Frosine, à Mariane.
L’aventure est merveilleuse.
Harpagon
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants, mais je serai bientôt défait et de l’un et de l’autre.
Scène VII
Cléante, Harpagon, Elise, Mariane, Frosine
Cléante
Madame, à vous dire le vrai, c’est ici une aventure où sans doute je ne m’attendois pas ; et mon père ne m’a pas peu surpris lorsqu’il m’a dit tantôt le dessein qu’il avoit formé.
Mariane
Je puis dire la même chose. C’est une rencontre imprévue qui m’a surprise autant que vous ; et je n’étois point préparée à une pareille aventure.
Cléante
Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau choix, et que ce m’est une sensible joie que l’honneur de vous voir ; mais avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l’avoue, est trop difficile pour moi ; et c’est un titre, s’il vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne à le prendre comme il faudra ; que c’est un mariage, Madame, où vous vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous n’ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts ; et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père, que si les choses dépendoient de moi, cet hymen ne se feroit point.
Harpagon
Voilà un compliment bien impertinent : quelle belle confession à lui faire !
Mariane
Et moi, pour vous répondre, j’ai à vous dire que les choses sont fort égales ; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n’en aurois pas moins sans doute à vous voir mon beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du déplaisir ; et si je ne m’y vois forcée par une puissance absolue, je vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine.
Harpagon
Elle a raison ; à sot compliment il faut une réponse de même. Je vous demande pardon, ma belle, de l’impertinence de mon fils. C’est un jeune sot, qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu’il dit.
Mariane
Je vous promets que ce qu’il m’a dit ne m’a point du tout offensée ; au contraire, il m’a fait plaisir de m’expliquer ainsi ses véritables sentiments. J’aime de lui un aveu de la sorte ; et, s’il avoit parlé d’autre façon, je l’en estimerois bien moins.
Harpagon
C’est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu’il changera de sentiments.
Cléante
Non, mon père, je ne suis point capable d’en changer, et je prie instamment Madame de le croire.
Harpagon
Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort.
Cléante
Voulez-vous que je trahisse mon coeur ?
Harpagon
Encore ? Avez-vous envie de changer de discours ?
Cléante
Hé bien ! puisque vous voulez que je parle d’autre façon, souffrez, Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous avoue que je n’ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que je ne conçois rien d’égal au bonheur de vous plaire, et que le titre de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur de vous posséder est à mes regards la plus belle de toutes les fortunes ; c’est où j’attache toute mon ambition ; il n’y a rien que je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse, et les obstacles les plus puissants…
Harpagon
Doucement, mon fils, s’il vous plaît.
Cléante
C’est un compliment que je fais pour vous à Madame.
Harpagon
Mon Dieu ! j’ai une langue pour m’expliquer moi-même, et je n’ai pas besoin d’un procureur comme vous. Allons, donnez des siéges.
Frosine
Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d’en revenir plus tôt, et d’avoir tout le temps ensuite de vous entretenir.
Harpagon
Qu’on mette donc les chevaux au carrosse. Je vous prie de m’excuser, ma belle, si je n’ai pas songé à vous donner un peu de collation avant que de partir.
Cléante
J’y ai pourvu, mon père, et j’ai fait apporter ici quelques bassins d’oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j’ai envoyé querir de votre part.
Harpagon, bas à Valère.
Valère !
Valère, à Harpagon.
Il a perdu le sens.
Cléante
Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame aura la bonté d’excuser cela, s’il lui plaît.
Mariane
C’est une chose qui n’étoit pas nécessaire.
Cléante
Avez-vous jamais vu, Madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt ?
Mariane
Il est vrai qu’il brille beaucoup.
Cléante (Il l’ôte du doigt de son père et le donne à Mariane.)
Il faut que vous le voyiez de près.
Mariane
Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.
Cléante (Il se met au-devant de Mariane, qui le veut rendre.)
Nenni, Madame : il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous a fait.
Harpagon
Moi ?
Cléante
N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour l’amour de vous ?
Harpagon, à part, à son fils.
Comment ?
Cléante
Belle demande ! Il me fais signe de vous le faire accepter.
Mariane
Je ne veux point…
Cléante
Vous moquez-vous ? Il n’a garde de le reprendre.
Harpagon, à part.
J’enrage !
Mariane
Ce seroit…
Cléante, en empêchant toujours Mariane de rendre la bague.
Non, vous dis-je, c’est l’offenser.
Mariane
De grâce…
Cléante
Point du tout.
Harpagon, à part.
Peste soit…
Cléante
Le voilà qui se scandalise de votre refus.
Harpagon, bas, à son fils.
Ah ! traître !
Cléante
Vous voyez qu’il se désespère.
Harpagon, bas, à son fils, en le menaçant.
Bourreau que tu es !
Cléante
Mon père, ce n’est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l’obliger à la garder ; mais elle est obstinée.
Harpagon, bas, à son fils, avec emportement.
Pendard !
Cléante
Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle.
Harpagon, bas, à son fils, avec les mêmes grimaces.
Le coquin !
Cléante
Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point davantage.
Frosine
Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque Monsieur le veut.
Mariane
Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant ; et je prendrai un autre temps pour vous la rendre.
Scène VIII
Harpagon, Mariane, Frosine, Cléante, Brindavoine, Elise
Brindavoine
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.
Harpagon
Dis-lui que je suis empêché, et qu’il revienne une autre fois.
Brindavoine
Il dit qu’il vous apporte de l’argent.
Harpagon
Je vous demande pardon. Je reviens tout à l’heure.
Scène IX
Harpagon, Mariane, Cléante, Elise, Frosine, La Merluche
La Merluche (Il vient en courant, et fait tomber Harpagon.)
Monsieur…
Harpagon
Ah ! je suis mort.
Cléante
Qu’est-ce, mon père ? vous êtes-vous fait mal ?
Harpagon
Le traître assurément a reçu de l’argent de mes débiteurs, pour me faire rompre le cou.
Valère
Cela ne sera rien.
La Merluche
Monsieur, je vous demande pardon, je croyois bien faire d’accourir vite.
Harpagon
Que viens-tu faire ici, bourreau ?
La Merluche
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.
Harpagon
Qu’on les mène promptement chez le maréchal.
Cléante
En attendant qu’ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, les honneurs de votre logis, et conduire Madame dans le jardin, où je ferai porter la collation.
Harpagon
Valère, aie un peu l’oeil à tout cela ; et prends soin, je te prie, de m’en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.
Valère
C’est assez.
Harpagon
O fils impertinent, as-tu envie de me ruiner ?
L’AVARE – MOLIÈRE > ACTE IV
Acte IV
Scène I
Cléante, Mariane, Elise, Frosine
Cléante
Rentrons ici, nous serons beaucoup mieux. Il n’y a plus autour de nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.
Elise
Oui, Madame, mon frère m’a fait confidence de la passion qu’il a pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de causer de pareilles traverses ; et c’est ; je vous assure avec une tendresse extrême que je m’intéresse à votre aventure.
Mariane
C’est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette généreuse amitié, si capable de m’adoucir les cruautés de la fortune.
Frosine
Vous êtes, par ma foi ! de malheureuses gens l’un et l’autre, de ne m’avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous aurois sans doute détourné cette inquiétude, et n’aurois point amené les choses où l’on voit qu’elles sont.
Cléante
Que veux-tu ? C’est ma mauvaise destinée qui l’a voulu ainsi. Mais, belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ?
Mariane
Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? Et dans la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ?
Cléante
Point d’autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ? point de pitié officieuse ? point de secourable bonté ? point d’affection agissante ?
Mariane
Que saurois-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m’en remets à vous, et je vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut m’être permis par l’honneur et la bienséance.
Cléante
Hélas ! où me réduisez-vous, que de me renvoyer à ce que voudront me permettre les fâcheux sentiments d’un rigoureux honneur et d’une scrupuleuse bienséance.
Mariane
Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrois passer sur quantité d’égards où notre sexe est obligé, j’ai de la considération pour ma mère. Elle m’a toujours élevée avec une tendresse extrême, et je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez auprès d’elle, employez tous vos soins à gagner son esprit : vous pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez, je vous en donne la licence, et s’il ne tient qu’à me déclarer en votre faveur, je veux bien consentir à lui faire un aveu moi-même de tout ce que je sens pour vous.
Cléante
Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir ?
Frosine
Par ma foi ! faut-il demander ? je le voudrois de tout mon coeur. Vous savez que de mon naturel je suis assez humaine ; le Ciel ne m’a point fait l’âme de bronze, et je n’ai que trop de tendresse à rendre de petits services, quand je vois des gens qui s’entre-aiment en tout bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?
Cléante
Songe un peu, je te prie.
Mariane
Ouvre-nous des lumières.
Elise
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.
Frosine
Ceci est assez difficile. Pour votre mère, elle n’est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner, et la résoudre à transporter au fils le don qu’elle veut faire au père. Mais le mal que j’y trouve, c’est que votre père est votre père.
Cléante
Cela s’entend.
Frosine
Je veux dire qu’il conservera du dépit, si l’on montre qu’on le refuse ; et qu’il ne sera point d’humeur ensuite à donner son consentement à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt de lui-même, et tâcher par quelque moyen de le dégoûter de votre personne.
Cléante
Tu as raison…
Frosine
Oui, j’ai raison ; je le sais bien. C’est là ce qu’il faudroit ; mais le diantre est d’en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si nous avions quelque femme un peu sur l’âge, qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d’un train fait à la hâte, et d’un bizarre nom de marquise, ou de vicomtesse, que nous supposerions de la basse Bretagne, j’aurois assez d’adresse pour faire accroire à votre père que ce seroit une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ; qu’elle seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiteroit de se voir sa femme, jusqu’à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et je ne doute point qu’il ne prêtât l’oreille à la proposition ; car enfin il vous aime fort, je le sais ; mais il aime un peu plus l’argent ; et quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous touche, il importeroit peu ensuite qu’il se désabusât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.
Cléante
Tout cela est fort bien pensé.
Frosine
Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d’une de mes amies, qui sera notre fait.
Cléante
Sois assurée, Frosine, de ma reconnoissance, si tu viens à bout de la chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner votre mère ; c’est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu’il vous sera possible ; servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur elle cette amitié qu’elle a pour vous ; déployez sans réserve les grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le Ciel a placés dans vos yeux et dans votre bouche ; et n’oubliez rien, s’il vous plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières, et de ces caresses touchantes à qui je suis persuadé qu’on ne sauroit rien refuser.
Mariane
J’y ferai tout ce que je puis, et n’oublierai aucune chose.
Scène II
Harpagon, Cléante, Mariane, Elise, Frosine
Harpagon
Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère, et sa prétendue belle-mère ne s’en défend pas fort. Y auroit-il quelque mystère là-dessous ?
Elise
Voilà mon père.
Harpagon
Le carrosse est tout prêt. Vous pouvez partir quand il vous plaira.
Cléante
Puisque vous n’y allez pas, mon père, je m’en vais les conduire.
Harpagon
Non, demeurez. Elles iront bien toutes seules ; et j’ai besoin de vous.
Scène III
Harpagon, Cléante
Harpagon
O çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble à toi de cette personne ?
Cléante
Ce qui m’en semble ?
Harpagon
Oui, de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit ?
Cléante
La, la.
Harpagon
Mais encore ?
Cléante
A vous en parler franchement, je ne l’ai pas trouvée ici ce que je l’avois crue. Son air est de franche coquette ; sa taille est assez gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car belle-mère pour belle-mère, j’aime autant celle-là qu’une autre.
Harpagon
Tu lui disois tantôt pourtant…
Cléante
Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c’étoit pour vous plaire.
Harpagon
Si bien donc que tu n’aurois pas d’inclination pour elle ?
Cléante
Moi ? point du tout.
Harpagon
J’en suis fâché ; car cela rompt une pensée qui m’étoit venue dans l’esprit. J’ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j’ai songé qu’on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune personne. Cette considération m’en faisoit quitter le dessein ; et comme je l’ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, je te l’aurois donnée, sans l’aversion que tu témoignes.
Cléante
A moi ?
Harpagon
A toi.
Cléante
En mariage ?
Harpagon
En mariage.
Cléante
Ecoutez : il est vrai qu’elle n’est pas fort à mon goût ; mais pour vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l’épouser, si vous voulez.
Harpagon
Moi ? Je suis plus raisonnable que tu ne penses : je ne veux point forcer ton inclination.
Cléante
Pardonnez-moi, je me ferai cet effort pour l’amour de vous.
Harpagon
Non, non ; un mariage ne sauroit être heureux où l’inclination n’est pas.
Cléante
C’est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l’on dit que l’amour est souvent un fruit du mariage.
Harpagon
Non : du côté de l’homme, on ne doit point risquer l’affaire, et ce sont des suites fâcheuses, où je n’ai garde de me commettre. Si tu avois senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure : je te l’aurois fait épouser, au lieu de moi ; mais cela n’étant pas, je suivrai mon premier dessein, et je l’épouserai moi-même.
Cléante
Hé bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous découvrir mon coeur, il faut vous révéler notre secret. La vérité est que je l’aime, depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon dessein étoit tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne m’a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous déplaire.
Harpagon
Lui avez-vous rendu visite ?
Cléante
Oui, mon père.
Harpagon
Beaucoup de fois ?
Cléante
Assez, pour le temps qu’il y a.
Harpagon
Vous a-t-on bien reçu ?
Cléante
Fort bien, mais sans savoir qui j’étois ; et c’est ce qui a fait tantôt la surprise de Mariane.
Harpagon
Lui avez-vous déclaré votre passion, et le dessein où vous étiez de l’épouser ?
Cléante
Sans doute ; et même j’en avois fait à sa mère quelque peu d’ouverture.
Harpagon
A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ?
Cléante
Oui, fort civilement.
Harpagon
Et la fille correspond-elle fort à votre amour ?
Cléante
Si j’en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu’elle a quelque bonté pour moi.
Harpagon
Je suis bien aise d’avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce que je demandois. Oh sus ! mon fils, savez-vous ce qu’il y a ? c’est qu’il faut songer, s’il vous plaît, à vous défaire de votre amour ; à cesser toutes vos poursuites auprès d’une personne que je prétends pour moi ; et à vous marier dans peu avec celle qu’on vous destine.
Cléante
Oui, mon père, c’est ainsi que vous me jouez ! Hé bien ! puisque les choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai point la passion que j’ai pour Mariane, qu’il n’y a point d’extrémité où je ne m’abandonne pour vous disputer sa conquête, et que si vous avez pour vous le consentement d’une mère, j’aurai d’autres secours peut-être qui combattront pour moi.
Harpagon
Comment, pendard ? tu as l’audace d’aller sur mes brisées ?
Cléante
C’est vous qui allez sur les miennes ; et je suis le premier en date.
Harpagon
Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect !
Cléante
Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de déférer aux pères ; et l’amour ne connoît personne.
Harpagon
Je te ferai bien me connoître, avec de bons coups de bâton.
Cléante
Toutes vos menaces ne font rien.
Harpagon
Tu renonceras à Mariane.
Cléante
Point du tout.
Harpagon
Donnez-moi un bâton tout à l’heure.
Scène IV
Maître Jacques, Harpagon, Cléante
Maître Jacques
Eh, eh, eh, Messieurs, qu’est-ce ci ? à quoi songez-vous ?
Cléante
Je me moque de cela.
Maître Jacques
Ah ! Monsieur, doucement.
Harpagon
Me parler avec cette impudence !
Maître Jacques
Ah ! Monsieur, de grâce.
Cléante
Je n’en démordrai point.
Maître Jacques
Hé quoi ? à votre père ?
Harpagon
Laisse-moi faire.
Maître Jacques
Hé quoi ? à votre fils ? Encore passe pour moi.
Harpagon
Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour montrer comme j’ai raison.
Maître Jacques
J’y consens. Eloignez-vous un peu.
Harpagon
J’aime une fille, que je veux épouser ; et le pendard a l’insolence de l’aimer avec moi, et d’y prétendre malgré mes ordres.
Maître Jacques
Ah ! il a tort.
Harpagon
N’est-ce pas une chose épouvantable, qu’un fils qui veut entrer en concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s’abstenir de toucher à mes inclinations ?
Maître Jacques
Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.
(Il vient trouver Cléante à l’autre bout du théâtre.)
Cléante
Hé bien ! oui, puisqu’il veut te choisir pour juge, je n’y recule point ; il ne m’importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi, maître Jacques, de notre différend.
Maître Jacques
C’est beaucoup d’honneur que vous me faites.