtel Boncœur et que la sacrée vie a commencé…

Elle s’interrompit, serrée tout d’un coup à la gorge, rentrantses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.

– Il faut que j’aille chercher mon eau chaude,murmura-t-elle.

Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans lesconfidences, appela le garçon du lavoir qui passait.

– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez doncchercher un seau d’eau chaude à madame, qui est pressée.

Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya,c’était un sou le seau. Elle versa l’eau chaude dans le baquet, etsavonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployantau-dessus de la batterie, au milieu d’une vapeur qui accrochait desfilets de fumée grise dans ses cheveux blonds.

– Tenez, mettez donc des cristaux, j’en ai là, ditobligeamment la concierge.

Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d’un sac debicarbonate de soude, qu’elle avait apporté. Elle lui offrit ausside l’eau de javelle ; mais la jeune femme refusa ;c’était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.

– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, enrevenant à Lantier, sans le nommer.

Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispéesdans le linge, se contenta de hocher la tête.

– Oui, oui, continua l’autre, je me suis aperçue deplusieurs petites choses…

Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise quis’était relevée, toute pâle, en la dévisageant.

– Oh ! non, je ne sais rien !… Il aime à rire, jecrois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous,Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien ! il plaisanteavec elles, et ça ne va pas plus loin, j’en suis sûre.

La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les brasruisselants, la regardait toujours, d’un regard fixe et profond.Alors, la concierge se fâcha, s’appliqua un coup de poing sur lapoitrine, en donnant sa parole d’honneur. Elle criait :

– Je ne sais rien, là, quand je vous le dis !

Puis, se calmant, elle ajouta d’une voix doucereuse, comme onparle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien :

– Moi, je trouve qu’il a les yeux francs… Il vous épousera,ma petite, je vous le promets !

Gervaise s’essuya le front de sa main mouillée. Elle tira del’eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Uninstant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d’elles, lelavoir s’était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié deslaveuses, assises d’une jambe au bord de leurs baquets, avec unlitre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dansdes morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pourlaver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardantl’œil-de-bœuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups debattoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, desconversations qui s’empâtaient dans un bruit glouton demâchoires ; tandis que la machine à vapeur, allant son train,sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante,emplissant l’immense salle. Mais pas une des femmes nel’entendait ; c’était comme la respiration même du lavoir, unehaleine ardente amassant sous les poutres du plafond l’éternellebuée qui flottait. La chaleur devenait intolérable ; des raisde soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant lesvapeurs fumantes de nappes opalisées, d’un gris rose et d’un grisbleu très tendre. Et, comme des plaintes s’élevaient, le garçonCharles allait d’une fenêtre à l’autre, tirait des stores de grossetoile ; ensuite, il passa de l’autre côté, du côté de l’ombre,et ouvrit des vasistas. On l’acclamait, on battait des mains ;une gaieté formidable roulait. Puis, les derniers battoirseux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaientplus que des gestes avec les couteaux ouverts qu’elles tenaient aupoing. Le silence devenait tel, qu’on entendait régulièrement, toutau bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbonde terre et le jetant dans le fourneau de la machine.

Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l’eauchaude, grasse de savon, qu’elle avait conservée. Quand elle eutfini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces,qui faisaient à terre des mares bleuâtres. Et elle commença àrincer. Derrière elle, le robinet d’eau froide coulait au-dessusd’un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres debois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l’air, deux autresbarres passaient, où le linge achevait de s’égoutter.

– Voilà qui va être fini, ce n’est pas malheureux, ditmadame Boche. Je reste pour vous aider à tordre tout ça.

– Oh ! ce n’est pas la peine, je vous remercie bien,répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbotaitles pièces de couleur dans l’eau claire. Si j’avais des draps, jene dis pas.

Mais il lui fallut pourtant accepter l’aide de la concierge.Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petitlainage marron mauvais teint, d’où sortait une eau jaunâtre,lorsque madame Boche s’écria :

– Tiens ! la grande Virginie !… Qu’est-ce qu’ellevient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans unmouchoir ?

Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fillede son âge, plus grande qu’elle, brune, jolie malgré sa figure unpeu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un rubanrouge au cou ; et elle était coiffée avec soin, le chignonpris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu del’allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l’air dechercher ; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vintpasser près d’elle, raide, insolente, balançant ses hanches, ets’installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.

– En voilà un caprice ! continuait madame Boche, àvoix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches…Ah ! une fameuse fainéante, je vous en réponds ! Unecouturière qui ne recoud pas seulement ses bottines ! C’estcomme sa sœur, la brunisseuse, cette gredine d’Adèle, qui manquel’atelier deux jours sur trois ! Ça n’a ni père ni mèreconnus, ça vit d’on ne sait quoi, et si l’on voulait parler…Qu’est-ce qu’elle frotte donc là ? Hein ? c’est unjupon ? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres,ce jupon !

Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. Lavérité était qu’elle prenait souvent le café avec Adèle etVirginie, quand les petites avaient de l’argent. Gervaise nerépondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait defaire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elletrempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond del’eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque ;et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur lesbarres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elleaffectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait sesricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginiesemblait n’être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaises’était retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.

– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n’allezpeut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu’il n’ya rien ! Ce n’est pas elle, là !

À ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce delinge, il y eut des rires à la porte du lavoir.

– C’est deux gosses qui demandent maman ! criaCharles.

Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude etÉtienne. Dès qu’ils l’aperçurent, ils coururent à elle, au milieudes flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliersdénoués. Claude, l’aîné, donnait la main à son petit frère. Leslaveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, àles voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là,devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.

– C’est papa qui vous envoie ? demanda Gervaise.

Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons dessouliers d’Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de lachambre avec son numéro de cuivre, qu’il balançait.

– Tiens ! tu m’apportes la clef ! dit-elle, trèssurprise. Pourquoi donc ?

L’enfant, en apercevant la clef qu’il avait oubliée à son doigt,parut se souvenir et cria de sa voix claire :

– Papa est parti.

– Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venirme chercher ici ?

Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, ilreprit d’un trait :

– Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes lesaffaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture… Ilest parti.

Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche,portant les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elleentendait sa tête craquer. Et elle ne put trouver qu’un mot, ellele répéta vingt fois sur le même ton :

– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…ah ! mon Dieu !…

Madame Boche, cependant, interrogeait l’enfant à son tour, toutallumée de se trouver dans cette histoire.

– Voyons, mon petit, il faut dire les choses… C’est lui quia fermé la porte et qui vous a dit d’apporter la clef, n’est-cepas ?

Et, baissant la voix, à l’oreille de Claude :

– Est-ce qu’il y avait une dame dans la voiture ?

L’enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d’unair triomphant :

– Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans lamalle, il est parti…

Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frèredevant le robinet. Ils s’amusèrent tous les deux à faire coulerl’eau.

Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyéscontre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courtsfrissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandisqu’elle s’enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pours’anéantir dans le noir de son abandon. C’était un trou de ténèbresau fond duquel il lui semblait tomber.

– Allons, ma petite, que diable ! murmurait madameBoche.

– Si vous saviez ! si vous saviez ! dit-elleenfin tout bas. Il m’a envoyée ce matin porter mon châle et meschemises au Mont-de-Piété pour payer cette voiture…

Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, enprécisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots quis’étranglaient dans sa gorge.

Cette course-là, c’était une abomination, la grosse douleur dansson désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mainsavaient déjà mouillé, sans qu’elle songeât seulement à prendre sonmouchoir.

– Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétaitmadame Boche qui s’empressait autour d’elle. Est-il possible de sefaire tant de mal pour un homme !… Vous l’aimiez donctoujours, hein ? ma pauvre chérie. Tout à l’heure, vous étiezjoliment montée contre lui. Et vous voilà, maintenant, à lepleurer, à vous crever le cœur… Mon Dieu, que nous sommesbêtes !

Puis, elle se montra maternelle.

– Une jolie petite femme comme vous ! s’il estpermis !… On peut tout vous raconter à présent, n’est-cepas ? Eh bien ! vous vous souvenez, quand je suis passéesous votre fenêtre, je me doutais déjà… Imaginez-vous que, cettenuit, lorsque Adèle est rentrée, j’ai entendu un pas d’homme avecle sien. Alors, j’ai voulu savoir, j’ai regardé dans l’escalier. Leparticulier était déjà au deuxième étage, mais j’ai bien reconnu laredingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, cematin, l’a vu redescendre tranquillement… C’était avec Adèle, vousentendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle vadeux fois par semaine. Seulement, ce n’est guère propre tout demême, car elles n’ont qu’une chambre et une alcôve, et je ne saistrop où Virginie a pu coucher.

Elle s’interrompit un instant, se retournant, reprenant de sagrosse voix étouffée :

– Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-cœur, là-bas.Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime… Elle aemballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter latête que vous feriez.

Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elleVirginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, ladévisageant, elle fut prise d’une colère folle. Les bras en avant,cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement detous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seauplein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée.

– Chameau, va ! cria la grande Virginie.

Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaientmouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femmerévolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir labataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur desbaquets. D’autres accoururent, les mains pleines de savon. Uncercle se forma.

– Ah ! le chameau ! répétait la grande Virginie.Qu’est-ce qui lui prend, à cette enragée-là !

Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, nerépondait pas, n’ayant point encore le coup de gosier de Paris.L’autre continua :

– Va donc ! C’est las de rouler la province, çan’avait pas douze ans que ça servait de paillasse à soldats, ça alaissé une jambe dans son pays… Elle est tombée de pourriture, sajambe…

Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s’approcha de deuxpas, redressant sa haute taille, criant plus fort :

– Hein ! avance un peu, pour voir, que je te fasse tonaffaire ! Tu sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici…Est-ce que je la connais, moi, cette peau ! Si elle m’avaitattrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons ; vousauriez vu ça. Qu’elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis,Rouchie, qu’est-ce qu’on t’a fait ?

– Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… Ona vu mon mari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vousétranglerais, bien sûr.

– Son mari ! Ah ! elle est bonne, celle-là !Le mari à madame ! comme si on avait des maris avec cettedégaine ! Ce n’est pas ma faute s’il t’a lâchée. Je ne te l’aipas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que je te dise,tu l’empoisonnais, cet homme ! Il était trop gentil pour toi…Avait-il son collier, au moins ? Qui est-ce qui a trouvé lemari à madame ?… Il y aura récompense…

Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, secontentait toujours de murmurer :

– Vous savez bien, vous savez bien… C’est votre sœur, jel’étranglerai, votre sœur…

– Oui, va te frotter à ma sœur, reprit Virginie enricanant. Ah ! c’est ma sœur ! C’est bien possible, masœur a un autre chic que toi… Mais est-ce que ça me regarde !est-ce qu’on ne peut plus laver son linge tranquillement !Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu’en voilà assez !

Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coupsde battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut etrecommença ainsi trois fois :

– Eh bien ! oui, c’est ma sœur. Là, es-tucontente ?… Ils s’adorent tous les deux. Il faut les voir sebécoter !… Et il t’a lâchée avec tes bâtards ! De jolismômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y en a un d’ungendarme, n’est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres,parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir… C’estton Lantier qui nous a raconté ça. Ah ! il en dit de belles,il en avait assez de ta carcasse !

– Salope ! salope ! salope ! hurla Gervaise,hors d’elle, reprise par un tremblement furieux.

Elle tourna, chercha une fois encore par terre ; et, netrouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lançal’eau du bleu à la figure de Virginie.

– Rosse ! elle m’a perdu ma robe ! cria celle-ci,qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche teinte enbleu. Attends, gadoue !

À son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme.Alors, une bataille formidable s’engagea. Elles couraient toutesdeux le long des baquets, s’emparant des seaux pleins, revenant seles jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d’un éclatde voix. Gervaise elle-même répondait, à présent.

– Tiens ! saleté !… Tu l’as reçu celui-là. Ça tecalmera le derrière.

– Ah ! la carne ! Voilà pour ta crasse.Débarbouille-toi une fois dans ta vie.

– Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue !

– Encore un !… Rince-toi les dents, fais ta toilettepour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme.

Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, enattendant qu’ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures.Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais ellesse faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut unen pleine figure ; l’eau, entrant par son cou, coula dans sondos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encoretout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna uneforte claque contre l’oreille gauche, en trempant son chignon, quise déroula comme une ficelle. Gervaise fut d’abord atteinte auxjambes ; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu’àses cuisses ; deux autres l’inondèrent aux hanches. Bientôt,d’ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Ellesétaient l’une et l’autre ruisselantes de la tête aux pieds, lescorsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins,maigries, roidies, grelottantes, s’égouttant de tous les côtésainsi que des parapluies pendant une averse.

– Elles sont rien drôles ! dit la voix enrouée d’unelaveuse.

Le lavoir s’amusait énormément. On s’était reculé, pour ne pasrecevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteriesmontaient, au milieu du bruit d’écluse des seaux vidés à toutevolée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaientjusqu’aux chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise,s’emparant brusquement d’un seau d’eau de lessive bouillante,qu’une de ses voisines avait laissé là, le jeta. Il y eut un cri.On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n’avait que le pied gauchebrûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par ladouleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans lesjambes de Virginie, qui tomba.

Toutes les laveuses parlaient ensemble.

– Elle lui a cassé une patte !

– Dame ! l’autre a bien voulu la fairecuire !

– Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a prisson homme !

Madame Boche levait les bras au ciel, en s’exclamant. Elles’était prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants,Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient àsa robe, avec ce cri continu : Maman ! maman ! quise brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre,elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant :

– Voyons, allez-vous-en ! Soyez raisonnable… J’ai lessangs tournés, ma parole ! On n’a jamais vu une tueriepareille.

Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deuxbaquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge deGervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors,celle-ci, d’une violente secousse, se dégagea, se pendit à son tourà la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracherla tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans uneinjure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à lafigure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant cequ’elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleuede la grande brune furent arrachés ; son corsage, craqué aucou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que lablonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sansqu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait lepli nu de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient. D’abord, cefut sur Gervaise que le sang parut, trois longues égratignuresdescendant de la bouche sous le menton ; et elle garantissaitses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d’être éborgnée.Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles,s’enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfinl’une des boucles, une poire de verre jaune ; elle tira,fendit l’oreille ; le sang coula.

– Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons !dirent plusieurs voix.

Les laveuses s’étaient rapprochées. Il se formait deuxcamps : les unes excitaient les deux femmes comme des chiennesqui se battent ; les autres, plus nerveuses, toutestremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaientqu’elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille généralefaillit avoir lieu ; on se traitait de sans-cœur, de propre àrien ; des bras nus se tendaient ; trois giflesretentirent.

Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.

– Charles ! Charles !… Où est-il donc ?

Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés.C’était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait desmorceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blondeétait grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise sefendait.

– Tiens ! murmura-t-il en clignant un œil, elle a unefraise sous le bras.

– Comment ! vous êtes là ! cria madame Boche enl’apercevant. Mais aidez-nous donc à les séparer !… Vouspouvez bien les séparer, vous !

– Ah bien ! non, merci ! s’il n’y a quemoi ! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l’œil commel’autre jour, n’est-ce pas ?… Je ne suis pas ici pour ça,j’aurais trop de besogne… N’ayez pas peur, allez ! Ça leurfait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit.

La concierge parla alors d’aller avertir les sergents de ville.Mais la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeuxmalades, s’y opposa formellement. Elle répéta à plusieursreprises :

– Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.

Par terre, la lutte continuait. Tout d’un coup, Virginie seredressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, ellele brandissait. Elle râlait, la voix changée :

– Voilà du chien, attends ! Apprête ton lingesale !

Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir,le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voixrauque.

– Ah ! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, quej’en fasse des torchons !

Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Lescheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées,elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise portale premier coup ; son battoir glissa sur l’épaule de Virginie.Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, quil’effleura à la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrentcomme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quandelles se touchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit uneclaque dans un baquet d’eau.

Autour d’elles, les blanchisseuses ne riaient plus ;plusieurs s’en étaient allées, en disant que ça leur cassaitl’estomac ; les autres, celles qui restaient, allongeaient lecou, les yeux allumés d’une lueur de cruauté, trouvant cesgaillardes-là très crânes. Madame Boche avait emmené Claude etÉtienne ; et l’on entendait, à l’autre bout, l’éclat de leurssanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.

Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait del’atteindre à toute volée sur son bras nu, au-dessus ducoude ; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite.Alors, elle se rua. On crut qu’elle voulait assommer l’autre.

– Assez ! assez ! criait-on.

Elle avait un visage si terrible, que personne n’osa approcher.Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia,lui colla la figure sur les dalles, les reins en l’air ; et,malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement.Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente,l’arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, lebattoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois àPlassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le lingede la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruitmouillé. À chaque tape, une bande rouge marbrait la peaublanche.

– Oh ! oh ! murmurait le garçon Charles,émerveillé, les yeux agrandis.

Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri :Assez ! assez ! recommença. Gervaise n’entendait pas, nese lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée dene pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peaubattue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d’une gaietéféroce, se rappelant une chanson de lavandière :

– Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan !pan ! à coups de battoir… Pan ! pan ! va laver soncœur… Pan ! pan ! tout noir de douleur…

Et elle reprenait :

– Ça c’est pour toi, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pourLantier… Quand tu les verras, tu leur donneras ça… Attention !je recommence. Ça c’est pour Lantier, ça c’est pour ta sœur, çac’est pour toi… Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan !pan ! à coups de battoir…

On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, lafigure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, sesauva ; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait lamanche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisaitsouffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge surl’épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions,parlait de lui visiter le corps, pour voir.

– Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J’aientendu un coup…

Mais la jeune femme voulait s’en aller. Elle ne répondait pasaux apitoiements, à l’ovation bavarde des laveuses quil’entouraient, droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée,elle gagna la porte, où ses enfants l’attendaient.

– C’est deux heures, ça fait deux sous, lui dit enl’arrêtant la maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans soncabinet vitré.

Pourquoi deux sous ? Elle ne comprenait plus qu’on luidemandait le prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et,boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à sonépaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s’enalla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaientà ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.

Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d’écluse.Les laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et ellestapaient plus dur, les faces allumées, égayées par le coup detorchon de Gervaise et de Virginie. Le long des baquets, denouveau, s’agitaient une fureur de bras, des profils anguleux demarionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliantviolemment comme sur des charnières. Les conversations continuaientd’un bout à l’autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras,se mêlaient dans le grand gargouillement de l’eau. Les robinetscrachaient, les seaux jetaient des flaquées, une rivière coulaitsous les batteries. C’était le chien de l’après-midi, le linge piléà coups de battoir. Dans l’immense salle, les fumées devenaientrousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des ballesd’or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. Onrespirait l’étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d’uncoup, le hangar s’emplit d’une buée blanche ; l’énormecouvercle du cuvier où bouillait la lessive, montait mécaniquementle long d’une tige centrale à crémaillère ; et le trou béantdu cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait destourbillons de vapeur, d’une saveur sucrée de potasse. Cependant, àcôté, les essoreuses fonctionnaient ; des paquets de linge,dans des cylindres de fonte, rendaient leur eau sous un tour deroue de la machine, haletante, fumante, secouant plus rudement lelavoir de la besogne continue de ses bras d’acier.

Quand Gervaise mit le pied dans l’allée de l’hôtel Boncœur, leslarmes la reprirent. C’était une allée noire, étroite, avec unruisseau longeant le mur, pour les eaux sales ; et cettepuanteur qu’elle retrouvait lui faisait songer aux quinze jourspassés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles,dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. Il luisembla entrer dans son abandon.

En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtreouverte. Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d’or dansante,rendait lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Iln’y avait plus, à un clou de la cheminée, qu’un petit fichu defemme, tordu comme une ficelle. Le lit des enfants, tiré au milieude la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirs laissésouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s’était lavé etavait achevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte àjouer ; l’eau grasse de ses mains emplissait la cuvette. Et iln’avait rien oublié, le coin occupé jusque-là par la malleparaissait à Gervaise faire un trou immense. Elle ne retrouva mêmepas le petit miroir rond, accroché à l’espagnolette. Alors, elleeut un pressentiment, elle regarda sur la cheminée : Lantieravait emporté les reconnaissances, le paquet rose tendre n’étaitplus là, entre les flambeaux de zinc dépareillés.

Elle pendit son linge au dossier d’une chaise, elle demeuradebout, tournant, examinant les meubles, frappée d’une tellestupeur, que ses larmes ne coulaient plus. Il lui restait un sousur les quatre sous gardés pour le lavoir. Puis, entendant rire àla fenêtre Étienne et Claude, déjà consolés, elle s’approcha, pritleurs têtes sous ses bras, s’oublia un instant devant cettechaussée grise, où elle avait vu, le matin, s’éveiller le peupleouvrier, le travail géant de Paris. À cette heure, le pavé échauffépar les besognes du jour allumait une réverbération ardenteau-dessus de la ville, derrière le mur de l’octroi. C’était sur cepavé, dans cet air de fournaise, qu’on la jetait toute seule avecles petits ; et elle enfila d’un regard les boulevardsextérieurs, à droite, à gauche, s’arrêtant aux deux bouts, prised’une épouvante sourde, comme si sa vie, désormais, allait tenirlà, entre un abattoir et un hôpital.

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